INTRODUCTION
Les enfants de l’autre monde
Il existe des enfants dotés d’une peau si transparente qu’on dirait des enfants-fées. Leur visage de cire vierge, sur lequel aucun événement heureux ou malheureux ne paraît avoir laissé de traces, semble signifier qu’ils n’attendent rien non plus de l’avenir : ainsi cette petite fille, assise sur la plage, qui faisait couler pendant des heures du sable entre ses doigts, tel un sablier vivant mesurant l’éternité, ou ces petits garçons perdus dans la contemplation hypnotique de divers objets tournants (une hélice, un ventilateur), ou fixés intensément sur le balancement infini d’une chaîne tendue entre deux bornes1.
Parfois ces enfants font même l’économie des objets de la réalité ordinaire : ils agitent par exemple leurs doigts devant leurs yeux avec une vélocité indescriptible, comme s’ils tricotaient sans fil et sans aiguilles une toile imperceptible pour tisser un écran entre eux et le monde. Ou bien ils rapprochent une ou deux mains d’une oreille, puis, avec une dextérité inimitable, ils animent leurs doigts de mouvements d’arabesques d’une extraordinaire agilité, donnant l’impression qu’ils sont en train de jouer de quelque instrument invisible et mystérieux. Leur gestuelle de verre fait alors penser qu’échappés au monde qui les entoure ils écoutent en secret la musique de leurs doigts, ce que semble confirmer le fait que, dès qu’ils se sentent observés, ils s’arrêtent aussitôt comme s’ils voulaient préserver l’intimité de leur univers enchanté.
Dans la même ligne, l’autarcie de ces petits sujets à l’égard de l’Autre apparaît parfois encore plus souveraine. Ainsi quand ils élisent une partie de leur propre corps pour instaurer la figure d’un autre paradoxal, soumis à leur contrôle : la petite Sara tendait par exemple sa main devant elle, en la regardant fixement durant un long moment ; puis elle lui parlait pendant des heures avec un air d’intense concentration, guettant avec attention la réprimande ou le réconfort qu’elle allait lui apporter : « Ça va ? » demandait Sara à sa main, et celle-ci, docile, lui répondait toujours dans le sens de ce qu’elle attendait.
Toutefois, sous son masque impassible, le visage de ces enfants porte souvent la marque du coup du destin qui les a un jour frappés.
Les paradoxes de l’étrange
Une physionomie particulière semble avoir spécialement conservé la trace de la meurtrissure qui a enfoui leur âme et leur désir au tréfonds de leur être, en ne laissant subsister dans le monde qu’un fantôme inerte et absent : l’un des côtés de leur visage sourit avec son œil tourné vers l’intérieur, tandis que l’autre semble perdu, avec un œil fixé sur le vide. Une autre de leurs expressions familières s’inscrit dans le même sens : le sourire secret et serein du Bouddha qu’affichent certains d’entre eux semble en effet sceller le choix inexpliqué qu’ils ont fait de se retirer de la vie avant d’avoir commencé à vivre, comme s’ils avaient voulu se protéger par avance de toute émotion et de tout affect. Ce sentiment est confirmé par le spectacle que donne, quand ils se mettent en mouvement, leur façon de se déplacer, qui révèle d’une autre manière leur nature singulière, à la marge de l’humain.
Ils s’avancent en effet souvent sur la pointe des pieds, ce qui leur donne l’air de flotter plutôt que de marcher. Cette impression est par ailleurs validée par une autre curieuse posture, assez répandue, qui les fait progresser les bras écartés sur les côtés, pliés à angle droit, dans une attitude pétrifiée qui les transforme en étranges chandeliers. En fait, cette gestuelle insolite trouve son sens quand on considère celle des jeunes échassiers qu’on voit courant sur la surface des étangs, leurs moignons d’aile tendus, tentant de façon maladroite et vaine de s’envoler. La surprise est alors de découvrir que, dans cet état de flottaison, ils peuvent quelquefois accomplir des exploits déconcertants d’équilibristes. Katia narguait ainsi ses éducateurs quand, ayant escaladé le portique du gymnase de son institution avec une agilité de singe, elle se balançait debout d’avant en arrière sur la barre transversale, en jouant malignement avec le point de rupture qui eût marqué sa chute, mais qu’elle ne franchissait jamais. L’épilogue déroutant de son numéro était qu’une fois au sol elle se déplaçait instantanément avec la lourdeur saccadée d’un phoque échoué sur le sable, comme pour montrer que cette terre sur laquelle elle était retombée n’était pas la sienne. On pourrait encore évoquer la figure de Rebecca qui, à dix-neuf ans, ne comprenait pas comment on pouvait utiliser une clef et se montrait extrêmement maladroite dans tous ses gestes, sauf quand elle dansait. D’autres conduites confirment, sur un mode tout aussi surprenant, le caractère d’étrangeté de ces petits êtres.
Nadia suscitait ainsi le désarroi de l’équipe soignante lorsque, ayant réussi à s’emparer d’un briquet, elle passait la flamme contre la paume de sa main tout en se balançant de façon lancinante au rythme d’une mélopée faites des deux mêmes notes indéfiniment psalmodiées. De la même façon, au cours des séjours de vacances, elle se précipitait sur les feux de camp pour fouler, pieds nus, avec une jubilation non dissimulée, les braises incandescentes. Dans les deux cas, ni sa main ni ses pieds ne portaient de traces de brûlures. Inversement, elle pouvait quelques minutes plus tard recracher dans un cri de fureur la soupe trop chaude qu’on venait de lui servir et qui avait apparemment causé chez elle une douleur insupportable. Plus généralement, chez de nombreux sujets, la vue de la moindre fumée sur leur assiette de soupe paraît si intolérable que l’on doit se résoudre à la leur donner presque froide.
Toutes ces conduites et tous ces caractères mettent clairement en évidence que ces enfants, qui côtoient les humains ordinaires, viennent en réalité d’une autre planète et vivent dans un monde qui est en même temps leur prison et leur royaume. Un certain nombre d’observations vérifient cette conclusion.
Les frontières invisibles
Une de leurs mimiques favorites consiste à se balancer d’un pied sur l’autre d’avant en arrière, dans la gestuelle d’un sauteur en longueur qui n’en finirait pas de prendre son élan ; on dirait un personnage qui serait indéfiniment sur le point de sauter par-dessus un fossé invisible le séparant du monde, sans pouvoir se résoudre à faire le pas qui lui permettrait de franchir cet abîme et de se retrouver de l’autre côté. D’autres pratiques, au premier abord inexplicables pour l’entourage, laissent deviner la présence de barrières imperceptibles, qui semblent secrètement circonscrire et quadriller leur univers. Ainsi les voit-on marcher mystérieusement sur certaines lattes de bois et pas sur d’autres, sur certains carreaux de la cuisine et pas sur d’autres, sur les noirs et pas sur les blancs, ponctuant leurs parcours compliqués d’arrêts obligatoires et hurlant comme des perdus si quelqu’un, par maladresse ou inattention, vient à franchir une de ces limites interdites ou brûler une des stations prescrites. Et gare à celui qui s’aviserait de s’adresser à eux ou pis encore de leur sourire dans les moments où ils s’appliquent à suivre ces traces invisibles, investies d’une signification sacrée. Ce sont vraisemblablement des frontières de même nature, tout aussi mystérieuses et infranchissables, érigées en rempart contre une indicible peur, qu’ils respectent encore quand ils effleurent sans les toucher le dos d’un chien ou le visage de leur thérapeute.
À l’inverse, ils semblent en permanence terrorisés par la menace secrète que les objets du monde extérieur puissent faire irruption dans leur univers. Un bruit du dehors peut ainsi envahir leur espace aussi douloureusement que la vue à travers une fenêtre d’un jardinier dans un potager. Quand un avion devenait visible ou qu’on pouvait l’entendre ronfler au-dessus des têtes, John se cramponnait au lobe de l’oreille de sa thérapeute, enfouissant sa tête dans le creux de son épaule. C’est habité par la même angoisse incontrôlable que Timmy, dans de pareils moments, enfonçait son pouce dans sa bouche, en menaçant furieusement de son autre poing des envahisseurs invisibles, que Christian, pour obturer son espace intérieur, s’efforçait, grâce à une torsion curieuse de ses mains, de se boucher à la fois le nez, la bouche, les oreilles et les yeux, ou que Joëlle et Florence, âgés respectivement de quatre et cinq ans, tentaient de faire bordure à leurs corps indistincts, la première en empilant indéfiniment des culottes les unes sur les autres, la seconde en enfouissant dans son vagin les objets les plus hétéroclites. Devant de telles conduites, les parents et les thérapeutes s’interrogent, désemparés.
Le rejet du monde et de l’Autre
Quelques hypothèses se présentent spontanément à la pensée : peut-être ces enfants dressent-ils toutes ces barrières pour effectuer on ne sait quelle séparation vitale ou maintenir une distance nécessaire entre eux et l’extérieur, opérations qui n’auraient pas été accomplies en temps voulu, ce qui les exposerait en permanence à tous les accidents de ce monde. S’expliquerait alors leur détresse devant les atteintes portées aux divers objets de la réalité quotidienne, qu’ils semblent ressentir comme des blessures infligées à leur propre corps. Le petit Sylvestre avait ainsi été désespéré le jour où sa mère avait perdu une boucle à l’une de ses chaussures, de même qu’il pleurait à chaudes larmes chaque fois qu’un de ses crayons se cassait, disant qu’« il y avait une vie en moins, une vie brisée ». Ces réactions livrent peut-être, du même coup, la clef de la terreur manifestée par beaucoup de ces enfants à l’idée de mordre dans de la mie de pain (ou dans d’autres types de nourriture) comme s’ils craignaient, par cet acte, d’anéantir des mondes et de disparaître avec eux.
Sur un mode inversé, mais tout aussi déroutant, chaque adresse venue d’un tiers, même la plus tendre (surtout la plus tendre), est vécue par eux comme lourde de dangers. Sylvestre, que nous évoquions il y a un instant, ne tolérait pas par exemple le langage du sourire, auquel il répondait systématiquement en se bouchant les oreilles, en hurlant « Non ! » et en se griffant le visage. Ce rejet de l’Autre se révèle de façon encore plus évidente dans le refus de toute forme de communication verbale. Refus, disons-nous, et non incapacité, ainsi que semblent le montrer certaines explosions de la parole (toujours très brèves), qui viennent le temps d’un éclair, déconcertant l’entourage, rompre le mutisme de ces enfants avant que la nuit du silence ne se referme à nouveau sur eux.
D’autres figures énigmatiques du refus
Ainsi en fut-il pour cet adolescent que ses activités extrêmement réduites cantonnaient à un embryon de vie sociale et qui était parvenu à l’âge de dix-sept ans sans avoir prononcé le moindre mot. Dans le lieu d’accueil où il passait ses jours, il ne participait qu’à l’équipe cuisine en se limitant à la préparation d’un seul plat : la tarte au roquefort qu’il fut un jour chargé de confectionner pour la fête de fin d’année de l’institution. Comme il s’approchait de la table autour de laquelle se trouvaient réunis pensionnaires et soignants, en portant son chef-d’œuvre comme un saint sacrement, il trébucha contre une chaise et laissa se fracasser sur le carrelage avec son contenu l’assiette qu’il tenait à deux mains. Sur quoi, à la stupéfaction générale, il s’écria dans un rugissement de colère : « Mais j’ai de la merde dans les mains », puis il retomba définitivement dans son silence. C’est encore cet enfant mutique, placé lui aussi en institution, qui, refusant de manger au réfectoire, suscita l’exaspération de son éducateur qui à bout de patience lui dit : « Mange ça ! » et fut interloqué de recevoir comme réponse instantanée et sans suite : « Je n’aime pas le saucisson ! » La question est ici de comprendre l’émergence fulgurante et sans lendemain chez ces sujets d’une parole inouïe, qui laisse chaque fois les témoins déconcertés devant cette subjectivité pleine et accomplie, semblant n’avoir surgi que pour disparaître aussitôt sous le coup d’un danger ineffable, insaisissable pour l’entourage. Chez d’autres enfants, cette menace apparaît encore plus déroutante lorsqu’on découvre que c’est le sujet lui-même qui occupe la place de l’Autre étranger hostile.
Sylvestre, toujours lui, ne supportait pas son image dans le miroir : quand il se voyait dans la glace, il criait et disait que c’était un autre qui était là et qui le fixait avec un regard noir. Il avait d’ailleurs poussé la haine de lui-même au point d’avoir rejeté son prénom de baptême, qui était Jean, et décrété qu’il s’appellerait désormais Sylvestre. Si quelqu’un se trompait et s’adressait à lui par son ancien prénom, il se bouchait les oreilles, tordait la bouche, bavait de rage et, pour finir, se jetait à terre en lançant en tous sens bras et jambes. Son corps lui-même était pour lui un carcan insupportable dont il essayait désespérément à certains moments de se débarrasser, se donnant des gifles, s’arrachant les cheveux et criant : « Je veux ôter ma peau. Je veux ôter ma peau », comme s’il voulait enlever une tunique invisible dont le feu l’aurait dévoré.
L’horreur de l’Autre et d’eux-mêmes, complétée par une indifférence absolue à l’égard du monde, présente ainsi deux modes de rejet qui semblent résumer la relation de ces enfants à la réalité extérieure. Mais d’autres conduites tout aussi bizarres révèlent en sens inverse qu’une forme inattendue d’attrait pour l’Autre redouté et le monde haï anime en secret ces âmes qu’on eût pu croire mortes.
La vie retenue sous la glace
Leur pratique répandue de s’emparer d’objets aussi hétéroclites qu’un soldat de plomb, un coin de table ou la surface d’un morceau de bois poli, afin de les sucer, de les lécher ou de les caresser éperdument, paraît en effet traduire la tentative de retrouver on ne sait quelles sensations primitives, délicieuses et inoubliables. Du coup, on est amené à penser que d’autres conduites voisines, comme celles qui leur font enduire de salive, de crachats ou d’excréments le visage des personnes de leur entourage, expriment peut-être, sous le masque d’une étrangeté difficile à soutenir, une intention analogue.
Les thérapeutes s’interrogent encore pour savoir s’il faut rapprocher des attitudes que nous venons de voir la pratique courante chez ces sujets d’un discours écholalique, qui consiste dans la reproduction à l’identique de la phrase par laquelle l’adulte vient de s’adresser à eux et qui, de ce fait, semble rebondir comme sur un mur : Est-ce que tu viens goûter ? – Tu viens goûter. Ce phénomène trouve son équivalent au niveau du corps dans des manifestations d’imitation directe (« mimétique »), qui donnent à voir des patients qui « épousent » le corps du soignant, s’avançant quand il s’avance, s’arrêtant quand il s’arrête, tels des reflets superposables aux modèles, qui dénient par ce caractère l’inversion par laquelle les miroirs expriment la reconnaissance de l’altérité de l’Autre. Cette non-inversion apparaît, au premier abord, d’autant plus surprenante qu’elle semble contredire l’écriture en miroir souvent pratiquée par ces sujets, qui fait aller leur main de droite à gauche et même quelquefois de bas en haut.
C’est encore la place de l’Autre (et conjointement la leur en tant que sujets) qu’interrogent les techniques « prothétiques » mises en place par ces enfants, comme celles qui consistent à saisir le poignet d’un adulte pour abaisser un loquet de porte, enclencher un interrupteur électrique ou lancer une toupie, techniques voisines des pratiques de « branchement » dans lesquelles le contact corporel avec un tiers, vecteur d’un mystérieux influx vital, semble nécessaire au maintien de l’intéressé dans un état minimal d’animation, toute déconnexion le laissant instantanément inerte et effondré comme une poupée de chiffons abandonnée.
Ces enfants étranges, déroutants, inquiétants, fascinants quelquefois, mais le plus souvent épuisants, qui sont vécus par leurs parents comme une énigmatique malédiction, ont un nom : on les appelle les autistes.
Prouesses
Pendant très longtemps (durant tout le temps de la découverte freudienne), on a confondu l’autisme avec la psychose infantile ou l’arriération mentale, mais la détermination d’une identité psychique propre, accomplie au début des années 1940, n’a fait qu’épaissir le mystère qui pesait sur les enfants relevant de ce registre. Force a été en effet de reconnaître à ces petits êtres, enfouis sous une carapace d’indifférence, de terreur ou de fureur, des qualités de sensibilité insoupçonnées et des capacités intellectuelles ou artistiques incompréhensibles. C’est ainsi qu’une petite fille, qui apparaissait perdue depuis toujours dans un monde hors du monde où nul ne semblait pouvoir l’atteindre, eut un jour une conduite extraordinaire : elle s’installa au piano de la maison familiale et improvisa un morceau que sa mère, survenue à l’improviste, attribua à Beethoven.
La mémoire exceptionnelle de ces enfants est une autre caractéristique inexpliquée de leur personnalité. Le jeune Peter, revu par sa thérapeute des années après sa période de prise en charge, était ainsi capable de lui dire avec précision la couleur de la robe qu’elle portait tel ou tel jour. D’autres performances sont plus étonnantes encore, car elles semblent attester de véritables facultés de composition et de raisonnement. Peter, par exemple, bat tout le monde au Scrabble et réussit tous les mots croisés du Times, comme de n’importe quel journal, et à toute vitesse. Et que dire de Stephen qui, après être resté debout pendant un quart d’heure devant un motif (un immeuble, par exemple), semblant le surveiller plutôt que l’observer, sera capable plus tard de le dessiner de tête avec une précision absolue ?
Tous ces traits de caractère composent le tableau insolite d’une entité clinique longtemps méconnue et qui reste aujourd’hui encore un objet de désaccord, voire de discorde pour les spécialistes, partagés aussi bien sur les origines et la nature de cette affection que sur les soins appropriés à la prise en charge de ces enfants d’un autre monde.
La querelle de l’autisme
Découverte et éclipse d’une pathologie de l’enfant
Le terme d’autisme est devenu en effet aujourd’hui un de ces mots-brûlots qui alarment les politiques, mobilisent les médias et médiatisent les soignants. Que cette très lourde pathologie soit devenue un fait de société suffit à indiquer qu’elle occupe une place tout à fait singulière parmi les troubles de la santé mentale. Depuis plus d’un demi-siècle, défiant la science, l’énigme que pose cette affection de l’enfant divise les thérapeutes dans un climat de guerre de religions. L’impuissance jusqu’ici avouée de la médecine et de la biologie à établir une étiologie assurée de cette « maladie » a réduit, à ce jour, au rang de pétition de principe l’hypothèse d’une causalité génétique, laissant du même coup le champ libre à la flambée des croyances avec leur halo de certitudes contradictoires, d’exclusions sans appel, de polémiques vaines et de haines irraisonnées2. L’historique de cette impasse mérite d’être rappelé.
Durant les années qui suivirent son identification en 1943, par le pédopsychiatre américain Leo Kanner, en tant qu’entité clinique spécifique, l’autisme fut d’abord considéré par les cliniciens, au premier rang desquels Kanner lui-même, comme une position de retrait de toute communication prise par certains enfants en réponse à un accueil manqué à leur venue au monde3. Au nom de quoi de nombreux thérapeutes, inspirés par la psychanalyse, anglo-saxons pour la plupart, entreprirent de reconstituer pour ces petits patients un espace relationnel de suppléance susceptible de leur permettre de nouer un lien nouveau avec un autre élu (le médecin ou l’éducateur en l’occurrence), qui serait à même de les rattacher à la vie. Telle fut la première conception « humaniste » de l’autisme, inscrite dans les années de l’après-guerre, en un temps où l’essor de la pensée et des idéaux tirait sa force des angoisses et des souffrances que les hommes venaient collectivement d’éprouver4. En deux générations, le sujet de la science, c’est-à-dire le sujet humain devenu objet de la science, remplaça l’homme des passions de l’âme, hérité de la tradition classique, qui se trouva par cette mutation déchargé du poids de son histoire en même temps que d’une importune et inutile liberté.
Dans ce nouveau monde, né d’un nouveau savoir, l’autisme changea de statut : il devint un « handicap » de nature biologique, supposé affecter les circuits neuronaux responsables dans le cerveau du traitement de l’information, handicap dont la génétique, un jour, déterminerait assurément la spécificité, mais qu’on pouvait dès à présent réduire grâce à des techniques de rééducation mises au point par les sciences de la connaissance et du comportement, héritières de l’éthologie animale. En mettant une causalité organique à la place de la causalité psychique, la représentation de l’autisme comme déficit produisit un bénéfice secondaire qui l’accrédita dans les esprits plus sûrement que ne l’eût fait la démonstration scientifique la mieux établie : elle dégagea les parents de toute responsabilité dans le coup du destin qui, en frappant leur enfant, les avait frappés eux-mêmes en retour.
Les débats autour de la culpabilité parentale
Les débats autour de l’autisme ont été en effet compliqués, amplifiés et faussés par la question interférente de la culpabilité des parents, cristallisée par la publication du célèbre ouvrage de Bruno Bettelheim, La Forteresse vide. Dans ce texte, destiné à devenir un best-seller, le célèbre analyste avançait en 1967 une thèse abrupte qui allait provoquer une levée de boucliers : « Tout au long de ce livre, écrivait-il, je soutiens que le facteur qui précipite l’enfant dans l’autisme infantile est le désir de ses parents qu’il n’existe pas5. » En fait, la guerre annoncée allait éclater sur un malentendu.
La sentence de Bettelheim tire en effet son sens du contexte des trois cures présentées dans son livre, qui avaient donné lieu à des décisions de retrait de leur enfant par les parents, ressenties par les soignants comme une atteinte à leur entreprise thérapeutique. Mais une fois dégagé de ce conflit de personnes, aujourd’hui obsolète, le texte de Bettelheim apparaît bien loin du manifeste antiparents incriminé à l’époque, ainsi qu’en témoignent plusieurs pages sans équivoque : « Aucune mère, lit-on par exemple, ne peut s’adapter complètement aux besoins de son nourrisson, de même qu’ultérieurement elle ne peut pas s’adapter parfaitement au fur et à mesure que son nourrisson s’adapte à elle et au monde. Il y aura toujours des moments où la meilleure et la plus sensible des mères s’attendra à trop de la part de son nourrisson, et d’autres moments, ou d’autres situations, où elle s’attendra à trop peu. » Sur quoi cet auteur conclut, avec une bienveillance et un humour qui s’accordent mal avec la figure du procureur si souvent dénoncée : « Je mettrai ici en garde contre le mythe de la mère parfaite et généreuse que nous aurions tous aimé avoir. Les saints sont peut-être très demandés au paradis, mais ils font rarement de bons parents. Du moins nous n’entendons guère dire qu’ils aient eu des enfants ou qu’ils les aient bien élevés6. »
Une telle ironie fait justice des attaques menées contre cet auteur et, au-delà de sa personne, contre la psychanalyse. Du coup se trouve remise sur le tapis l’épineuse question de la cause.
Le fantôme de la cause
Quand on considère les histoires d’enfants autistes rapportées par certaines mères, on est frappé par les qualités d’intelligence des intéressées, ainsi que par la sensibilité d’écoute des pères ou la générosité affectueuse des frères et des sœurs. Les récits de Clara Park, Judy Barron, Françoise Lefèvre ou Thérèse Firino-Martell, touchants de simplicité et de sincérité pudique, brossent ainsi le tableau de différents foyers paisibles et harmonieux, rendant invraisemblable la thèse qui associerait l’autisme à un milieu familial défavorable à l’accueil de l’enfant : « Nous habitons une grande maison au sein d’une communauté homogène, écrit ainsi Clara Park, où nos voisins sont nos amis, où de vastes pelouses s’étendent sans interruption d’un jardin à l’autre, où les enfants peuvent errer en sécurité – un rêve de magazine féminin qui se trouve être vrai7. » Objectera-t-on alors, retournant l’argument, que c’est peut-être paradoxalement l’exemplarité de ces familles qui est en cause, en rappelant que Kanner avait d’ailleurs perçu d’emblée ce trait, quand il avait indiqué que la bonne éducation et le haut niveau d’instruction étaient des caractères souvent relevés chez les parents d’enfants autistes.
Dans le cas d’Elly Park, par exemple, la question se pose de savoir si la petite fille n’arriva pas comme un visiteur imprévu et importun dans cette famille idyllique, déjà comblée d’enfants d’« une beauté rose et or qui semblaient appartenir plus aux illustrations d’un vieux livre de contes qu’au monde réel8 ». Que dans cet espace saturé de bonheur Elly n’ait eu guère de place, c’est ce que pourrait laisser penser, en dehors d’autres éléments9, la discussion autour du prénom de la nouvelle venue, vainement soutenu au sein de la famille pendant trois jours : « Alors la petite boule resta sans nom, tandis que nous cherchions à concilier tout le monde. Finalement, nous trouvâmes un compromis accepté par tous, mais qui ne satisfaisait pleinement aucun d’entre nous10. »
En réalité, au-delà des constructions échafaudées dans l’après-coup et, à ce titre, toujours un peu artificielles, le bon sens conseille de laisser dans les ténèbres le fantôme de la cause et de renoncer à percer les « insondables décisions de l’être » qui supportent le destin des enfants autistes. Il est assurément plus pertinent, pour qui pénètre dans ce no man’s land déconcertant, de chercher à comprendre ce qui reste à portée immédiate de main : les effets observables et peut-être modifiables de ces décisions – projet tombé aujourd’hui, nous allons voir pourquoi, dans l’oubli.
Les conséquences d’un malentendu
Avec le recul qui nous est donné, il apparaît aujourd’hui que, si le livre de Bruno Bettelheim a marqué un tournant dans la prise en charge des enfants autistes, il a malencontreusement accrédité l’idée que face à cette affection la psychanalyse n’avait qu’un dogme : la « maladie » de l’enfant répondait au désir de mort déclaré ou refoulé des parents. Cette opinion eut pour effet, nous l’avons déjà dit, de provoquer un rejet massif de l’approche freudienne chez ceux qui avaient le sentiment d’être ainsi outragés dans leur douleur. Dans un réflexe naturel et légitime de défense, les intéressés rallièrent alors la thèse organiciste qui, en restituant l’autisme parmi les maladies ordinaires, avait au moins le mérite de faire de leur tragédie un malheur banal, comparable à d’autres, et donc partageable. Le nouveau mode de représentation des choses plaçait de fait les parents devant un mal qui pouvait être désormais nommé et explicité, dont la science établirait un jour l’origine et qu’ils pouvaient dès à présent combattre aux côtés des soignants et des médecins, alors que, jusque-là, ils avaient le sentiment d’être rejetés par les spécialistes comme cause première des troubles de leur enfant. En réalité, à l’envers des espoirs mis en elle, cette conception devait avoir pour résultat de redoubler l’enfermement des autistes.
En effet, la croyance généralisée des médecins, des médias et du grand public dans le caractère scientifique de l’hypothèse organogénétique dissimulait, sous le masque d’une confiance affirmée dans les progrès à venir de la science, une perte de foi dans l’enfant. En marquant par avance les autistes du signe d’un déficit supposé, la thèse organiciste prononçait de fait à leur encontre un verdict où la fatalité biologique, avatar de la Moira antique, les dépossédait par avance de leur histoire et de leur liberté. S’opposant à cette forme d’invalidation et d’exclusion, la psychanalyse a maintenu la volonté d’appréhender cette position subjective comme une figure à part entière de l’humaine condition.
C’est au nom de ce principe que, vers la fin des années 1960, de l’autre côté de l’Atlantique, une nouvelle génération de soignants, succédant à celle de Bettelheim, reprit le combat, animée par la conviction qu’il y avait un enfant vivant prisonnier dans la gangue de silence et de repli qui le retenait, jusqu’au jour où des éléments nouveaux sont venus confirmer la justesse de cette position.
Du nouveau sur l’autisme
Prenant la relève des travaux des spécialistes, plusieurs sortes de documents inédits ont en effet, au cours des deux dernières décennies, renouvelé et approfondi notre connaissance de l’autisme. D’abord le témoignage déjà évoqué de certaines mères, dont la sensibilité exacerbée par le coup qui les avait frappées leur avait permis de percevoir avec acuité la signification des peurs et des défenses de leur enfant. Dans ce registre, les récits de Clara Park et de Françoise Lefèvre se détachent par leur fine intelligence des phénomènes cliniques11. Plus surprenantes encore apparaissent en second lieu les autobiographies produites par des patients adultes échappés, par un destin heureux, au chaos de l’autisme infantile et rapportant le récit de leur vie antérieure au pays des morts. Là aussi, deux individualités se distinguent : Temple Grandin, touchante de simplicité naïve, qui relate sans fioritures le quotidien effrayant d’un autisme ordinaire, et surtout Donna Williams, dont les deux chroniques excèdent le simple exposé de cas pour constituer une lecture spectrale des vécus d’une enfant autiste, révélant à chaque page des ouvertures lumineuses sur cette affection ainsi que sur les conditions de son émergence12. Il convient encore d’ajouter à ces deux sources d’informations le témoignage de certains poètes « voyants », à la fois élus et maudits, que le destin a conduits aux bords « du haut pays sans nom illuminé d’horreur et vide de tout sens13 », qui constitue le quotidien des enfants auxquels notre livre est consacré. Parmi ceux qui touchèrent à la terre brûlée de l’autisme, nous retiendrons au premier chef Henri Michaux, dont l’écriture enfiévrée éclaire de fulgurantes lueurs ce continent abandonné dans les ténèbres par la science.
Les textes des parents, des patients et des poètes ont bouleversé la conception traditionnelle des techniciens de l’autisme qui avaient, à un moment, défini de façon meurtrière cet état comme le « degré zéro de l’être humain14 ». À l’encontre de cette condamnation sans appel, les écrits inédits apparus ces dernières années ont établi au contraire que l’autisme présentait une subjectivité conservée dans un état sans doute embryonnaire mais qui, à l’instar du grain qui détient la virtualité et la promesse de la plante à venir, recelait en puissance les processus psychiques achevés qui président, dans la normalité, à la constitution de la réalité et de la personne. Par là, ces témoignages directs ont ainsi rejoint et conforté les convictions des premiers pionniers : « L’histoire de Laurie, écrivait en effet Bettelheim à propos d’une petite patiente à laquelle il était très attaché, démontre que, derrière l’inaction et le non-être de l’enfant autistique, sont enfouies une grande richesse intérieure latente et une structure mentale complexe. Les indices en sont souvent liminaires ou subliminaires, difficiles à détecter et encore plus difficiles à comprendre. Cependant, malgré ces difficultés, ne sous-estimons jamais la puissance de la détermination, ne désertons pas ceux qui, après avoir pesé la question “être ou ne pas être”, ont choisi de ne pas être15. »
La psychanalyse est aujourd’hui en mesure de fonder en raison ce qui n’a été longtemps que volonté déclarée et actes de foi dans les enfants autistes. La mise en tension des observations cliniques de l’école anglaise avec les élaborations théoriques de Freud permet en effet désormais de reconstituer les conditions qui déterminent la naissance de la subjectivité autistique et, au-delà de ce résultat (et ceci est une autre découverte capitale), celles qui président à l’introduction du sujet humain « normal » au langage.
L’apport de l’école anglaise de Melanie Klein
Les psychanalystes et les psychiatres de langue anglaise, disciples de Melanie Klein, rompus à la clinique de la psychose infantile, devaient de façon naturelle rencontrer celle de l’autisme, à partir de laquelle ils allaient mettre au jour les processus psychiques qui constituent la préhistoire de la psyché de l’homme16.
Wilfred Rupert Bion a ainsi établi qu’aux premiers temps de la vie le petit enfant n’est pas en mesure d’absorber avec son appareil psychique rudimentaire les excitations sensorielles et les vécus émotionnels auxquels il est exposé. La mère reçoit alors la charge de pallier l’incapacité du nourrisson en recueillant ces excitations et ces émotions pour les « digérer » par un travail de filtre appelé « rêverie », avant de les restituer au nouveau venu épurées et désormais assimilables. En cas de défaillance de sa part, l’enfant, désemparé et livré à une « terreur sans nom » (nameless dread), n’a pas d’autre choix que de se réfugier dans une position de retrait devant ce qui se présente à lui comme un réel inintégrable. Cette thèse rejoint certaines conceptions antérieures en mettant au principe de l’autisme une défaillance (et non pas un rejet) de la mère, avec ce corrélat décisif que la position de repli prise par l’enfant en réaction à cette carence doit être désormais considérée comme exprimant une subjectivité en acte17. C’est ce nouveau mode de représentation des choses qu’expose un autre clinicien d’exception, Donald Meltzer, dans la définition qu’il propose de l’autisme.
« L’autisme, écrit ce thérapeute, est un type de retard du développement qui frappe des enfants d’intelligence élevée, de naturel gentil et de sensibilité émotionnelle vive, quand ils ont à faire face, dans la première année de leur vie, à des états dépressifs chez la personne maternante. » Et cet auteur de déplier alors les conséquences de cette défaillance de l’Autre : « La réponse [de ces enfants] à ce retrait est drastique : [...] ils démantèlent leur moi en ses capacités perceptuelles séparées : le voir, le toucher, l’entendre, le sentir, etc. ; et par là même, partant d’un objet de type “sens commun” [concept forgé par Bion], le réduisent en une multiplicité d’événements unisensoriels dans lesquels animé et inanimé deviennent indistinguables. » Ce qui conduit in fine à un diagnostic novateur : « Lorsque le moi est réunifié par un objet attirant, la perception des objets se ré-intègre du même coup. Pour cette raison l’état autistique proprement dit est éminemment réversible d’une façon instantanée et ne constitue pas une maladie mais est plutôt l’équivalent d’une stupeur induite18. » Ainsi étaient posées les bases d’une recherche féconde et généreuse qui ne réalisa pourtant pas toutes les promesses que l’on était en droit d’attendre d’elle, en raison du destin singulier de la psychanalyse dans les pays marqués par la figure emblématique de Melanie Klein.
Tustin et Meltzer avec Freud
L’œuvre de Melanie Klein, que Lacan, en référence à son investigation fantasmatique du corps, appelait une « tripière de génie », est en effet affectée par une contradiction originelle : forgée au creuset de la pensée de Freud, elle révèle, en sens inverse, comment son auteur, pionnière solitaire du continent inexploré des troubles psychiques de la petite enfance, a dû dresser ses propres cartes, à partir de ses propres repères, pour se reconnaître dans les nouveaux espaces qui s’ouvraient à elle. En conséquence, ses avancées cliniques les plus pénétrantes se présentent ordinairement en rupture avec les principes de Freud, sous la forme de figurations imaginaires arrêtées au bord d’une véritable conceptualisation. Et c’est ce destin qu’elle laissa en héritage à ses élèves, limitant par là la portée de leurs inventions cliniques.
Aujourd’hui il apparaît possible de reformuler de façon plus rigoureuse, c’est-à-dire dans les termes de la théorisation freudienne, certaines propositions essentielles des psychanalystes kleiniens : l’« objet sensuel » déterminé par Esther Bick, l’« objet transitionnel » identifié par Winnicott, le « trou noir » de la psyché ou les « formes » et objets autistiques élaborés par Frances Tustin, ou encore le « démantèlement du moi » avancé par Donald Meltzer. Une fois intégrées dans une théorie générale du langage, ces notions prennent toute leur dimension et tout leur sens.
Sous l’éclairage freudien et kleinien, l’autisme, débarrassé des étiquettes surannées d’arriération mentale et de psychose infantile, présente alors le tableau d’enfants arrêtés sur le seuil du langage au stade de l’inscription des premiers marquages sensitifs qui s’effectue aux temps primordiaux de la vie. Avec la mise au jour de ce premier stade scriptural apparaît un mode primitif d’organisation de l’appareil psychique, antérieur et préparatoire à celui où se constituent les phénomènes perceptifs identifiés par Freud, mode que les thérapeutes kleiniens avaient reconnu, mais sans déterminer clairement sa nature de socle archaïque de la psyché. Considérés sous ce nouveau jour, les enfants autistes donnent ainsi à voir des sujets qui sont restés pris dans ce socle, à l’image des célèbres Esclaves de Michel-Ange laissés inachevés, que l’on découvre à l’Académie de Florence captifs du marbre pour l’éternité.
Repensé à la lumière de la psychanalyse, l’autisme traduit alors une position subjective pathétique dans laquelle il faut voir une des formes d’expression authentiques de la liberté de l’homme. Il exprime en effet le refus primordial que le sujet du langage peut être amené à opposer à la nécessité de la vie (Not des Lebens, disait Freud), quand celle-ci vient lui signifier la première emprise de l’Autre symbolique19, qui prétend le contraindre à entrer dans l’espace des représentations (la logique de cette opération sera éclairée dans les pages qui vont suivre). À travers le rejet qu’il manifeste, l’autisme éclaire alors du même coup le premier temps de l’introduction ordinaire de l’homme au langage, dans la mesure où les phénomènes qu’il présente mettent à découvert les processus qui, à l’orée de la vie, président chez chacun à la naissance de la subjectivité. À ce titre, la clinique de l’autisme, au-delà de la tragédie de l’enfermement qu’elle révèle, produit la pièce capitale qui manquait jusqu’ici à la psychanalyse pour rendre compte du destin du sujet humain pris, selon la formule de Freud, entre Logos et Ananké – entre raison et nécessité.
1 L’histoire singulière des enfants évoqués ici sera reprise dans le cours du livre.
2 La recherche neurologique ou génétique présente aujourd’hui une voie ouverte dans le domaine de l’étiologie de l’autisme. De ce point de vue, la détermination relativement récente du syndrome de l’X fragile chez quelques enfants relevant de ce registre est un jalon (encore discret) sur cette route. Si ces attentes devaient être un jour confirmées, resterait encore à savoir s’il faut escompter des sciences biologiques qu’elles déterminent véritablement la « cause » de l’autisme ou seulement une prédisposition, un terrain favorable au développement de cette affection, qui ne remettrait pas fondamentalement en question les facteurs psychologiques et environnementaux. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la position de raison sur ce sujet nous apparaît être celle qu’avait retenue Freud à la fin de sa vie à l’endroit des névroses et des psychoses. Le père de la psychanalyse écrivait ainsi dans l’Abrégé (1938) qu’il n’était pas exclu qu’on établisse dans le futur que ces troubles psychiques étaient imputables à une altération de la chimie du cerveau (c’était la conception scientifique de son temps), qu’on pourrait peut-être alors corriger. Mais en attendant, ajoutait-il, la psychanalyse devait s’appliquer à comprendre les processus à l’œuvre dans les phénomènes pathologiques présentés par la clinique, afin d’assurer la prise en charge des patients concernés et de soulager leurs souffrances autant que possible.
3 Indiquons ici la distinction à maintenir entre les deux types d’autisme reconnus par la clinique. À côté de l’autisme infantile précoce, identifié par Leo Kanner, Hans Asperger, dans un article contemporain, présenta une autre forme de cette affection, établie à partir d’un échantillon différent de patients, qui s’écarte notablement de celle proposée par son collègue. Asperger remarqua en effet qu’il pouvait arriver que, dans le cours de l’évolution des sujets observés, la personnalité et les facultés de certains d’entre eux se soient développées. Ce qui lui fit avancer que le concept d’autisme pouvait recouvrir plusieurs niveaux de capacité jusqu’à ces sujets qu’on appelle autistes savants, capables de mémoriser l’annuaire téléphonique ou d’accomplir de tête des calculs compliqués, à l’instar du célèbre Rain Man – autant de performances dont nous rendrons compte dans le cours de ce livre : cf. Leo Kanner, « Autistic Disturbances of Affective Contact », in Nervous Child, 1942-1943, 2, 3, p. 217-230 (traduction française in Gérard Berquez, L’Autisme infantile, Paris, PUF, 1983) et Hans Asperger, Die Autistischen Psychopathen in Kindesalter, 1944 (traduction anglaise in Uta Frith, Autism and Asperger Syndrome, Cambridge University Press, 1991).
4 Bruno Bettelheim, que nous allons retrouver dans un instant, met ainsi en relation la condition des enfants autistes avec l’enfermement psychique qu’il avait pu observer chez ses compagnons déportés dans les camps nazis.
5 Bruno Bettelheim, La Forteresse vide, Paris, Gallimard, 1969 [1967], p. 171.
6 Bruno Bettelheim, op. cit., p. 49.
7 Clara Park, Histoire d’Elly. Le siège, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 22.
8 Clara Park, op. cit., p. 24.
9 Par exemple, le désir contrarié d’une mère qui, désireuse de reprendre une activité professionnelle interrompue pour élever ses premiers enfants, avait tourné la page sur ses maternités, contrariété par ailleurs renforcée par la frustration représentée par la naissance d’une petite fille, vécue comme meurtre du garçon attendu dans sa tête : « Jusqu’à ce qu’on me supprime mon petit garçon, je ne m’étais pas rendu compte de la déception que me causerait une fille. »
10 Clara Park, Histoire d’Elly, op. cit., p. 27.
11 Françoise Lefèvre, Le Petit Prince cannibale, Paris, J’ai lu, 1991.
12 Temple Grandin, Ma vie d’autiste (Paris, Odile Jacob, 1994) et Penser en images (Paris, Odile Jacob, 1997) ; Donna Williams, Si on me touche, je n’existe plus (Paris, J’ai lu, 1993) et Quelqu’un, quelque part (Paris, J’ai lu, 1996). Citons encore le témoignage de Birger Sellin, Une âme prisonnière (Paris, Robert Laffont, 1994) et La Solitude du déserteur (Paris, Robert Laffont, 1998).
13 Saint-John Perse, « Vents », IV, 2, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 235.
14 Michel Sylvestre, « L’autisme infantile », in L’Autisme, numéro spécial du Bulletin du Groupe Petite Enfance, no 10, p. 9.
15 Bruno Bettelheim, La Forteresse vide, op. cit., p. 198-199.
16 Dans ce livre, nous aurons également l’occasion de faire état des découvertes fondamentales du maître que fut Winnicott et de la pionnière d’exception que fut Esther Bick ; l’enseignement essentiellement oral de cette dernière l’a laissée quelque peu dans l’ombre, remarque qui vaut également pour Geneviève Haag, dont on regrettera que les articles dispersés n’aient pas été recueillis dans un volume d’ensemble.
17 Constat étayé par le fait qu’on ne saurait exclure que l’enfant participe à son propre naufrage en raison d’une incapacité à recueillir le produit de la « digestion » maternelle.
18 Donald Meltzer et alii, Explorations dans le monde de l’autisme, Paris, Payot, 1984, p. 212. C’est nous qui soulignons.
19 Au cours de ce livre, nous retiendrons le mot « symbolique », en position de substantif ou d’adjectif, au sens établi par Lacan pour désigner un espace, un objet ou un sujet affectés par un processus de perte. Suivant la même logique, le mot « symbolisation » désignera l’opération qui fait passer un objet ou un sujet dans un registre symbolique. Pris en cette acception, le symbolique ne saurait donc être, en aucune façon, confondu avec la symbolique reconnue par les herméneutiques.