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LE « TROU NOIR » DE LA PSYCHÉ
Archéologie du sujet du langage
La préhistoire oubliée du sujet humain
Les travaux accomplis dans le champ de l’autisme par les thérapeutes anglo-saxons, héritiers de Melanie Klein et de Donald Winnicott, ont mis en évidence plusieurs phénomènes cliniques dont l’interprétation a permis de renouveler la connaissance des pathologies infantiles. Au-delà de ces bénéfices thérapeutiques, ces avancées ont par ailleurs contribué à la compréhension plus générale de la naissance de l’humain au langage. De ce dernier point de vue, la genèse de l’autisme, reconstituée par Frances Tustin, apporte une illustration clinique aussi lumineuse qu’inattendue aux élaborations théoriques produites par Freud plusieurs décennies plus tôt, dans lesquelles le père de la psychanalyse exposait les modalités d’introduction de celui qu’il appelait l’« enfant de l’homme » à l’espace des représentations, constitutif de la réalité psychique ordinaire. Mais les effets de cette rencontre, effectuée par-delà les années, ne se limitent pas à une vérification apportée après coup aux thèses fondatrices de la psychanalyse. Aujourd’hui, à la lumière des concepts freudiens, les constructions élaborées sur le terrain par les thérapeutes modernes sont en passe de recevoir un développement et une cohérence susceptibles de leur conférer une portée nouvelle, plus étendue quelquefois que celle que les cliniciens avaient eux-mêmes perçue sur le moment.
Considérée sous ces feux croisés, la clinique de l’autisme permet d’établir les relations primordiales de l’homme au langage. À ce titre, elle constitue le terrain qui détient enfoui le socle archaïque de la subjectivité, dont la mise au jour doit apporter à l’édifice théorique de la psychanalyse les fondations qui lui ont jusqu’ici manqué. Dans ce projet, une place capitale est tenue par une pièce particulière : le « trou noir de la psyché », déterminé par Frances Tustin, que nous introduirons par une référence littéraire inédite en psychanalyse.
Le « trou noir de la psyché »
Le poète Henri Michaux parle de lui en ces termes : « JE SUIS NÉ TROUÉ. / Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine / mais il y souffle un vent terrible / [...] Et ce n’est qu’un vent, un vide. » Et de livrer le constat qui détient le secret de sa vie : « Je me suis bâti sur une colonne absente1 », avant d’éclairer cette malédiction d’une explication lucide et désespérée : « Quoique ce trou soit profond il n’a aucune forme / Les mots ne le trouvent pas, / barbotent autour2. » C’est cette condition de détresse que donnent à voir les enfants autistes.
Portés par un même questionnement clinique, les thérapeutes anglo-saxons – Winnicott en premier lieu, puis Margaret Mahler – ont été très tôt sensibles à la présence de ce « trou » au cœur de la psyché des enfants psychotiques et autistes qu’ils avaient pris en charge3. C’est néanmoins Frances Tustin qui, en approfondissant et formalisant les intuitions de ces grands pionniers, a laissé son nom attaché à ce motif : « Dans le travail [avec les autistes], écrit-elle, la compréhension de ce que plusieurs enfants psychotiques ont appelé le “trou noir” et le “gouffre profond” est absolument fondamentale. » Et de commenter cette affirmation en précisant que « c’est [par ces termes] que, plus tard, ces enfants décrivent [eux-mêmes] le “non-moi” inconnu, né de l’expérience infantile traumatique de séparation corporelle d’avec la mère4 », séparation vécue, précise-t-elle encore, comme « une perte [éprouvée] à un stade où la sensation dominait ». Ce tableau liminaire achevé, Tustin complète la présentation de cette découverte en reconstituant, dans une page que nous avons déjà citée, les processus psychiques à l’œuvre à ce moment initial, décisif pour l’avenir du sujet.
« [L’enfant] a eu l’impression que sa bouche perdait un bouquet de sensations excitantes : une expérience sensuelle qui était “là” et lui semblait acquise, soudain n’était “plus là”5 », vécu terrifiant, explique-t-elle, car le nourrisson éprouve, dans ces moments, que « certains aspects de sa propre bouche [...] disparaissaient en même temps que la mère et le sein6 ». La conséquence finale est que « du fait de cette sensation de “perte” l’enfant a l’impression d’avoir [désormais en lui] un trou là où se trouvait le bouquet de sensations autistiques7 ». Dans sa détresse, il va alors tenter de colmater la brèche ressentie dans son corps avec un objet qui sera tenu par lui comme un « trésor » et défendu avec acharnement, puisque c’est de celui-ci à présent que dépend l’intégrité de son être au monde. Tustin identifie ce trésor, nous l’avons vu, comme étant « la langue dans la bouche, les fèces dans l’anus, la nourriture dans l’estomac, ou bien encore la sensation que donne [à l’intéressé] une petite voiture cachée dans le creux de [sa] main8 ». La conclusion du processus sera atteinte lorsque va s’imposer à l’enfant que « le “trou noir” ne peut être rempli par ces “objets autistiques”9 », si bien que ce qui n’était au départ que le « trou de la déconnexion » (séparation d’avec la mère) devient un « trou noir effacé de la conscience du sujet », ainsi qu’il advient normalement aux « vilaines choses quand elles ont été brûlées »10.
Ainsi reconstitué, ce processus établit que l’autisme présente une position subjective atypique. D’un côté, il atteste en effet que l’enfant, marqué par sa destinée, trouve à l’origine son fondement dans une expérience sensuelle de perte de soi, et se constitue comme sujet à partir de et en réaction à ce premier vécu sensitif. Il faut encore ajouter qu’il accomplit cette opération double en s’efforçant de retrouver son vécu originel grâce à un morceau de corps (langue, fèces, nourriture – ou un objet tenant lieu de ces éléments), lequel se présente ainsi comme une sorte de substitut élémentaire. Mais, en regard de cette opération que l’on pourrait être tenté, non sans quelque raison, de qualifier du terme lacanien de symbolique, la langue, les fèces, la nourriture, etc., appelés comme « trésor » à la place du « bouquet sensitif » primitif, témoignent inversement, sur un mode paradoxal, qu’en dépit de leur statut « représentatif » la symbolisation attendue du corps et du monde n’a pas eu lieu.
Pour mieux cerner cette position ambiguë, nous transposerons dans les termes de la théorie freudienne ce qui se présente chez Frances Tustin comme une construction, sans doute remarquable de par la perception clinique qu’elle exprime, mais qui reste toutefois, en raison du défaut de substrat conceptuel qui l’affecte, incapable de rendre compte sur le fond des phénomènes observés.
Les deux temps fondateurs du sujet : la « séparation » et la « réunion »
Dans la synthèse théorique qu’il élabore en 1915, Freud reconstitue l’émergence hors du réel du sujet du langage. Il envisage ainsi comment ce sujet, pris à l’origine dans la plénitude de l’être, est amputé d’une part essentielle de lui-même à la suite d’une « expulsion hors du moi » du déplaisir (Unlust) produit par les besoins vitaux élémentaires. La faim fournit le modèle de ce procès : dans ce registre, l’objet spécifique (le sein), qui apporte un apaisement provisoire de la tension désagréable, s’avoue en revanche incapable d’étancher la source du besoin, laquelle va, par la répétition de cette expérience d’échec, créer chez le nourrisson un cœur de déplaisir irréductible, ressenti comme un noyau inassimilable et hostile, enkysté dans son être : le « reste étranger » (fremder Rest) – « reste », parce que l’opération avoue qu’elle n’a pas réussi à éradiquer tout le mauvais ; « étranger », parce que le sujet ne reconnaît pas comme sien ce foyer douloureux en lui-même11. Dix ans plus tard, Freud précise les modalités de cette opération qu’il dégage de son contexte biologique, en indiquant que l’être parlant se constitue, aux temps originaires, selon une dialectique qui consiste en une incorporation du bon, solidaire d’une expulsion du mauvais, ces deux actions étant accomplies comme faits de langage (ab- et zusprechen, dit-il en employant un verbe qui contient dans sa racine le mot Sprache, parole)12.
Ainsi le « jugement d’attribution » (c’est le nom donné à cette opération) comprend-il deux temps logiques : 1) un premier temps de « séparation », qui établit la partition entre le bon incorporé et le mauvais expulsé, 2) un second temps de « réunion » qui, sur le constat dressé par le sujet de l’impossibilité d’incorporer tout le bon et de rejeter tout le mauvais, noue ensemble le bon et le mauvais, posant ainsi le principe fondateur de la santé psychique de l’homme : le principe du « pas-sans ».
Le principe du « pas-sans »
La problématique freudienne n’a jamais profondément retenu l’attention des analystes, en dehors du débat qui eut lieu au début des années 1950 entre Jean Hyppolite et Jacques Lacan. Au cours de cet échange, considérant l’opération d’expulsion originelle (Ausstossung), la lecture attentive du philosophe fit ressortir que toute négation (l’expulsion en est la matrice) supposait comme condition une affirmation préalable (Bejahung). D’où le psychanalyste tira, à son tour, la conclusion féconde qui marqua un moment de son enseignement : la psychose trouve son origine dans un défaut du stade affirmatif (« Il y a à l’origine Bejahung, c’est-à-dire affirmation de ce qui est, ou Verwerfung [rejet]13 »). Un demi-siècle plus tard, la clinique de l’autisme invite à rouvrir le débat, en insistant sur le fait que les processus d’expulsion et d’incorporation mettent en jeu le couple antinomique du mauvais et du bon, et que c’est dans le cadre de cette opposition qu’il convient de poser la question de la réponse que l’enfant, au seuil de l’existence, est appelé à donner à la vie et à la mort. Cette prise en compte oblige à reconsidérer l’hypothèse du primat donné à l’affirmation comme condition de mise en place de la dynamique subjective.
L’expulsion primordiale exprimée par le premier cri du nouveau-né se présente comme une mise au-dehors d’air, qui est secondaire puisqu’elle postule comme condition nécessaire une prise d’air antérieure. De fait, un enfant qui, en réponse à la tape de la sage-femme dans son dos, entrerait dans le monde en expirant suffoquerait immédiatement. Ainsi l’acceptation (Bejahung) apparaît-elle bien, dans un premier temps, comme le pensait Hyppolite, antécédente à l’expulsion (Ausstossung). Mais une réflexion plus fine révèle qu’aborder ce processus en se posant la question de l’antériorité d’une opération sur l’autre conduit sans doute à méconnaître un principe essentiel, que la tradition chinoise exprime depuis toujours en disant que l’expulsion du qi (souffle primordial) traduit l’acceptation et la réception du monde. Paraphrasant le célèbre chapitre XLII du Livre de la voie et de la vertu de Lao-tseu, François Cheng écrit ainsi : « Le Tao d’origine est conçu comme le vide suprême d’où émane l’Un qui n’est autre que le souffle primordial. Celui-ci engendre le Deux, incarné par les deux souffles vitaux que sont le Yin et le Yang, lesquels par leur interaction régissent et animent les Dix mille êtres14. »
Dans la ligne de cet adage, l’enfant, au temps originel, échappe ainsi à l’étouffement en s’ouvrant au monde : il expulse un mauvais premier par un oui qui est une incorporation ; au moment où il chasse le mauvais (la sensation de suffocation), l’air rentre ; s’il n’a pas ce réflexe, il meurt. Il n’y a donc pas antériorité de l’expulsion sur l’incorporation, ni de l’incorporation sur l’expulsion : il y a un nouage dialectique entre les deux opérations, une coappartenance du oui et du non qui fonde le principe essentiel du langage, celui de la solidarité des contraires : le principe du « pas-sans »15.
C’est ce principe qui est mis en échec dans l’autisme, ainsi que l’établit le fantasme fondamental de cette position subjective dégagé par Frances Tustin : « Et si le mauvais dévorait le bon... »
« Et si le mauvais dévorait le bon... »
Tustin interprète la peur d’anéantissement souvent exprimée par l’enfant autiste comme l’effet d’une lutte entre des contraires réifiés, qui se présentent dans l’espace phénoménologique de la cure comme des avatars de l’opposition primordiale bon/mauvais. Elle rappelle d’abord que cet enfant vit dans un univers de langage rudimentaire marqué par un premier mode de différence, produit par une opération primitive (avatar du jugement d’attribution), « où les contraires de la sensualité tactile – dur et doux, lumineux et obscur, grand et petit, plein et vide, gentil et méchant, etc. – sont ressentis comme en opposition entre eux ». Puis, sur ce principe, elle met en évidence le caractère précaire de cette discrimination que l’autiste ressent comme susceptible d’être en permanence annulée en raison de la lutte évoquée plus haut, dans laquelle les méchants l’emportent toujours sur les bons, menaçant ainsi de réduire le monde à un espace indifférencié où il n’y aurait plus que du mauvais : « Il a peur qu’une sensation ne détruise complètement la sensation opposée : que l’obscurité n’éteigne la luminosité, que la vacuité n’annihile la plénitude, que la grandeur n’écrase la petitesse, que la méchanceté n’empoisonne la gentillesse. » La conséquence finale, entrevue avec terreur, serait alors que lui-même au bout du compte soit anéanti : « Si les méchantes sensations annulent les gentilles, il a peur d’être transformé en un rien. Une telle catastrophe serait fatale : il n’y aurait aucun espoir de s’en relever16. »
Le premier temps fondateur déterminé par Freud (la « séparation ») apparaît donc bien avoir été engagé chez l’autiste, effectuant la première partition entre le bon et le mauvais. Mais ici, ce gain n’a pas été consolidé par suite du défaut de l’opération complémentaire de la « réunion », indispensable à l’accomplissement du processus, lequel se trouve du coup en danger d’être totalement invalidé de façon rétroactive. De fait, ce résultat catastrophique est atteint dans les cas les plus graves, ainsi que le montrent ces enfants qu’on voit – à l’instar de la petite Maryse, prise en charge par Jenny Aubry – dévorant de la terre, des objets en plastique ou des mégots de cigarettes et manifestant par là, aux yeux des soignants désemparés, que tout leur est bon – en fait, comme le disait Tustin, que le mauvais a dévoré le bon17. Comment rendre compte de ce destin désastreux ?
Le principe du « pas-sans » au fondement du langage
Aux temps primordiaux de la vie, en réponse au déplaisir causé par les excitations internes et externes venues rompre son état primordial d’indifférence, le sujet humain, en tant qu’être de langage, s’efforce d’expulser hors de lui le mauvais tout en consignant, dans le même geste, une contremarque de ce qu’il a rejeté : il échange du mauvais « réel » contre du bon représentatif. La Bejahung signifiante (introjection) est ainsi ce qui fait limite à l’expulsion première (Ausstossung) pour entériner le verdict signifiant à l’homme qu’il n’est pas possible de mettre dehors tout le mauvais et de prendre, en sens inverse, tout le bon pour revenir à l’état d’indifférence. Ce résultat aurait en effet pour conséquence, s’il se produisait, de faire sauter le nouage dialectique entre les deux opérations et d’abolir le sujet de deux façons opposées : en l’éradiquant avec ses racines ou en le pétrifiant dans son être. Se vérifie ainsi le principe capital du langage qu’il n’y a pas de bon sans mauvais, que le bon et le mauvais sont pris dans un nouage essentiel, qui ne saurait être délié sans entraîner la catastrophe subjective de l’intéressé. C’est ainsi que la Verwerfung freudienne (rejet), souvent mise au principe de la psychose, se présente comme une forclusion des premiers signes appelés dans la normalité comme contremarques du mauvais18. C’est cette carence que le père de la psychanalyse identifie en 1925 dans le négativisme, défini comme une négation non dialectisée par une affirmation et qui traduit, en conséquence de ce défaut, le déchaînement de la pulsion de mort coupée de la pulsion de vie, désintrication qui ne peut fatalement aboutir qu’à la mort psychique (et même quelquefois réelle) du sujet.
Ce principe fondateur de la théorie freudienne semble se présenter d’abord comme le reflet spéculaire inversé de la reconstitution clinique de Frances Tustin. Mais, très vite, l’analyse redresse cet effet de miroir et rétablit la solidarité logique des deux démarches.
Comment le sujet humain accède au symbolique
Tustin avec Freud
Le point de départ de la construction de la thérapeute anglaise se distingue de celui de l’élaboration freudienne dans la mesure où elle met au principe du devenir subjectif de l’enfant le bon perdu à la place du mauvais irréductible. Cette opposition est toutefois facile à lever quand on découvre qu’elle se retourne comme un gant.
Tustin appréhende le vécu subjectif de l’enfant autiste au moment où le « bouquet sensitif » primordial est perdu et où, par suite de la défaillance normale (structurale) du langage, cette perte se révèle impossible à compenser totalement par un substitut représentatif : le nourrissage est pour tout enfant le lieu d’une expérience au cours de laquelle il tente vainement de retrouver un état primitif de satisfaction parfaite perdue, laquelle n’est perçue comme telle – au titre d’une pure illusion – que de façon rétroactive, alors qu’elle n’a jamais existé. Jusqu’à ce point, l’autiste est soumis à la loi générale du langage, déterminée par Freud, qui édicte que l’objet primordial (le bouquet de sensations de Tustin) ne sera jamais recouvré ni compensé par le système représentatif, que toujours va rester un point d’insatisfaction qui n’aura pas de contrepartie dans le langage.
Ce principe est confirmé par les observations des cliniciens kleiniens, successeurs de Tustin. Commentant le travail psychique accompli par l’enfant pour fabriquer un substitut au sein primordial perdu, Geneviève Haag le compare ainsi à la fabrication par le forgeron d’une pièce de métal, destinée à s’adapter sur un cadre ou un châssis quelconque, qui ne s’ajusterait jamais parfaitement19. Ce qui signifie que l’objet représentatif fomenté par le langage ne coïncidera jamais bord à bord avec la place laissée vide par l’objet perdu : toujours restera comme reliquat de cette opération un espace interstitiel, échappé à la prise du sens, qui est la condition nécessaire dont dépend la naissance de la subjectivité. La leçon de la psychanalyse est ainsi que l’humain ne se constitue pas, comme le croit quelquefois une approche psychologisante, d’un fond primitif de sens qui lui serait délivré par l’Autre, mais d’un noyau de non-sens, réfractaire au discours, qui ouvre paradoxalement l’enfant à l’espace et au temps.
Ainsi, chez Tustin comme chez Freud, c’est le même point de non-recouvrement persistant entre l’être (l’objet, le bouquet) et le sens (la représentation) qui crée dans le sujet un cœur de non-moi irréductible, qui sera appréhendé dans les deux théories comme « reste hostile et étranger » (en écho à cette formule de Freud, Tustin parlait, on s’en souvient, du « trou noir » laissé par la disparition du bouquet primitif en termes de « non-moi inconnu »). Demeure alors la question de savoir comment, après avoir fait avec l’enfant normal ses premiers pas sur la voie du langage, l’autiste va se séparer de celui-ci en le laissant continuer seul le chemin.
Le destin de l’enfant autiste : la sortie de l’indifférence
Dès à présent, nous pouvons trouver un indice de cette différence de destin : tandis que chez l’enfant normal le noyau de déplaisir sombre dans un oubli sans retour pour constituer le fond originaire perdu de la subjectivité, dans l’autisme ce fond est là, présent sur la scène de la conscience, comme une menace terrifiante pour le sujet. En écho au poète Reverdy, évoquant le « ravin noir où tout s’efface20 », l’enfant perçoit cet abîme et l’évoque en termes de « trou noir » pourvu d’un « méchant piquant » (a black hole with a nasty prick), dont on comprend qu’il est l’avatar diabolique du « bouton rouge » merveilleux du mamelon qui ornait le bouquet sensitif délicieux des origines21.
La question est alors ouverte de savoir si « le trou noir et le nasty prick ont été vécus comme tels par le nourrisson, ainsi que se le demande Colette Chiland, ou s’ils apparaissent au moment d’un hatching, d’une éclosion hors de la coquille autistique au sein de la situation thérapeutique, comme une métaphore que le thérapeute et l’enfant construi[raient] ensemble [et] par laquelle ils interprét[eraient] rétrospectivement les premiers moments de la vie [en] donnant forme et formulation à l’informulé, informulable au temps où ils ont été vécus22 ». Validée de façon anticipée par Tustin, qui situe l’évocation du trou noir par les enfants à un temps avancé de la cure, cette seconde hypothèse permet d’expliquer l’apparition ultérieure de fantasmes plus élaborés, qui présentent des reprises et des déploiements de la vision primitive – tel « le gouffre sans fond, grouillant de monstres effrayants, décrit par Jacques Hochmann, [dans lequel l’enfant], attiré et terrorisé, redoute d’être précipité23 ».
Comment rendre compte de ce destin singulier ?
Genèse du trou noir
À cette question la psychanalyse répond en disant que l’homme, tel Sisyphe, est condamné à rapiécer indéfiniment avec du langage la perte d’être provoquée par l’effraction originelle. Les enfants autistes ont récusé, d’emblée, cette condition déchue : « Ces enfants, écrit Frances Tustin, attendent une impossible perfection et, quand on ne la leur donne pas, ils ont d’implacables griefs qui les empêchent de se servir de ce qui est à leur disposition24. » Voilà pourquoi, refusant de s’accommoder des compensations illusoires proposées par le système représentatif, ils vont ressentir l’impuissance structurale du langage à produire une représentation parfaite du bon comme un défaut réel, une béance ouverte dans l’univers, qui a laissé en contrecoup un « trou » creusé dans leur propre corps – celui qu’évoquait Henri Michaux, dont nous citions plus haut le témoignage. Et dans ce trou bouillonnent, comme emportés dans un maelström infernal, les sentiments les plus primaires : « Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance25. » La conséquence ultime est alors que le monde de l’enfant se réduit à l’abîme dévorant qu’évoque le poète dans la terreur et dans l’horreur : « Dans un grand vide qui se nourrit comme du sang, / c’est là que je vis26. » Tels sont les principes qui déterminent la position subjective de l’autisme, dont il convient maintenant de reconstituer la genèse.
À cette fin, nous considérerons d’abord le stade de l’indifférenciation primordiale avec la mère, postulé par les thérapeutes kleiniens, qui donne une consistance clinique à l’état d’indifférence que Freud avait, de son côté, au nom d’une nécessité logique, posé à l’origine du sujet du langage27.
Genèse du mauvais et du bon
Héritière des travaux de Charlotte Bühler et Margaret Mahler, Frances Tustin considère la situation symbiotique primitive avec la mère, éprouvée par l’enfant aux premiers temps de son existence, comme le prolongement de la vie prénatale : « La Grande Chute hors de l’état sublime de bienheureuse unité avec la “mère” qui, dans la toute petite enfance, occupe le centre – dominé par la sensation – de l’univers du nourrisson, chacun de nous en a fait l’expérience, écrit-elle. Et pourtant, chez certains individus, pour des raisons très diverses, différentes dans chaque cas, la désillusion de “retomber sur terre” après cette expérience d’extase a été tellement dure, tellement blessante, qu’elle a provoqué des réactions d’enfermement et de blocage28. » Partant de cette reconstitution, il est possible d’introduire une correction discrète, empruntée à la théorisation freudienne, qui précisera la position de l’enfant à ce moment primordial de la vie.
Au stade édénique mythique imaginé par Tustin, l’enfant baigne dans un bouquet de sensations que la thérapeute qualifie de bonnes, alors qu’elles ne sont en réalité que l’expression du maintien de l’homéostase. C’est la rupture de l’homéostase causée par les excitations (externes et internes) qui va introduire dans l’état primitif d’indifférence une première différence, établie sur un couple d’oppositions élémentaires qui ne prend corps qu’à ce moment : le bon et le mauvais. Le corrélat de ce principe est que le bon est ce qui émerge rétroactivement pour le nourrisson comme nostalgie de l’indifférence perdue : il faut qu’il y ait un retour en arrière qui vienne indiquer à l’enfant que l’homéostase originelle a été rompue pour qu’apparaisse chez lui la perception du bon, perception qui met par ailleurs en évidence que le mauvais, en tant que cause première et, en même temps, effectuation de la rupture de l’état d’indifférence, est paradoxalement ce qui permet l’avènement du bon comme tel. Sur la base de ce constat, il est possible de retracer comment l’enfant est introduit au temps suivant marqué par sa tentative de restauration du bon, immédiatement suivi par l’expérience de l’échec de cette tentative.
Dans sa volonté de rétablir le bon, l’enfant éprouve inévitablement en lui au niveau des excitations internes (faim, sentiment de froid, etc.) le point d’insatisfaction irréductible, que nous avons déjà reconnu, qu’il impute à l’impuissance de l’Autre : il ne parvient pas à mettre le mauvais dehors parce que l’Autre (dont la mère occupe la place) ne lui donne pas la contrepartie (représentative) toute-bonne de ce mauvais. Sur la perte consommée du tout-bon, l’enfant ne reçoit de la mère qu’un suffisamment bon, selon la formule célèbre de Winnicott, qui laisse en lui un reste de mauvais. Certaines conduites traduisent au niveau inconscient la pertinence de ce principe. Ainsi, lorsqu’elle demande au nourrisson de produire un rot après la tétée, la mère lui demande en fait d’expulser la part de mauvais comprise dans ce qu’elle vient de lui donner, part qui est imaginairement représentée sous la figure d’une ingestion d’air prise avec le lait, qui pourrait gêner la digestion ou étouffer l’enfant. Par là, la mère fait, sans le savoir, l’aveu que la tétée n’est pas toute-bonne, qu’elle est donc elle-même impuissante à donner le tout-bon à l’enfant. Et c’est en cela précisément qu’elle se présente comme « suffisamment bonne ».
Les deux « bouquets » tustiniens
Ce principe oblige à distinguer deux « bouquets » dans le mode de représentation retenu par Tustin pour figurer l’épreuve de séparation d’avec la mère : un bouquet primordial « parfait », qui correspond à l’état (fictif) d’indifférenciation originelle, et un second bouquet qui va se trouver « cassé » à la suite de la séparation. Cette rupture entraîne un état de détresse (de « sans secours », dit Freud) auquel l’enfant tente de parer avec les appareils de langage sommaires dont il dispose à cet âge et dont il va très vite éprouver les limites : quand, au cours de la série des tétées, la mère propose une nouvelle fois le sein à l’enfant, ce geste produit chez le nourrisson l’apparition d’un nouveau « bouquet » représentatif que l’observateur extérieur, porté par une conception idyllique des rapports mère-enfant, perçoit comme bon, sans soupçonner qu’à chaque fois il manque une fleur de plus au bouquet. Ainsi chaque bouquet représentatif est-il un rappel du bon, en même temps qu’une présentification du mauvais. C’est l’écart entre le bouquet primordial idéal (qui n’a jamais existé) et les bouquets représentatifs successifs, proposés par la réalité, qui va créer la matrice du mauvais irréductible, soustrait à la compensation représentative, donc réfractaire à l’échange.
Sans doute le nourrisson va-t-il tenter dans un premier temps de contourner ce verdict en produisant avec l’hallucination du sein une représentation placée sous son contrôle, chargée de restituer intégralement l’objet primordial. Mais l’échec avéré de cette tentative (car le sein halluciné n’apaise pas son mal-être) n’a finalement pour effet que de consacrer le caractère d’irréductiblité du mauvais qui, par un retournement imprévu, va marquer un progrès déterminant pour la constitution de la réalité psychique.
En effet, parce qu’il est incapable de faire passer au-dehors ce mauvais irréductible, l’enfant va le faire passer dans un dehors intérieur (le lieu du « reste étranger ») qui constituera la matrice non représentative de l’inconscient. Dans le même geste, l’opération qui accomplit ce « passage » présente la matrice du refoulement originaire, en posant dès ce temps primordial le principe du langage, tel qu’il sera plus tard effectif dans la normalité : sur l’impossibilité avérée d’étancher le mauvais, substituer à ce mauvais de bonnes illusions. La première effectuation de ce principe est réalisée, dans le cas d’un devenir non perturbé, par l’objet transitionnel de première génération dont l’apparition, suivant l’échec (et l’abandon) de l’hallucination, témoigne de l’introduction de l’enfant au registre représentatif, désormais chargé de suppléer à la perte de l’objet idéal perdu. La logique de ce processus peut ainsi être écrite sous la forme d’une séquence simple à trois termes :
Quelles sont les modalités d’effectuation de ce processus ? Quelle est la nature de l’accident intervenu au cours de cette opération dans l’autisme ? Telles sont les deux questions auxquelles nous allons tenter maintenant de répondre.
Refoulement et déni : le principe de l’autisme
Le principe de la perte
Le langage est l’expression de l’appel désespéré que l’enfant de l’homme adresse à l’Autre en tant que tel au moment de l’effraction primordiale pour donner du sens à sa première rencontre meurtrière avec le réel. La surprise est ici que l’impuissance (Versagung) de l’Autre à restituer à l’intéressé la part d’être perdue (le « bouquet » tustinien) va constituer la condition paradoxale de la vie.
La fiction freudienne de l’expérience d’apaisement (Befriedigungserlebnis), repensée à partir de la clinique de Winnicott et de Tustin, démontre que l’objet transitionnel de première génération (bout de drap, tesson chéri) vient, contrairement à une idée reçue, à la place du mauvais : cet objet n’est pas appelé en effet pour rétablir le « bouquet-là » primitif, comme se le représentent les conceptions psychologisantes naïves, mais pour apaiser par du suffisamment bon les excitations internes déplaisantes suscitées par la disparition du bouquet. Le morceau de lange vient ainsi à la place du bon-perdu (suscité par l’actuel bouquet-plus-là) sur fond du souvenir du tout-bon (le primitif bouquet-là). C’est donc sur fond d’une première satisfaction qui n’a jamais eu lieu que l’enfant s’endort satisfait de l’insatisfaction. L’objet transitionnel ne remplace donc pas le sein : il métabolise la perte du sein qu’il rend supportable. Ce qui pose le principe général que le signe ne remplace pas l’objet (ce qui établirait un monde analogique figé), mais vient à la place de l’absence de l’objet (ce qui définit le monde comme négativité et représentation).
Par la suite, au nom de ce principe, le sujet humain sera condamné à faire, à chaque temps de son discours, l’expérience d’une perte indéfiniment renouvelée, si bien que la retrouvaille de l’objet, que Freud pose comme résultat du processus pulsionnel, s’effectuera toujours sur fond de conscience inconsciente de la perte qu’elle maintient. Dans ce procès, le refoulement, qui assure la charge de l’opération de substitution, conservera ainsi toujours, à chaque pulsation de la pulsion, sous la barre dont il frappe la jouissance, le souvenir de l’objet primordial impossible à « traduire ».
Le refoulement comme principe du langage
À moins de répondre à l’orée de l’existence par un non radical à ce verdict et retrouver par là, au prix de la vie, le retour à l’indifférence généralisée apportée par la mort, le sujet humain, pour s’avancer dans la vie, ne peut que dire non à la perte sur fond du oui qu’il lui concède, principe qui implique son contraire qui le consacre : le oui concédé reste noué dans l’instant où il est prononcé au non qui maintient la présence de l’objet perdu.
Toute rencontre amoureuse entre un homme et une femme s’accomplit ainsi sur fond du deuil non fait de l’Autre primordial qui signifie au sujet : Tu ne retrouveras jamais la jouissance de la Chose première. Ce que confirme le sentiment des amants, tristes après l’union des corps, qui perpétue celui du nourrisson suçotant son morceau de lange et leur fait dire : C’était bon, mais ce n’était pas ça. Ce principe rend compte de la thèse de Lacan selon laquelle la femme, dans l’amour, donne ce qu’elle n’a pas, qui s’éclaire de la contre-proposition implicite que celle qui l’a n’est plus là (et n’a, en fait, jamais été là). Ainsi chaque moment de satisfaction fait-il faire à l’homme l’expérience de l’insatisfaction au nom de la part de mauvais irréductible qui marque de son ombre toute représentation. L’obsessionnel, par son impuissance à jouir de la vie, met en lumière cette vérité.
Pour ce type de sujet, la part de mauvais ordinairement contenue par le refoulement (qui permet normalement à chaque représentation appelée tour à tour de passer quelques instants pour bonne) déborde et se répand sur la représentation concernée. Du coup, celle-ci (support attendu de l’objet du désir) est éclipsée par l’ombre du mauvais, de sorte qu’elle n’est pas en mesure de remplir sa fonction et de permettre à l’intéressé de retirer d’elle une petite jouissance. Parce que l’affect de déplaisir ordinairement refoulé n’est plus ici contenu ni occulté, aucune représentation n’est ainsi en mesure de retenir l’affect de plaisir qui devrait lui revenir. En fait, cette situation donne la vérité du langage : à savoir que le bon n’est jamais que du mauvais négativé, vérité qu’il vaut mieux laisser au quotidien dans l’inconscient originaire pour jouir a minima des choses de la vie.
La mise en échec du refoulement primaire révélée par l’obsession démontre que cette opération a pour fonction dans la normalité de maintenir un état de non-savoir pour tout ce qui concerne la perte, la castration et la mort. À partir de quoi, sur la conviction inconsciente que le langage lui apportera toujours en suffisance une part de bon arrachée au mauvais, le sujet humain, porté par le cours de la pulsion, peut au prix du semblant s’engager dans la voie du désir et de la vie. C’est cette voie que l’enfant autiste, plus radical que l’obsessionnel, a récusée aux premiers temps de son existence, antérieurs aux deux relèves scripturales.
Le principe de la double négativité
Le mode de représentation des choses proposé par Frances Tustin donne à entendre que l’autiste fait, comme l’enfant normal, le premier pas constitutif de l’introduction au langage : il conserve une trace de la disparition du vécu sensitif originel (le bouquet primitif) en contremarquant cette perte par un signe (l’« empreinte »). Mais ce premier pas une fois accompli, il s’arrête là, tandis que l’enfant dit normal poursuit dans la voie du langage en assurant la relève de ce signe rudimentaire par un autre signe. L’échec de l’autiste vérifie ainsi que la voie du langage ne se réduit pas au simple contremarquage du défaut d’un objet par un signe selon le principe du dépôt et du reçu de ce dépôt : elle s’accomplit à travers la traduction d’un signe par un autre signe. Ce principe oblige alors à distinguer la substitution élémentaire, produite par l’autiste avec son objet, et la métaphore (un signe pour un autre) qui est au fondement de l’espace symbolique. Ainsi l’enfant de l’homme entre-t-il véritablement dans le langage (à l’envers de l’autiste arrêté sur son seuil) au moment où l’objet transitionnel (incarnation du signe du second registre, l’« image ») vient remplacer les productions « autistiques » primitives (cet adjectif étant pris ici au sens large où l’emploie Tustin à un certain moment). L’introduction au langage devient donc effective lorsque les premiers signes représentatifs (les « images ») sont appelés pour assurer la relève des graphes originels (les « empreintes »), contremarqueurs des sensations primitives. En inscrivant la perte redoublée de l’objet primordial (le « bouquet sensitif » de Tustin), cette représentation du langage par lui-même affecte ainsi d’une double négativité la naissance du symbolique.
Ce procès biphasé confirme ce que nous savions déjà : que la mise en place de la réalité, sous sa forme la plus élémentaire, incarnée dans l’objet transitionnel, est le produit d’un processus complexe accompli par l’opérateur élu du système représentatif, le refoulement, qui a la charge de traduire un registre scriptural (celui des « empreintes ») dans un autre (celui des « images »). Le succès de cette entreprise s’avère alors dans ce paradoxe que la perte consentie par le moi, agent de l’opération (qui dit oui à la perte), est dans le même temps récusée par le sujet de l’inconscient (qui dit non à la perte), ces deux réponses nouées l’une à l’autre effectuant le principe du « pas-sans » et constituant la condition de la vie psychique. Ce nouage du oui et du non, qui supporte celui qui arrime l’un à l’autre le moi et le sujet de l’inconscient, a en effet pour action de relancer la chaîne signifiante pour un tour – ce qui veut dire concrètement que « le gamin en redemande » et se trouve ainsi engagé dans la voie du désir.
C’est une réponse d’une autre nature que l’enfant autiste donne à la perte originelle qui lui est signifiée par le réel.
De l’opération psychique en cause dans la perte du bouquet sensitif
Au début de Crainte et Tremblement, Kierkegaard fait état d’une pratique rituelle en usage dans des temps très anciens, qui était destinée à introduire l’enfant au sevrage : « Quand l’enfant doit être sevré, la mère se noircit le sein, car il serait dommage qu’il gardât son attrait quand l’enfant ne doit plus le prendre. Ainsi l’enfant croit que le sein a changé, mais la mère est la même et son regard est toujours plein de tendresse et d’amour. » Sur quoi le philosophe danois conclut : « Heureux celui qui n’a pas à recourir à des moyens [aussi] terribles pour sevrer l’enfant29 ! » Il faut croire que l’enfant autiste a été confronté à un Autre plus terrible encore que celui de la fiction, qui a calciné le sein maternel dans le réel. Tustin rend en effet compte de l’apparition du « trou noir », consécutif au « désastre de la disparition du bouton rouge », en expliquant que « le trou [venu à la place du bouton] a été noirci, effacé de la conscience [de l’enfant] ». Et de fonder sa conviction sur le témoignage du petit John qui déclarait que, « quand de vilaines choses sont brûlées, elles deviennent noires30 ». In fine, Tustin donne la raison de cette conduite en exposant que « dans la frustration qu’a éveillée en lui le vilain bouton qui ne faisait pas ce qu’on lui disait, [l’enfant] l’avait fait exploser et l’avait rejeté en le crachant dans une crise de panique et de rage31 ». Ce mode de représentation des choses pose une question fondamentale pour l’intelligence de l’autisme.
Il s’agit de savoir si le rejet du « vilain bouton » (celui qui a été substitué au bouton rouge merveilleux des origines) est du même type que celui qu’effectua le petit Sergueï Pankejeff (connu sous le nom qui le rendit célèbre d’Homme aux loups) quand, à l’âge de dix-huit mois (ou plus probablement de six), il eut, au cours de l’observation du coït de ses parents, la révélation de la béance du sexe maternel et « rejeta » alors cette vision. C’est dans cette voie que nous conduit Tustin, lorsqu’elle avance que le « trou noir » a son origine dans le fait qu’au moment de la séparation l’enfant « a nié la mère32 », c’est-à-dire récusé le premier représentant de l’Autre du langage, qui est normalement chargé d’introduire le sujet à la puissance représentative par le truchement de ce que Bion appelait sa « rêverie ».
Cette lecture qui met la forclusion au principe de l’autisme inscrit directement au registre de la psychose les enfants relevant de cette position subjective (et telle est assurément la conviction de Tustin). Toutefois, avant de ratifier ce verdict, nous examinerons le matériel clinique retenu par la thérapeute pour asseoir sa conviction afin de déterminer la nature de l’« effacement de la conscience » du bouton rouge primitif « perdu dans le noir », que John impute à une brûlure. En fait, l’analyse des deux modalités d’effacement produites par le refoulement et le rejet donne à voir deux opérations aussi impropres l’une que l’autre à rendre compte de la position de l’autiste. C’est pourquoi nous allons être amenés à considérer sur des bases inédites la nature du refus qu’il exprime.
La voie du refoulement et celle du rejet
À l’origine de l’existence, le refoulement permet au sujet humain confronté à du déplaisant ou à de l’insupportable de faire passer ce mauvais dans des dessous intérieurs (unterdrücken), en lui substituant une contrepartie représentative bonne. Mais celle-ci, en se révélant bientôt insuffisamment bonne, va contraindre l’intéressé à remettre en jeu son investissement sur une autre représentation, puis une autre, puis une autre encore, et à s’engager ainsi dans la voie du désir et de la vie. À ce titre, le refoulement constitue donc, dans la normalité, le moteur qui impulse (telle une pompe) la libido sur les objets du monde, en faisant tourner la noria des semblants représentatifs qui, depuis la source de la pulsion, sont chargés d’apaiser un instant, sur un mode régulé, la soif inextinguible de jouissance de l’homme.
Le caractère essentiel de cette opération, nous le connaissons : la substitution qui est à son principe (une représentation pour une autre) laisse toujours un reste de déplaisir qui sera mis en dépôt dans l’inconscient originaire. Le refoulement est ainsi l’opération par laquelle l’inconscient reçoit la charge de prendre en lui le mauvais qu’il échange contre du relativement bon, en conservant comme un tamis la part irréductible de mauvais. L’objet transitionnel, nous l’avons vu, fournit l’illustration princeps de cette loi.
Au départ, la position de l’enfant autiste est la même que celle du sujet du refoulement : lui aussi a refusé de prendre le mauvais sur lui et il l’a effacé de sa conscience. Mais on constate, dans son cas, qu’il n’y a pas eu de formations de substitution, ce qui oblige à conclure que, s’il n’y a pas de retour, c’est qu’il n’y a pas eu d’aller, c’est-à-dire de mise à l’intérieur du déplaisir comme dans l’opération du refoulement. Cela fait dire à Tustin que le « vilain bouton » a été effacé de la conscience parce qu’il a été brûlé sur place ; ce destin, qui apparaît comme l’équivalent d’un rejet (Verwerfung), confirmerait son hypothèse sur la nature du processus.
La troisième voie retenue par l’enfant autiste
En réalité, si l’on reconsidère le discours du petit John qui supporte l’argumentation de Tustin, on perçoit que l’effacement en cause n’a pas le caractère de radicalité de celui que produit le rejet forclusif de la psychose. Le « noir » béant, site du « méchant piquant33 » évoqué par l’enfant, n’est pas un black-out (un « noir-dehors ») marquant l’éradication du mauvais, mais une sorte de mundus informe et terrifiant d’où point un épieu meurtrier, qui maintient active et toujours présente la menace de la déchirure primordiale. Ce constat ne permet plus, dès lors, d’identifier le « trou noir » de l’autisme avec la tache aveugle qui marque la rétine sous l’effet de la scotomisation. Voilà pourquoi nous devrons renoncer à employer ce dernier terme pour désigner le processus ici en cause, comme Freud y fut lui-même contraint en 1927, lorsqu’il avait un moment envisagé de rendre compte – à partir du même concept – de l’opération responsable du refus fétichiste de la castration féminine34. Nous rencontrons donc ici le même paradoxe que celui auquel fut confronté le père de la psychanalyse, paradoxe qui relève, cette fois encore, du même type d’explication.
La formulation avancée par l’enfant indique d’abord que le « trou noir » est bien noir, puisque c’est dans cet abîme que la mère en tant qu’Autre de la puissance représentative est menacée d’être engloutie (« anéantie dans le noir »), à la grande terreur de l’intéressé. L’enfant entrevoit alors le risque d’être aboli lui-même avec elle dans ce gouffre35 : « Quand j’étais petit, rapporte ainsi Sean Barron, j’avais souvent des visions de quelque chose qui m’attrapait par les pieds et me tirait vers le bas, en m’aspirant36. » Mais, à l’opposé de cette appréhension angoissante, la présence du « méchant piquant » est l’indice que le « trou noir » n’est pas complètement noir puisqu’une figure imaginaire, donc « signifiante », se détache sur sa noirceur : celle du merveilleux bouton rouge du mamelon des origines qui, après sa déchéance et sa brûlure, a été conservé, métamorphosé en un nouvel objet mauvais, présenté comme perforant, dévorant, meurtrier.
Un reste a donc résisté à la volonté de terre brûlée du petit incendiaire, lequel en réponse au mauvais vouloir de l’Autre a « recraché le bouton » et l’a jeté dans un feu qui, à la différence de celui de l’Étang incandescent de l’Apocalypse, n’a pas marqué l’abolition du monde37. En avouant un échec analogue à celui rencontré par le refoulement, impuissant à mettre dehors la source de la pulsion, la présence de ce reste mauvais (Unlust) semble donc désigner l’action d’une opération voisine de ce dernier procès. Mais inversement, l’absence de symbolisation du moi et du monde paraît invalider également cette nouvelle hypothèse. Ainsi sommes-nous amenés à préciser la nature des processus qui, dans l’autisme, ont produit ce résultat atypique et paradoxal : avoir suscité au cœur du déplaisir, fondateur de la subjectivité, la figure d’un « trou noir » terrifiant, hérissé d’un piquant meurtrier.
Le « trou noir », expression du défaut du vide
Que signifient l’expulsion du mauvais et l’incorporation du bon ?
La fonction de l’opération primordiale, fondatrice de la subjectivité (« jugement d’attribution »), selon laquelle l’enfant prend le bon et rejette le mauvais n’a de sens, nous l’avons vu, que comme fait de langage (ab- et zusprechen). Si le corps fournit, au départ, le modèle et la condition du processus, celui-ci va donc très vite quitter le registre physio-économique pour être transposé au champ du symbolique où la douleur, en devenant souffrance, met en place le principe de plaisir, éprouvé dans les vécus de déplaisir. Il n’y a pas en effet, à l’origine, de vécus de plaisir. Ce que l’observateur exprime en termes de « plaisir » est en réalité ce qui maintient, avec l’homéostase, l’indifférence originelle. Le plaisir, au sens analytique, n’est que la suspension du déplaisir ; il n’apparaît que secondairement comme tentative, toujours insatisfaisante, de rétablir l’indifférence perdue. Ainsi l’opération évoquée plus haut ne concerne-t-elle, dans son fond, que le mauvais à expulser : si rien ne vient le troubler, l’enfant n’a aucune raison de chercher à incorporer un bon dont il n’a aucune idée et dont il n’aura d’ailleurs jamais aucune idée, quoi qu’il imagine : le bon n’existe pas pour l’homme ; le bon, c’est ce qui vient donner un instant l’illusion qu’on a réussi à triompher du mauvais avant de faire à ses dépens l’expérience que celui-ci, irréductible, fait toujours invariablement retour.
La conception freudienne qui pose comme première opération de langage l’expulsion du mauvais et l’incorporation solidaire du bon a donc une double signification. Elle veut d’abord dire que l’enfant, perturbé dans son état homéostatique primordial où il faisait « un » avec l’Autre réel (la mère), s’efforce de se débarrasser de tout ce qui vient créer sur son corps des vécus d’excitations porteuses de tensions (Freud) ou de sensations déplaisantes (Tustin), qui viennent effracter l’indifférence originelle. Elle indique en même temps, de façon complémentaire, que l’intéressé produit et conserve une contremarque inversée du mauvais expulsé, contremarque éprouvée un temps comme bonne jusqu’à ce que la résurgence du mauvais irréductible vienne relativiser ce sentiment. En raison de la perturbation qui l’affecte, l’effectuation de ce processus chez l’enfant autiste met en lumière des éléments qui passent inaperçus dans un devenir normal.
Le singulier contremarquage du mauvais opéré dans l’autisme
La clinique des enfants autistes révèle un échec du second temps (« réunion ») de l’opération chargée de nouer le mauvais et le bon.
L’horreur de tous les objets du monde, perçus comme méchants, la terreur sans nom devant le néant, les crises de fureur incontrôlables à la moindre frustration, tous ces signes témoignent chez l’autiste d’un échec de l’opération de nouage. Le défaut de symbolisation du mauvais l’a rendu incapable de supporter le moindre déplaisir : faute d’avoir été médiatisé par le langage, le mauvais est resté un mauvais brut, inintégrable et insupportable, qui doit être à tout prix éradiqué. Ce que traduisent ces tableaux où l’on voit des sujets persécutés par des pensées, des images et des sentiments, qu’ils « transforment en actes projectifs », comme l’écrit Jacques Hochmann, montrant qu’ils n’ont que l’expulsion pour tenter de réduire les « concrétions scripturales » (expression heureuse qui va trouver, dans un instant, sa justification), qui sont l’avatar mentalisé du mauvais brut, impossible à métaboliser38. Cet échec est en outre confirmé par les techniques de suppléance inventées pour pallier le défaut de l’opération de contremarquage du mauvais, nécessaire à la production du « presque bon », qui permet au nourrisson ordinaire, jeté dans la vie, d’échapper à la méchanceté du réel.
Réservant pour le chapitre suivant la description et l’analyse de ces pratiques palliatives déconcertantes, nous donnerons ici seulement leur principe tel qu’il a été établi par Tustin : ces enfants produisent avec des morceaux de corps ou des matériaux sécrétés par le corps (excréments, urine, vomi, salive) des éléments qu’ils retournent sur leur propre corps, puis sur des surfaces étrangères, dans des conduites qui sont restées longtemps énigmatiques (enduire d’excréments, couvrir de salive ou de crachats les objets ou les personnes, lécher les angles des portes et le bas des murs), mais qui prennent leur sens quand on a compris qu’elles sont effectuées au titre de suppléance à un contremarquage défaillant du mauvais : l’enfant qui, au moment de l’évacuation des fèces, retient celles-ci sur les franges de l’anus éprouve peut-être une jouissance dans cette rétention (cette pratique, attestée d’ailleurs en dehors de l’autisme, a été relevée et identifiée très tôt). Mais ce jeu dehors/dedans, accompli sur une zone de coupure du corps, acquiert dans l’autisme une dimension nouvelle, tout à fait déterminante, dont on prend conscience quand on a perçu qu’il constitue, dans ce registre, un ersatz pathétique du fort/da (« là-bas/ici ») freudien.
Dans une page célèbre d’« Au-delà du principe de plaisir », Freud décrit le jeu de son petit-fils, âgé de dix-huit mois, avec une bobine attachée à une ficelle qu’il jetait sous un meuble avant de la faire réapparaître, en ponctuant sa pantomime des deux vocables « ô » et « a », dans lesquels le grand-père reconnut les deux termes fort (loin) et da (ici)39. Sur le même modèle, la rétention/ expulsion des fèces, loin d’être une pratique aberrante et sans signification, traduit une première expérience de la perte accomplie sous son plus humble mode.
Enregistrement du déplaisir et naissance du vide
À travers les conduites d’évacuation/rétention des excréments qu’il donne à voir, l’enfant autiste manifeste sa volonté d’expulser les fèces, source de tensions déplaisantes, mais en retour, lorsqu’il retient ces mêmes fèces sur la frange anale, il exprime la volonté complémentaire de conserver une contremarque réelle de ce qu’il s’apprête à expulser. Il ne « joue » donc pas avec ses excréments, comme une lecture phénoménologique pourrait le laisser croire : sans doute la forme de « langage » qu’il expérimente alors n’est-elle pas encore supportée par l’Autre, comme ce sera plus tard le cas dans l’expérience du fort/da (« là-bas/ici »), où l’enfant scande son jeu avec la bobine de deux jaculations alternées, puisées dans le trésor des signifiants. Mais nonobstant ce défaut, elle mérite toutefois d’être qualifiée de symbolique. Au nom du même principe, la langue-organe reçoit le statut singulier d’élément langagier « réel » qui confirme l’avancée minimale, dans ce champ, des patients concernés. Reconstituons les phases de ce processus selon les modes de représentation de l’école anglaise, que nous éclairerons au passage des enseignements fournis par la théorisation freudienne.
Le mamelon, en se retirant, a suscité chez l’enfant le sentiment qu’on lui avait arraché un morceau de corps (la bouche incluant le mamelon). Ce dont les cliniciens kleiniens parlent en termes d’hallucination négative. Dans la normalité, le trou « halluciné » laissé par la perte de l’objet est presque instantanément bordé, pansé, colmaté par du signifiant (le regard de la mère, son doigt sur la bouche de l’enfant, une mélopée apaisante). Dans l’autisme, cette compensation a fait défaut, de sorte que l’arrachage a laissé le trou à lui-même, le privant de toute possibilité d’être plus tard métabolisé en manque. Face à cette défaillance de la dynamique du langage, l’enfant a recours, dans cet espace psychique, à une étrange pratique : il fait appel à un autre morceau de corps, au titre de substitut du morceau de corps perdu. Procédé que les thérapeutes anglo-saxons qualifient d’hallucination (positive, cette fois) accomplie sur un objet (dans le cas considéré, la langue durcie contre le palais qui reçoit la charge d’apaiser la tension). La nature de cette action, dont on perçoit mal l’efficacité logique – la psyché humaine n’est pas un jeu de Lego –, est en fait éclairée dès qu’on prend en compte le statut de l’hallucination dans la théorie freudienne : un phénomène de langage dans lequel l’objet et la représentation de l’objet sont rivés l’un à l’autre, sans écart et sans perte.
La détermination de la nature langagière de l’hallucination démontre que le morceau de corps convoqué dans l’opération n’est pas une pièce réelle de chair. La langue a ici perdu son statut d’objet organique : ce n’est pas un bouchon que l’enfant mettrait sur le trou laissé par la disparition du bouquet, comme le laissent entendre certaines formulations un peu rapides de Tustin. Au moment où a lieu ce procès primordial, l’autiste, comme les autres enfants, a déjà eu accès au langage, même s’il ne s’agit que d’une introduction minimale. Ce qui confirme que la langue impliquée dans son acte présente un avatar de l’objet autistique, avec un statut analogue à celui d’un sceau (rappelons-nous la marque laissée dans la paume de sa main par la petite voiture de David), pour imprimer contre le palais, support scriptural, les primitifs « signes de sensations » : les « empreintes » (ici réelles) chargées d’enregistrer la perte du bouquet. Dans un phénomène de retournement sur lui-même, le corps est donc appelé à jouer, dans ce registre, le double rôle de cachet et de recueil d’inscriptions, remplissant alors sur un mode très élémentaire la fonction ordinairement dévolue à l’Autre.
À ce stade, un nouvel enseignement de portée universelle est délivré au clinicien : en confirmation des intuitions de René Spitz qui faisait de la bouche « la cavité primitive, pont entre la réception interne et la perception externe et [à ce titre] le noyau du moi40 », la cavité buccale de l’enfant est devenue, au cours de cette opération, le réceptacle des premiers signes réifiés du déplaisir (Unlust), principe étendu par la suite à toutes les cavités du corps (ventre, anus, vessie, etc.). Cette opération confirme ainsi que la subjectivité humaine se constitue autour d’un vide (symbolique dans la normalité, réel dans l’autisme), qui est laissé par l’expulsion des excitations internes déplaisantes et qui apparaît, au terme du processus, comme l’espace de bordage des premières « empreintes » de sensation.
Le vide comme lieu de bordage des premières empreintes
La fonction d’un noyau symbolique au principe de la création a été énoncée bien avant qu’existât la théorie analytique. Dans la fiction fondatrice de sa Théogonie, Hésiode énonce ainsi qu’« au commencement des commencements était Chaos », mot qui désigne dans la langue grecque « la béance originelle, où le monde organisé plonge ses racines41 ». Un siècle plus tard, dans une autre culture, Lao-tseu, dans le chapitre XLII du Livre de la voie et de la vertu (déjà évoqué), présente une conception analogue :
Le Tao d’Origine (Vide Suprême) engendre l’Un,
L’Un engendre le Deux,
Le Deux engendre le Trois,
Le Trois produit les Dix mille êtres,
Les Dix mille êtres s’adossent au Yin
Et serrent sur leur poitrine le Yang :
L’Harmonie naît au Vide du Souffle médian42.
Plus près de nous, Julia Kristeva a insisté, sans autre précision quant à sa nature, « sur ce vide constitutif du psychisme humain [...], ce vide intrinsèque aux amorces de la fonction symbolique43 ». Jusqu’ici les références au vide n’avaient donc pas d’autre portée que poétique ou allégorique. C’est la théorisation freudienne qui a déterminé pour la première fois le statut de ce vide, en faisant de lui le lieu de recueil des signes de sensation primitifs, imprimés par les premières excitations, toutes vécues par le nourrisson comme mauvaises, ce qui lui a valu d’être qualifié d’Unlust, déplaisir.
En déterminant ce principe à partir des données de la clinique, la théorie analytique rejoint et confirme la nécessité logique de cet élément dégagée par Jacques Derrida. Considérant la conception freudienne du psychisme comme système de registres scripturaux superposés, cet auteur fait en effet l’hypothèse que « la première impression [devait être] scripturale ou typographique : celle d’une inscription qui laisse une marque à la surface ou dans l’épaisseur d’un support44 ». Et il rappelle, à l’appui de cette supposition, que les termes Niederlassen ou Niederschrift, employés par Freud, impliquaient les notions d’« installation » ou d’« habitat »45. Et de se demander consécutivement s’il est possible de « penser une archive sans fondement, sans support, sans substance, sans subjectile46 ». À cette question il répond par la négative : « Point d’archive sans un lieu de consignation, sans une technique de répétition et sans une certaine extériorité. Nulle archive sans dehors47. » Sur quoi son raisonnement se boucle quand il apparaît que l’extériorité du lieu psychique, ainsi postulée, présente comme caractéristique d’être une extériorité interne, un « dehors domestique, dit-il, [...] sans lequel il n’y a ni consignation, enregistrement ou impression48 ».
Le discours du philosophe, éclairé et étayé par la clinique de l’autisme, rejoint ainsi les élaborations théoriques de Freud. Il valide en particulier la notion de « reste étranger », déterminée en 1915, et confirme le caractère d’« extimité » (extériorité interne) que nous avons reconnu à ce reste. Cette conjonction ratifie encore un autre caractère essentiel de ce « lieu » lorsque, reprenant le terme de consignation, Derrida précise qu’il ne faut pas entendre « dans le sens courant de ce mot le fait d’assigner une résidence ou de confier pour mettre en réserve, en un lieu et sur un support, mais ici l’acte de consigner en rassemblant les signes », avant de conclure par une formule décisive : « Le principe archontique de l’archive est un principe de consignation, c’est-à-dire de rassemblement49. »
Cet axiome met en valeur la fonction de l’espace paradoxal que nous avons déjà pointée, mais qui trouve ici sa juste place : assurer le bordage intérieur (dont le défaut est au principe de l’autisme) qui opère un rassemblement de signes sans pour autant les organiser. La clinique de la petite Sarah, que nous allons découvrir dans quelques instants, illustrera a contrario ce principe à travers la figure d’un coquillage chargé de suppléer au défaut de ce premier lieu symbolique.
La nature de ce « vide » essentiel étant établie, c’est sur l’échec de son instauration dans l’autisme qu’il nous faut à présent revenir.
Le défaut autistique de symbolisation du vide
La substitution de la langue au mamelon a laissé un reste de déplaisir, qui résulte de la différence entre le mamelon apparu comme merveilleux dans l’après-coup et la langue. Ce reste est assurément nécessaire, puisque son défaut, cassant la dynamique du langage qui pousse l’enfant en avant, marquerait l’échec de l’accès du sujet au symbolique et donc sa mort psychique. Mais il apparaît que, dans l’autisme, cet accès a été avorté : face au reste de mauvais, le nourrisson réitère l’opération initiale en durcissant à nouveau la langue contre le palais, puis une troisième fois, puis de façon indéfinie sans parvenir jamais à éradiquer le déplaisir.
Par leur incapacité à restaurer le tout-bon mythique, ces tentatives vaines consignent, en même temps que l’absence du délicieux bouquet de sensations disparu, la présence du mauvais irréductible (Unlust), ressenti comme étranger à lui-même par l’intéressé, et éclairent l’appellation freudienne de « reste étranger » donnée à ce lieu de recueil. Par son impuissance à restaurer le bon, l’« empreinte » réifiée (apposée par la langue-sceau) est donc à l’origine d’un non-moi mauvais (le « reste étranger »), qui va susciter in fine la haine du sujet. Le dénouement de cette première étape, accomplie jusqu’alors de façon à peu près normale, éclaire le destin ultérieur de l’enfant autiste.
Le cœur irréductible de déplaisir est au fondement de la dynamique du langage et présente, à ce titre, la condition préalable universelle de la constitution du sujet. Cette condition en implique toutefois une seconde : que l’Autre symbolique vienne prendre le relais d’un procès effectué jusqu’ici sans lui, et c’est le défaut de ce relais qui laisse l’enfant autiste seul avec lui-même (autos), enlisé dans des phénomènes de répétitions indéfinies, causés par la carence de l’embrayage scriptural.
Lorsque l’autiste rentre et sort la langue au titre d’un substitut du mamelon perdu qu’il peut expulser et rappeler à volonté, rien ne vient nouer dialectiquement chez lui les deux temps de cette opération, qui se trouve ainsi condamnée à se perpétuer sans fin dans une réitération à l’identique. Si la langue rentre et sort indéfiniment comme les excréments sur les franges de l’anus ou la salive dont il fait des bulles qu’il résorbe, c’est que cet enfant n’a pas trouvé chez l’Autre de lieu pour recueillir les premiers signes qu’il avait produits. Car c’est bien faute de cette relève, chargée d’effectuer la traduction des « empreintes » en « images », que les marqueurs sensitifs du premier registre sont, dans son cas, emportés dans un élan vain qui retombe éternellement sur lui-même. L’autisme montre alors un état archaïque et figé du langage où le principe du « pas-sans » est mis en échec, où le bon et le mauvais sont séparés l’un de l’autre, où la langue reste coupée du mamelon et où celui-ci, incapable de revenir comme leurre sous la forme d’un bout de drap ou d’un ruban, revêt la figure d’un méchant piquant, apparu au fond d’un trou noir terrifiant, avatar monstrueux du vide symbolique, fondateur de la subjectivité.
En dépit de ce constat, l’impression de ces marqueurs quasi réels que sont les « empreintes » permet toutefois à l’enfant autiste d’éprouver sur un mode subliminal le sentiment de son existence et de se garder par là d’une chute sans retour dans le gouffre qui l’épouvante. C’est à partir de cette base que, puisant dans ses propres forces, il lui est parfois possible de faire un pas de plus pour émerger du chaos primitif dont il était prisonnier et accéder, de façon précaire, à un premier état organisé du monde. La clinique de la petite Sarah, recueillie par Frances Tustin, fournit un exemple de ce type d’échappée salvatrice.
Histoire de la petite Sarah
« À quatre ans, rapporte Tustin, Sarah agrippait des deux mains, de manière compulsionnelle, un coquillage conique [...]. Très tendue lorsqu’elle se servait des objets du jardin d’enfants, elle en choisissait volontairement des défectueux (des crayons cassés, par exemple, avec lesquels elle essayait de dessiner). Elle dessinait des “serpents ne faisant rien”. Elle fit [un jour] un dessin qu’elle appela “rien allant très vite”. Elle prit [un autre jour] un crayon couleur fauve et dit : “Ce n’est pas marron, c’est couleur rien.” Elle dessina [également] des “points de rien” après avoir dessiné une miche de pain qu’elle fit disparaître sous des traits représentant la pluie. Chaque fois qu’elle disait “rien”, elle lançait un coup d’œil à son coquillage50. » À partir des deux éléments essentiels qu’elle présente : le rien et le vide, la clinique de Sarah révèle les efforts désespérés déployés par cette petite fille pour donner consistance au rien en lui trouvant, à travers la figure de son coquillage, un lieu pour s’inscrire. En quoi elle nous apprend que cet objet est élu comme réceptacle de suppléance de ses riens, produit par elle sur le défaut de la fonction d’accueil et de recueil normalement assurée par l’Autre.
Le rôle tenu par le coquillage établit que l’espace de réception symbolique, dévolu à la rêverie maternelle, a trouvé ici à s’incarner dans un objet extérieur que l’enfant a toujours à portée de la main ou du regard au titre de garant de son être dans le monde. La cavité réelle du coquillage tient lieu pour Sarah du réceptacle originel, chargé de recueillir et traduire les premières contremarques du mauvais (tous les objets cassés qu’elle appelle ses riens) pour constituer le noyau de sa subjectivité. Faute d’avoir été relevées au lieu de l’Autre, ces primitives contremarques (« empreintes ») sont, dans son cas, retombées sur elles-mêmes ; et c’est pour pallier cette défaillance que la fillette a inventé avec son coquillage une prothèse de lieu d’accueil pour les riens qu’elle trace, nomme, appelle sans cesse, et qui, une fois recueillis dans cette corbeille, sont devenus les insignes, a minima symbolisés, de ses premières émotions perturbantes et de ses premiers affects douloureux.
Solution précaire toutefois, disions-nous plus haut, car Sarah n’occupe pas, par rapport à son coquillage, la position de maîtrise tenue par le fétichiste à l’endroit de sa chevelure ou de sa bottine, élues au titre de signifiant primordial (phallique), qui confèrent à ce personnage dans l’espace représentatif qui est le sien la souveraineté sur l’univers du sens. L’attention qui impose à Sarah de ne pas quitter des yeux son objet n’implique aucun contrôle de sa part. En fait, la relation est inversée : la petite fille est entièrement dans la dépendance de son coquillage. Si celui-ci polarise son regard comme un aimant, c’est que l’existence de Sarah y est suspendue et que sa disparition redoutée hors du champ visuel, renvoyant les riens à leur inanité primitive, signerait l’abolition du monde et la propre disparition de Sarah dans l’abîme. C’est de la même façon que la poétesse Sylvia Plath parle de sa condition sur terre comme d’un « zéro béant sur rien51 ».
Un autre témoignage clinique, qui présente une variante de la conduite défensive de Sarah, atteste le caractère général de la pratique de suppléance inventée par la fillette.
La grotte de Madeleine
Il s’agit cette fois d’une patiente adulte, Madeleine, qui fit part un jour à son thérapeute, René Diatkine, du coup de foudre qu’elle avait éprouvé pour un site particulier – une grotte – qu’elle avait appelé son « lieu d’amour » : « J’ai vu en entrant que c’était ce que je cherchais, j’ai vu des formes. » Et d’expliquer quelle révélation ce fut pour elle : « Depuis que j’ai découvert cet endroit, je ne suis plus vide52. » Confronté à cet énoncé, l’analyste ne fait pas mystère de son embarras : « Être comblé par une cavité est une formule impressionnante », dit-il. Aussi va-t-il chercher à prendre appui sur un terrain mieux reconnu par la théorie : « Si l’on se réfère à son investissement inconscient des zones érogènes – vagin, clitoris – et si l’on interprète le fantasme de Madeleine comme s’il s’agissait du rêve d’un patient névrotique, le rapport du creux de la grotte au sexe de la patiente est facile à expliquer. » Et d’avancer alors une hypothèse déconcertante : « La grotte est le produit de l’identification projective et c’est l’introjection de l’érotisme ainsi projeté qui donne à Madeleine cette plénitude. » Mais, bientôt conscient de la fragilité de l’analogie un instant entrevue, il va prudemment s’en tenir là, point où nous reprendrons l’examen du témoignage de Madeleine.
L’élément clef de celui-ci est l’explication qu’elle donne pour rendre compte de son ravissement : J’ai vu des formes. Ainsi, à l’instar des cavernes préhistoriques, qui présentent sur leurs parois des engrammes énigmatiques et en cela fascinants, la grotte de Madeleine n’est pas un creux naturel, brut : elle est habitée et animée par les « formes » qu’elle recèle. Caractère qui invalide ipso facto la lecture de son analyste faisant de la grotte une simple cavité « érotisée ». En fait, l’énoncé de la patiente délivre en des termes lumineux le statut et la fonction que la grotte assure pour elle.
La grotte de Madeleine est un analogon de la coquille de Sarah. Les « formes » qui peuplent ce site élu répondent aux riens (transposés) de la petite fille : elles sont ici clairement des figures des objets primordiaux, qui, tapissant les murs de la caverne, affirment sans ambages leur nature scripturale. Les « formes » ont le statut d’« images », chargées de métaphoriser les primitives impressions sensitives. Et c’est l’apparition de ces premiers signifiants qui arrache comme par magie l’intéressée à la vastitude glacée, désertée par le symbolique, dans laquelle elle avait jusqu’alors vécu. La plénitude éprouvée à cet instant est ainsi l’effet de l’action du langage qui, en embrayant le procès représentatif, lui a ouvert la virtualité du monde. Et c’est au nom de ce pouvoir d’appel à la vie que la grotte reçoit de sa part l’appellation de « lieu d’amour ». Ainsi, grâce aux « formes » qu’elle a recueillies, la grotte marque-t-elle pour Madeleine une première avancée dans l’espace du désir, qui lui permet de se dégager de la condition arrêtée dont elle était prisonnière, affine de celle des enfants relevant de l’autisme archaïque où était restée prise Sarah.
En posant à partir du cas du petit Timmy les principes du deuil impossible, Donald Meltzer et John Bremner nous invitent à reconsidérer cette position primitive déterminée par Kanner, afin de tenter de préciser la nature du néant qui menace alors les sujets concernés.
L’impossible deuil de l’objet dans l’autisme : le cas Timmy présenté par Meltzer et Bremner
La théorie de la « perception sensorielle univoque » de l’autiste
Nous avons dit dans l’introduction de ce livre que Donald Meltzer présentait le psychisme des enfants autistes comme le résultat d’un « démantèlement du moi en ses capacités perceptuelles séparées : le voir, le toucher, l’entendre, le sentir, etc., [qui au bout du compte] réduisent [ce moi] en une multiplicité d’événements unisensoriels dans lesquels animé et inanimé deviennent indistinguables53 ». Ainsi l’esprit de l’enfant (avec le minimum de sens que l’on puisse donner à ce mot dans son cas) serait toujours « sous l’influence d’une perception sensorielle unique, par exemple la douceur de la surface peinte [d’un objet quelconque] tenant lieu de la peau [primitive] de la mère, [l’intéressé] ignorant [complètement au cours du processus les autres qualités de l’objet actuel :] sa rudesse, son volume, sa forme ou sa température54 », c’est-à-dire, au-delà de ces qualités elles-mêmes, toutes les sensations qui pourraient en être retirées.
Le psychisme de l’enfant est ici le lieu d’un phénomène mécanique d’aimantation mis en œuvre par une mémoire primitive du corps, homologue de celle des organismes inférieurs, dont nous étudierons en détail la nature et le fonctionnement55. Retenons pour l’instant son principe : la « qualité sensorielle » de l’objet aléatoire actuel (une surface peinte, par exemple), déclenchant l’impulsion (à lécher cette surface), a été imprimée au moment du contact avec la peau délicieuse de la mère et conservée, depuis ce jour, inerte et immuable dans la mémoire archaïque du sujet, comme l’est une information gravée sur un disque dur. La singularité du phénomène tient à ceci : l’inscription a été effectuée, à l’époque originelle, de façon isolée, sans aucun effet de signification, si bien que, par la suite, l’« intérêt » de l’enfant se tournera automatiquement, comme un tournesol vers le soleil, vers n’importe quel objet extérieur qui lui présentera la « qualité sensorielle » requise, que ce soit « un soldat de plomb, le coin d’une table ou la surface d’un morceau de bois poli, pourvu qu’il puisse le sucer, le lécher ou le caresser »56.
Au moment où l’autiste est pris en cure, la « monoqualité » efficiente de l’objet indifférent qui passe est donc l’expression de l’inscription pétrifiée et insensée d’une sensation primitive, maintenue depuis toujours dans un état d’errance et brièvement fixée lorsque apparaît sur l’écran mnésique de l’enfant-radar la qualité-signal mise en mémoire. Réactivée par l’effet de cette rencontre aléatoire, l’inscription inerte émerge alors, collée au morceau de réel qui vient de passer, pour capter comme un aimant l’attention de l’autiste. Ce phénomène de tropisme révèle ainsi à l’observateur que ledit enfant vit en permanence dans un univers rempli d’« innombrables seins, ou plutôt de parties de sein et [constitué de telle sorte que], lorsque l’une d’elles se trouve égarée, il [est] toujours possible d’en trouver une autre qui conviendrait tout aussi bien57 ».
Le terrible désespoir de l’enfant autiste
Ainsi, dans le monde quasi brut où l’enfant autiste est plongé à ce stade, l’apparition automatiquement provoquée dans le champ de sa « conscience » d’une sensation mémorisée aux temps archaïques marque-t-elle le retour à l’identique d’un vécu de jouissance fragmentaire, restitué intégralement. À ce titre, la sensation réelle, soudainement surgie, se trouve dépouillée de toute signification et donc incapable d’évoquer le souvenir d’un objet quelconque, aucun objet n’ayant jamais eu d’existence pour l’enfant. C’est dans ce contexte que prend sens la réaction insolite de Timmy.
« Il mettait invariablement son pouce tout droit dans sa bouche, le suçant et le tenant avec ses dents, tout en menaçant furieusement de l’autre poing ses rivaux représentés par des pointillés ou des marques58. » À travers sa fureur, Timmy témoigne que le vécu actuel, suscité par la réactivation de la sensation originelle, ne produit chez lui ni satisfaction ni apaisement, mais au contraire un sentiment de frustration anticipée que l’enfant attribue à l’action prédatrice de rivaux imaginaires, alors qu’elle est l’effet de la retombée sur elle-même (par épuisement) de sa jouissance. Voilà pourquoi, tandis que son poing dressé maintient à distance les supposés fauteurs de troubles, il insère le pouce de son autre poing dans sa cavité buccale comme un bouchon pour obturer le lieu de la coupure et retenir la sensation. Que cette entreprise soit vouée à l’échec, c’est ce que démontre l’apparition d’un désespoir si intense qu’il « submerge totalement l’enfant et son objet, ne laissant aucune place pour le rétablissement de l’objet, ni à l’intérieur ni à l’extérieur ».
La détresse de l’enfant, succédant à sa fureur devant son impuissance à conserver la sensation, traduit ici la faillite anticipée du travail de deuil par lequel le sujet du signifiant parvient, dans la normalité, à raccommoder la déchirure causée par la perte des objets.
Destin de l’objet perdu dans le deuil et dans la mélancolie
Dans le cadre d’un processus normal, un objet frappé de perte est en effet toujours remplaçable au terme d’une élaboration psychique particulière. Ce travail a pour effet de rétablir l’investissement libidinal du monde, dépouillé d’attrait et d’intérêt après la disparition de la personne élue, laquelle démontre ainsi qu’elle était jusqu’alors pour le sujet « la cause qui le faisait vivre59 ». Après un temps d’abattement, provoqué par le reflux du cours de la pulsion vers sa source (puisque la personne qui aimantait ce cours n’est plus là), temps durant lequel le monde apparaît sans couleurs et la vie sans raison, la remise en route progressive des appareils du langage, dégelant la chaîne signifiante, suscite à la place de l’objet perdu l’apparition d’un nouvel objet qui, reprenant le rôle abandonné, va assurer la relance du désir.
Le travail du deuil consiste à retirer à l’être cher, attribut par attribut, la charge libidinale qu’il avait emportée avec lui. Cette opération de récupération a pour effet d’« assécher » le disparu, si bien qu’au terme de cet essorage ce dernier, vidé de libido, peut être abandonné comme une enveloppe flétrie, tandis que, de façon complémentaire, le sujet du deuil, riche de la libido récupérée, est à nouveau en mesure d’investir celle-ci sur un nouvel objet : la pompe de la pulsion ayant été réamorcée, la puissance désirante se trouve restaurée dans ses droits.
La condition d’effectuation de ce processus psychique est toutefois que l’intéressé ait à sa disposition un réceptacle symbolique (l’inconscient) susceptible de conserver les signifiants fondamentaux de son histoire – l’image du sourire d’une mère jadis tendrement aimée, dans le cas célèbre de Léonard de Vinci60. C’est en effet cette réserve représentative qui va permettre le jeu des substitutions nécessaires au remplacement de l’objet perdu par un nouvel objet, comme en témoignent les femmes peintes par Léonard, toutes dotées du sourire de sa mère Catarina. Les phénomènes de deuil interminable de nature mélancolique trahissent le défaut de ce lieu symbolique de dépôt.
Dans le cas de deuils mélancoliques, l’objet perdu, en partant, n’a pas seulement emporté avec lui l’enveloppe représentative qui constitue les objets de la réalité, mais encore le noyau hors représentation, chargé d’assurer la consistance de cette enveloppe, que Freud appelle la Chose61. Quand elle se révèle dans l’après-coup comme irremplaçable, la femme aimée démontre dans ce registre qu’elle n’était pas pour son amant une figure de semblant qui soutenait les signifiants fondamentaux de son histoire, mais l’incarnation « réelle » du fond perdu de son être, condition de la subsistance de son moi. En s’en allant, elle a ainsi emporté ce fond essentiel où s’origine la source de la pulsion, pétrifiant la puissance signifiante et annulant toute possibilité de créer de nouveaux surgeons représentatifs susceptibles de donner naissance à un nouvel amour : la perte a eu ici pour effet d’arracher avec l’arbre les racines qui l’ancraient dans le monde, si bien que le sujet, perdu dans un univers éteint et glacé, est au dernier terme réduit lui-même au rang de fantôme inerte et sans projet.
Le désespoir de Timmy, nourri par son incapacité radicale à accomplir le moindre travail de deuil, démontre que la position autistique constitue le modèle archaïque de celle du mélancolique.
L’échec du processus du deuil dans l’autisme
Dans l’autisme, la perte n’affecte pas, comme dans la mélancolie, un objet élu au titre de clef de voûte du moi et du monde représentatif du sujet (une femme aimée, un bien matériel ou une situation professionnelle), mais, plus en amont, l’objet primordial que la psychanalyse évoque en termes de « bouquet sensitif » ou d’objet a. Dans ce registre primitif, la perte sans recours dudit objet a laissé, à la place attendue pour la constitution du premier vide symbolique, un trou, archétype effrayant du soleil noir chanté par Nerval, qui menace d’engloutir l’enfant.
Dans la normalité, au cours de l’expérience répétée de la perte du sein, l’investissement réitéré du trajet de la perte, accompli en sens rétrograde par le langage, crée dans le sujet (nous l’avons vu dans le chapitre précédent) un premier réceptacle primitif chargé de recueillir les marques de l’objet (« empreintes »), où celles-ci attendront d’être bordées et relevées au lieu de l’Autre, en tant qu’« images », par l’action du holding et de la « rêverie » dévolue à la mère. La position autistique archaïque se définit par la non-constitution de ce réceptacle attendu, en conséquence de quoi l’objet en partant n’a pu laisser aucune marque de sa disparition et a été purement et simplement englouti dans le trou qu’il a creusé. Ce que les thérapeutes de Timmy expriment en ces termes : « C’était comme si tout le bon s’était évanoui dans le néant, comme on nous dit qu’il peut arriver dans les dernières théories terrifiantes concernant les trous noirs de l’espace dans lesquels une étoile ou même une galaxie peuvent apparemment quitter l’univers pour un impensable nulle part. »
Les tentatives de bouclage de la lettre J faites par la petite Sonia, patiente d’Esther Bick, permettent de préciser la nature de ce « nulle part ».
La chute sans fin dans le trou du temps : retour sur Sonia
Le J dessiné par la jeune Sonia, figé sur lui-même et devenu réel, annule dans l’avant-coup toute virtualité et signe l’abolition de l’à-venir62. Mais cette mutation, contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, ne ferme rien et ne pétrifie rien : elle menace d’entraîner plus radicalement, nous l’avons vu, l’engloutissement du sujet dans un gouffre sans fond. Dès lors, comment comprendre la nature de ce « trou » auquel Esther Bick se réfère, faisant de lui le lieu d’une « chute mortelle » ? Donnons tout de suite la réponse à cette question : l’enfant est tombée dans le trou du temps.
Si le J, incarnation d’un premier trait, n’est pas repris et relancé par un trait second (A → B), il retombe sur lui-même avec cette conséquence que la puissance signifiante se résorbe, de façon terrifiante, dans le néant : au lieu d’enclencher la série indéfinie des possibles portée par le discours (A → B → C → D), le signe se retourne et s’abolit au point ombilical de son origine comme un estomac qui se digérerait lui-même63. Emporté par le même mouvement, le temps chronologique, qui est normalement mis en place par la chaîne représentative, se fige, renvoyant le sujet dans l’abîme de l’aiôn décrit par Platon64. Ce phénomène éclaire la nature du procès qui détermine au quotidien la position tragique de l’enfant autiste et qui apparaît comme l’envers de celui qui préside à la naissance du sujet du langage : l’arrêt du J sur lui-même a produit une rétroversion du temps qui, au lieu d’envoyer le sujet vers l’indéfini, en liant la surabondance de la dépense à celle de la perte, l’a rejeté en arrière vers le Chaos originel évoqué par l’auteur de La Théogonie (le mot « chaos », en grec, signifie béance), d’où est sortie la création.
Dans de nombreuses cosmogonies, l’univers se constitue en effet à partir d’un vide initial qui, en s’ouvrant, suscite la donation du monde. C’est le cas notamment du mythe juif du zimzum, selon lequel Dieu a renoncé à sa complétude et à sa perfection pour accomplir l’acte de la création. Dans le cas de Sonia, le processus s’est retourné : l’Abîme n’est plus, comme chez Hésiode, l’écart initial, la déchirure féconde qui effracte le réel pour appeler l’homme à venir dans l’Ouvert qu’Hölderlin proposait comme destin à l’homme65 : il devient un gouffre par lequel l’enfant est aspiré dans une chute sans fin. En ce point, une conclusion inédite et peut-être jamais repérée en tant que telle s’impose : si l’enfant se raidit de tout son être jusqu’à cette pétrification qui constitue le caractère essentiel du tableau clinique qu’il présente (et qui détermine en même temps son arrêt sur le seuil du langage), ce n’est pas d’abord par crainte d’être emporté par la chaîne signifiante. Ce danger n’est qu’une menace secondaire qui masque le péril primordial, plus profond : être aspiré dans le trou du temps et aboli dans le néant.
La clinique de Sonia, mise en regard de celle de ses petits compagnons autistes, invite à déterminer le destin des signes qui ont imprimé dans ce registre archaïque la mémoire des premières sensations.
Quand le défaut du « lieu » laisse place à un trou
L’explication de cet échec nous est déjà connue : ces sensations une fois contremarquées n’ont pas été recueillies, rassemblées et bordées par l’Autre, en conséquence de quoi les contremarques venues imprimer les sensations sont restées là, comme un ballot oublié sur un quai de gare, dans un non-lieu qui fixe par avance le destin d’errance des « qualités sensorielles » évoquées par Meltzer, qui se retrouveront plus tard égarées et reliées à rien dans un monde sans consistance. On pourrait penser que ces signes se sont perdus au fond du trou où l’enfant les entrevoit sous la figure des méchants piquants sauvages, dont fait état le petit John de Frances Tustin.
Or cette évocation indique que le trou où l’objet s’est abîmé n’est en réalité, nous l’avons déjà indiqué, ni sans fond ni sans lueur. De fait, rien ne pourrait sinon faire appel à l’enfant, qui ne serait même pas incité à lécher la table ou le soldat de plomb revêtus de la qualité-stimulus originelle. On a ainsi la confirmation que ces signes ont bien été gardés quelque part, mais que ce quelque part est un apeiron sans limites, impropre à permettre le moindre travail de liaison et d’articulation, et qui, à ce titre, ne saurait donc être considéré comme un premier réceptacle interne symbolique. Ce que John Bremner et Donald Meltzer explicitent avec les mots de la terminologie kleinienne qui est la leur : « Parce qu’il n’avait développé dans son esprit aucune structure d’espace “contenant”, le deuil ne pouvait pas se faire. S’il avait été plus apte à faire son deuil, il aurait détourné son esprit de l’intensité de la peine due à la perte de l’objet pour se remémorer ses bonnes qualités et ainsi le réinstaller à l’intérieur de lui. » À la suite de ce défaut d’installation, l’objet ou, plus exactement, les signes de l’objet sont ainsi toujours exposés au danger d’être éparpillés au moindre coup de vent du réel. Et c’est pour parer à cette menace qu’on voit l’enfant dresser son poing contre les rivaux (représentés précisément par des pointillés ou des marques) qu’il imagine prêts en permanence à fondre sur lui comme des oiseaux de proie, pour lui ravir ces signes instables et fugitifs qui constituent son unique richesse et la seule garantie de son existence.
La condition paradoxale de l’enfant autiste face à l’objet
La présentation des choses établie par les thérapeutes de Timmy éclaire la position désespérée de l’autiste. Elle permet notamment de comprendre pourquoi, lorsqu’elle est provoquée par un signe du réel (c’est-à-dire un objet qui passe) et fait retour de façon automatique dans le vécu actuel de l’enfant, la sensation originelle n’apporte à celui-ci ni confort, ni assurance, ni apaisement. Son incapacité à évoquer l’objet suscite au contraire, chez lui, une « vivance » qui réactualise la perte de son objet dans le néant, ce que traduit le fait que Timmy ne suce pas son pouce-bouchon comme un enfant normal, mais le mord. L’autiste confirme ainsi qu’il n’y a pas pour l’être parlant de trouvaille de l’objet en dehors de la retrouvaille représentative accomplie par le langage. Il montre comment, confronté à la carence de l’Autre à remplir sa fonction, l’humain est livré à une insécurité terrifiante à laquelle il répond par le désespoir et la fureur, réaction d’impuissance dont ses deux analystes rendent compte dans une formulation quelque peu obscure qui demande un mot d’explication : « Son bon objet était dès lors impossible à retrouver et inatteignable par une évocation interne symbolique mais non inaccessible au rétablissement impliqué dans sa reconnaissance. »
Cette phrase dégage le paradoxe qui marque la condition de l’enfant autiste : à savoir que, d’un côté, l’objet primordial (le sein en tant que représentant du bouquet primitif de sensations) est pour lui impossible à retrouver par la voie représentative normale, mais que, d’un autre côté, il n’est pas pour autant complètement inaccessible, puisque la sensation univoque errante, qui fait retour depuis le fond des temps, constitue malgré tout une forme de retrouvailles. De fait, l’identification (même aveugle) de la jouissance jadis procurée par l’objet primordial (la peau de la mère) est une façon de conserver son souvenir et de le reconnaître. Ainsi le vécu pathétique et insupportable de l’enfant autiste est-il homologue de celui des damnés souffrant de savoir que Dieu existe et qu’ils ne le verront jamais. En conclusion, il apparaît donc qu’à travers sa douloureuse jouissance l’autiste fait l’expérience d’un espace où les objets du monde sont porteurs d’une vie virtuelle, tout en se sentant exclu de cet espace, impasse qui trouve sa détermination, une fois de plus, dans un destin effondré du premier registre scriptural des « empreintes ».
Détermination du registre primitif des signes de sensation
L’observation de John Bremner et Donald Meltzer établit que, à la suite du défaut de l’opération attendue de bordage, l’enfant autiste s’est arrêté dans un espace de signes primitifs, éparpillés dans un indicible non-lieu, sans relation ni articulation entre eux. On comprend alors que si ces signes ont enregistré uniquement des fragments éclatés et insensés de l’objet, c’est que, réduits à eux-mêmes par l’effet de la carence de l’Autre, ils ont été pris dans des processus indéfinis de réitération à l’identique, sans espoir d’accéder jamais (en dehors des effets produits dans l’espace thérapeutique de la cure) à un quelconque statut représentatif. Par là, ils ont condamné l’enfant à rester prisonnier d’un univers kaléidoscopique, agité en permanence de mouvements browniens, dans lequel l’intéressé, pris dans un tourbillon tel un fétu de paille, se trouve livré à une terreur sans nom.
En mettant en évidence, à partir de la clinique de Timmy, le primitif contremarquage des excitations internes et externes, l’analyse de Bremner et Meltzer confirme qu’il n’y a pas d’humain sans langage et qu’on ne saurait soutenir que l’enfant autiste vit dans un monde de sensations ni a fortiori dans le « réel ». Par ailleurs, cette clinique confirme que les processus de symbolisation – qui, dans la normalité, métabolisent la perte de l’objet – n’entrent en jeu que lorsqu’un signe en relève un autre afin de constituer dans le sujet un premier lieu de recueil pour le produit de cette relève, lieu que les thérapeutes kleiniens après Bion appellent « contenant » et dont la Khôra du Timée (qualifiée par Platon de « réceptacle » et, plus lumineusement, de « porte-empreintes »66) a présenté, à l’orée de notre culture, le paradigme mythique. Le produit de la relève scripturale attendue, qui arrache les signes de sensation à leur état de parcellisation et consécutivement le sujet à son chaos tourbillonnant, nous le connaissons : ce sont les « images » qui, recueillies par le premier bordage de l’Autre, vont assurer grâce à leurs propriétés de liaison et d’articulation la mise en place du premier authentique mode de réalité, incarné dans l’objet transitionnel.
Parce qu’elle appréhende la position autistique à un stade tout à fait primitif, la clinique de Timmy permet de cerner au moment de son apparition la constitution du « trou noir » identifié par Frances Tustin. L’histoire du jeune Sean Barron (racontée dans un livre qu’il écrivit avec sa mère) présente le vécu d’un enfant pris dans une forme d’autisme moins archaïque. Ici l’émergence, saisie sur le vif, de l’intéressé hors de l’autisme profond montre un sujet occupant une position différente de celle de Timmy : Sean apparaît en effet arrêté, comme fasciné, au bord du trou fatal qui terrorise Timmy, un trou au visage plus équivoque, dans la mesure où il semble faire désormais appel à l’enfant, même s’il demeure toujours pour lui impossible à symboliser.
À quelles conditions il est possible d’échapper au trou noir
La fascination pour le trou : l’autiste et le pervers
Dans le récit qu’elle a consacré à l’histoire de son fils, Judy Barron rapporte : « Dans le parquet de sa chambre, il y avait un trou qui retenait toute son attention. Il y enfonçait son doigt et le tortillait pendant des heures. » Parvenu à l’âge adulte, Sean commentera cet épisode de son enfance en expliquant : « Je me souviens très nettement d’un trou minuscule dans le parquet d’une pièce de la maison [...]. J’enfonçais mon doigt le plus loin possible pour me rendre compte de l’épaisseur du trou sur lequel je collais mon œil. Je savais qu’il communiquait avec la cave, mais je voulais malgré tout voir comment c’était en bas [...]. J’avais besoin de vérifier la distance entre le trou et le sol de la cave, même si je savais pertinemment qu’il m’était impossible de toucher le sol, parce qu’il était trop loin67. » La conduite de cet enfant prend son sens singulier à la lumière d’autres pratiques, au premier abord voisines, que présentent des sujets relevant de registres subjectifs moins archaïques que l’autisme.
Dans Si le grain ne meurt, André Gide relate comment, alors qu’il était âgé d’une dizaine d’années (soit un âge très voisin de celui de Sean), il découvrit dans la maison de vacances de sa grand-mère un trou creusé dans une grosse porte au fond duquel brillait « quelque chose de rond, de gris, de lisse ». Une vieille servante lui révéla qu’il s’agissait d’une bille glissée là par son père quand il avait son âge et que personne depuis n’avait jamais pu retirer. Excité par cette atteinte impossible, le petit André conçut pour cet objet tapi dans l’ombre une telle convoitise qu’il laissa pousser toute une année l’ongle d’un petit doigt (le seul qu’il pût introduire dans le trou) afin de récupérer la bille. Il y parvint l’été suivant, du premier coup : « Une brusque secousse, et la bille jaillit dans ma main. » Cette anecdote présente les éléments constitutifs de la fouille perverse : la quête menée avec patience et acharnement au cœur de l’intimité de l’Autre (le trou de la porte abrite l’objet du père) pour aller chercher et ramener l’agalma qui s’y trouve détenu – et qui va perdre instantanément son caractère de merveille dès que l’intéressé le tiendra en main. Ce que confirme l’épilogue du récit de Gide, qui relate comment l’enfant en possession de l’objet se retrouva au dénouement « tout bête et tout penaud », réduit, pour finir, « à faire retomber la bille dans le trou »68. L’obsession avouée par Sean est d’une autre nature.
L’échec du bordage du noyau vide primitif : le cas de Sean Barron
Comme le jeune André, Sean manifeste devant le trou une volonté de savoir. Toutefois, ce savoir se distingue de celui du petit pervers, car il est sans objet. La quête de l’enfant autiste porte en effet sur un lieu qui se situe en amont des deux champs respectifs du névrosé et du pervers, soit l’inconscient représentatif pour le premier et le site du signifiant primordial (phallique) pour le second, verrouillés l’un et l’autre par le refoulement originaire. Ce lieu est l’espace du « non reconnu69 », que figure ici le sous-sol inaccessible révélé à l’enfant par le trou creusé dans le plancher. La technique utilisée pour « explorer le contour » de ce conduit mystérieux lui permet de déterminer la nature du lieu primitif qui l’obsède et éclaire, par la même occasion, une question restée longtemps obscure dans la théorie analytique.
« J’introduisais un doigt [dans le trou], rapporte Sean, et le tournais dans un mouvement identique à celui du tambour de la machine à laver. » Cette pratique délivre le sens de ce qu’elle cherche à circonscrire. Le battement du tambour de la machine à laver est en effet caractéristique du mouvement autistique, dont les balancements répétitifs produisent par ailleurs le paradigme : sa course esquisse le dessin d’un cercle interrompu à mi-parcours et qui repart en sens inverse pour effectuer le même demi-cercle, avant de se retourner de nouveau pour repartir dans le sens primitif. Le caractère essentiel de ce mouvement est qu’à chaque renversement il repart à zéro : rien ne s’est enclenché, rien ne s’est inscrit.
À travers le mouvement de tambour de machine à laver qu’il imprime à son doigt, l’enfant autiste avoue donc son incapacité à accomplir un cercle complet, c’est-à-dire à « border » le trou qui l’obsède, bordage qui constituerait l’opération première, nécessaire à l’embrayage de la parole. L’arrêt à mi-parcours du bordage donne ainsi à voir, dans la figure de ce cercle brisé, l’échec du procès primordial de symbolisation qui a arrêté l’intéressé sur le seuil du langage face au puits de ténèbres qui le fascine, mais qui le plus souvent le glace d’effroi. La peur de l’obscurité éprouvée par tous les enfants peut être considérée comme l’héritière généralisée de la terreur de l’autiste. Une remarque de Freud permet d’établir cette filiation.
L’angoisse universelle de l’enfant devant le noir
Dans les Trois Essais sur la théorie sexuelle, Freud avance une explication de l’angoisse éprouvée par l’enfant plongé dans le noir qui confirme la signification de la terreur manifestée par l’autiste et vérifie que tout sujet est exposé aux effets des éclipses du symbolique : « Je dois l’explication de l’origine de l’angoisse enfantine à un garçon de trois ans que j’entendis un jour supplier du fond d’une chambre obscure : “Tante, parle-moi ; j’ai peur, parce qu’il fait si noir.” La tante répliqua : “À quoi cela te servira puisque tu ne peux pas me voir !” – “Ça ne fait rien, répondit l’enfant, du moment que quelqu’un parle il fait clair70.” » La peur du noir avouée ici par l’enfant perpétue (sur un mode déjà apprivoisé) la « terreur sans nom » (nameless dread) qui est éprouvée par l’enfant autiste, abandonné à lui-même, quand fait défaut la parole de l’Autre chargée d’illuminer le monde.
On doit ici développer l’explication de Freud avançant que l’enfant se trouve rassuré par la présence de la personne aimée. Celle-ci doit en réalité ce rôle apaisant au fait qu’elle maintient la figure de l’Autre primordial, appelé par le nourrisson pour faire obstacle à la menace d’anéantissement. Le noir qui suscite l’angoisse de l’enfant dans la névrose est ainsi l’avatar culturalisé du trou effrayant évoqué par le petit John. Le noir fait en effet disparaître les objets, sans que l’on sache s’ils vont revenir. Il exprime, à ce titre, une carence du symbolique qui renvoie le sujet au temps de l’origine, où rien de l’ordre du langage n’était encore venu humaniser le monde. La parole de la tante, reprenant la charge assurée initialement par la « rêverie » de la mère, a ici une double fonction : en premier lieu une fonction d’adresse, qui arrache l’enfant à la détresse solitaire qui l’étreint et l’appelle au lieu de l’Autre ; ensuite une fonction démiurgique de mise en ordre du monde, que la parole possède en elle-même, indépendamment des effets de signification qu’elle supporte. Chez le nourrisson, aux temps primitifs de la vie, elle assure ce rôle par le truchement des variations d’intensité, de hauteur et de tonalité du flux sonore, qui introduisent de premières différenciations dans l’espace chaotique des origines. Avant de s’effacer (jamais complètement d’ailleurs), ce mode archaïque de parole reste en activité, de façon discrète, durant les premières années de la vie ; en témoigne l’effet apaisant qu’a sur l’enfant le bruit de fond de la conversation indistincte des adultes, qui lui parvient de la pièce voisine par la porte entrouverte de sa chambre et lui permet de s’endormir, bercé dans un bain de symbolique.
Chez l’autiste, aucune parole, aucune adresse n’est jamais venue éclairer les ténèbres originelles, si bien que l’enfant est resté confronté, solitaire, à un trou obscur qui le terrifie. La question posée alors au soignant est de déterminer, dans le cadre de la cure, les conditions susceptibles d’amorcer un processus de symbolisation du noyau noir primitif, nécessaire à l’embrayage de la dynamique du langage. Une vignette clinique présentée par Frances Tustin permet de répondre à cette question.
John et la toupie lancée par Tustin
Il a été depuis longtemps reconnu que les enfants autistes trouvent dans la contemplation de certains objets tournants (tels que des hélices ou des ventilateurs) ou qu’ils font tourner (comme des assiettes ou de petites roues de voiture) une assurance qui peut paraître paradoxale contre l’angoisse suscitée chez eux par le mouvement et le changement. Une séquence clinique exceptionnelle, rapportée par Frances Tustin, permet de saisir dans quelles circonstances l’objet tournant peut renverser son sens et marquer pour l’enfant (il s’agit ici du petit John, inventeur du « trou noir ») un premier accès au symbolique : « Pendant la première séance, relate-t-elle, il demeura impassible. Il passait devant moi sans me prêter aucune attention, comme si je n’existais pas, à l’exception d’un seul moment où, dans le bureau, il me prit la main et la tira vers la toupie que je fis tourner pour lui. Là, pris d’excitation, il se pencha en avant pour la voir tourner. En même temps, il faisait tourner son pénis à travers son pantalon et, de l’autre main, décrivait des cercles autour de sa bouche. Ce qui me laissa penser qu’il faisait peu de différence entre les mouvements de la toupie et ceux de son corps71. » Notons tout de suite (car il s’agit là de la clef de l’observation) qu’on ne saurait réduire cette séquence à une simple mutation du statut de l’objet, qui de garant de l’immutabilité du monde passerait, sans qu’on sache comment, à celui de support d’une dynamique. En fait, l’enjeu à cet instant est l’accès à un registre scriptural inédit, soutenu par l’Autre du transfert.
Le point déterminant ici est que l’enfant adresse une demande à la thérapeute et que celle-ci en réponse lance la toupie dont le mouvement de rotation sera repris par l’enfant dans une double mimique : il va, nous dit Tustin, « faire tourner son petit pénis à travers son pantalon » et décrire avec son autre main « des cercles autour de sa bouche ». Les termes de cette dernière phrase donnent clairement le sens de ce qui est en train de se jouer : l’effectuation d’un bordage scriptural.
Ainsi se trouve posé le principe d’une mutation subjective capitale dont il convient de déplier les modalités d’effectuation.
Comment l’enfant autiste accomplit le premier bordage du premier vide
L’enfant joue un rôle actif au premier temps de l’opération. Selon une pratique bien connue de tous les soignants, il « se branche » sur un adulte pour faire exécuter par lui l’acte qu’il a en tête : « Il me prit la main, écrit Tustin, et la tira vers la toupie que je fis tourner pour lui. » Cette seule indication interdit de confondre le tournoiement de la toupie avec la rotation automatique et désubjectivisée d’une hélice ou d’un ventilateur. Le tournoiement de la toupie accompli par la thérapeute est le produit d’un acte de l’enfant impliquant, à ce titre, une décision (donc un sujet), laquelle ne devient effective que par le truchement de l’Autre.
Un premier élément est ici à considérer : lorsqu’une toupie tourne sur elle-même, elle ne reste pas immobile sur son axe mais accomplit, comme le fait la Terre, un cercle (ou plutôt une ellipse) autour d’un point fixe. Et c’est ce cercle-là que l’enfant reprend à son compte et reproduit autour de sa bouche, incarnation de la « cavité primitive », indiquant qu’il circonscrit alors le « trou noir » originel laissé par la disparition du bouquet primordial de sensations. Sa mimique manifeste ainsi qu’il s’efforce de border, dans l’après-coup, ce trou réel sur un mode qui, en dépit de son caractère imaginaire, est tout de même l’expression d’une première tentative de symbolisation. À partir de ce moment, le bouquet primordial de sensations bénéficie, à l’instar d’un bouquet véritable recueilli dans un vase, d’un premier réceptacle qui transforme l’arrachement en perte. Cette mutation est décisive, car elle signifie que l’enfant est en train de constituer en lui un ersatz du vide originel, site du « reste étranger ». Mais avec ce résultat le processus d’émergence n’est toutefois pas achevé. À cet instant, la présence de l’Autre, convoqué par l’enfant sous les traits de sa thérapeute, est en effet déjà, en elle-même, l’indice d’une seconde innovation que la cure promet d’accomplir : la production d’un second cercle circonscrivant le premier, qui marquerait la première relève de l’Autre (la seule que connaîtra John), celle du miroir concave maternel, chargé de rassembler le corps de l’enfant pour assurer une première forme d’identité.
Ce progrès est validé par la seconde partie de la gestuelle de John : celle qui met en cause son pénis et qui traduit un progrès supplémentaire par rapport à la mimique accomplie autour de la bouche.
Un procès d’écriture accompli sous son plus humble mode
En faisant tourner son pénis à travers son pantalon, c’est-à-dire en lui faisant jouer le rôle de la toupie, John active l’organe qui a reçu, selon Freud, le statut de « zone érogène directrice72 », impliquant une focalisation de la libido, qu’on peut considérer comme un premier pas encore maladroit dans le sens d’une symbolisation du pénis. Que cette étape doive rester à jamais, comme on sait, hors d’atteinte de l’autiste n’annule pas la portée du déplacement réalisé depuis le bordage de la cavité buccale jusqu’au tracé du cerne accompli par la toupie-pénis, déplacement qui met en évidence le trait capital de l’observation effectuée par Tustin : à savoir que, s’il y a dans cette scène un processus d’identification opéré par l’enfant, il ne concerne pas l’objet-toupie mais le geste de la thérapeute faisant tourner la toupie, ce qui revient à l’appropriation d’un acte d’écriture. L’excitation éprouvée par l’enfant tandis qu’il accomplit sa pantomime aux deux visages apparaît alors comme le correspondant de la jubilation caractéristique du stade du miroir décrite par Lacan, c’est-à-dire comme l’expression joyeuse qui ponctue le franchissement d’un stade subjectif.
La thérapeute intervient donc à deux places différentes dans cette scène : elle remplit d’abord la fonction d’embrayeur du sujet de l’écriture et elle est, à ce titre, la condition de la mise en branle de la dynamique du langage que figure sur un mode imaginaire le lancement de la toupie ; mais elle inscrit aussi le surgissement de la virtualité de l’Autre au champ du sujet et, à ce nouveau titre, elle annonce le processus qui va peut-être assurer la traduction des « empreintes » en « images » pour accomplir un nouveau bordage ; ce dernier ne sera plus celui du cœur d’« extimité » du sujet (le « reste étranger »), mais celui du sujet lui-même comme corps unifié autour d’un premier vide présymbolique, produit au lieu de l’Autre.
Dans tous les cas où fait défaut cette opération de suppléance accomplie par la cure, l’autisme laisse entrevoir une position subjective minimale, ancrée dans un état de langage antérieur au stade perceptif, qui n’est supporté que par les seuls signes de sensation (« empreintes ») et où les choses se donnent dans une équivalence indifférenciée qui est le reflet de l’indifférenciation originelle du moi et du non-moi.
Il s’agit maintenant de déterminer les modalités de production de ces « empreintes » dans l’autisme. Et cette fois encore, les observations magistrales de Frances Tustin nous serviront de guide.
1 Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 189-190.
2 Henri Michaux, « La nuit remue », in Œuvres complètes, op. cit., p. 500.
3 Cf. Frances Tustin, « Améliorer les états autistiques », in Actes du colloque de Monaco (Lieux de l’enfance, no 3), op. cit., p. 20.
4 Frances Tustin, Les États autistiques chez l’enfant, op. cit., p. 95.
5 Ibid., p. 86.
6 Winnicott, cité par Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 23.
7 Frances Tustin, Les États autistiques chez l’enfant, op. cit., p. 202. À l’extrême fin de sa vie, Freud avait posé lui-même le principe qui allait supporter les élaborations kleiniennes futures : « Le sein est un morceau du moi, je suis le sein » (S. Freud, Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 287).
8 Frances Tustin, Les États autistiques chez l’enfant, op. cit., p. 95.
9 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 39.
10 Ibid., p. 56.
11 S. Freud, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, op. cit., p. 37.
12 S. Freud, « La négation », in Résultats, Idées, Problèmes II, op. cit., p. 135-139.
13 J. Lacan, Les Psychoses : Le Séminaire, livre III, op. cit., p. 95.
14 François Cheng, L’Espace du rêve. Dix mille ans de peinture chinoise, Paris, Phébus, 1983, p. 39.
15 Cette action double du jugement d’attribution avait déjà été mise en évidence par Platon, qui avait montré dans le Timée comment la Khôra jouait le rôle d’un tamis qui séparait puis nouait ensemble les contraires exemplarisés dans l’opposition entre le grand et le petit (Timée, 48e-53b).
16 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 53-54.
17 Jenny Aubry, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques, op. cit., p. 62.
18 J. Lacan, Les Psychoses : Le Séminaire, livre III, op. cit., p. 177.
19 Geneviève Haag, « Hypothèse d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », in Les Contenants de la pensée, op. cit., p. 52.
20 Pierre Reverdy, « Pointe », in Les Ardoises du toit, Paris, Flammarion, 1967, p. 196.
21 Indiquons, à titre de jalon pour une reprise, qu’en argot prick désigne le « dard » masculin (communication de Jean-Marie Maguin).
22 Colette Chiland, « Autour du texte de Frances Tustin », in Actes du colloque de Monaco (Lieux de l’enfance, no 3), op. cit., p. 39.
23 Jacques Hochmann, Pour soigner l’enfant autiste, op. cit., p. 262.
24 Frances Tustin, Autisme et Protection, op. cit., p. 117.
25 Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes, op. cit., p. 189-190.
26 Henri Michaux, « La nuit remue », Œuvres complètes, op. cit., p. 500.
27 S. Freud, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, op. cit., p. 36.
28 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 25. Par la suite, Tustin reviendra sur cette conception d’un état autistique primaire absolu (Frances Tustin, Autisme et Protection, op. cit., p. 29).
29 Sören Kierkegaard, Crainte et Tremblement, Éditions de l’Orante, Paris, 1972, p. 107.
30 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 56.
31 Ibid., p. 56.
32 Ibid., p. 52.
33 Ibid., p. 30-31.
34 S. Freud, « Le fétichisme », in La Vie sexuelle, op. cit., p. 133-138.
35 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 26, 52-53, 126.
36 Judy et Sean Barron, Moi, l’enfant autiste, op. cit., p. 97.
37 Apocalypse, XX, 14-15.
38 Cf. Jacques Hochmann, Pour soigner l’enfant autiste, op. cit., p. 91.
39 S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 52-53.
40 René Spitz, De la naissance à la parole, Paris, PUF, 1968, p. 42-48.
41 Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux. Figures de l’autre dans la Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985, p. 69.
42 Cité par F. Cheng, L’Espace du rêve, op. cit.
43 Julia Kristeva, Histoires d’amour, Paris, Denoël, 1983, p. 29-30.
44 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995, p. 47.
45 S. Freud, Métapsychologie, in Œuvres complètes, t. XIII, PUF, 1988, traduit par Altounian, Bourguignon, Cotet, Rauzy, p. 213, 215, 230, 288 (cité par Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit., p. 48).
46 Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit., p. 47.
47 Ibid., p. 26.
48 Ibid., p. 37-38.
49 Ibid., p. 14.
50 Frances Tustin, Autisme et Psychose de l’enfant, op. cit., p. 73.
51 Sylvia Plath, « Braconnier », in Arbres d’hiver (Winter Trees), traduction par Françoise Morvan, Gallimard, coll. « Poésie », 1999, p. 207-209. La clinique de Sarah invite à reconsidérer le fait que, parmi les mots qui reviennent le plus souvent chez les enfants autistes, il faut citer le mot rien dans des séquences du type « Je peux rien », « Je fais rien ». À la question : « Es-tu un garçon ou une fille ? » une jeune patiente répond : « Je suis rien du tout » (cité dans Clément Launay et Suzanne Borel-Maisonny, Les Troubles du langage, de la parole et de la voix chez l’enfant, Paris, Masson, 1975, p. 164). La question se pose de savoir si ce mot exprime alors le degré zéro de la subjectivité ou le premier état susceptible d’embrayer la dynamique du langage.
52 René Diatkine, « Autour du texte de Donald Meltzer », in Actes du colloque de Monaco (Lieux de l’enfance, no 3), op. cit., p. 125.
53 Donald Meltzer, Explorations dans le monde de l’autisme, op. cit., p. 212.
54 Ibid., p. 61.
55 Voir chapitre V, « Le monde éclaté de l’enfant autiste ».
56 Donald Meltzer, Explorations dans le monde de l’autisme, op. cit., p. 58.
57 Ibid., p. 58.
58 Ibid., p. 59.
59 Paul Claudel, Le Soulier de satin, troisième journée, scène VIII.
60 S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, coll. « Folio bilingue », 1991, p. 214-219.
61 Ce noyau hors représentation est défini par Freud pour la première fois dans l’Esquisse (op. cit., p. 348-349 et 376-377).
62 Selon une écriture de Jacques Derrida empruntée à Yosef Yerushalmi pour désigner le rapport élu du sujet au désir (Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit., p. 115-116).
63 Selon le fantasme angoissant rapporté par un patient.
64 Platon, Timée, 37d. L’aiôn est le temps de l’éternité, distinct de la temporalité (chronos).
65 « Viens dans l’Ouvert, ami ! », vers liminaire du poème « La promenade à la campagne », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 803.
66 Platon, Le Timée, 50c.
67 Judy et Sean Barron, Moi, l’enfant autiste, op. cit., p. 25, 28, 98.
68 André Gide, Si le grain ne meurt, in Journal (1939-1949), Souvenirs, Paris, Gallimard, 1955, p. 383-384.
69 Ce terme (Unerkannte) est celui par lequel Freud désigne le point de butée qui marque la limite de l’inconscient représentatif, où dans l’analyse d’un rêve s’arrêtent les associations du patient (S. Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 103, n. 2 et p. 446).
70 S. Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1989, p. 168, note 1.
71 Frances Tustin, Autisme et Psychose de l’enfant, op. cit., p. 17.
72 S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », in La Vie sexuelle, op. cit., p. 19.