Blessée profondément à l’épaule, Raïma était parvenue à juguler
l’hémorragie à l’aide d’un bouchon de tissu qu’elle avait posé et
maintenu sur la plaie. Elle avait ensuite attendu les secours sans bouger, une immobilité qui lui avait sans doute valu d’être épargnée par
les chiens. Bien qu’ayant perdu beaucoup de sang, ce fut elle qui, de la
main et de la voix, indiqua à Solman les gestes à accomplir : découper
une bande de tissu avec la pointe du poignard, la nouer autour de
l’épaule, la serrer pour empêcher le sang de se remettre à couler, soulever son corps avec précaution et le transporter vers sa voiture où
elle pourrait désinfecter la plaie et refaire un pansement propre.
Solman la porta seul sur une cinquantaine de mètres puis, au
moment où ses jambes brûlées par l’effort commençaient à flageoler,
deux hommes munis de lampes s’avancèrent dans sa direction, se saisirent de la jeune femme, la ramenèrent chez elle et s’éclipsèrent afin
de reprendre leur besogne de recherche et d’identification des corps.
Allongée sur l’une des deux banquettes, trop faible pour effectuer
le moindre mouvement, elle demanda à Solman de lui prodiguer les
soins. Il retira d’abord ses vêtements maculés de sang et de boue, nettoya ensuite la plaie avec du coton imbibé d’un désinfectant à l’alcool
de fruits sauvages, étala du bout des doigts une pommade aux plantes
favorisant la cicatrisation, recouvrit la blessure d’une compresse de
gaze, confectionna un nouveau pansement, lui lava entièrement le
corps avec une eau dans laquelle il avait au préalable versé trois
gouttes d’huile essentielle, déplia le lit escamotable et, enfin, l’étendit
dans des draps propres. Elle lui adressa un pâle sourire et lui effleura
la joue avant de sombrer dans le sommeil. Vidé de ses forces, frigorifié, il se débarrassa de ses bottes et de ses vêtements, se frictionna
rapidement à l’aide d’une serviette, s’allongea sur une banquette et
tira une couverture de laine sur lui. Il posa le poignard sur la tablette
supérieure, à portée de main, une précaution inutile mais qui avait la
même fonction rassurante qu’un rituel enfantin.
Il eut encore le temps de songer, avant de s’endormir, que la blessure de Raïma était trop nette, trop précise, pour avoir été ouverte par
les crocs ou les griffes d’un chien.
« Rilvo… »
Raïma s’était débattue pendant deux jours, en proie à de fortes
poussées de fièvre qui avaient couvert son corps d’une sueur brûlante
et provoqué des convulsions répétées dont la violence avait fait
craindre le pire. Solman l’avait veillée sans relâche, tamponnant son
visage cyanosé avec un chiffon trempé dans l’eau fraîche, changeant
les draps trois fois par jour, ne se reposant qu’une ou deux heures par
nuit. Les pères et les mères du peuple étaient venus à plusieurs
reprises s’enquérir de l’état de la jeune femme. La plus préoccupée
semblait être Gwenuver. Peut-être avait-elle pris conscience de l’importance du rôle de la guérisseuse au sein du peuple aquariote et
regrettait-elle la violente dispute qui les avait opposées quelques
jours plus tôt, toujours est-il qu’elle s’engouffrait dans la petite voiture à chaque arrêt de la caravane pour s’informer auprès de Solman
de l’évolution de la fièvre. Elle lui avait confié que l’attaque de la
horde avait fait plus de trois cents morts, dont une vingtaine de
Sheulns. Hormis Raïma, on n’avait recensé aucun survivant. Il ne lui
avait pas parlé de son étrange impression devant le grand chien qui
s’était dressé sur son passage. Il doutait de la fiabilité de ses perceptions et puis, et c’était probablement la véritable raison de son silence,
il n’avait plus confiance en mère Gwenuver. Il n’avait plus confiance
en général dans les pères et les mères du peuple.
« Quoi, Rilvo ? » demanda-t-il.
La brûlure insistante d’un regard sur son visage l’avait réveillé
une demi-heure plus tôt. Il avait pourtant eu l’impression qu’il
venait tout juste de s’assoupir sur l’une des deux banquettes qui
encadraient le lit escamotable. Il avait aperçu Raïma entre ses paupières entrouvertes, redressée, les épaules et la nuque appuyées
contre les coussins, pâle, d’une maigreur désolante, mais apaisée et
lucide enfin. Le coquelicot avait cessé de s’épanouir sur le tissu clair
de son bandage.
Elle but une gorgée de breuvage amer que, sur ses consignes, il
était allé préparer dans le coin-cuisine. Des cernes violacés soulignaient ses yeux encore agrandis par la fièvre. Le drap avait glissé sur
son corps, la dénudant en partie, dévoilant les excroissances de son
torse et les zébrures saillantes découpées par ses côtes. D’un mouvement de menton, elle désigna le poignard toujours posé sur la
tablette.
« C’est lui, Rilvo, qui m’a blessée avec ça. J’ai réussi à le frapper là –
elle pointa l’index sur le bas-ventre de Solman –, je lui ai échappé, j’ai
couru hors de la tente… »
Elle haletait et grimaçait en racontant cette scène, comme si sa
mémoire de son corps lui était restituée en même temps que les pensées et les mots.
« Il m’a rattrapée. Il s’apprêtait à m’achever, mais les chiens sont
arrivés et se sont jetés sur lui. J’ai réussi à ramper sous la remorque. Je
les ai vus… » Des larmes dévalèrent ses joues. « C’était horrible, ils
l’ont réduit en charpie. Il a hurlé un bon bout de temps avant qu’ils lui
broient la gorge.
– Ils t’ont sauvé la vie », dit Solman.
Elle s’essuya le visage avec un coin du drap.
« Je pensais qu’ils se retourneraient contre moi mais, quand ils en
ont eu assez de jouer avec le cadavre de Rilvo, ils n’ont pas cherché à
se glisser sous la remorque, ils se sont éloignés, comme si je ne les
intéressais pas. J’ai eu assez de forces pour déchirer un bout de tissu et
le presser sur ma blessure, puis j’ai attendu, attendu… J’entendais les
aboiements des chiens tout autour, les hurlements de ceux qu’ils
étaient en train de… Mon Dieu, comme le temps m’a paru long ! Je
croyais être déjà morte, tombée dans ce puits de souffrance qu’est
l’enfer des chrétiens.
– Tu es bien vivante, heureusement ! »
La voix de Solman s’était étranglée d’émotion. Elle se pencha sur le
côté, posa le bol sur le plancher, le saisit par le poignet, l’attira sur le lit
et l’embrassa avec une douceur étrange, mélancolique.
« Est-ce que tu seras toujours heureux de me savoir en vie, Solman ? »
Il se recula, interloqué par l’intensité soudaine de son regard.
« Pourquoi tu dis ça ?
– Je connais les hommes…
– Je ne suis pas un homme comme les autres, c’est toi qui l’as dit. »
Elle eut un petit sourire amer qui plissa ses yeux et souligna la lassitude de ses traits.
« Pour certaines choses, je crois que tu leur ressembles un peu
trop… »
Mal à l’aise, Solman se releva et posa le front sur l’une des vitres
latérales.
La caravane se rapprochait de la région de France à en juger par les
teintes plus vives, plus gaies, de la plaine qui se dépouillait peu à peu
de sa houppelande de brume. Le soir, les campements se montaient
dans le silence du deuil, à peine troublé par les coups de maillet sur
les piquets des tentes, les claquements des battoirs des lavandiers
et les rires des plus jeunes enfants. Rares étaient les familles qui
n’avaient pas été touchées de près ou de loin par l’incursion des
chiens. Les guetteurs se relayaient toute la nuit sur les plates-formes,
les phares restaient allumés et les moteurs des camions placés sur la
circonférence du « cercle de sécurité » tournaient jusqu’à l’aube. Les
chauffeurs craignaient à présent une pénurie de gaz et réduisaient
encore leur vitesse. Le convoi se traînait à une allure désespérément
lente sur ces étendues planes et mornes que tous avaient hâte de quitter. La horde n’avait pas redonné signe de vie. Des vols d’étourneaux
ou d’oies sauvages traversaient parfois le ciel livide comme des
songes froissés. Ils fuyaient les rigueurs de l’hiver pour se réfugier
plus au sud, comme la plupart des peuples nomades. La veille, une
harde de sangliers était passée à deux cents mètres du campement,
semant un début de panique aussitôt jugulée par les guetteurs.
« Pourquoi Rilvo voulait-il te tuer ? demanda Solman. Il avait l’intention de te…
– Je n’en ai pas la moindre idée. Ce que je sais, c’est que j’ai été attirée dans un piège. Après l’accouchement de Tiphnie, un autre gosse
est venu me chercher pour soigner son grand-père. Il m’a conduite
sous l’auvent d’une tente, je suis entrée, j’ai vu un corps sur une
couche, je me suis penchée et, là, quelqu’un m’a saisie à la gorge, je
me suis retrouvée allongée contre lui avec une lame sur le cou.
– Est-ce qu’il t’a… »
Elle secoua la tête. Il lui en coûtait d’évoquer cette scène mais elle
s’astreignit à répondre, consciente que, si elle ne les expulsait pas, ces
souvenirs continueraient de la hanter, de lui ronger les sangs.
« Il m’a dit qu’il ne baisait pas les pourritures comme moi, qu’il
n’était pas du genre à tremper son machin dans une viande transgénosée. » Elle reniflait tous les deux ou trois mots pour contenir ses
larmes. « Il a joué un long moment avec moi en poussant des petits
rires de cinglé, puis il m’a frappée. J’ai eu un mouvement de recul. Il
m’a planté son poignard dans l’épaule au lieu du cœur. J’ai cru que
j’allais m’évanouir mais la peur a été plus forte que la douleur. J’ai
lancé ma jambe vers l’avant. Je lui ai frappé les parties. Il s’est plié
comme un sac. J’en ai profité pour sortir de la tente. La suite, tu la
connais…
– Pourquoi est-ce qu’on t’aurait tendu un piège ? »
Elle haussa les épaules. Le tressaillement de ses seins raviva une
braise dans les cendres encore chaudes du désir de Solman.
« J’ai des ennemis chez les Aquariotes. Les femmes dont les maris
ont été mes amants, les hommes qui craignent que je parle à leurs
épouses, des parents dont je n’ai pas réussi à guérir l’enfant, les uns et
les autres qui m’accusent de déterrer les religions mortes… Sans
compter ceux qui me soupçonnent de vouloir te soustraire à l’influence des pères et des mères du peuple.
– Peut-être, mais de là à commettre un crime… »
À peine eut-il prononcé ces mots que la douleur familière se
réveilla et lui cisailla le ventre. Il se retrouva projeté des années en
arrière, dans la tente de ses parents, glacé de terreur sur sa couche, il
entendit la dernière exhalaison de son père, les gémissements étouffés de sa mère. Les Aquariotes se débattaient avec les mêmes démons
que les hommes de l’ancienne civilisation. Il avait suffi d’un désir
inassouvi, ce même désir qui l’avait tyrannisé durant toutes ces nuits
dans la solitude poisseuse de sa tente, pour conduire un être humain
à perpétrer un double crime.
« Qu’est-ce qui nous différencie des animaux sauvages ? murmura
Raïma d’une voix fêlée par la détresse. À quoi utilisons-nous notre
pensée, notre langage, notre intelligence ? Nous, les peuples nomades,
nous prétendons avoir tiré les leçons du passé et nous être engagés
dans une nouvelle voie, mais qu’est-ce qui a changé ? Où est l’être pur
dont les pères et les mères des conseils nous rebattent les oreilles ? Où
est la relation miraculeuse avec la mère Nature ? À quoi servira-t-il
de purifier la terre si nous ne nettoyons pas nos âmes ? »
Elle marqua un temps de pause, pendant lequel elle dénoua le bandage, souleva la gaze et examina la blessure. Solman fut étonné de
constater qu’une cicatrice renflée et rougeâtre s’était déjà tirée sur la
plaie.
« Les pères et les mères ont remplacé les vieilles religions par
d’autres rituels, d’autres discours, mais les croyances restent les
mêmes, reprit-elle. Ça revient à enfiler des vêtements neufs sur un
corps sale.
– Ils sont sincères, hasarda Solman. Ils croient bien faire.
– Ils se comportent comme des prêtres. Ils croient nous guider
vers un destin glorieux, ils nous ramènent dans les fosses où
grouillent nos monstres. Ces chiens n’étaient finalement que nos
reflets, nos ombres. »
Les déflagrations or et pourpre des bosquets secouaient la monotonie de la plaine dont le vert pâle se diluait dans le gris du ciel. À l’horizon, se découpaient les formes déréglées et anonymes de l’une de
ces innombrables cités en ruine qui jonchaient le territoire européen.
La plupart étaient enfouies sous la végétation, mais dans les plaines
du Nord, où l’hiver sévissait la moitié de l’année, elles s’exhibaient
dans leur nudité pathétique.
Solman revint s’asseoir sur le lit.
« Les chiens étaient comme Rilvo, dit-il.
– Comment ça ?
– Ils ne se sont pas abattus sur le campement par hasard. Ils ont
obéi à des ordres. Quelqu’un les manipule comme des soldats. »
Raïma le dévisagea avec une intensité brûlante pendant quelques
secondes, la bouche entrouverte, les yeux plissés.
« Va me chercher la pommade et raconte-moi ça. »
Tout en étalant lui-même la substance grasse à petits mouvements
circulaires et délicats, il lui décrivit les sensations qui l’avaient traversé devant le grand chien.
« Je ne connais pas de peuple nomade capable d’exercer une telle
influence sur des animaux, murmura-t-elle après qu’il eut fini son
récit.
– Et les Virgotes ?
– Leurs chiens sont bien dressés, obéissants, mais d’abord ils ont
besoin d’entendre la voix de leurs maîtres et, ensuite, ils ne vivent pas
en hordes.
– Alors qui ?
– C’est toi le donneur, Solman, toi qui lis dans les âmes. C’est ton
rôle de le découvrir. »
La France se distinguait des régions de l’Est et du Nord par l’extrême variété de ses paysages, mais aussi par la quantité invraisemblable de ruines et autres vestiges de l’ancienne civilisation. Située à
l’extrémité occidentale de la ligne Paris-Moscou-Pékin, elle avait
essuyé les attaques incessantes de l’armée américaine tandis que
la Russie subissait les assauts des républiques islamistes voisines et
que la Chine en décousait avec les troupes indiennes déferlant des
hauts plateaux du Népal et du Tibet. Les anciens disaient que, de
toutes les régions du monde, c’était certainement la France qui avait
enduré les bombardements les plus terribles. Les missiles avaient
creusé par endroits des cratères noirs et gigantesques où aucune
végétation ne poussait, n’était-ce, ces dernières années, une lèpre grisâtre et tenace qui crépitait sèchement sous les roues des camions et
les semelles des chaussures. Ailleurs, d’immenses cimetières de chars,
réduits à l’état de masses calcinées et informes, témoignaient de la
violence des combats. Là encore, alors que ces étendues étaient restées
désertiques pendant près d’un siècle, des plantes grimpantes d’une
espèce inconnue avaient fait leur apparition depuis quelque temps et
s’étaient lancées à l’assaut des carcasses métalliques. « La mère
Nature a digéré les radiations, disaient les anciens – ils prononçaient
le mot radiation à voix basse, comme s’ils redoutaient de s’attirer une
malédiction. – Elle commence son travail de purification. » Lors d’un
passage précédent, des enfants avaient commis l’imprudence de toucher les feuilles de ces plantes et ensuite de porter les doigts à leur
bouche : ils étaient morts en moins de deux heures dans d’atroces
convulsions, les lèvres, la langue, l’œsophage et l’estomac calcinés,
troués comme du papier brûlé.
Raïma avait cueilli quelques-unes de ces feuilles pour les examiner.
Des différentes préparations qu’elle avait essayées, elle n’avait
obtenu, même dilué des dizaines de fois, qu’un poison aussi violent
que l’ultra-cyanure des anguillesGM et plus corrosif que le plus puissant des acides. Elle en avait gardé une petite fiole qu’elle projetait
d’avaler lorsque la transgénose l’aurait transformée en un bloc de
souffrance pure. Elle l’avait montrée à Solman et lui avait fait jurer
de le lui administrer au cas où elle n’en aurait pas la force ou la lucidité. Il avait promis sans vraiment se sentir lié, à la manière de ces
serments d’enfant qui scellent des lendemains sans avenir.
Il existait une différence fondamentale entre Raïma et lui : il ne
s’était pas engagé dans leur relation avec la même densité qu’elle, il
ne ressentait pas cette exigence tyrannique qui s’amplifiait dans les
vertiges d’une vie condamnée, accélérée. Il explorait seulement avec
elle, en elle, le territoire des sens, il s’installait dans ses habits tout
neufs d’homme avec l’inconscience cruelle des conquérants, des
jouisseurs, de ceux qui enferment le monde dans quelques gouttes de
leur propre liqueur. Il commençait à prendre peur d’elle, des lueurs
farouches qui embrasaient ses yeux sombres, des griffures profondes
de ses ongles, de ses imprécations amoureuses. Il attendait, avec une
impatience grandissante, le moment où la caravane s’immobilisait, où
il pouvait enfin sortir de la voiture et respirer un air un peu moins
étouffant. Il montait rapidement l’auvent et, tandis que les premiers
patients de Raïma se présentaient, il filait dans la tente du conseil du
peuple pour savoir si les pères et les mères ne réclamaient pas ses services. Il bavardait un petit moment avec les uns et les autres, principalement avec mère Gwenuver qui l’abreuvait de questions sur sa
nouvelle existence avec la guérisseuse, puis il se promenait dans les
allées, se surprenant à observer, aux lueurs des braseros et des feux,
les corps lisses des femmes qui se lavaient dans la grande baignoire
collective taillée dans une ancienne citerne.
Le campement avait recouvré son ambiance familière. Seuls
quelques visages fermés, quelques crises de sanglots ainsi que les
mesures exceptionnelles de sécurité, disposition en cercle des
camions, phares allumés, établissement de tours de surveillance, rappelaient le passage de la horde. À nouveau montaient les rires et les
chants, accompagnés des flûtes, des harmonicas, des accordéons ou
des instruments à cordes. Les chansons du peuple aquariote, et plus
généralement des peuples nomades, parlaient pour moitié d’amour et
pour moitié du mythe d’une terre enfin restituée à sa pureté originelle. La plupart du temps, les femmes fredonnaient les couplets et les
hommes scandaient les refrains. Ce contraste entre les arabesques
mélodieuses des voix cristallines et les martèlements des voix graves
s’associait à la tristesse des paroles pour engendrer une nostalgie languide, déchirante.
Les soirs précédents, la colère avait poussé Solman à rechercher
activement le garçon qui avait entraîné Raïma dans le piège de Rilvo.
Comme elle ne lui avait fourni qu’une description sommaire de son
petit guide, il avait interrogé des enfants au hasard, sans résultat probant. Il avait seulement appris que Rilvo avait une grande sœur, Izbel,
mariée au chauffeur qui conduisait le seul camion de couleur rouge
du convoi.
Il n’eut aucun mal à localiser la tente d’Izbel, dressée à quelques
mètres à peine du camion rouge – rouille aurait été un terme plus
approprié –, un véhicule au museau court, cabossé, rafistolé, couvert
d’une lèpre brune que des plaques métalliques vissées sur la carrosserie tentaient d’enrayer par endroits. Il trouva la sœur de Rilvo sous
l’auvent en train de plier sur une table le linge propre que venait de
lui remettre un lavandier. Il ne lui fut pas difficile de la reconnaître :
elle était la réplique à peine raffinée de son frère, du moins du souvenir tronqué qu’en gardait Solman. Seuls ses cheveux longs et bouclés,
sa robe, une pièce de tissu gris savamment drapée autour de son
corps, et une poitrine arrogante lui donnaient une touche de féminité.
Elle le regarda arriver avec ce mélange d’intérêt et d’effroi qui
caractérise les témoins ou les accusés confrontés à un donneur. Il la
salua et, sans préambule, lui demanda si elle savait quelles étaient les
fréquentations de son frère Rilvo avant sa mort. Elle lança un regard
de détresse à son mari avachi dans un fauteuil à l’intérieur de la tente
qu’éclairaient les flammes vacillantes d’une dizaine de bougies. Outre
la table et le fauteuil, leur mobilier se composait d’un matelas encore
nu, de draps tire-bouchonnés dans un coin, d’une desserte basse, de
deux tabourets de bois, d’un tapis rongé jusqu’à la trame, de quelques
vêtements et de chaussures épars, d’une malle en fer et d’un réchaud
à bois posé sur un trépied métallique.
« Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il fabriquait, ce fichu vaurien !
finit-elle par lâcher entre ses lèvres pincées. De toute façon, il a été
bouffé par ces satanés clebs. En quoi est-ce que ça peut t’intéresser ? »
Solman perçut la musique caractéristique – et horripilante – du
mensonge.
« Qu’est-ce qu’il faisait, comme travail ? »
Izbel leva les bras au ciel.
« Je t’ai déjà dit que j’en savais rien…
– Je ne te crois pas ! »
En arrière-plan, Solman vit se déployer la carcasse du mari, au
ralenti, comme s’il affrontait un air plus dense que de l’eau. Un type
immense, plus de deux mètres, des battoirs énormes, un pantalon
élimé retroussé sur des mollets saillants, des pieds nus et noirs de
crasse, une chemise écrue entrouverte sur un torse aussi velu qu’une
fourrure de sanglier, une barbe de plusieurs jours, un crâne lisse,
sillonné par les croûtes des estafilades semées par le rasoir, des yeux
dissimulés par des lunettes teintées, comme la grande majorité des
chauffeurs.
« Fiche le camp ! »
Des vibrations plus agressives que celles de la femme émanaient de
sa voix basse, puissante, qui s’était fichée comme l’extrémité d’un fer
rouge dans le ventre de Solman. Un homme comme lui aurait pu
tuer pour soumettre une femme à ses désirs, un homme comme lui
aurait pu poignarder son père et sa mère. Quel âge pouvait-il avoir ?
Trente-cinq ans, peut-être quarante, soit l’âge qu’auraient atteint ses
parents s’ils avaient vécu. Les membres du conseil n’avaient jamais
retrouvé l’assassin mais cela ne voulait pas dire que ce dernier avait
déserté la caravane aquariote.
« T’as entendu, donneur ? On n’est pas au tribunal du grand rassemblement ! T’as aucun droit de nous poser des questions. Alors
fiche le camp ! »
Il n’avait pas tort. Tant que le conseil n’assignait pas un individu à
comparaître, rien ni personne ne l’obligeait à répondre aux questions,
une règle destinée à protéger les barrières d’une intimité déjà profanée par la condition nomade et la vie communautaire. Si Solman
voulait les interroger, il lui faudrait obtenir l’accord des deux tiers des
membres du conseil. Sculptés par la lumière rasante des phares, les
visages de ses vis-à-vis semblaient flotter dans le vide. Le campement
résonnait d’une activité joyeuse, bruissante. Les étoiles entrelaçaient
leurs guirlandes scintillantes au fond des abysses célestes.
Demain, les camions referaient le plein de gaz à la réserve des
portes de l’Oise, contourneraient la mystérieuse forêt de l’Île-de-France et prendraient la route du Sud-Ouest, des longues plages de
sable de la côte atlantique. Dans un mois se tiendrait le grand rassemblement, on procéderait à la distribution d’eau, aux jugements, on
exécuterait les sentences, puis on descendrait encore plus au sud, de
l’autre côté de la barrière pyrénéenne, là où un soleil poussif leur permettrait d’attendre sans trop souffrir le retour de la belle saison.
« Ça ne se passera pas comme ça, marmonna Solman.
– Des menaces ? » gronda le chauffeur.
Solman n’avait pas pensé à ses vis-à-vis lorsqu’il avait prononcé
ces paroles. Il haussa les épaules, pivota sur lui-même et s’enfonça en
claudiquant dans le cœur du campement.