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LA THÉORIE DES « FORMES » AUTISTIQUES
La thèse des formes innées universelles
La notion de « forme »
À côté du « trou noir », Frances Tustin a apporté une autre contribution décisive à l’intelligence des processus qui permettent au sujet humain d’émerger au champ du langage. La notion de « formes » (autistic shapes) qu’elle élabora a mis en lumière sur le terrain de la clinique de l’autisme l’existence d’un premier état du langage, resté jusqu’alors pratiquement inconnu des psychanalystes. Cette conceptualisation marque une avancée décisive car elle éclaire, au-delà de la genèse de l’autisme, la nature des « empreintes » primordiales, premiers marquages scripturaux apparus au niveau des sensations avant la mise en place du stade de la perception et de ses « signes ».
Se référant aux « structures profondes » que Noam Chomsky avait mises en 1972 au fondement de l’acquisition du langage par l’enfant, Tustin détermine à partir de la phénoménologie de ses petits patients la fonction des « formes innées », qui sont, avance-t-elle en faisant de ce principe une loi universelle, « les éléments de base à partir desquels la pensée et l’affectivité se développent »1. Et d’exposer sa conception en ces termes : « Il semble probable que le bébé humain normal possède une faculté innée de production de formes. Ces formes originelles sont vraisemblablement de vagues “mises en forme” des sensations. Elles doivent tendre à compenser le caractère chaotique du flux de sensations qui constitue, pour le bébé, son premier “sentiment d’exister”2. » Ce que le poète Henri Michaux, dont nous avons vu le rapport intime à l’autisme, exprimait en parlant de « la pelote inextricable de l’infime qui n’a pas de forme3 ».
Ainsi, selon Tustin, chaque enfant aux premiers stades de la vie se trouverait plongé dans un bain de sensations brutes qui attendraient, à ce point d’origine (qu’il faut considérer comme mytho-logique), d’être mises en formes. Ces formes, convient-il encore de préciser, n’émargent pas au registre du figural : elles sont sans formes (shapeless shapes). Il n’est pas concevable, indique en effet Tustin, qu’« à ce stade l’enfant fasse quelque chose d’aussi avancé que dessiner une forme4 » – dans sa tête, préciserons-nous.
C’est, de fait, un autre processus qui préside à la genèse du phénomène : « Dans le développement normal, cette propension à produire des formes s’associe rapidement aux formes réelles appartenant à des objets réels5. » À partir de quoi, après plusieurs remaniements et transcriptions, la dynamique du langage « aboutit à la formation de structures perceptives [correspondant aux “images” de la théorie freudienne] et conceptuelles [les “traces”], qui faciliteront une relation pratique aux objets du monde extérieur, pouvant être partagés avec les autres6 ». Les formes, conclut Tustin, supportent ainsi un stade de devenir universel traversé par chaque homme à l’orée de sa vie : « Nous partageons tous l’expérience du dieu scandinave Odin qui, au commencement des temps, avant d’avoir pu créer le Monde, se pencha sur un abîme sans fond jusqu’à ce que les brumes qui tourbillonnaient sous lui se fussent constituées en formes7. » Aux premiers temps de son existence, l’enfant serait donc pris dans un bouillon de sensations vaporeuses en attente d’être « enformées », bouillon homologue à l’ébullition du vide qui prépare la naissance du cosmos.
Ce mode de représentation, plus poétique que théorique, appelle quelques commentaires et déjà peut-être quelques réserves.
Distinguer « différenciation » et « différence »
Dans un premier temps, on objectera que la représentation des choses avancée par Tustin propose une vision simpliste du devenir subjectif, dans la mesure où elle ne prend pas en compte le rôle de l’excitation et du déplaisir. Cette omission pose en fait la question de la nature de la sensation : est-il pertinent de parler d’un bain de sensations antérieur à la mise en formes desdites sensations ? En d’autres termes : est-il possible de postuler l’existence d’un bain de sensations indifférenciées qui seraient senties sans distance, sans être re-senties ? Dans cette conception, le sujet se confondrait en effet avec le monde dans lequel il serait immergé : il serait sa sensation. Du coup, pour un tel sujet – dilué dans une sorte de « sentiment océanique8 », selon Romain Rolland, où le moi se confondrait avec le non-moi –, il ne serait plus permis de parler de corps sensitif, donc de sujet de la sensation : la référence à la notion de sujet n’est recevable en effet qu’à partir du moment où, sous l’effet des excitations, le corps est amené à se soustraire à celles-ci et à se constituer subjectivement comme reste de cette soustraction. Cette action marque la « naissance psychologique » de l’enfant, dont parle ailleurs Tustin, accomplie quand le nourrisson émerge de l’état « préhistorique », caractérisé par des échanges de substance indifférenciée avec la mère, rythmés par des mouvements mécaniques de flux et de reflux9.
Les sensations ne sont en effet, à l’origine, nous l’avons déjà indiqué, que sensations du déplaisir, créateur d’une tension qui, dans la normalité, effectue la première séparation du corps avec le « réel », la première différenciation du sujet et de l’Autre. Ce vécu primordial est attesté dans l’autisme : il trouve son expression dans la peur récurrente d’oiseaux prédateurs prêts à assaillir l’enfant, qui n’a rien à voir, comme l’imagine Tustin, avec une hypothétique réminiscence d’un vécu archaïque de l’espèce10. Ce fantasme, homologue de celui du « méchant piquant » caché au fond du « trou noir », traduit la mise en figures (opérée rétroactivement dans l’après-coup) des primordiales agressions externes. Ainsi les sensations n’ont-elles de sens qu’à partir du moment où elles viennent marquer des effractions, des intensités, des coupures. Et c’est ce phénomène de différenciation qui permet l’« impression » des sensations, conjointe à la mise en place d’une première forme de temporalité, lorsque, par l’effet de la répétition, les « impressions », réinvestissant leurs propres traces, se constituent en « empreintes » (Eindrücke) pour inscrire les premières différences.
Selon un principe établi, la différence n’est pas l’effet d’une simple trace, mais celui de la mise en relation de plusieurs traces. Elle naît et prend corps de l’interstice entre les traces. Si la différenciation se réduit à la prise de conscience du premier rapport moi/non-moi, l’espace de la différence se dégage de la différenciation primitive, lorsque le non-moi se différencie en traces différentes. La différence en tant que telle est ainsi ce qui organise les séries désordonnées de différenciations qualitatives binaires (chaud/froid, dur/mou, etc.) sur lesquelles Tustin insiste à plusieurs reprises dans son œuvre. Au cours de cette opération, indique-t-elle, certains modèles géométriques jouent un rôle déterminant.
La référence à la géométrie
Paul Cézanne, qui avait toujours exprimé la volonté de restituer dans ses œuvres « les sensations confuses que nous apportons en naissant11 », avait manifesté à la fin de sa vie le projet d’atteindre ce but par les voies que la clinicienne repère dans sa pratique : « Ne plus peindre, disait-il, qu’à partir des cônes, des cubes et des cylindres12. » Par là, l’artiste et l’enfant rejoignent l’inspiration qui avait conduit Platon, dans les dernières pages du Timée, à mettre les formes géométriques au principe de la constitution du monde des Idées : « Les formes géométriques sont un type spécifique de “forme innée”, écrit Tustin. Elles aident [tous les enfants] à ordonner les sensations du toucher et de la vue dans le cadre de l’espace rencontré après la reconnaissance de la séparation entre eux et leur mère13. » La clinique des enfants autistes confirme ce principe en découvrant des sujets « [qui] trouvent désagréables l’asymétrie, les oppositions, les différences, l’absence d’ajustement entre les formes, et [...] les évitent14 ». Parmi ces formes, le cercle occupe une place particulière : « [Il] semble être une façon préverbale d’exprimer qu’on se sent tenu – entouré – par un climat nourricier qui circule autour du bébé comme figure centrale15. » C’est la raison pour laquelle il est souvent lié à « l’émergence de l’identité individuelle16 » et considéré comme une « jolie forme17 ». Évoquant la fascination des autistes pour les formes rondes, Geneviève Haag confirme leur « ravissement devant la pleine lune ou le disque du soleil à son coucher, [ainsi que pour] les ballons et cerceaux de toutes sortes18 ». De façon complémentaire, en regard du « cercle adoré » se dresse le « triangle abhorré, [deux formes] qu’il faut absolument tenir éloignées l’une de l’autre, ou alors le cercle sera détruit »19.
Ces formes géométriques primitives s’avèrent si précieuses pour les enfants autistes que certains d’entre eux s’appliquent à les produire au moyen d’expériences d’évanouissement : il s’agit essentiellement de tournoiements sur eux-mêmes, poussés jusqu’à la perte d’équilibre, qui ont pour effet de ramener les intéressés au temps des premières sensations. Donna Williams, qui fut dans son enfance adepte de ces pratiques, écrit ainsi : « [Après ces exercices de tournis], je voyais à nouveau le monde par bribes et par petits bouts. Je ne percevais que des figures géométriques aux motifs attrayants : des triangles verts, des carrés dorés ou tout simplement du bleu dans lequel mon regard se noyait avec délectation20. »
Reste à déterminer, en termes de logique subjective, la fonction des formes géométriques dans la théorie de Frances Tustin.
La prééminence du symbolique
La fonction dévolue aux formes géométriques trouve sa raison dans un principe économique simple. Si le monde se donnait à l’enfant dans la multitude indéterminée des objets qui le constituent, ce dernier serait obligé d’accomplir en permanence un travail épuisant et interminable de mise en formes. La géométrie intervient ainsi pour lui offrir des formes préétablies qui lui permettent de tout distribuer selon l’opposition fondamentale bon/ mauvais, déterminée par le principe de plaisir, la seule qu’il connaisse à ce stade. En vertu du principe de l’analogie, le cercle, qui, sans brisures ni arêtes, donne une image de l’infini et de l’éternité, présente la « bonne forme », tandis que le triangle, dont les arêtes et les pointes font mal, sera la « mauvaise forme », la « méchante forme ». Cette prééminence des formes géométriques semble donc témoigner que les enfants autistes sont venus au monde précédés d’une symbolicité non figurative innée ; ce qui conduit à dire que, quand les brumes se dissipent et que le réel se retire, le dieu Odin découvre d’abord ces formes géométriques, qui sont les premières « enformes » de la réalité, inscrites dans un partage initial entre « bonnes » et « mauvaises » formes qui donne corps à l’opposition primordiale bon/mauvais.
La clinique de l’autisme fournit une consistance réelle à ce principe qui détermine, selon Tustin, le mode universel d’introduction au langage. L’observation des enfants concernés laisse entrevoir que certaines de leurs pratiques, qui ont longtemps déconcerté (et souvent découragé) leurs familles et soignants, sont en réalité des tentatives de production de « formes », accomplies à partir de leur corps.
Le premier avatar du langage
Comment le corps sécrète la pâte originaire du langage
Dans une page visionnaire, Frances Tustin présente le corps comme étant, aux temps primordiaux, tout à la fois le support et la source matérielle du langage : « Les premières formes, écrit-elle, viennent de la “sensation” de substances corporelles molles, comme les excréments, l’urine, la morve, la salive, le lait dans la bouche et même le vomi, certaines de ces substances étant l’objet d’expériences répétées21. » Parce qu’elle détient peut-être (après certaines révisions et restrictions) la clef des processus qui déterminent l’introduction du sujet humain au langage et, par conséquent, au symbolique et à la réalité, cette thèse mérite un commentaire attentif. Nous reprendrons donc les développements qu’elle implique pour considérer les modalités de la venue au monde de celui qui n’est sans doute pas, contrairement à ce que pense Tustin, le « petit d’homme », mais plus sûrement l’enfant engagé dans la voie d’une destinée autistique.
La naissance psychique de cet enfant se produit, nous l’avons vu, dans le contexte d’une confrontation à une perte insupportable (qu’on l’évoque comme celle de la mère, du sein ou du bouquet primordial de sensations). Cette perte est vécue par lui comme une déchirure ayant entraîné la mutilation de l’un-tout originel qu’il constituait alors avec le « réel ». Pour parer à cette atteinte effroyable, celui que nous appellerons par commodité le « sujet » n’a à sa disposition, par suite de la carence radicale de l’Autre qui l’affecte, aucun ob-jet (c’est-à-dire, au sens propre, rien qui soit jeté devant lui) ni aucune re-présentation (puisqu’il est toute-présence au « réel »). Il n’a donc à portée de main, si l’on peut dire, que ce un-tout, à quoi il se réduit et à quoi se réduit pour lui le monde, un-tout qui se trouve menacé à cet instant de n’être plus ni un « un » ni un « tout ». Au nom du principe d’économie qui préside à toute forme de vie, le « sujet » va alors, tel un ver à soie sécrétant la matière de son cocon, entreprendre de restaurer son univers effracté en produisant des ectoplasmes extirpés de l’un-tout originel, composé d’une « substance corporelle » indifférenciée, commune à la mère et à l’enfant22. Et ces ectoplasmes (que nous avons déjà évoqués dans le chapitre précédent [p. 172]), ce sont précisément les « formes » primordiales innées.
Ces « formes » constituent un mode archaïque de phénomènes de langage, appelé pour suppléer à la défaillance du premier bordage symbolique normalement assuré par le signifiant. Tustin confirme cette fonction quand elle note que « les formes produites par l’énurésie sont un exemple de cette fonction [enveloppante] calmante et apaisante23 ». Les « formes » se présentent donc dans l’autisme comme des protoreprésentations (non représentatives), fabriquées à partir de sécrétions corporelles, qui font d’elles des extensions de l’organisme susceptibles d’être émises et reprises par l’enfant. Il s’agit ainsi de pseudopodes malléables et façonnables, qui ont droit au statut (et à l’appellation) de représentations matérielles autogénérées, placées sous le contrôle du sujet. À ce titre, ces « formes », que Tustin, reprenant un concept de Piera Aulagnier, qualifie d’« hallucinations tactiles24 », correspondent mutatis mutandis (car le registre scriptural n’est pas le même dans les deux cas) à ce que Freud détermine dans l’Esquisse comme « hallucination du sein ».
Statut métapsychologique des « formes » et de l’hallucination du sein
L’hallucination du sein n’est pas chez Freud une production visuelle, qui restaurerait sur un mode simpliste une image de l’objet perdu. Elle est une opération par laquelle un sujet dément, au nom de son souhait (Wunsch), une perte insupportable par le truchement d’une production représentative soumise à son contrôle. La psychose hallucinatoire de désir (amentia) fournit le paradigme de cette opération, en maintenant par le délire (c’est-à-dire par un phénomène de discours) l’existence d’un être cher disparu. À travers l’hallucination du sein, le nourrisson (normal) produit selon le même principe, à l’orée de la vie, la matrice du procès qui sera plus tard détourné par le psychotique. Pour sa part, l’enfant autiste subvertit cette opération en réélisant le symbolique.
Chez l’enfant autiste, l’« hallucination du sein » (Tustin parle d’« hallucination » du bouquet primordial de sensations, garant du maintien de l’un-tout primordial) donne à voir la première opération de langage accomplie aux premiers temps de l’existence. Elle établit que, faute d’avoir été introduit au symbolique par l’Autre (ce qui est le cas lorsque, par suite de la carence de relève, les « empreintes » retombent sur elles-mêmes et se pétrifient), l’enfant autiste, réduit à lui-même, c’est-à-dire à son corps, est contraint de matérialiser le langage parce qu’il n’a aucun autre moyen, dans sa situation, de lui donner consistance. Pour se prémunir contre le réel dans lequel il est menacé de se perdre, il va sécréter du langage avec sa substance comme une abeille sécrète de la cire ou une araignée sa toile. À ce stade primordial, il fabrique du « ressenti » dans un procès qui se présente comme une substitution, de nature donc a minima symbolique. Un flash clinique exceptionnel, rapporté par Isca Wittenberg, donne à voir, saisi sur le vif, comment un enfant autiste (le petit John) peut également, dans une opération déjà plus complexe, prélever sur un Autre réel, afin de se l’approprier, la matière substantielle première à partir de laquelle il va fomenter la pâte du langage : « Il mettait fréquemment son doigt dans ma bouche, écrit cette thérapeute, et le sentait avant de l’enfoncer dans la sienne. Son vocabulaire, qui s’enrichissait, semblait indiquer qu’une identification primitive se faisait par l’entremise de l’expérience concrète de sortir de ma bouche les mots-salive et les mettre dans la sienne25. »
Par sa simplicité même, cette pantomime, aussi lumineuse qu’émouvante, valide la théorie tustinienne des « formes » qui s’avère ainsi, à condition qu’on restreigne sa pertinence à la position autistique, une des avancées les plus originales accomplies en psychanalyse depuis Freud.
Fonction des « formes » hallucinées dans l’autisme
L’enfant autiste révèle ainsi au thérapeute la pâte réelle du langage issue de l’échec du symbolique. Il donne à voir qu’il est en même temps, dans son univers, celui qui produit l’argile et le potier qui la pétrit pour créer une « forme », laquelle, à l’origine, est fabriquée pour boucher un trou insupportable creusé au cœur de son être, mais dont la production apparaît ensuite susceptible, par un paradoxal retournement, de donner naissance à un embryon de vide intérieur.
L’humain produit, comme beaucoup d’autres espèces, des sécrétions naturelles. Dans le cas des espèces animales, ces sécrétions sont détournées à des fins utilitaires, défensives ou protectrices. Chez l’autiste ces productions sont également récupérées, mais sur un mode tout à fait original et à des fins complètement différentes : les matières produites par l’enfant n’ont pas pour but d’encapsuler le sujet ou le monde ; ce que l’observateur prend pour une enveloppe protectrice matérielle est en réalité une sorte de pare-excitations réélisé, constitué d’un tissu langagier élémentaire (les « formes »). Mais la fonction de ces productions ne se limite pas à cet objectif simple : sur le modèle des organismes primitifs qui reconstituent la partie de plasma dont ils ont été accidentellement amputés, l’enfant autiste rétablit le bouquet sensitif perdu, vécu comme morceau de corps, avec les matériaux produits par son corps. Ce faisant, il ne répare toutefois pas l’organique avec de l’organique : le caractère capital du phénomène est que chez lui ce matériel a été élevé à la dignité de « signifiant » (nous prenons ici ce terme au sens large). Voilà pourquoi la réfection qu’il opère n’est pas une restauration ab integro. Il y a eu ici un procès de substitution et la « forme » produite avec le corps pour rétablir le morceau d’être perdu est, en fait, un ersatz présymbolique du bouquet vital des origines.
Sous le mode déroutant et caricatural qu’il donne à voir, le processus identifié par Tustin chez ses petits patients présente ainsi un type de suppléance aux opérations primordiales normales de langage, qui rend possible une aperception minimale de ces dernières.
Ce que nous apprend la clinique de l’autisme
L’enfant autiste perd, à l’origine, le bouquet sensitif primitif qui le faisait un. À ce stade, il n’a à sa disposition que des éléments labiles de son être que nous appréhendons comme corporels (alors qu’il n’y a pas encore de corps, puisque celui-ci est en train de se constituer), ou pis encore comme déjections ou déchets, alors que rien n’est rejeté ni chu. En fait, ces éléments mis au jour par la clinique sont des pseudopodes réels, qui présentent à ce stade primitif un avatar pathologique des pseudopodes représentatifs irréels, lesquels permettent au sujet humain, au moment de la seconde relève, d’aller, dans la conception freudienne, palper le monde pour vérifier la réalité de ses perceptions26. Selon des techniques que nous avons déjà évoquées, l’enfant va jouer du caractère extensible des éléments fluides corporels dont il dispose pour émettre ces pseudopodes réels hors de lui et les faire rentrer en lui, opérations accomplies à travers diverses modalités.
Certains s’efforcent d’enduire de salive tous les objets de leur univers, y compris leur thérapeute, comme s’ils voulaient se les incorporer. D’autres font perpétuellement des bulles qu’ils gonflent à l’intérieur de leurs joues ou produisent à l’extérieur de leur bouche, passant alternativement d’une pratique à l’autre. D’autres, au nom du même principe, s’exercent au « jeu » qui consiste à pousser leurs fèces à la limite des sphincters, puis, dans un mouvement inverse, à les faire revenir à l’intérieur de l’anus, inaugurant par là, nous l’avons déjà indiqué, une matrice du jeu symbolique du fort/da (« là-bas/ici ») que l’enfant normal pratique avec une bobine. La langue peut, nous l’avons vu également, être appelée pour servir de support à la même opération. Elle est en effet la seule partie du corps qui est en même temps dedans et dehors, que l’enfant peut rentrer et sortir, expulser et rappeler à volonté au titre d’un ersatz d’objet a lacanien27.
Ces phénomènes d’aller-retour démontrent que le processus de production des « formes », mis en lumière par la loupe grossissante (et déformante) de la clinique des enfants autistes, constitue le premier avatar de ce qui deviendra par la suite la pulsion, et que, par ailleurs, le retournement qu’il accomplit présente le modèle grossièrement rudimentaire de celui que le miroir, en produisant l’inversion spéculaire, accomplira plus tard pour introduire l’enfant normal au monde symbolisé par la seconde relève. Une différence décisive apparaît alors entre les « formes » autistiques archaïques et les modes scripturaux ultérieurs de la normalité : c’est que les processus psychiques mis en œuvre dans les registres « supérieurs » pour récupérer l’objet primordial perdu manquent toujours, pour partie, à leur mission (en quoi cet objet est ici indéfiniment « retrouvé » à travers tous les semblants proposés par la réalité), alors que dans l’autisme l’enfant, grâce à ses « formes », est en mesure, dans le principe, de trouver l’objet – pour la simple raison qu’il le fabrique.
Ce dernier point revêt une importance particulière, car il permet de rattacher les phénomènes de production des « formes » corporalisées de l’autisme à certaines créations artistiques, apparues au champ de la modernité, qui paraissent rejoindre par une élaboration réfléchie les modes archaïques d’expression des enfants arrêtés sur le seuil du langage. Nous prendrons comme point de départ une page incisive de Lacan, consacrée à la peinture de Cézanne, qui apporte ici un éclairage précieux.
Les formes autistiques éclairées par les productions de l’art
Cézanne et le nourrisson
Dans un de ses séminaires où il évoque l’art du peintre, Lacan reprend à son compte l’analyse consacrée par Merleau-Ponty, dans Signes, aux petits bleus, petits blancs, petits bruns de Cézanne, pour conduire à partir de là un développement suggestif, qui va nous permettre d’établir que les pratiques de « jeu » avec leurs excrétions corporelles manifestées par les enfants autistes ne relèvent pas d’un processus de dégénérescence ou d’arriération mentale, comme on l’a quelquefois soutenu28. Inspiré par la technique du maître d’Aix-en-Provence, Lacan propose ici une fiction évocatrice que n’eût sans doute pas désavouée Prévert : « Si un oiseau peignait, écrit-il, ce serait en laissant choir ses plumes, un serpent ses écailles, un arbre à s’écheniller et à faire pleuvoir ses feuilles. » Le premier enseignement à retirer de ces images surréalistes est que l’acte de création (retenons ce terme dans toute son extension, sans le limiter à la création artistique) s’accomplit dans l’abandon d’un morceau de corps, cédé par le créateur qu’est tout humain à sa naissance (ce que confirment les mythes créationnistes sumériens qui rapportent que Dieu mêla sa salive à l’argile pour créer l’homme29). Le domaine de l’art, lieu élu de la sublimation, permet de préciser ce principe, en découvrant que le dépôt irréel à l’œuvre dans la création picturale est l’avatar du dépôt réel produit par le petit d’homme à l’orée de sa vie : le dépôt du regard.
Ainsi les larmes de couleur déposées par l’artiste sur sa toile (les petits bleus, petits blancs, petits bruns), qui suivent le trajet de l’objet originairement perdu – le regard –, sont-elles de même nature que celui-ci. Ce constat permet de tirer une conclusion capitale : l’enfant, au début de sa vie, est le créateur « divin » de sa propre vision. Ce principe récuse le mode de représentation classique des choses, selon lequel il y aurait une réalité depuis-toujours-déjà-là que l’enfant, en tant que « percevant » à l’apprentissage, serait conduit à découvrir petit à petit et petits bouts par petits bouts. À l’inverse de cette conception, le principe posé par Lacan postule que c’est l’enfant qui fabrique son « perçu » en déposant par petites touches sur la toile du monde cet « objet » qui fait partie de lui (rappelons qu’étymologiquement l’ob-jet, c’est ce que l’on projette devant soi) : son regard.
Essayons de rendre compte, d’une façon un peu plus circonstanciée, de ce procès fondateur, initiateur du sujet humain au langage et à la réalité.
De la sensation à la perception : la mise en place de la pulsion scopique
Le principe de cette opération est que le monde n’est pas donné à l’enfant : c’est lui qui le fabrique. Au premier temps du devenir subjectif, marqué par la prégnance du physiologique, les charges lumineuses, émises par le monde extérieur, viennent frapper la rétine du nourrisson pour produire les excitations qui seront imprimées sous forme d’« empreintes » sensitives. À ce stade, l’enfant est donc plongé dans un bain de signes de sensation. L’apparition de l’objet survient au temps suivant (très proche du premier) avec la mise en place du premier mode de perception. Au cours de cette nouvelle étape les signes primitifs de sensation sont traduits en « signes de perception » (alias « images »), dans un procès qui doit être considéré comme une première forme de symbolisation : partant d’une position passive de réceptivité dans laquelle les excitations lumineuses sont réfléchies dans le psychisme selon une opération purement « optique », l’enfant passe à une position active qui exprime une véritable fabrication de l’objet. Cette action est accomplie à travers un travail de focalisation des impressions et une projection à l’extérieur du regard, qui inscrit, avec le premier avènement du monde, la naissance de la subjectivité. Les modalités qui président au surgissement de la mère au champ de l’enfant illustrent ce principe.
Dans sa confrontation avec elle, le nourrisson n’est pas dans un processus de trouvaille (comment trouverait-il d’ailleurs ce qui n’a jamais eu pour lui d’existence ?) mais de production. Ce que l’observateur évoque en termes de premières « visions » de l’enfant n’est en réalité que la projection de son regard sur l’objet virtuel qu’est la mère, qui pièce à pièce devient telle par cette projection. La mère est ainsi composée progressivement, comme une mosaïque faite de fragments que l’enfant tire de son propre corps, fournissant ainsi, à travers cette action archaïque, le modèle et la matrice de ce qui sera plus tard l’opération mise en œuvre par l’artiste dans la création picturale. Mais, au-delà de cette communauté de nature, les deux phénomènes ont un autre trait de parenté.
Comment l’enfant construit la mère
L’acte créateur du nourrisson et celui du peintre sont tous deux l’effet d’un mouvement impulsé par le corps : « C’est par le geste que vient sur la toile s’appliquer la touche », indique Lacan, qui ajoute : « Et il est si vrai que le geste y est toujours présent, que le tableau d’abord est ressenti par nous, ainsi que le dit le terme d’impression et d’impressionnisme, comme plus affine au geste qu’à tout autre type de mouvement30. » Ainsi, dans le type de peinture considéré, l’artiste dépose-t-il par petites touches une pluie d’impressions colorées (homologues des impressions-regards qui fabriquent la mère de l’enfant), dans un geste qui a pour résultat une production (et non pas une re-production) de la réalité. Retrouvant le sens originel du mot poiétique31, le geste de Cézanne ne peint pas ce qui est, mais retrouve aux « racines de l’être » le mouvement initial qui a engendré ce qui est : l’artiste ne figure pas des pins, il fait apparaître des pins.
À la lumière des observations de Merleau-Ponty et de Lacan, la peinture de Cézanne et des impressionnistes s’inscrit, en amont du registre des représentations, dans un espace qui est celui de la présentification de l’objet, où s’accomplit le premier rapport de l’humain au monde. Cet espace, nous le connaissons, c’est celui des sensations auquel s’est arrêté l’enfant autiste. L’appellation impressionnistes donnée à ces peintres, dont Lacan souligne qu’elle traduit une vérité subjective profonde, confirme cette conclusion, puisque c’est le même terme (Eindrücke) que Freud a retenu pour qualifier les premiers signes chargés d’inscrire la relation primitive du sujet au réel, celle-là même que nous avons vue à l’œuvre dans la construction de la mère par l’enfant.
L’analogie ainsi établie oblige à considérer sous un jour nouveau les conduites « pathologiques » des enfants qui ont retenu plus haut notre attention. Une dernière remarque de Lacan permet de préciser la nature de l’éclairage apporté par l’œuvre d’art sur les productions aberrantes de l’autisme.
La pluie du pinceau
Poursuivant la réflexion inspirée par la création picturale de Cézanne et de ses héritiers, le psychanalyste introduit tout d’un coup une idée hardie et déconcertante à propos de la nature de l’acte créateur du peintre : « L’authenticité de ce qui vient au jour de la peinture, déclare-t-il, est amoindrie, chez nous, êtres humains, du fait que nos couleurs il faut bien que nous allions les chercher là où elles sont, c’est-à-dire dans la merde32. » Et d’expliciter cette affirmation inopinée en la replaçant dans la logique de son discours antérieur : « Si j’ai fait allusion aux oiseaux qui pourraient se déplumer, poursuit-il, c’est parce que nous, nous n’avons pas ces plumes. Le créateur ne participera jamais qu’à la création d’un petit dépôt sale, d’une succession de petits dépôts sales juxtaposés. » Après quoi il peut finalement conclure : « C’est par cette dimension que nous sommes dans la création scopique – le geste en tant que mouvement donné à voir. » Cette formule présente l’acte créateur sous un jour inédit, qui le montre tirant son origine du premier rapport du sujet humain au monde.
Le geste du peintre déposant sur sa toile, touche par touche, la multitude de petits dépôts excrémentiels colorés reproduit le mouvement du regard par lequel chaque enfant, au tout début de sa vie, construit la mère. Par là ce geste conserve, au registre privilégié de l’art, la marque d’origine du stade où s’accomplit pour chaque humain la première mise en place de la pulsion, stade que l’autiste, à travers ses conduites symptomatiques, a figé dans une temporalité arrêtée. Un certain nombre d’œuvres, inscrites en marge de l’art officiel, développent ce principe de la façon la plus crue qui soit.
Ces œuvres traduisent un rejet radical de toutes les formes esthétiques traditionnelles, rejet souvent suscité par une désespérance subjective, qui a engagé « à corps perdu » les intéressés dans leur création (en quoi ils semblent très proches des enfants autistes). Les artistes concernés ont ainsi donné une réalité à ce qu’il y avait de virtuel dans la peinture classique jusqu’à Cézanne : ils ont présenté des œuvres produites réellement à partir de leurs substances vitales (et rassemblées, pour cette raison, sous le nom de body art). En témoignant de la parenté essentielle qui réunit le geste souverain du « poète » et le geste captif de l’autiste, de telles œuvres arrachent ce dernier à l’espace d’abjection auquel on l’avait longtemps cantonné.
Ces artistes qui créent avec leur propre corps
Reprenant à son compte une pensée de Paul Valéry qui écrivait : « L’artiste apporte d’abord son corps », Picasso déclarait que, s’il était un jour emprisonné et dépouillé de tout ce qui était indispensable au peintre pour travailler, il trouverait toujours le moyen de peindre sur les murs de sa cellule en utilisant ses doigts et ses excréments. En fait, ce gisement de matières premières a été employé par certains créateurs dans des réalisations où l’espièglerie n’était pas toujours absente : Jonathan Mark, par exemple, retrouvant (peut-être à son insu) une pratique de nettoyage et de protection des toiles en usage jusqu’au XIXe siècle, urine sur ses tableaux33. Gérard Gasiorowski fait des « tourtes » avec ses fèces, à l’instar de Piero Manzoni qui, en 1961, avait rempli avec les siennes quatre-vingt-dix boîtes de conserve étiquetées « Merde d’Artista », dont un exemplaire fut acquis par la Tate Gallery de Londres. Plus authentique apparaît l’entreprise de Heinrich Anton Müller « qui, pendant dix ans, à partir de 1914, dans le jardin de l’hôpital psychiatrique de Münsingen, érigeait à partir de déchets qu’il staffait et humidifiait à l’aide de produits de ses excréments des “machines célibataires”, admirées par Jean Tinguely, avec lesquelles il cherchait à résoudre le problème du mouvement perpétuel34 » dans un dessein d’éternité qui rejoint la volonté d’immutabilité des enfants autistes.
Sans doute parce qu’ils se sentaient réduits à l’extrémité imaginée par Picasso, quelques artistes – pour certains, avancés jusqu’aux frontières de la psychose – ont mis à exécution le projet fantasmé par l’auteur de Guernica en étendant la gamme des productions corporelles utilisées : Gaston Teuscher employait ainsi comme colorant la salive qui coulait de sa pipe, tandis que Jean Mar malaxait de la mie de pain dans sa bouche pour l’amalgamer à de petits objets composés de fils et de feuilles. Un pensionnaire de la clinique psychiatrique de Heidelberg faisait, pour sa part, entrer sa propre sueur dans ses compositions picturales35. Le sang est également quelquefois retenu : un patient, cité par Jean-Louis Lanoux, teintait par exemple ses dessins avec son sang, tandis que, sur un mode où la provocation n’est peut-être pas absente, Michel Journiac faisait du boudin avec le sien.
Mentionnons également, pour terminer, la pratique de Pierre Molinier, qui, reprenant une tradition inaugurée par les peintres chinois, mêle son sperme à la composition de sa peinture afin que ses œuvres véhiculent son histoire, sa filiation et, au-delà, son être même. C’est la même intention que perpétue par ailleurs Pierre Guyotat, ainsi que l’attestent ses textes « sauvages », dénommés par lui « scripto-séminalo-grammes36 », dont l’encre, diluée par la sueur et le sperme, témoigne que l’écriture est ici épanchement de la substance vitale du créateur.
Les adresses désespérées à l’Autre
Présentées par des artistes introduits – au moins pour partie – dans le champ de la culture socialisée, ces techniques jettent un éclairage inédit sur les conduites des enfants autistes, qui « jouent » (disait-on jusqu’ici, faute de mieux) avec les sécrétions de leurs corps (salive, morve, excréments). Quels que soient les débats auxquels elles ont pu donner lieu, les réalisations esthétiques dont nous avons fait état démontrent en effet que les pratiques répétitives des enfants autistes ne se réduisent pas à la signification libidinale, orale ou anale, depuis longtemps reconnue, présentée par la clinique des névroses. Mises en regard des œuvres évoquées, les pratiques de l’autisme apparaissent pour ce qu’elles sont : des tentatives réitérées et toujours vaines d’effectuer un embrayage de la pulsion, tel qu’il s’effectue sous son plus humble mode aux origines de la vie, procès réalisé ici sur un objet corporel matérialisé. Ainsi éclairées, ces conduites, considérées longtemps comme incompréhensibles, deviennent l’expression de la volonté de ces petits sujets de forcer l’accès au champ du langage et apparaissent comme un appel douloureux adressé à l’Autre.
Les productions symptomatiques des enfants autistes établissent donc, de façon claire, que les formes identifiées par Frances Tustin relèvent du champ du langage, même si c’est de la lisière de ce champ. À côté de ce premier acquis, ces mêmes productions mettent également en lumière le rôle capital joué par le corps au stade initial où elles apparaissent, qui vérifie la nature scripturale des processus psychiques considérés : le corps est le support de l’impression des formes primitives.
L’enregistrement des formes : la question du corps
Sens de la spatialisation et fonction du corps
Dans son effort pour circonscrire le statut des marquages primitifs à l’œuvre dans l’autisme, Frances Tustin donne l’indication suivante : à un moment de la vie où n’existe encore aucun lieu psychique susceptible de servir de recueil à une quelconque forme de mémoire, « ce qu’obtiennent ces jeunes enfants, c’est l’impression d’une forme sur des surfaces de leur corps37 ». Un autre texte vient éclairer sa thèse : « À la maison, quelques-uns d’entre eux se barbouillent de leurs fèces, et l’on peut présumer qu’ils le font afin de créer des “formes” sur leur peau. À partir du moment où ils ont passé le cap de l’apprentissage de la propreté, ils manipulent leurs fèces dans leur anus afin de produire des “formes” sur les surfaces de la région anale38. » Formule qu’elle complète en précisant : « Les surfaces de la peau ne sont pas [à ce stade] clairement différenciées comme telles : [ainsi pour la région anale l’opération est réalisée] autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du corps puisque ces deux notions ne sont pas [alors pour ces enfants] clairement distinctes39. » Sur quoi elle conclut par l’énoncé-clef qui résume sa pensée : « [Les surfaces de la peau] ne sont que le medium sur lequel l’impression des formes apparaît40. »
De façon indépendante des élaborations de Frances Tustin, Piera Aulagnier, tirant la leçon de ses propres observations, consigne en écho que, dans le cas des pictogrammes (terme déjà rencontré, qui désigne les glyphes non figuraux des enfants autistes), « le postulat de l’auto-engendrement rend impossible une projection sur un support extérieur, projection qui supposerait, explique-t-elle, que le processus originaire tienne compte d’un existant hors psyché41 ».
Reste à déterminer comment, dans de telles conceptions, le corps peut chez les enfants autistes (précisons cette restriction, une fois de plus) se trouver en mesure de remplir cette fonction de support scriptural.
Précisions sur la thèse de Tustin
L’hypothèse de Tustin est étayée par le principe suivant, désormais établi : pour qu’une impression fasse trace, c’est-à-dire ne s’efface pas comme le sillage d’un navire sur la mer, il faut qu’il y ait un lieu pour la recueillir. Il faut qu’existe un lieu « bordé », où soit conservé le produit de l’écriture. Or, à considérer la situation du petit humain aux premiers temps de la vie, où il se dégage du réel et où le champ du langage est un espace encore vierge, il apparaît – aucun lieu psychique n’étant encore constitué – que les premiers marqueurs de sensation ne peuvent s’imprimer que sur le corps, seul espace que l’intéressé ait alors à sa disposition.
Il ne faudrait pas croire toutefois que le corps soit là tout prêt, en attente de recevoir les impressions errantes. Le corps n’est pas, comme semble le penser Tustin, un medium donné a priori sur lequel les impressions viendraient secondairement s’inscrire : le corps se constitue comme corps sous l’effet des premières impressions. C’est ce principe qu’illustrent et perpétuent dans nos sociétés, chez des sujets à l’identité instable et incertaine, les pratiques de marquage du corps, comme le tatouage ou le piercing, qui ont pour fonction de suppléer par un marquage réel la défaillance du trait symbolique, chargé d’assurer la « tenue » du corps du sujet42.
Sans doute, dans un premier temps, les impressions se présentent-elles comme des choses qui arrivent sans adresse ni lieu, tels les atomes d’Épicure tombant dans le vide. Mais dans un second temps, la répétition des impressions ayant constitué l’adresse et le lieu, il y a des choses qui arrivent à un sujet, lui-même émergeant en tant que tel de la constitution du lieu. Au départ, la surface de réception des sensations ne supporte donc aucune subjectivité ; elle n’acquiert ce statut que dans la répétition qui fait d’elle un corps symbolisé. Tustin valide elle-même ce principe en indiquant que, lorsque « l’individu en voie d’émergence commence à sentir qu’il a des limites corporelles distinctes [sous l’effet donc des impressions que nous venons de déterminer], ces limites corporelles distinctes impliquent un espace intérieur ». Et de conclure sur une précision capitale : « Il ne s’agit pas seulement de bords délimitant une surface43. »
Ces formulations, qui semblent concerner tous les enfants, invitent à préciser la nature des « formes » tustiniennes en distinguant ce qu’il advient d’elles dans un devenir normal et dans un destin autistique.
Une révision décisive en suspens
À partir de l’existence, établie chez tout être humain par la clinique de l’autisme, d’un stade primitif des sensations antérieur à celui de la perception, la psychanalyse est aujourd’hui appelée à reconsidérer la question de l’origine de l’être parlant. En déterminant, au cours de la prise en charge de ses petits patients, les conditions d’effectuation de l’entrée de l’enfant humain dans le langage, accomplie en un temps où la parole n’est encore que souffle, les observations de Frances Tustin offrent un gisement privilégié d’informations en attente d’une mise en forme théorique substantielle. Au nom de ce principe, nouant l’apport clinique tustinien avec la théorie freudienne, nous avons déjà montré que l’expulsion du mauvais produite par le souffle initial implique une opération d’écriture qui la complète, laquelle suppose à son tour qu’il y ait un lieu pour recueillir cette inscription alors que génériquement il n’en existe encore aucun. La clinique de l’autisme permet de lever cette difficulté en deux temps.
Sur la foi du principe, posé par Freud et explicité par Lacan, que ce qui est exclu du symbolique fait retour sur le devant de la scène dans le « réel » (lequel se révèle être en vérité une forme très primitive d’imaginaire), nous avons déduit que le surgissement figural du « trou noir de la psyché », tel qu’il se produit chez John, établit a contrario le défaut du lieu symbolique primordial, impossible à représenter, que Freud identifie comme site du déplaisir originel irréductible (Unlust). À partir de cet acquis, il est possible maintenant de faire un pas de plus pour découvrir comment l’enfant autiste, qui a échoué à la suite de la défaillance de l’Autre à constituer pour lui-même ce lieu du déplaisir indispensable à la conservation des primitifs marqueurs, va s’efforcer de pallier la carence de la relève scripturale attendue : son recours, ce sont ses conduites (engluer le monde ou les soignants de bave, d’excréments, etc.) qui expriment des tentatives désespérées pour entrer dans le langage, en produisant par le truchement d’actes « réels » un substitut du marquage des sensations qui est, dans la normalité, lié à la constitution du « lieu ». À travers son comportement, l’autiste donne à voir le spectacle stupéfiant d’un humain tentant de donner consistance aux « empreintes » originelles dans une opération accomplie, à ce stade, avec ce qu’il a sous la main : le corps qui va lui procurer la matière nécessaire à cet enregistrement.
Le corps réel comme révélation du corps symbolique en échec
Ce processus détermine, précisons-le bien, une conduite symptomatique exécutée comme suppléance et non pas, comme Tustin semble le penser, l’effectuation d’un procès symbolique régulier, qui s’est trouvé au contraire ici mis en échec. Chez l’autiste les sécrétions corporelles reproduites à l’infini (bulle de bave ou pâte excrémentielle) ont une double signification : elles traduisent la faillite de l’inscription attendue et, en même temps, manifestent son effort pour ne pas se perdre dans le réel à la suite de celle-ci. Si elles posent une marque qui sauve l’enfant de l’abolition dans le néant, elles n’engendrent toutefois aucune inscription, au sens où ce terme désigne une trace vouée à l’effacement au moment de sa relève par une autre trace. C’est pour cette raison que la marque de l’autiste, illustrant une formulation de Lacan, ne cesse pas de ne pas s’écrire sans jamais rien inscrire.
Par ailleurs, on notera encore que l’interprétation des conduites autistiques avancée par Tustin est incapable, en termes de simple logique, sous la forme abrupte qu’elle propose, de rendre compte de l’opération primordiale d’inscription telle qu’elle est normalement accomplie dans le cas d’un devenir heureux. En effet, si les « empreintes » étaient effectivement inscrites sur la surface réelle du corps, comme nous le présente cette thérapeute, ce support, exclu de toute relève, serait très vite saturé, à l’image d’une ardoise qui ne serait jamais effacée (c’est le principe que Freud met en évidence dans la description de son fameux « Bloc magique44 »), si bien qu’il deviendrait vite le lieu d’une confusion totale.
Ces remarques obligent donc à reconsidérer le rôle de support scriptural chargé de recevoir les formes originelles, qui est dans la conception de Tustin dévolu au corps. Sur la foi que les formes assurent une fonction de suppléance pour le seul autiste, on réduira d’abord à ce registre subjectif la fonction de recueil attribuée au corps dans ce processus. À partir de là, le tableau présenté apparaît assez simple à comprendre : à travers ses pratiques, l’enfant offre le spectacle d’un être qui essaie vainement de construire sur une surface à deux dimensions un intérieur intime en défaut. Cette tentative se présente, du coup, comme le pendant d’une autre de ses entreprises déjà connue de nous : celle par laquelle il s’efforce de donner consistance à l’Autre du langage en délimitant l’enveloppe corporelle de l’autre réel au moyen des sécrétions que nous avons citées ou par certaines conduites stéréotypées, également évoquées, telles que le balayage indéfiniment répété, à une distance infime, d’une main sur le visage de sa mère ou d’un soignant élu.
Ce que nous apprend l’autisme des procès scripturaux primitifs
Une fois reconnu pour le corps comme il l’a été précédemment pour les formes, ce statut de suppléance confirme que les conduites autistiques présentent, sur un mode inversé, le principe symbolique qui préside à l’introduction du sujet humain au langage : à savoir que les primordiaux marquages de sensation (« empreintes ») ne sont pas dans la normalité inscrits sur le corps réel ou imaginaire, mais dans le lieu symbolique, conservateur du déplaisir originaire (Unlust), constitué dans le sujet comme « reste étranger », principe que nous avons établi dans le chapitre précédent à partir des enseignements retirés de la clinique de la petite Sarah, qui s’efforçait de rassembler ses « riens » dans un coquillage auquel son sort semblait suspendu. Une hypothèse de Geneviève Haag, inspirée des travaux d’Esther Bick, permet d’entrevoir la nature des processus qui président dans le cours d’un devenir normal à la constitution de ce lieu.
Dans une reprise en forme de révision de la théorie de Frances Tustin, la thérapeute française postule comme support scriptural l’existence de deux peaux, faisant office de deux feuillets : une peau externe, « exfoliante » comme un épiderme, chargée d’enregistrer les éphémères relations de surface avec le groupe et le monde extérieur, et une peau interne, sous-jacente à la première, « [qui] inscrit [en profondeur] les représentations et les affects individualisés du théâtre interne, lieu de l’introjection de la fonction transformatrice [au sens de Bion]45 ». Par ce dernier terme il faut entendre la capacité dévolue à la mère de recueillir dans sa « rêverie » les excitations et les émotions brutes du nourrisson, avant de les lui restituer « digérées » (« l’estomac de la tête », disait Tustin), donc assimilables. Autrement dit, l’enfant doit se montrer capable, à un moment, d’effectuer lui-même ce travail de « digestion » du réel, accompli (et c’est ici le point essentiel qui nous intéresse) dans une opération de consignation de celui-ci.
Les analystes kleiniens déterminent l’effectuation de cette action dans l’opération capitale de l’échange des regards, dont nous proposons ici une reconstitution simplifiée.
L’étape déterminante de l’échange des regards
Au temps primordial de la vie, le petit enfant sustente son être fragile par ce qu’Esther Bick a appelé l’« identité adhésive », accomplie par l’intéressé dans un collage le plus large possible de la surface de son corps sur celle du corps de l’Autre maternel. À cet instant, le regard du nourrisson est un regard lui-même « agrippé », « suspendu », telle une ventouse, à l’instar de la bouche fixée au mamelon46. Mais très vite (entre le deuxième et le cinquième mois), ce regard change de nature : en même temps qu’apparaît le sourire, il manifeste bientôt une volonté de « pénétration élationnelle » (pour reprendre une formulation de Geneviève Haag) dans le regard de la mère. Une mutation décisive est ainsi survenue : l’état de fusion avec la mère dans une « substance commune47 », qui maintenait le nourrisson dans un état de quasi-solipsisme associé à un temps immobile, est remplacé maintenant par l’échange d’un objet hautement singulier (le regard), qui va introduire l’enfant à une relation dynamique et subjectivisée avec l’Autre. Les cliniciens kleiniens rendent compte de cette opération en présentant un petit scénario dramatique, original et coloré.
Au départ, nous disent-ils, l’enfant est agglutiné en superficialité à l’« objet extérieur » dans un vécu de symbiose quasi absolue, qui constitue le temps fondateur du sujet. Dans un second temps, l’enfant se dégage de cet état, grâce à un procès inédit qui « associe le contact-dos [continuateur de l’adhésivité originelle] et la pénétration du regard ». Toutefois, souligne Geneviève Haag, à qui nous devons la meilleure synthèse des conceptions kleiniennes, l’effectuation de cette opération est soumise à une condition : que « la pénétration du regard soit alliée à des qualités de douceur venant précisément du tactile, [association] qui va coller “quelque chose” au fond de la tête de l’autre, et de soi en miroir ». Et d’ajouter que « ce quelque chose semble être [de l’ordre d’]une capacité imprimante, [susceptible] d’installer une tapisserie intérieure [dans la tête de l’Autre et consécutivement, selon l’effet de rebond indiqué, dans celle de l’enfant]48 ».
Telle est, dans le mode de représentation des choses des analystes kleiniens, l’opération capitale qui va permettre la véritable naissance psychique de l’enfant.
Le dédoublement des « feuillets » : l’accès à un nouvel espace
Le principe de cette conception est que, pour émerger de l’identification adhésive primaire, où rien ne peut s’écrire, la peau (futur support d’inscription) doit se décoller de l’objet extérieur (première étape) et tout aussitôt se dédoubler (seconde étape). À partir de quoi l’enfant, émergeant à la vie psychique, sera en mesure, au cours de l’opération de l’échange des regards, de déposer sur la toile de fond de l’Autre (écran virtuel sur lequel va buter et rebondir son regard) « quelque chose » que Geneviève Haag définit comme « les qualités prenantes, absorbantes, [retirées] de l’expérience cénesthésique orale »49.
Le bien-fondé de ce principe, insaisissable dans la normalité, est mis en évidence dans certains moments élus de cures d’autistes, lorsque le thérapeute parvient à susciter chez ceux-ci une naissance de la subjectivité en opérant une rencontre des premières sensations tactiles et du regard. Jusqu’alors ces premières sensations ont assurément fait éprouver au sujet des premiers sentis qui, par défaut de tout processus de retour, n’étaient pas res-sentis par l’intéressé (c’est le temps où l’enfant adhère par collage à l’objet extérieur sans se différencier de lui). À ce stade, aucun procès d’écriture n’intervient donc : tout au plus s’agit-il de simples marquages sans véritable incidence sur la dynamique subjective. Le regard, intervenant à cet instant, va donner une nouvelle dimension à ces premiers sentis : « La sensation-sentiment de retour [éprouvée par l’enfant] organise [en premier lieu] les points de limite [du corps]50 » dans la mesure où tout retournement pose en lui-même (c’est la leçon de la clinique de Sonia et de Laurent51) une limitation de l’espace. Mais, au-delà, l’action du regard assure également la relève des marquages initiaux par le jeu interpénétrant en navette, qui va produire un effet décisif : le premier décollement de la « peau ».
De par l’action de retour du regard, qui affecte d’une impression l’arrière-fond interne de l’enfant, le support-surface primitif, marqué initialement de l’extérieur, reçoit un volume et une consistance52. Et c’est ce processus que les théoriciens kleiniens évoquent en termes de duplication des feuillets. Encore faut-il savoir que, dans cette conception, le feuillet externe n’acquiert son individualité que de l’action de duplication produite par l’impression du second feuillet interne. Ce processus de duplication des feuillets scripturaux trouve son expression phénoménologique avec l’apparition bien connue des « plis » dans l’univers mental de l’autiste (lequel auparavant manifestait un besoin compulsionnel d’aplatir tout ce qui était plis – de serviettes ou de rideaux). Mais il convient encore d’ajouter que le « pli », qui s’inscrit au niveau du langage, s’inscrit également, en tant qu’espace interstitiel, sur le corps de l’enfant, faisant disparaître du même coup la rigidité physique caractéristique de son état. Ainsi le « pli » traduit-il le rapport nouveau du sujet à la tridimensionnalité : son acceptation vérifie sa sortie de la platitude originelle du premier corps-surface.
Apparaît alors in fine le dernier effet du processus : la mutation de l’espace est complétée par une mutation parallèle du temps.
Le dédoublement des « feuillets » : l’accès à une nouvelle temporalité
Au stade primitif du contact tactile de surface, l’objet extérieur (par exemple, le mur de la salle de soins contre lequel l’autiste colle son dos en adhérence totale et permanente) assure à l’enfant un support identitaire toujours là, qui l’installe dans le temps immobile, continu et infini que Platon désigne par le terme aiôn (de l’adverbe aiei, toujours). L’action du regard va introduire une nouvelle forme de temporalité, rythmée par le battement de la pulsion, correspondant à ce que les Grecs appelaient chronos. En effet, non seulement le regard de la mère n’est pas toujours là, mais alors même qu’elle regarde son enfant avec une tendre attention, chargée d’émotion, le regard de cet Autre primordial est structuralement affecté par l’intermittence propre au clignotement du symbolique, que figure ici, sous une forme naïve, le battement des paupières. La douceur du regard est, en l’espèce, la qualité requise pour le bon déroulement de cette opération, dans la mesure où elle enveloppe l’enfant sans le capturer, l’étouffer ou l’écraser et que, du même coup, celui-ci reste porté par ce regard, alors même que la mère a détourné ou fermé les yeux.
Mais cette action singulière du regard agit encore en feed-back sur le contact-dos originel, qui devait être primitivement maintenu en permanence pour assurer la sécurité et l’identité du sujet : à partir du moment où l’enfant peut perdre le soutien du regard de l’Autre sans éprouver le sentiment d’être englouti dans l’abîme, il peut également perdre sans se perdre le contact avec le mur. Le savoir nouvellement acquis – l’absence n’est pas l’abolition – lui permet de perdre le mur en conservant son empreinte signifiante sur le dos. Ainsi se trouve intégré par l’enfant, en même temps que « des vécus de mouvements perpétuels, le sentiment de la continuité d’exister, constituant les frontières du self53 ».
Mais avec cette conclusion s’interrompt notre adhésion aux thèses explicatives des thérapeutes kleiniens, en raison d’objections théoriques très fortes.
Où apparaît le ressort manquant des théories kleiniennes
De par leur complexité et leur richesse, les phénomènes considérés par Esther Bick ou Geneviève Haag ont eu le mérite de renouveler la question du corps conçu comme lieu d’inscription, en introduisant la distinction de l’intérieur et de l’extérieur absente chez Tustin. Toutefois, la théorie du « double feuillet », présentée par ces auteurs pour rendre compte des processus supposés au principe de ces phénomènes, se révèle à l’analyse insuffisante à remplir cette tâche. La thèse en question, inspirée du célèbre « Bloc magique », méconnaît que le petit appareil, récupéré à ses fins par le père de la psychanalyse, était destiné à illustrer une théorie du langage et non à représenter une réalité organo-psychique54.
En fait on vérifie ici, une fois de plus, ce qui a manqué aux thérapeutes kleiniens dans la mise en forme de leurs exceptionnelles observations cliniques : la perception de la dimension symbolique des phénomènes, référée à la nature d’être de langage du sujet humain. La prise en compte des travaux de l’école française, introduisant les élaborations topologiques de Lacan, aurait permis de parachever les intuitions de Geneviève Haag et des auteurs qui supportent sa réflexion (James S. Grotstein, Heinz Kohut), en faisant apparaître que les deux feuillets n’étaient pas « superposés », à l’instar de l’épiderme et du derme, mais reliés l’un à l’autre sur le modèle de la bande de Möbius, dans laquelle l’intérieur et l’extérieur forment une surface unilatère55.
Le corps topologique du sujet du langage
Dans le cours d’un devenir normal, les manifestations du monde subies par le tout petit enfant (c’est-à-dire les ressentis d’excitations et d’adresses) qui s’impriment à l’extérieur (sur la peau entendue au sens large) sont enregistrées par le sujet à l’intérieur (sous la forme de signes de sensation), ainsi que Freud en eut l’intuition quand, dans « Au-delà du principe de plaisir », il parla de « la partie [de la couche corticale réceptrice d’excitations] qui s’est retirée depuis longtemps profondément à l’intérieur du corps56 ». Reste à déterminer les modalités de ce procès scriptural. Une formule de Lacan, revisitée pour notre question, donne peut-être la clef de cette opération : l’inscription ne mord pas du même côté du parchemin, selon qu’il s’agit de l’impression du monde extérieur ou de l’archivation du sujet. Encore faut-il préciser, pour donner tout son sens à cet énoncé, que les deux bords de la feuille ont été au préalable reliés l’un à l’autre en torsion, de façon à former une surface unilatère « où l’endroit et l’envers sont en état de se joindre partout57 ».
Cette surface, dont le parcours exige de la fourmi mythique occupée à cette tâche l’effectuation d’un double tour, permet de comprendre la nécessité du trait redoublé que nous avons mis au principe de toute inscription et dont nous avons, à plusieurs reprises, constaté l’échec dans l’autisme. La méconnaissance avérée de ce principe par les cliniciens kleiniens (alors que paradoxalement ce sont eux qui ont produit les observations cliniques qui ont permis de l’établir) les a conduits à imaginer le sujet humain comme un sac (skin-container), doté d’une armature en forme de squelette (skeleton-container). À partir de quoi, en raison de leur manque de toute théorie du signifiant, ils ont été amenés, suivant la logique de leur système de pensée, à se représenter l’inscription des « empreintes » comme celle de « lettres » réelles.
Ces remarques permettent de reconsidérer les propos de certains cliniciens contemporains, ainsi que les propos de quelques patients, qui, en contradiction apparente avec les reproches de méconnaissance que nous venons d’avancer, font explicitement référence à la topologie pour rendre compte d’observations ou de vécus propres à l’autisme.
Ce que traduisent les énoncés des autistes
Deux patientes de Frances Tustin et de Hilary Jones ont spontanément évoqué la bouteille de Klein pour exprimer leurs vécus subjectifs58, tandis qu’un thérapeute comme Didier Houzel a utilisé l’image de la bande de Möbius pour illustrer ses propres observations cliniques59. Mais il faut être conscient, pour donner leur juste signification à ces énoncés, de la bascule de registres qu’ils impliquent – nommément du symbolique au « réel ». Le jugement du clinicien comme les témoignages des patients signifient en effet simplement que ces derniers sont incapables de faire la distinction entre l’intérieur et l’extérieur « réels », c’est-à-dire entre les limites de leur corps et celles du monde, si bien qu’en fait ils sont le monde. C’est pour cela qu’on les voit exposés à toutes les pressions, à toutes les turbulences du monde, comme si celles-ci étaient en eux et qu’inversement ils s’éprouvent comme incapables de contenir et de retenir en eux les choses du monde.
Malgré la reconnaissance de ce premier point, tout n’est pas encore dit. Il faut encore savoir que cette défaillance identitaire structurale, qui laisse souvent éperdus les enfants concernés, a son origine dans une carence du symbolique : elle tient à l’échec du procès de double inscription nécessaire pour circonscrire leur vide intérieur, lieu de recueil des premières « empreintes », et c’est le défaut de ce lieu symbolique interne qui produit chez eux le sentiment de non-discrimination entre les limites de leur corps et celles du monde. Cette précision capitale corrige de façon profonde le mode de représentation des choses proposé par les thérapeutes kleiniens, en montrant que les enveloppes factices que ces enfants se fabriquent (leur carapace) ont pour fonction de parer au défaut de l’enveloppe symbolique assurée normalement par le langage. Il apparaît également que les « techniques de surface » (bordage, serrage, enveloppement) mises en œuvre par eux pour assurer une ébauche de délimitation de leur corps et un maintien consécutif de leur rudimentaire identité, sont elles aussi des conduites de suppléance chargées de pallier le défaut de constitution du noyau symbolique interne, qui est le véritable cœur de la subjectivité du sujet humain et, en conséquence, la condition de la distinction entre le moi et le non-moi.
C’est replacées dans cette perspective qu’il convient donc d’entendre les observations de Geneviève Haag, qui évoque « les agrippements sur la périphérie » de ces enfants (qui vont jusqu’à donner quelquefois l’impression d’avoir un corps plat), en expliquant qu’il leur « faut rester “collés” à un feuillet inerte projeté sur les murs ou au mieux à la face externe et le dos contre la périphérie du groupe humain60 ».
Le témoignage irremplaçable de l’autisme
Ce principe, établi par la clinique de l’autisme, permet de rendre compte d’un certain nombre de phénomènes d’écriture consignés par les anthropologues, dont les observations, longtemps considérées comme des singularités culturelles inexpliquées, expriment en fait la même inversion topologique que celle produite par les pratiques autistiques : les phénomènes en question effectuent une désinvagination du corps analogue à celle que donnent à voir les enfants autistes, en faisant passer dans un extérieur imaginaire l’intérieur symbolique qui est dans la normalité le premier réceptacle des premières inscriptions. En témoignent les femmes peintes, évoquées par Lévi-Strauss, dont la vue avait rendu fous les explorateurs qui les avaient découvertes, ou encore, au registre de la fiction littéraire, la figure du harponneur indien, Queequeg, forgée par l’imagination de Melville, dont les tatouages secrets incisés sur toute la surface du corps avaient fait « une énigme à résoudre, une œuvre merveilleuse en un volume61 ».
La détermination de cette extroversion scripturale nous conduit à corriger une proposition que nous avions avancée dans le chapitre précédent : nous ne dirons plus en effet maintenant que, lorsqu’il met sa langue durcie contre son palais, l’enfant autiste produit réellement la matrice du site du déplaisir (Unlust), en donnant consistance à la cavité buccale. À la lumière de ce qui vient d’être dit, cette pratique apparaît désormais comme étant, elle aussi, une conduite supplétive à une opération symbolique en défaut, à une négativité en échec.
Reste néanmoins (et c’est là l’apport capital de Tustin) que les « tirages » positifs que constituent les phénomènes mis en évidence par la clinique de l’autisme sont les seuls indices que nous puissions avoir sur les processus symboliques de négativation du « réel » à l’œuvre dans la normalité, processus qui, de par leur statut de fondement du langage, sont insaisissables par l’observation directe. La mise en tension des formes autistiques avec les objets du même nom va nous apporter la confirmation de cette vérité.
Formes autistiques et objets autistiques
Les « formes » autistiques productrices d’un monde arrêté
Dans le cours d’un devenir subjectif accompli sans accidents majeurs, chaque étape de l’effectuation dynamique du langage respecte le principe de la perte : tout au long de ce procès, chaque nouveau registre scriptural mis en place (« empreintes » → « images » → « traces ») fait l’aveu de son impuissance à restituer dans son intégralité la charge de sens dont était porteur le registre précédent. À chaque reprise, le sujet est ainsi condamné à rebondir au-delà de l’insatisfaction éprouvée au niveau de l’inconscient (il s’agit chaque fois d’un nouvel avatar de l’inconscient) et à se tourner vers la puissance signifiante pour obtenir d’elle une nouvelle donne. Au nom de quoi le désir est relancé pour un tour de plus.
Ce principe général est valable dès le premier registre où sont imprimées les « empreintes » de sensation : le nourrisson échoue ici à saturer avec ses premiers marquages la brèche creusée en lui par la disparition du bouquet sensitif primitif. Et c’est cet échec qui va susciter chez lui la dynamique nécessaire à la mise en branle de la « relève » chargée de suppléer à l’impuissance du premier registre réduit à lui-même. À partir de son expérience clinique, Frances Tustin a saisi intuitivement la logique de ce processus établie par la théorie freudienne : « Nous suggérons, écrit-elle dans une formulation où nous n’aurons presque rien à reprendre, que les processus autistiques normaux [entendons : un premier état subjectif universel vécu à l’économie de l’Autre] sont des sortes de sensations, issues de dispositions innées [écho de la thèse des structures langagières innées de Chomsky], qui ne constituent pas encore la perception mais qui, si les conditions sont favorables, peuvent mener à la perception62. » Dans le cas de l’autisme, des conditions défavorables n’ont pas permis à l’enfant de faire le premier pas sur la voie qui conduit à la métaphorisation de cette première rudimentaire réalité, encore engluée dans le « réel ».
Sur l’échec avéré de l’opération scripturale primordiale, où le marquage des « empreintes » primitives inaugure la première introduction du sujet humain à un processus de symbolisation du réel, l’enfant autiste a été contraint de recourir à la solution palliative qui consiste à démentir la perte originelle en la restaurant avec des formes « corporalisées ». Que cette tentative soit par avance vouée à un nouvel échec, c’est ce que dénonce l’apparition du « trou noir du non-être » là où était attendu le premier vide symbolique. Et devant ce « trou noir » l’enfant reste en arrêt, terrorisé – quelquefois à jamais –, avec alors pour seule défense un repliement, puis un enfermement sur lui-même qui laissent son entourage impuissant et désemparé. En fait, ce retrait veut dire que, sur l’échec constaté du langage qui l’abandonne à lui-même, le sujet n’a plus qu’un souci : se mettre à l’abri du monde extérieur pour se préserver de toute nouvelle sensation qui risquerait de venir réactiver l’effraction primordiale. C’est cette peur qui rend compte de l’étrange mimique de Christian, rapportée par Jacques Hochmann, qui, « par une torsion curieuse de ses mains, parvient à se boucher à la fois le nez, la bouche, les oreilles et les yeux ». Pratique qui suscite alors cette question chez le thérapeute : « Dira-t-on que c’est par un déficit subjectif ? Il fallait bien que ces organes des sens informent le sujet sur quelque chose pour être l’objet d’une telle haine63. »
Formes autistiques et formes normales ?
Frances Tustin explique pour sa part en ces termes le blocage de tels sujets sur le seuil du langage : « Le travail clinique avec les enfants autistes révèle que leur développement psychique s’est arrêté à ce niveau premier, fondamental, des “formes innées”64 », lesquelles sont devenues chez eux « des réactions autistiques qui semblent appeler à l’existence une “mère” toujours présente et infiniment contrôlable65 ». Ces formulations ne peuvent plus aujourd’hui être reçues telles quelles. Il n’est pas possible en effet de considérer la subjectivité autistique comme un simple arrêt sur une position qui eût été, à l’origine de la vie, éprouvée par tout être humain. La mise en évidence des « formes » opérée par Frances Tustin ne révèle pas un premier état universel du sujet du langage. Cette vérité, imposée par l’observation clinique, est d’ailleurs implicitement reconnue par la thérapeute anglaise lorsque, confrontée au paradoxe subjectif qui rend l’autiste captif du système qu’il a construit, elle est obligée de distinguer les « formes » des enfants autistes de celles des enfants normaux, avouant par là qu’il s’agit de deux réalités psychiques distinctes66 : « Les formes des enfants autistes diffèrent de celles des enfants plus normaux [en ceci qu’]elles sont répétitives et immuables. Elles tournent éternellement en rond. [L’enfant autiste] lutte énergiquement pour repousser les formes inattendues en essayant de faire revenir encore et toujours celles qui [lui sont] connues et familières67. » Et d’ajouter qu’en contrepartie de cette dépendance « les formes autistiques indifférenciées sont des façons aberrantes de structurer les expériences sensuelles ; elles sont inefficaces pour tout fonctionnement réel68 ». Ainsi l’invention tustinienne des « formes » est-elle précieuse, non pas parce qu’elle mettrait directement à découvert un état archaïque universel du langage, mais parce que le tableau de détresse psychique qu’elle présente à l’analyste permet à celui-ci de reconstituer, à partir de cette voie déviée, le parcours normal attendu, inauguré par le premier registre scriptural des « empreintes », qui serait resté insaisissable et inconnu sans la dérive pathologique de l’autisme.
À côté de cette leçon de portée générale, la détermination des « formes » identifiées par Tustin fournit également une contribution spécifique à la compréhension de l’autisme, en précisant le statut des objets découverts dans cet espace que nous avions d’abord reconnus comme représentants des primitives « empreintes » (Eindrücke), appréciation qui pourrait à présent devoir être remise en cause.
Différence entre les « formes autistiques » et les « objets autistiques »
De l’analyse des « formes » il ressort en effet que ces premières productions ne doivent pas être confondues avec les objets autistiques. Sans doute ceux-ci ont-ils la même origine que les formes : « [Ils] proviennent, eux aussi, écrit Tustin, de sensations corporelles autogénérées [et] comme les “formes” autistiques, ils naissent d’activités autosensuelles. S’ils diffèrent des formes, poursuit-elle, c’est qu’ils sont stimulés par des substances corporelles dures, comme les excréments durs, la morve durcie, les muscles durs, la langue retroussée durcie, ou l’intérieur des joues durci69. » En réalité, il apparaît que les objets autistiques ne sont pas seulement « stimulés » par les « substances dures » du corps : ils interviennent dans l’économie défensive de l’enfant au titre de substituts de ces « substances corporelles ».
À partir du constat établi par la clinique que « les enfants autistes sont davantage susceptibles de se servir de matériaux de base qui procurent des sensations, tels que le sable, l’eau, l’argile et la pâte à modeler, que de jouets70 », on reconnaîtra, de fait, dans ces matières naturelles molles, des éléments homologues des substances corporelles fluides (salive, morve, urine, vomi) qui, à l’instar de telles productions autogénérées, présentent une pâte à modeler mise à la disposition du langage. Que ces « objets » toutefois soient prélevés dans la réalité et non plus produits directement par le corps invite à voir en eux non pas des concurrents des substances corporelles, mais des substituts de celles-ci. À ce titre, ces objets attestent chez l’enfant un progrès accompli dans le sens de la dynamique du langage, même s’il apparaît que la nature dudit progrès se limite à un simple déplacement sans véritable dimension métaphorique, effectué hors refoulement. Au nom de la même logique, on conclura encore que les objets autistiques durs ne sont pas des substituts directs de morceaux de corps, comme on le dit souvent, mais plutôt des ersatz des « formes dures » qui seraient les premiers représentants des morceaux d’être perdus. Le corrélat final de ce principe est que les objets autistiques pénètrent dans l’histoire de l’enfant au terme d’une opération à deux temps pour inscrire une substitution de substitution : au premier temps est opérée une mise en forme, au second temps une trans-formation. L’objet autistique démontre ainsi que, nonobstant l’opinion contraire prévalente, il mérite bien le nom d’objet, dans la mesure où la mise à distance du corps qu’il réalise indique qu’il est jeté devant (ob-) l’enfant et ne fait donc plus véritablement partie de lui, même si c’est à ce titre qu’il est appelé. Par là, l’objet autistique se présente, en un certain sens, comme une variété ratée d’objet transitionnel.
Si elle était avérée, cette conclusion remettrait en cause certains principes fondateurs de la conception de l’autisme, en faisant apparaître qu’est intervenue dans ce registre, considéré longtemps comme degré zéro de la subjectivité, une substitution de substitution, soit une représentation du langage par lui-même qui, en inscrivant le redoublement de la perte, constitue la loi essentielle du symbolique. Cette conclusion établirait ainsi que l’objet autistique qui accomplit le second temps de l’opération marque dans ce champ l’avènement d’un premier mode de « représentation » qu’il faudrait considérer comme tel, en dépit de sa fonction paradoxale de réalisation de la « présence » de l’objet primordial perdu.
L’objet autistique normal et pathologique
Ainsi reconstituée, la genèse de l’objet autistique relance la question posée par les « formes » : savoir si ce procès à deux temps doit être également reconnu comme temps logique universel du sujet du langage, en d’autres termes, si l’enfant « normal » traverse lui aussi l’étape de la production d’objets qui seraient les correspondants des objets autistiques. Une réponse positive semble devoir être retenue.
Dans le cours d’un devenir normal, certains objets d’une nature très particulière viennent garantir à l’enfant une permanence nécessaire à la conjuration du nouveau (qui est toujours vécu par l’homme comme insupportable puisque la nouveauté est par nature solidaire du deuil). Ces objets, qu’on pourrait qualifier d’« autistiques normaux » au prix d’un oxymore, persistent et échappent aux processus de transformation. Par certains côtés, l’objet transitionnel (doudou, chacha, biby), qui demeure immortel en dépit de tous les accidents et atteintes de l’existence, présente une figure de ces objets éternels qui ont pour fonction de préserver l’enfant contre la temporalité et qui sont le cœur intangible, échappé à la perte, à la castration et à la mort, arrimant l’Un dans le réel. Et c’est ce point conservé d’immutabilité du sujet et du monde qui va permettre aux objets ordinaires de venir, à l’envers, s’inscrire dans la temporalité. Plus tard, ce point d’ancrage de l’être connaîtra à son tour un processus de métabolisation, accompli à travers divers objets du monde : dans nos cultures, le « grenier » remplissait ainsi jadis dans les anciennes maisons la charge de conservation d’objets qui n’étaient pas des traces pétrifiées du passé, comme on pourrait le croire, mais des témoins irréels, échappés à la temporalité, qui maintenaient dans la demeure familiale la présence vivante des ancêtres qui les avaient utilisés. C’est cette fonction fondamentale de l’objet autistique normal qui fait défaut aux objets autistiques pathologiques.
Dans l’autisme, l’objet se suffit à lui-même : il n’enclenche rien, n’appelle que lui-même et (à l’inverse de l’objet transitionnel pris, en dépit de son « immortalité », dans un processus de devenir) arrête sur lui-même le procès dynamique du langage dans la mesure où l’opération de substitution a mis en place ici un substitut parfait de l’objet perdu, annulant une perte qui n’en est plus une. Ainsi, si tout enfant passe (de façon inaperçue) par un stade analogue à celui des formes et des objets de l’autisme, les sujets relevant de cet espace subjectif s’installent, eux, dans ce premier registre où l’objet, assurant leur « mise en capsule », devient une prison de l’être qui défend les intéressés contre le temps. Cette conclusion trouve a contrario sa confirmation dans les phénomènes qui permettent de saisir sur le vif l’entrée de l’enfant normal dans le langage : à savoir, la production des premiers modes de discours – le gazouillis et le babil.
L’absence de ces premiers modes d’expression chez l’autiste (ou leur interruption après une brève phase d’apparition) permet en effet aujourd’hui de distinguer deux destins différents du premier registre scriptural : un premier destin (celui de la normalité) où, par la médiation de la voix, le langage se détache du corps ; un second destin (celui de l’autisme) où le langage, empêtré dans la matérialité des sécrétions corporelles, donne à voir un enfant englué dans ses propres formes comme une araignée prise dans la toile qu’elle aurait elle-même tissée.
La fonction des formes autistiques confirmée par le gazouillis et le babil de l’enfant
La fonction appétitive du langage
Dans La Forteresse vide, Bruno Bettelheim attire l’attention sur une indication ancienne faite par Édouard Pichon, selon laquelle « le premier facteur, et le plus important, pour que le langage apparaisse et se développe, est ce que ce dernier appelle “la fonction appétitive” – l’appétit du langage qui [...] se manifeste chez le nourrisson bien avant que le langage soit constitué et qu’apparaissent les rudiments de la formation des phrases ». Et le thérapeute de Chicago d’ajouter en conclusion : « En fait, on peut dire qu’il précède les premiers phonèmes et représente le premier stade de la parole71. » Pichon explicite lui-même la nature de cet appétit inné chez l’être parlant.
« Pour parler, écrit-il, il faut vouloir parler, il faut n’avoir aucun complexe affectif qui vienne inhiber cette faculté dynamique humaine d’aller vers la compréhension et vers le langage72. » Et d’expliquer que cette faculté traduit « la direction du désir vers un objet ou un but », en quoi elle recouvre, ajouterons-nous, la notion aristotélicienne d’« âme appétitive » entendue au sens d’âme du désir73. Cette conception veut dire que l’humain est à sa naissance habité et animé par un désir premier pour la vie qui se confond avec la fonction du langage. Ce principe tient au fait que le symbolique (ce terme étant pris, rappelons-le, au sens d’espace de la perte et, plus tard, du manque) précède l’existence et que l’homme possède en lui consécutivement une aptitude naturelle au langage, qui est soutenue et dynamisée par le fait que la gestation du fœtus se déroule dans un monde parlant et signifiant, si bien qu’à la naissance de l’enfant cette aptitude est là, disponible, prête à éclore après la traversée de la mort que la naissance implique.
À sa naissance, l’enfant de l’homme fait l’expérience de l’effraction primordiale survenue dans l’un-tout primitif qui marque son arrachement à l’être et sa retombée dans un monde où l’assaut des excitations externes et internes lui fait éprouver une première mort. Mais très vite il est relevé de cette chute : le recueil de l’Autre le fait émerger du désêtre dans lequel il était menacé de se perdre et montre que la naissance est en fait une résurrection. L’introduction de l’enfant au langage, incarnée dans une première forme de parole, est l’expression de ce procès à deux temps de chute et de surgissement.
À l’instant de la naissance biologique, le vagissement est un cri brut qui porte la terreur et le désespoir du nouveau-né frappé par le déchirement de l’être. Ce cri est le cri de la mort poussé par l’enfant jeté dans le « trou noir » de l’existence d’où il va heureusement bientôt revenir. Ce « trou noir » que chaque humain est appelé à traverser constitue en effet, comme celui que les astrophysiciens situent à l’origine de l’univers, le cœur originaire du sujet et la source de la parole. L’atteste le fait que dans la reprise presque immédiate du cri primordial un chant advient, en torsion inversée par rapport à lui (car le premier cri descendait vers les puissances chtoniennes, tandis que le chant monte vers le ciel). Ce chant est le cri de la vie. Il est l’expression d’un non retourné dans un oui épanoui qui paraît avoir effacé complètement le non. Avec une force empruntée aux puissances de la mort, l’enfant lance un appel au monde, qui manifeste son appétit pour le langage et constitue, à ce titre, la matrice du désir. Ce chant d’appel à la vie, c’est le gazouillis dont le défaut dans l’autisme traduit l’avènement du « trou noir » sur la scène du monde. L’apparition de ce « trou » est, de fait, l’expression de l’échec du phénomène de retournement normalement attendu dans le devenir de l’enfant.
Le gazouillis, premier oui à la perte et au monde
Le gazouillis est un terme qui désigne le chant très particulier de certains petits oiseaux (et tout spécialement de l’hirondelle), qui à la différence de celui du rossignol ne comprend pas de véritables modulations harmoniques. Chez l’enfant, il s’observe pendant les périodes de bien-être, quand celui-ci est dans son berceau après le repas, souvent quand il est seul. Le gazouillis est la première expression sonore de l’enfant, contemporaine des pleurs et du cri, c’est-à-dire vers le début du deuxième mois. C’est une émission continue (« non discrète ») faite de montées et de descentes simples, exclusivement aiguës, sans oppositions graves/aigus. Il n’est fait au début que de voyelles, différentes de celles de la langue parlée, puis de quelques consonnes, elles aussi particulières, telles que le r guttural. Tous les nourrissons ont le même gazouillis, et c’est seulement quand la langue s’ébauchera qu’il prendra les caractéristiques de la langue parlée dans la famille.
Le gazouillis traduit le premier transport de la voix à l’extérieur, marquant une ouverture au monde qui maintient paradoxalement l’union avec celui-ci : il indique que l’enfant baigne dans le monde, qu’il est immergé dans le monde, qu’il est « au-monde », alors que pourtant son chant témoigne de cette voix qui s’est perdue. Il est ainsi l’expression de la jouissance du petit sujet humain émergeant à la vie.
Le gazouillis est la manifestation d’un éros pur, d’une jubilation antérieure à la mise en place du pulsionnel, qui exprime un oui sans contrepartie négative : il est le oui d’un petit être qui, sur l’oubli de la mort qu’il a traversée, ne sait pas qu’il va un jour mourir. Comme le chant de l’oiseau ou des cigales, comme le ronronnement du chat, le gazouillis est le chant du monde qui embellit le monde. Toutefois, chez l’enfant de l’homme, il a une dimension qui fait défaut aux manifestations homologues des espèces animales : sa jubilation, qui est une pure joie d’être, inscrit ce phénomène au registre du langage en confirmant le principe fondateur de la théorisation freudienne.
Le gazouillis, première expression de la négativité
Ce principe énonce que la négativité qui constitue la loi du langage suppose une affirmation solidaire qui vienne fonder la négation et permettre l’avènement de la réalité comme représentation. Le oui au monde et à la vie qu’exprime le gazouillis, retournement d’un non sans parole proféré au moment de la chute dans la mort, est donc en réalité un oui à la coupure et à la mort symbolique, la mort réelle survenant a contrario chez le nourrisson de façon dramatique et subite lorsque le non à la mort n’a pas été renversé. L’absence de gazouillis chez l’enfant autiste (conjointe au défaut des pleurs et des cris), expression du défaut du premier oui, est ainsi l’indice d’un refus de la perte auquel l’enfant donnera plus tard figure, de façon rétroactive, en forgeant la vision du « trou noir » mis en évidence par Tustin, qui est en fait la maintenance dans l’imaginaire de celui que chaque homme a entrevu, mais qu’il a par la suite oublié. Ce constat est confirmé par l’absence du premier sourire chez ces mêmes enfants.
Le sourire, que les enfants promis à une destinée heureuse donnent, dit-on, aux anges, présente au temps du gazouillis un autre mode d’ouverture primitive à l’Autre. Il est la forme prise par la bouche quand s’exhale le souffle du premier oui. Il est ainsi le signe d’accueil donné au monde par l’enfant au seuil de l’existence et à la mort par le vieillard ou le malade au moment où cesse l’ultime combat. À rebours, l’enfant autiste ne sourit jamais ni à la vie ni à la mort et récuse avec terreur le sourire que lui adresse l’Autre, car il perçoit dans ce signe le rappel de la coupure qui a marqué l’effondrement du monde et de son être dans ce monde. Françoise Lefèvre témoigne de cette réaction de son fils Sylvestre quand elle écrit : « Même le langage du sourire, tu ne l’acceptais pas. Tu criais quand on te souriait. Tu criais en te griffant le visage. En te bouchant les oreilles. En hurlant “non”74. »
À l’opposé, l’apparition du gazouillis et du sourire met en place les conditions d’avènement de la seconde expression sonore de l’enfant qui marque un progrès dans la générique du langage : à savoir le babil.
Le babil : la jouissance de la langue et le premier mode articulé du langage
À un temps postérieur à celui du gazouillis (6 à 8 mois) apparaît le babil, constitué par un certain nombre de bruits de bouche mêlés à des émissions de sons ou de vocables déjà articulés, qui se présentent à l’observateur comme émis en dehors de toute référence à la communication – en quoi il apparaît encore inscrit dans un temps solipsiste. À la différence des pleurs et des cris qui, à partir d’un certain moment, impliquent un appel et une adresse à l’Autre, la production du babil semble survenir en dehors de toute demande et même, de préférence, quand l’enfant est satisfait. À considérer le plaisir retiré de cet exercice par l’enfant, l’ignorance de l’Autre qu’il semble manifester réduit, au premier abord, cet exercice vocal à une pure production de jouissance autoérotique accompli au registre de ce que Lacan, pour désigner la matérialité sonore de la langue, hors sens et hors adresse, a appelé la lalangue, terme qu’il indiquait avoir voulu faire aussi proche que possible du mot lallation, sur lequel nous reviendrons plus loin75.
Le babil fait faire toutefois à l’enfant un pas de plus vers le symbolique que le gazouillis, qui marque l’émergence de l’humain à la vie. Il permet en effet au nourrisson de faire l’expérience des modulations qu’il peut apporter à la matérialité du langage. En introduisant une structure élémentaire dans ce matériau, il inscrit l’invention du rythme ainsi que la naissance du signifiant, si l’on entend par ce terme un système minimal déterminant une différence. À partir de la matrice originelle constituée, à l’orée de la vie, par la première opposition binaire entre le bon et le mauvais, il opère une relève du processus différentiel, en déclinant le couple primitif des contraires dans une série d’oppositions secondaires accomplies sur la matière vocale : le vide et le plein, le long et le court, le grave et l’aigu, le rapide et le lent – toutes les catégories que reprennent, dans un retour spontané au babil, les onomatopées des grands maîtres du jazz. Dans la même filiation, on pourra également faire état des « poètes à la recherche de l’archaïque » dont les productions « retrouvent ce temps de l’apparition du premier langage, ce moment de jeu avec des sons en bouche producteurs à la fois de plaisir sensuel et de communication émotionnelle avec les auditeurs. Ce courant poétique, écrit l’auteur à qui nous devons cette référence, réexplore, redécouvre, en travaillant le matériau son, la sensualité de la vibration longue et continue comme l’encombrement d’une bouche pleine de cailloux. Ces poètes se permettent [...] les liaisons et les déliaisons, les accouplements de sons répétés et les ruptures. Ils peuvent projeter les sons au loin, les vomir, les susurrer, les déglutir76 ».
Le babil produit ainsi le premier mode de musique, c’est-à-dire l’effectuation de la discrimination que l’humain introduit dans la matérialité sonore et qui marque l’apparition du premier avatar du signifiant, signifiant sans signification, hors imaginaire au champ du pur symbolique : il est montée, descente, jaculation, explosion et avant tout coupure. La part tenue par les occlusives (pa, da, ba, ma, ta, ka) met en évidence la segmentation du flux sonore qui est au principe de l’exercice (et qu’on retrouve dans une autre modalité de langue : le balbutiement). Cette opération d’ouverture/fermeture transforme ce flux en émission concaténée « discrète » (discontinue) et met en place un battement qui n’est pas encore celui de la pulsion (la représentation aussi bien que l’affect attaché à celle-ci font ici complètement défaut), mais celui d’un pulsionnel brut.
Le babil : la première maîtrise de la perte
Le babil présente ainsi la première enforme du langage, définie comme coupure dans la lalangue et dans la jouissance de l’enfant, coupure incarnée dans la « barrière des dents », chère à Homère, ou le clapet labial. À travers le babil, l’enfant fait l’expérience de la première perte maîtrisée de l’objet-voix. Que la perception des sons émis intervienne en décalé (si léger soit-il) par rapport à l’émission établit en effet que la voix, support du babil, s’en va hors de l’enfant et revient vers lui dans un trajet en boucle qui fournit la matrice de ce qui sera plus tard le trajet de la pulsion. Dans le babil, l’enfant n’est pas sans s’entendre. Il est pris dans un réseau qui vient de lui, qui n’est pas lui, mais dont il conserve le contrôle. Le babillage exprime donc les premières modulations d’une voix qui se sépare du corps : il accomplit un parcours dans l’espace, médiatise le rapport dedans/dehors, se perd, puis fait retour sur le nourrisson par l’oreille. À ce titre, il institue une première matrice élémentaire du fort/da (« là-bas/ici ») déterminé par Freud à partir du célèbre jeu de son petit-fils avec une bobine. Il opère, pour ce faire, sur l’objet-voix en établissant un premier circuit de cet « objet » qui reste, à ce stade, encore fermé sur le moi.
Le paradoxe avéré de ce procès est que le babil, à travers l’alternance d’occlusions et d’apertures qui le constitue, traduit une première symbolisation de la coupure primordiale qui marque le retour discret de la mort oubliée dans le gazouillis. Mais, dans le même temps (et c’est là que se boucle son paradoxe), il exprime le triomphe du langage sur la perte que manifeste la jubilation éprouvée par le petit « parlêtre » à participer aux privilèges de l’humain. L’enfant se situe alors entre le cri et le signe. Le babillage annonce le passage du registre des marquages primordiaux (« empreintes ») à celui des premiers signes de l’Autre (« images »). Il inscrit un moment de transition qui prépare la bascule du narcissisme à l’autoérotisme, moment fécond où l’enfant commence à s’entendre d’un lieu qui n’est pas encore véritablement celui de l’Autre, mais qui n’est plus l’espace écrasé sur le corps du stade narcissique autistique.
En fait, le babil découvre un mode d’expression qui fait couple d’opposition avec le cri : le cri traduit la volonté d’expulser le mauvais dans un appel implicite à l’Autre (ou du moins que l’Autre interprète comme un appel, par quoi le non-sens prend sens) ; le babil traduit la volonté de savourer sur un mode autoérotique un bon qui, au départ, est encore le tout-bon non contaminé par le mauvais, mais qui ne va pas le rester longtemps. Le babil s’inscrit ainsi au premier temps (« séparation ») du procès primordial, fondateur de la subjectivité (« jugement d’attribution »), temps introductif à celui de la « réunion » qui est accompli par l’objet transitionnel. Le rôle privilégié des dents et des lèvres dans le babil confirme en effet que cette production vocatoire prépare (ou accompagne) l’apparition de l’objet winnicottien de première génération (le « bê » évoqué dans le chapitre I) qui se produit à cette époque.
Cette fonction établit ainsi que le babil n’est pas simplement une expérience de jouissance de la lalangue faite par l’enfant à l’économie de l’Autre : la jouissance autoérotique qu’il supporte n’apparaît plus comme coupée de l’Autre.
La naissance de l’Autre
Ce principe est vérifié par la réaction de la mère au babil de l’enfant : la jouissance manifestée par ce dernier suscite en retour celle de la mère penchée sur son berceau, nourrie par le sentiment inconscient que l’enfant est en train d’entrer dans le langage et dans la vie. L’introduction de l’adulte dans le champ d’activité de l’enfant est en retour reconnue par ce dernier quand le jeu des occlusives, dont nous avons vu la fonction dans ce phénomène, sélectionne parmi ces consonnes certaines d’entre elles, dentales (d, t), mais surtout labiales (m, p) : dady, mama, papa, pour donner consistance, au-delà de la figure des parents, à l’Autre en tant que tel. Le constat s’impose alors que cet espace de jouissance autoérotique est aussi celui où s’accomplit la naissance de l’Autre.
Le babil marque ainsi la première introduction de l’enfant au symbolique et supporte, à partir de là, une première forme de communication. La jouissance partagée de la mère et de l’enfant rejoint ainsi l’affirmation de Robert et Rosine Lefort selon laquelle le babil de l’enfant prendrait sa source dans les bras de l’Autre à travers l’exploration ou la palpation par le nourrisson de quelque partie de corps ou de vêtement à sa portée, ce qui autorise ces auteurs à conclure que le babil est prélevé sur l’Autre77. Cette assertion semble confirmée par le fait que le babil varie en fonction des langues dans lesquelles l’enfant se trouve plongé : en témoigne le cas de ce petit Alsacien, immergé dans un milieu familial bilingue, qui pratiquait deux babils, chacun exprimant des mélodies rythmiques et accentuelles différentes, empruntées aux deux registres concernés, le français usité par ses parents et le dialecte germanique utilisé par sa grand-mère maternelle. Ce qui avait fait qu’un jour l’aide ménagère employée dans la maison s’était écriée : « Madame, madame, Jeannot parle alsacien ! » Cette concomitance se prolongea pendant quelques jours78.
C’est peut-être la perception inconsciente de ce principe qui est à l’origine du mot « lallation », déjà évoqué, qui a été introduit dans notre langue au début du XIXe siècle comme synonyme savant de babil. Si ce terme, emprunté au latin lallare, qui exprimait par onomatopée (la, la, la) le chant par lequel les nourrices endormaient les enfants, en est venu à désigner en français le balbutiement infantile, c’est sans doute la conséquence d’une perception intuitive des psycholinguistes : ceux-ci ont dû en effet considérer que cette forme primitive de langage, conçue par eux comme « un jeu préparatoire à l’usage correct de la parole, caractérisé par la répétition indéfinie et pour elle-même de bruits et de phonèmes divers perçus dans l’entourage immédiat79 », était le résultat d’une transmission par imprégnation des adultes aux enfants. En quoi, comme le montre le dernier exemple cité, ils n’étaient pas très éloignés de la vérité.
En conclusion, on retiendra donc que le babil effectue une première mise en forme de la matérialité sonore du langage qui marque l’introduction de l’enfant au champ de l’Autre. Par son échec, l’enfant autiste vérifie a contrario ce principe.
Les substituts du babil : les « formes » et le marmonnement
Le défaut (originel ou par arrêt80) du babil chez les petits patients concernés témoigne de la condition d’un sujet enlisé dans un premier état de langue où l’inscription n’est pas encore détachée du corps. Cette condition établit l’échec de la primitive introduction au langage où l’enfant fait l’expérience de la matérialité de la lalangue pour éprouver, à travers les divers jeux de la voix, la faculté qu’il a reçue du symbolique d’extraire de cette masse la virtualité du signifiant. On entrevoit alors ce qu’il est advenu dans l’autisme : en lieu et place de la matérialité sonore, qui détient en puissance la naissance du signifiant, c’est la matérialité du corps qui est entrée en jeu sur l’échec du symbolique, pour rééliser le langage – soit ces bulles de bave (présentes sur un mode mineur dans le babil de l’enfant normal) que ces enfants gonflent et dégonflent indéfiniment, ou ces excréments dont l’expulsion/reprise fomente un « là-bas/ici » (fort/da) réélisé, ou bien encore cette langue (vecteur attendu de la parole) qu’ils rentrent et sortent éternellement dans un battement qui échoue à embrayer sur autre chose que lui-même. C’est en raison de cet échec qu’à la place du babil apparaît alors chez l’autiste, mais à un temps bien postérieur, une autre modalité de langage : le marmonnement.
Le marmonnement révèle ce que Lacan, dans une des rares indications qu’il ait données sur l’autisme, a appelé la verbosité de ces sujets. Il est fait de bruits de bouche, de mélopées rudimentaires, de vocables, ordinairement bisyllabiques, sans signification. Ces productions surgissent non plus, comme le babil, au stade des premières « empreintes », mais à celui où est appelée la première relève (ici en échec) de l’Autre. Les phonèmes du marmonnement sont des éléments pris chez l’Autre, mais sans le principe d’organisation de l’Autre qui ferait de l’« essaim bourdonnant81 » quelque chose relevant de la ruche, avec ce que la ruche, introduite par l’Autre, implique de récolte, de rayonnage, de provision et de partage. Ce constat d’échec permet de déterminer le rapport de l’enfant autiste au langage.
Conclusion
L’enfant autiste a été introduit à la langue de l’Autre, il a perçu la polarisation binaire de la réalité (ce qui s’accorde avec le fait qu’il distingue a minima le bon et le mauvais), mais il s’est révélé incapable de sortir de cette binarité mortifère dont aucun procès dialectique n’est venu nouer les contraires. Le fait que, surpris en train de marmonner, il s’arrête ordinairement de façon instantanée démontre comment l’intrusion d’un tiers « réel », actualisant la carence de l’Autre symbolique, rend insupportable aux autistes le forçage de la « solitairerie » (terme d’un de nos patients) dans laquelle ils sont enfermés. Ce principe est encore vérifié dans un autre registre par leurs hurlements en réponse à l’appel de leur nom, c’est-à-dire à l’appel du symbolique, dont le défaut fait flamber chaque fois l’univers chaotique dans lequel ils sont plongés. Le principe fondateur de cette réaction peut être ici rappelé.
L’échec de l’opération dialectique de « réunion » (marqué par le principe du « pas-sans » : pas de bon sans un point de mauvais), caractéristique de l’autisme archaïque, a rendu impossible la constitution du premier vide interne, fondateur du premier avatar de la subjectivité. La conséquence de cette carence a été pour ces enfants un arrêt au stade le plus primitif du langage, où, sur le défaut de toute opération de traduction, les marquages sensitifs (« empreintes »), retombés sur eux-mêmes, découvrent un univers de « formes » brutes, juxtaposées les unes à côté des autres, sans liaison ni relation. La conséquence de cet état de langue avorté est que ce type de sujet est incapable de produire, fût-ce sous le mode le plus élémentaire, une chaîne discursive susceptible d’introduire, avec la conscience d’une association entre les formes, un minimum de permanence et d’ordre dans son kaléidoscope d’impressions qui se constitue et se défait en permanence. Le corrélat direct de ce désastre, avéré au niveau du langage, est que l’autiste, emporté dans un tourbillon de signes, est confronté à un espace psychique éclaté, qui se présente d’abord à l’observation clinique comme un déroutant monde à deux dimensions. C’est la découverte de ce monde que nous allons entreprendre dans le chapitre suivant.
1 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 103.
2 Ibid., p. 71. Cf. également, du même auteur, « Les formes autistiques », in Actes du colloque de Monaco (Lieux de l’enfance, no 3), op. cit., p. 223.
3 Henri Michaux, Poteaux d’angle, Paris, Gallimard, 1981, p. 58.
4 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 72. C’est l’auteur qui souligne.
5 Frances Tustin, « Les formes autistiques », op. cit., p. 224.
6 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 71.
7 Ibid., p. 74.
8 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1989, p. 6.
9 Cf. Donald W. Winnicott, L’Enfant et le Monde extérieur, Paris, Payot, 1975, et Frances Tustin, « The development of the sense of I-ness » [inédit], cité par Geneviève Haag, « Autisme infantile précoce et phénomènes autistiques. Réflexions psychanalytiques », Psychiatrie de l’enfant, t. XXVII, no 2, 1984, p. 314.
10 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 51-52.
11 Lettre à Gasquet du 3 juin 1899, citée in P.-M. Doran, Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 201.
12 Lettre à Émile Bernard du 15 avril 1904, citée par P.-M. Doran, ibid., p. 27.
13 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 103-104.
14 Ibid., p. 70.
15 Ibid., p. 101.
16 Ibid., p. 94.
17 Ibid., p. 95.
18 Geneviève Haag, « Rencontres avec Frances Tustin », in Autismes de l’enfance, monographie de la Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, 1997, p. 84. Parmi beaucoup d’autres patients, Daniel Tammet témoigne de la prédilection qui était la sienne dans son enfance pour les formes circulaires (Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu, Paris, Éditions des Arènes, 2007, p. 36).
19 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 104.
20 Donna Williams, Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 102.
21 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 71.
22 Conférence de Frances Tustin, faite au CREAI de Toulouse en novembre 1981, en référence aux thèses développées par Winnicott dans L’Enfant et le Monde extérieur, op. cit.
23 Frances Tustin, « Les formes autistiques », op. cit., p. 232.
24 Cf. Piera Aulagnier, « Le retrait dans l’hallucination, un équivalent du retrait autistique ? », in Actes du colloque de Monaco (Lieux de l’enfance, no 3), op. cit., p. 149-164, cité par Frances Tustin, Autisme et Protection, op. cit., p. 184.
25 Donald Meltzer, Explorations dans le monde de l’autisme, op. cit., p. 75.
26 S. Freud, « La négation », in Résultats, Idées, Problèmes II, op. cit., p. 138.
27 Dans la théorie de Jacques Lacan, l’objet a (la voix, le regard, les fèces) est perdu par l’enfant au moment de l’effraction originelle.
28 Cf. J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse : Le Séminaire, livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 104. Les pages qui suivent sont le développement d’un séminaire conduit avec Bernard Salignon.
29 Le même thème se retrouve dans la tradition évangélique lors de l’épisode de la guérison de l’aveugle-né opérée par Jésus.
30 J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse : Le Séminaire, livre XI, op. cit., p. 105.
31 Du verbe grec poiein, qui signifie « faire ».
32 J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse : Le Séminaire, livre XI, op. cit., p. 107.
33 Cf. les dictionnaires d’Antoine-Joseph Pernety (1757), Oscar Edmond Ris-Paquot (1873) ou Louis Turquet de Mayenne.
34 Ces exemples sont cités par Jean-Louis Lanoux dans son article « Matières premières », in ABCD, une collection d’art brut, Actes Sud, 2000, p. 330.
35 Ibid.
36 Pierre Guyotat, Littérature interdite, Paris, Gallimard, 1972, p. 31, cité par Gérald Moralès (L’Écriture du réel, thèse inédite de l’université de Tours, p. 246), à qui nous sommes redevables de plusieurs références.
37 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 72. C’est l’auteur qui souligne.
38 Frances Tustin, « Les formes autistiques », op. cit., p. 225.
39 Ibid.
40 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 72.
41 Piera Aulagnier, « Le retrait dans l’hallucination, un équivalent du retrait autistique ? », op. cit., p. 163.
42 Ce trait est celui de l’idéal du moi qui depuis l’inconscient radical assure la consistance de la personne mondaine (moi idéal). La faillite de cette opération dans l’autisme produit les corps affaissés, caractéristiques de cette position.
43 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 97. C’est l’auteur qui souligne.
44 Il s’agit d’un appareil, aujourd’hui tombé en désuétude, composé d’une feuille supérieure comportant deux couches superposées, un feuillet de celluloïd transparent (réceptacle direct de l’écriture produite par un stylet) et, en dessous, une mince feuille de papier ciré translucide, protégée par le feuillet, le tout reposant sur un tableau de cire ou de résine. Cet instrument permet de conserver une inscription tant que les deux éléments sont en contact, l’effacement se produisant quand on sépare la feuille de papier ciré de son support de cire (S. Freud, « Note sur le “Bloc-notes magique” », in Résultats, Idées, Problèmes II, op. cit., p. 119-124). Nous reviendrons ultérieurement (p. 333) sur le fonctionnement de cet appareil.
45 Geneviève Haag, « Hypothèse d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », in Les Contenants de la pensée, op. cit., p. 56-57.
46 Esther Bick, « Considérations ultérieures sur la fonction de la peau dans les relations d’objets précoces » [1986], in Les Écrits de Martha Harris et Esther Bick, op. cit., p. 149.
47 Geneviève Haag emprunte ce terme à Freud qui l’avait lui-même retenu, à la fin de son texte sur l’identification, pour désigner la matière psychique mise en œuvre dans les phénomènes de foule.
48 Geneviève Haag, « De la sensorialité aux ébauches de pensées chez les enfants autistes », Revue internationale de psychopathologie, no 3, 1991, p. 53.
49 Geneviève Haag, « Nature de quelques identifications dans l’image du corps », Journal de la psychanalyse de l’enfant, no 10, 1991, p. 79.
50 Geneviève Haag, ibid., p. 74.
51 Voir supra p. 87-91.
52 La fonction binoculaire des deux yeux est indispensable à la bonne fin de cette opération, le regard monoculaire étant, de fait, toujours aplatissant et écrasant (à l’instar de celui de la Méduse et de celui qui regardait Caïn dans la tombe). La vision binoculaire est ainsi seule apte à donner du relief et donc de l’épaisseur au corps de l’enfant.
53 Geneviève Haag, « Nature de quelques identifications dans l’image du corps », op. cit., p. 74.
54 S. Freud, « Note sur le “Bloc-notes magique” », in Résultats, Idées, Problèmes II, op. cit., p. 119-124.
55 La bande de Möbius est obtenue en opérant sur une bande ordinaire à deux faces une torsion d’un demi-tour avant de coller l’une à l’autre les deux extrémités de la bande, si bien qu’une fourmi, cheminant sur le nouvel espace à une seule face ainsi produit, pourrait le parcourir indéfiniment.
56 S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 69.
57 Cf. J. Lacan, « La science et la vérité », in Écrits, op. cit., p. 844.
58 Frances Tustin, Autisme et Protection, op. cit., p. 169-170 et 212-213.
59 Didier Houzel, « Le monde tourbillonnaire de l’autisme », in Actes du colloque de Monaco (Lieux de l’enfance, no 3), 1985, p. 169-183.
60 Geneviève Haag, « Hypothèse d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », op. cit., p. 53.
61 Herman Melville, Moby Dick, Paris, Gallimard, coll. « Folio », t. II, p. 258.
62 Frances Tustin, Autisme et Psychose de l’enfant, op. cit., p. 12.
63 Jacques Hochmann, Pour soigner l’enfant autiste, op. cit., p. 116.
64 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 104.
65 Ibid., p. 97.
66 Cette remarque est valable pour l’autisme pathologique et l’autisme « normal ». En fait, deux ans avant sa mort, dans un de ses derniers écrits, Tustin se rendit à l’évidence : « On ne peut utiliser le terme d’autisme pour désigner à la fois un stade précoce du développement infantile et une pathologie spécifique » (Frances Tustin, « Vues nouvelles sur l’autisme psychogénétique », Journal de la psychanalyse de l’enfant, no 17, « La névrose infantile », 1995).
67 Frances Tustin, Le Trou noir de la psyché, op. cit., p. 74.
68 Ibid., p. 96.
69 Ibid., p. 77.
70 Frances Tustin, Autisme et Protection, op. cit., p. 136.
71 Bruno Bettelheim, La Forteresse vide, op. cit., p. 523-524. En revanche, nous ne saurions souscrire (nous allons voir pourquoi) à la phrase finale de Bettelheim qui définit « ce premier stade de la parole » comme étant celui de la « communication ».
72 Édouard Pichon, Le Développement psychique de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Masson, 1953, p. 83-84.
73 Aristote, De l’âme, traduit par J. Tricot, Paris, Librairie J. Vrin, 1947, p. 34, 81, 199-207.
74 Françoise Lefèvre, Le Petit Prince cannibale, op. cit., p. 43.
75 J. Lacan, « Conférence de Genève sur le symptôme », Bloc-notes de la psychanalyse, 1975, no 5, p. 11. Cf. Encore : Le Séminaire, livre XX, op. cit., p. 126.
76 Myriam Boubli, « Les mots dans la bouche. Des objets au premier langage parlé », in Les Contenants de la pensée, op. cit., p. 142-143.
77 Robert et Rosine Lefort, « Signifiant et objet dans l’autisme », in Varia, supplément au no 14 de Confluent.
78 Ce cas nous a été rapporté par notre collègue Andrée Tabouret-Keller.
79 Georges Thinès et Agnès Lempereur, Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Éditions universitaires, 1975.
80 La notion de « rupture du babil » mise en évidence par la clinique des enfants sourds (c’est cette rupture, indice de la fonction de l’Autre, qui attire souvent l’attention des médecins sur une surdité passée jusqu’alors inaperçue) semble indiquer que l’humain est programmé pour entrer dans le langage selon des modalités préétablies dont le gazouillis et le babil seraient la manifestation. Cet élément, si sa pertinence était vérifiée dans le cas de l’autisme, viendrait ainsi vérifier l’hypothèse faite par Chomsky de l’existence de formes universelles innées. Reste que, même dans ce cas, il faut concevoir que le langage en tant que tel ne devient véritablement effectif que lorsque le sujet, reprenant cette donne naturelle à son compte, exprime qu’il est en mesure d’accomplir pour lui-même l’expérience de la première traduction scripturale.
81 J. Lacan, Encore : Le Séminaire, livre XX, op. cit., p. 130.