Chapitre 6
Blessée profondément à l’épaule, Raïma était parvenue à juguler l’hémorragie à l’aide d’un bouchon de tissu qu’elle avait posé et maintenu sur la plaie. Elle avait ensuite attendu les secours sans bouger, une immobilité qui lui avait sans doute valu d’être épargnée par les chiens. Bien qu’ayant perdu beaucoup de sang, ce fut elle qui, de la main et de la voix, indiqua à Solman les gestes à accomplir : découper une bande de tissu avec la pointe du poignard, la nouer autour de l’épaule, la serrer pour empêcher le sang de se remettre à couler, soulever son corps avec précaution et le transporter vers sa voiture où elle pourrait désinfecter la plaie et refaire un pansement propre.
Solman la porta seul sur une cinquantaine de mètres puis, au moment où ses jambes brûlées par l’effort commençaient à flageoler, deux hommes munis de lampes s’avancèrent dans sa direction, se saisirent de la jeune femme, la ramenèrent chez elle et s’éclipsèrent afin de reprendre leur besogne de recherche et d’identification des corps.
Allongée sur l’une des deux banquettes, trop faible pour effectuer le moindre mouvement, elle demanda à Solman de lui prodiguer les soins. Il retira d’abord ses vêtements maculés de sang et de boue, nettoya ensuite la plaie avec du coton imbibé d’un désinfectant à l’alcool de fruits sauvages, étala du bout des doigts une pommade aux plantes favorisant la cicatrisation, recouvrit la blessure d’une compresse de gaze, confectionna un nouveau pansement, lui lava entièrement le corps avec une eau dans laquelle il avait au préalable versé trois gouttes d’huile essentielle, déplia le lit escamotable et, enfin, l’étendit dans des draps propres. Elle lui adressa un pâle sourire et lui effleura la joue avant de sombrer dans le sommeil. Vidé de ses forces, frigorifié, il se débarrassa de ses bottes et de ses vêtements, se frictionna rapidement à l’aide d’une serviette, s’allongea sur une banquette et tira une couverture de laine sur lui. Il posa le poignard sur la tablette supérieure, à portée de main, une précaution inutile mais qui avait la même fonction rassurante qu’un rituel enfantin.
Il eut encore le temps de songer, avant de s’endormir, que la blessure de Raïma était trop nette, trop précise, pour avoir été ouverte par les crocs ou les griffes d’un chien.
« Rilvo… »
Raïma s’était débattue pendant deux jours, en proie à de fortes poussées de fièvre qui avaient couvert son corps d’une sueur brûlante et provoqué des convulsions répétées dont la violence avait fait craindre le pire. Solman l’avait veillée sans relâche, tamponnant son visage cyanosé avec un chiffon trempé dans l’eau fraîche, changeant les draps trois fois par jour, ne se reposant qu’une ou deux heures par nuit. Les pères et les mères du peuple étaient venus à plusieurs reprises s’enquérir de l’état de la jeune femme. La plus préoccupée semblait être Gwenuver. Peut-être avait-elle pris conscience de l’importance du rôle de la guérisseuse au sein du peuple aquariote et regrettait-elle la violente dispute qui les avait opposées quelques jours plus tôt, toujours est-il qu’elle s’engouffrait dans la petite voiture à chaque arrêt de la caravane pour s’informer auprès de Solman de l’évolution de la fièvre. Elle lui avait confié que l’attaque de la horde avait fait plus de trois cents morts, dont une vingtaine de Sheulns. Hormis Raïma, on n’avait recensé aucun survivant. Il ne lui avait pas parlé de son étrange impression devant le grand chien qui s’était dressé sur son passage. Il doutait de la fiabilité de ses perceptions et puis, et c’était probablement la véritable raison de son silence, il n’avait plus confiance en mère Gwenuver. Il n’avait plus confiance en général dans les pères et les mères du peuple.
« Quoi, Rilvo ? » demanda-t-il.
La brûlure insistante d’un regard sur son visage l’avait réveillé une demi-heure plus tôt. Il avait pourtant eu l’impression qu’il venait tout juste de s’assoupir sur l’une des deux banquettes qui encadraient le lit escamotable. Il avait aperçu Raïma entre ses paupières entrouvertes, redressée, les épaules et la nuque appuyées contre les coussins, pâle, d’une maigreur désolante, mais apaisée et lucide enfin. Le coquelicot avait cessé de s’épanouir sur le tissu clair de son bandage.
Elle but une gorgée de breuvage amer que, sur ses consignes, il était allé préparer dans le coin-cuisine. Des cernes violacés soulignaient ses yeux encore agrandis par la fièvre. Le drap avait glissé sur son corps, la dénudant en partie, dévoilant les excroissances de son torse et les zébrures saillantes découpées par ses côtes. D’un mouvement de menton, elle désigna le poignard toujours posé sur la tablette.
« C’est lui, Rilvo, qui m’a blessée avec ça. J’ai réussi à le frapper là – elle pointa l’index sur le bas-ventre de Solman –, je lui ai échappé, j’ai couru hors de la tente… »
Elle haletait et grimaçait en racontant cette scène, comme si sa mémoire de son corps lui était restituée en même temps que les pensées et les mots.
« Il m’a rattrapée. Il s’apprêtait à m’achever, mais les chiens sont arrivés et se sont jetés sur lui. J’ai réussi à ramper sous la remorque. Je les ai vus… » Des larmes dévalèrent ses joues. « C’était horrible, ils l’ont réduit en charpie. Il a hurlé un bon bout de temps avant qu’ils lui broient la gorge.
– Ils t’ont sauvé la vie », dit Solman.
Elle s’essuya le visage avec un coin du drap.
« Je pensais qu’ils se retourneraient contre moi mais, quand ils en ont eu assez de jouer avec le cadavre de Rilvo, ils n’ont pas cherché à se glisser sous la remorque, ils se sont éloignés, comme si je ne les intéressais pas. J’ai eu assez de forces pour déchirer un bout de tissu et le presser sur ma blessure, puis j’ai attendu, attendu… J’entendais les aboiements des chiens tout autour, les hurlements de ceux qu’ils étaient en train de… Mon Dieu, comme le temps m’a paru long ! Je croyais être déjà morte, tombée dans ce puits de souffrance qu’est l’enfer des chrétiens.
– Tu es bien vivante, heureusement ! »
La voix de Solman s’était étranglée d’émotion. Elle se pencha sur le côté, posa le bol sur le plancher, le saisit par le poignet, l’attira sur le lit et l’embrassa avec une douceur étrange, mélancolique.
« Est-ce que tu seras toujours heureux de me savoir en vie, Solman ? »
Il se recula, interloqué par l’intensité soudaine de son regard.
« Pourquoi tu dis ça ?
– Je connais les hommes…
– Je ne suis pas un homme comme les autres, c’est toi qui l’as dit. »
Elle eut un petit sourire amer qui plissa ses yeux et souligna la lassitude de ses traits.
« Pour certaines choses, je crois que tu leur ressembles un peu trop… »
Mal à l’aise, Solman se releva et posa le front sur l’une des vitres latérales.
La caravane se rapprochait de la région de France à en juger par les teintes plus vives, plus gaies, de la plaine qui se dépouillait peu à peu de sa houppelande de brume. Le soir, les campements se montaient dans le silence du deuil, à peine troublé par les coups de maillet sur les piquets des tentes, les claquements des battoirs des lavandiers et les rires des plus jeunes enfants. Rares étaient les familles qui n’avaient pas été touchées de près ou de loin par l’incursion des chiens. Les guetteurs se relayaient toute la nuit sur les plates-formes, les phares restaient allumés et les moteurs des camions placés sur la circonférence du « cercle de sécurité » tournaient jusqu’à l’aube. Les chauffeurs craignaient à présent une pénurie de gaz et réduisaient encore leur vitesse. Le convoi se traînait à une allure désespérément lente sur ces étendues planes et mornes que tous avaient hâte de quitter. La horde n’avait pas redonné signe de vie. Des vols d’étourneaux ou d’oies sauvages traversaient parfois le ciel livide comme des songes froissés. Ils fuyaient les rigueurs de l’hiver pour se réfugier plus au sud, comme la plupart des peuples nomades. La veille, une harde de sangliers était passée à deux cents mètres du campement, semant un début de panique aussitôt jugulée par les guetteurs.
« Pourquoi Rilvo voulait-il te tuer ? demanda Solman. Il avait l’intention de te…
– Je n’en ai pas la moindre idée. Ce que je sais, c’est que j’ai été attirée dans un piège. Après l’accouchement de Tiphnie, un autre gosse est venu me chercher pour soigner son grand-père. Il m’a conduite sous l’auvent d’une tente, je suis entrée, j’ai vu un corps sur une couche, je me suis penchée et, là, quelqu’un m’a saisie à la gorge, je me suis retrouvée allongée contre lui avec une lame sur le cou.
– Est-ce qu’il t’a… »
Elle secoua la tête. Il lui en coûtait d’évoquer cette scène mais elle s’astreignit à répondre, consciente que, si elle ne les expulsait pas, ces souvenirs continueraient de la hanter, de lui ronger les sangs.
« Il m’a dit qu’il ne baisait pas les pourritures comme moi, qu’il n’était pas du genre à tremper son machin dans une viande transgénosée. » Elle reniflait tous les deux ou trois mots pour contenir ses larmes. « Il a joué un long moment avec moi en poussant des petits rires de cinglé, puis il m’a frappée. J’ai eu un mouvement de recul. Il m’a planté son poignard dans l’épaule au lieu du cœur. J’ai cru que j’allais m’évanouir mais la peur a été plus forte que la douleur. J’ai lancé ma jambe vers l’avant. Je lui ai frappé les parties. Il s’est plié comme un sac. J’en ai profité pour sortir de la tente. La suite, tu la connais…
– Pourquoi est-ce qu’on t’aurait tendu un piège ? »
Elle haussa les épaules. Le tressaillement de ses seins raviva une braise dans les cendres encore chaudes du désir de Solman.
« J’ai des ennemis chez les Aquariotes. Les femmes dont les maris ont été mes amants, les hommes qui craignent que je parle à leurs épouses, des parents dont je n’ai pas réussi à guérir l’enfant, les uns et les autres qui m’accusent de déterrer les religions mortes… Sans compter ceux qui me soupçonnent de vouloir te soustraire à l’influence des pères et des mères du peuple.
– Peut-être, mais de là à commettre un crime… »
À peine eut-il prononcé ces mots que la douleur familière se réveilla et lui cisailla le ventre. Il se retrouva projeté des années en arrière, dans la tente de ses parents, glacé de terreur sur sa couche, il entendit la dernière exhalaison de son père, les gémissements étouffés de sa mère. Les Aquariotes se débattaient avec les mêmes démons que les hommes de l’ancienne civilisation. Il avait suffi d’un désir inassouvi, ce même désir qui l’avait tyrannisé durant toutes ces nuits dans la solitude poisseuse de sa tente, pour conduire un être humain à perpétrer un double crime.
« Qu’est-ce qui nous différencie des animaux sauvages ? murmura Raïma d’une voix fêlée par la détresse. À quoi utilisons-nous notre pensée, notre langage, notre intelligence ? Nous, les peuples nomades, nous prétendons avoir tiré les leçons du passé et nous être engagés dans une nouvelle voie, mais qu’est-ce qui a changé ? Où est l’être pur dont les pères et les mères des conseils nous rebattent les oreilles ? Où est la relation miraculeuse avec la mère Nature ? À quoi servira-t-il de purifier la terre si nous ne nettoyons pas nos âmes ? »
Elle marqua un temps de pause, pendant lequel elle dénoua le bandage, souleva la gaze et examina la blessure. Solman fut étonné de constater qu’une cicatrice renflée et rougeâtre s’était déjà tirée sur la plaie.
« Les pères et les mères ont remplacé les vieilles religions par d’autres rituels, d’autres discours, mais les croyances restent les mêmes, reprit-elle. Ça revient à enfiler des vêtements neufs sur un corps sale.
– Ils sont sincères, hasarda Solman. Ils croient bien faire.
– Ils se comportent comme des prêtres. Ils croient nous guider vers un destin glorieux, ils nous ramènent dans les fosses où grouillent nos monstres. Ces chiens n’étaient finalement que nos reflets, nos ombres. »
Les déflagrations or et pourpre des bosquets secouaient la monotonie de la plaine dont le vert pâle se diluait dans le gris du ciel. À l’horizon, se découpaient les formes déréglées et anonymes de l’une de ces innombrables cités en ruine qui jonchaient le territoire européen. La plupart étaient enfouies sous la végétation, mais dans les plaines du Nord, où l’hiver sévissait la moitié de l’année, elles s’exhibaient dans leur nudité pathétique.
Solman revint s’asseoir sur le lit.
« Les chiens étaient comme Rilvo, dit-il.
– Comment ça ?
– Ils ne se sont pas abattus sur le campement par hasard. Ils ont obéi à des ordres. Quelqu’un les manipule comme des soldats. »
Raïma le dévisagea avec une intensité brûlante pendant quelques secondes, la bouche entrouverte, les yeux plissés.
« Va me chercher la pommade et raconte-moi ça. »
Tout en étalant lui-même la substance grasse à petits mouvements circulaires et délicats, il lui décrivit les sensations qui l’avaient traversé devant le grand chien.
« Je ne connais pas de peuple nomade capable d’exercer une telle influence sur des animaux, murmura-t-elle après qu’il eut fini son récit.
– Et les Virgotes ?
– Leurs chiens sont bien dressés, obéissants, mais d’abord ils ont besoin d’entendre la voix de leurs maîtres et, ensuite, ils ne vivent pas en hordes.
– Alors qui ?
– C’est toi le donneur, Solman, toi qui lis dans les âmes. C’est ton rôle de le découvrir. »
La France se distinguait des régions de l’Est et du Nord par l’extrême variété de ses paysages, mais aussi par la quantité invraisemblable de ruines et autres vestiges de l’ancienne civilisation. Située à l’extrémité occidentale de la ligne Paris-Moscou-Pékin, elle avait essuyé les attaques incessantes de l’armée américaine tandis que la Russie subissait les assauts des républiques islamistes voisines et que la Chine en décousait avec les troupes indiennes déferlant des hauts plateaux du Népal et du Tibet. Les anciens disaient que, de toutes les régions du monde, c’était certainement la France qui avait enduré les bombardements les plus terribles. Les missiles avaient creusé par endroits des cratères noirs et gigantesques où aucune végétation ne poussait, n’était-ce, ces dernières années, une lèpre grisâtre et tenace qui crépitait sèchement sous les roues des camions et les semelles des chaussures. Ailleurs, d’immenses cimetières de chars, réduits à l’état de masses calcinées et informes, témoignaient de la violence des combats. Là encore, alors que ces étendues étaient restées désertiques pendant près d’un siècle, des plantes grimpantes d’une espèce inconnue avaient fait leur apparition depuis quelque temps et s’étaient lancées à l’assaut des carcasses métalliques. « La mère Nature a digéré les radiations, disaient les anciens – ils prononçaient le mot radiation à voix basse, comme s’ils redoutaient de s’attirer une malédiction. – Elle commence son travail de purification. » Lors d’un passage précédent, des enfants avaient commis l’imprudence de toucher les feuilles de ces plantes et ensuite de porter les doigts à leur bouche : ils étaient morts en moins de deux heures dans d’atroces convulsions, les lèvres, la langue, l’œsophage et l’estomac calcinés, troués comme du papier brûlé.
Raïma avait cueilli quelques-unes de ces feuilles pour les examiner. Des différentes préparations qu’elle avait essayées, elle n’avait obtenu, même dilué des dizaines de fois, qu’un poison aussi violent que l’ultra-cyanure des anguillesGM et plus corrosif que le plus puissant des acides. Elle en avait gardé une petite fiole qu’elle projetait d’avaler lorsque la transgénose l’aurait transformée en un bloc de souffrance pure. Elle l’avait montrée à Solman et lui avait fait jurer de le lui administrer au cas où elle n’en aurait pas la force ou la lucidité. Il avait promis sans vraiment se sentir lié, à la manière de ces serments d’enfant qui scellent des lendemains sans avenir.
Il existait une différence fondamentale entre Raïma et lui : il ne s’était pas engagé dans leur relation avec la même densité qu’elle, il ne ressentait pas cette exigence tyrannique qui s’amplifiait dans les vertiges d’une vie condamnée, accélérée. Il explorait seulement avec elle, en elle, le territoire des sens, il s’installait dans ses habits tout neufs d’homme avec l’inconscience cruelle des conquérants, des jouisseurs, de ceux qui enferment le monde dans quelques gouttes de leur propre liqueur. Il commençait à prendre peur d’elle, des lueurs farouches qui embrasaient ses yeux sombres, des griffures profondes de ses ongles, de ses imprécations amoureuses. Il attendait, avec une impatience grandissante, le moment où la caravane s’immobilisait, où il pouvait enfin sortir de la voiture et respirer un air un peu moins étouffant. Il montait rapidement l’auvent et, tandis que les premiers patients de Raïma se présentaient, il filait dans la tente du conseil du peuple pour savoir si les pères et les mères ne réclamaient pas ses services. Il bavardait un petit moment avec les uns et les autres, principalement avec mère Gwenuver qui l’abreuvait de questions sur sa nouvelle existence avec la guérisseuse, puis il se promenait dans les allées, se surprenant à observer, aux lueurs des braseros et des feux, les corps lisses des femmes qui se lavaient dans la grande baignoire collective taillée dans une ancienne citerne.
Le campement avait recouvré son ambiance familière. Seuls quelques visages fermés, quelques crises de sanglots ainsi que les mesures exceptionnelles de sécurité, disposition en cercle des camions, phares allumés, établissement de tours de surveillance, rappelaient le passage de la horde. À nouveau montaient les rires et les chants, accompagnés des flûtes, des harmonicas, des accordéons ou des instruments à cordes. Les chansons du peuple aquariote, et plus généralement des peuples nomades, parlaient pour moitié d’amour et pour moitié du mythe d’une terre enfin restituée à sa pureté originelle. La plupart du temps, les femmes fredonnaient les couplets et les hommes scandaient les refrains. Ce contraste entre les arabesques mélodieuses des voix cristallines et les martèlements des voix graves s’associait à la tristesse des paroles pour engendrer une nostalgie languide, déchirante.
Les soirs précédents, la colère avait poussé Solman à rechercher activement le garçon qui avait entraîné Raïma dans le piège de Rilvo. Comme elle ne lui avait fourni qu’une description sommaire de son petit guide, il avait interrogé des enfants au hasard, sans résultat probant. Il avait seulement appris que Rilvo avait une grande sœur, Izbel, mariée au chauffeur qui conduisait le seul camion de couleur rouge du convoi.
Il n’eut aucun mal à localiser la tente d’Izbel, dressée à quelques mètres à peine du camion rouge – rouille aurait été un terme plus approprié –, un véhicule au museau court, cabossé, rafistolé, couvert d’une lèpre brune que des plaques métalliques vissées sur la carrosserie tentaient d’enrayer par endroits. Il trouva la sœur de Rilvo sous l’auvent en train de plier sur une table le linge propre que venait de lui remettre un lavandier. Il ne lui fut pas difficile de la reconnaître : elle était la réplique à peine raffinée de son frère, du moins du souvenir tronqué qu’en gardait Solman. Seuls ses cheveux longs et bouclés, sa robe, une pièce de tissu gris savamment drapée autour de son corps, et une poitrine arrogante lui donnaient une touche de féminité.
Elle le regarda arriver avec ce mélange d’intérêt et d’effroi qui caractérise les témoins ou les accusés confrontés à un donneur. Il la salua et, sans préambule, lui demanda si elle savait quelles étaient les fréquentations de son frère Rilvo avant sa mort. Elle lança un regard de détresse à son mari avachi dans un fauteuil à l’intérieur de la tente qu’éclairaient les flammes vacillantes d’une dizaine de bougies. Outre la table et le fauteuil, leur mobilier se composait d’un matelas encore nu, de draps tire-bouchonnés dans un coin, d’une desserte basse, de deux tabourets de bois, d’un tapis rongé jusqu’à la trame, de quelques vêtements et de chaussures épars, d’une malle en fer et d’un réchaud à bois posé sur un trépied métallique.
« Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il fabriquait, ce fichu vaurien ! finit-elle par lâcher entre ses lèvres pincées. De toute façon, il a été bouffé par ces satanés clebs. En quoi est-ce que ça peut t’intéresser ? »
Solman perçut la musique caractéristique – et horripilante – du mensonge.
« Qu’est-ce qu’il faisait, comme travail ? »
Izbel leva les bras au ciel.
« Je t’ai déjà dit que j’en savais rien…
– Je ne te crois pas ! »
En arrière-plan, Solman vit se déployer la carcasse du mari, au ralenti, comme s’il affrontait un air plus dense que de l’eau. Un type immense, plus de deux mètres, des battoirs énormes, un pantalon élimé retroussé sur des mollets saillants, des pieds nus et noirs de crasse, une chemise écrue entrouverte sur un torse aussi velu qu’une fourrure de sanglier, une barbe de plusieurs jours, un crâne lisse, sillonné par les croûtes des estafilades semées par le rasoir, des yeux dissimulés par des lunettes teintées, comme la grande majorité des chauffeurs.
« Fiche le camp ! »
Des vibrations plus agressives que celles de la femme émanaient de sa voix basse, puissante, qui s’était fichée comme l’extrémité d’un fer rouge dans le ventre de Solman. Un homme comme lui aurait pu tuer pour soumettre une femme à ses désirs, un homme comme lui aurait pu poignarder son père et sa mère. Quel âge pouvait-il avoir ? Trente-cinq ans, peut-être quarante, soit l’âge qu’auraient atteint ses parents s’ils avaient vécu. Les membres du conseil n’avaient jamais retrouvé l’assassin mais cela ne voulait pas dire que ce dernier avait déserté la caravane aquariote.
« T’as entendu, donneur ? On n’est pas au tribunal du grand rassemblement ! T’as aucun droit de nous poser des questions. Alors fiche le camp ! »
Il n’avait pas tort. Tant que le conseil n’assignait pas un individu à comparaître, rien ni personne ne l’obligeait à répondre aux questions, une règle destinée à protéger les barrières d’une intimité déjà profanée par la condition nomade et la vie communautaire. Si Solman voulait les interroger, il lui faudrait obtenir l’accord des deux tiers des membres du conseil. Sculptés par la lumière rasante des phares, les visages de ses vis-à-vis semblaient flotter dans le vide. Le campement résonnait d’une activité joyeuse, bruissante. Les étoiles entrelaçaient leurs guirlandes scintillantes au fond des abysses célestes.
Demain, les camions referaient le plein de gaz à la réserve des portes de l’Oise, contourneraient la mystérieuse forêt de l’Île-de-France et prendraient la route du Sud-Ouest, des longues plages de sable de la côte atlantique. Dans un mois se tiendrait le grand rassemblement, on procéderait à la distribution d’eau, aux jugements, on exécuterait les sentences, puis on descendrait encore plus au sud, de l’autre côté de la barrière pyrénéenne, là où un soleil poussif leur permettrait d’attendre sans trop souffrir le retour de la belle saison.
« Ça ne se passera pas comme ça, marmonna Solman.
– Des menaces ? » gronda le chauffeur.
Solman n’avait pas pensé à ses vis-à-vis lorsqu’il avait prononcé ces paroles. Il haussa les épaules, pivota sur lui-même et s’enfonça en claudiquant dans le cœur du campement.