CONCLUSION
À la différence du droit divin et du droit naturel, le droit positif ne reste jamais figé. Le droit « posé » par l’homme est par essence muable. Dans la vie quotidienne il est éminemment flexible, « trop humain pour prétendre à l’absolu de la ligne droite » (Jean Carbonnier). Dans sa marche historique il est en construction perpétuelle, tantôt conservateur, tantôt transformateur, toujours il grossit, s’ajuste aux évolutions de la politique, de l’économie, de la société. Les artisans-acteurs de cette construction sont le législateur et le juge. Tous deux tributaires de la science juridique, ils forment avec celle-ci une sorte de triade. Dans les chapitres 1-3-5 nous avons tenté de suivre chaque élément de cette triade dans son rôle bâtisseur, depuis les origines. Aux chapitres 2-4-6 nous avons vu qu’il s’en fallait de beaucoup que cette constructive triade œuvre dans l’harmonie. La science juridique recèle diverses écoles, le pouvoir législatif ne parle pas d’une voix, la juris-diction a ses revirements, enfin et surtout existe une sorte de rivalité chronique entre le législateur et le juge : investi d’une légitimité politique, le premier s’estime supérieur au second, lequel, non sans de sérieuses raisons, se pense meilleur juriste. Cette rivalité prend généralement l’allure d’une complémentarité d’action, elle laisse cependant apparaître de profondes tensions.
Aujourd’hui, le tridimensionnel et agité théâtre de la construction du droit se serait transformé en pagailleuse foire. Légion sont les universitaires, les juges, les avocats, les notaires qui vitupèrent le « désordre normatif », l’« éclatement des espaces normatifs », le « morcellement du droit », la « sectorisation du droit »… Il est bien exact, nous l’avancions dans notre présentation, qu’il y a du droit partout, pour tout, pour tous. L’inflation législative interne et européenne, la multiplication des jurisprudences nationales et supranationales, l’explosion des réglementations de tous ordres, le fumeux développement d’un « droit souple » (soft law) fait d’incantatoires directives, de chartes éthiques et de codes de bonne conduite, tout cela ne tient pas du mirage et a de quoi donner le tournis aux meilleurs praticiens. Mais peut-on vraiment dire, comme une foule d’entre eux, qu’un tel emballement du droit porte lourdement préjudice aux forces vives du pays, nuit même à l’intérêt du citoyen ordinaire ? Et que d’une urgente simplification du droit dépendrait l’avenir même du droit ? Innombrables sont depuis quelques années les discours et les publications sur ce thème.
Le Conseil d’État, certain comme toujours d’incarner le plus haut degré de conscience publique, s’est fait plusieurs fois un devoir de donner solennellement l’alerte. En 1991, son Étude annuelle concernait « La sécurité juridique ». Celle de 2006 s’intitulait « Sécurité juridique et complexité du droit ». Dans celle de 2016, « Simplification et qualité du droit », on le voit reprendre l’analyse des causes du mal, dénoncer l’insuffisance des mesures prises depuis un quart de siècle et, chose tout à fait inédite, exhorter les décideurs publics à un changement de « culture normative ». Place du Palais-Royal, après des années de réflexion, on estime donc que la simplification du droit est affaire de changement culturel. Il faut promouvoir chez les décideurs publics une éthique de la responsabilité favorisant une nouvelle culture normative marquée du désir de restreindre la production des normes et du souci réel de leur application. Comme si un tel changement pouvait être décrété, la section du rapport et des études propose vingt-sept préconisations et fixe pour le Conseil d’État lui-même six engagements… Les conseillers d’État ont été pris de fièvre anthropologico-managériale. Souhaitons qu’ils se penchent un jour sur notre histoire mentale du droit.
Ils réaliseront que l’homme occidental, juriste ou non, connaît la valeur et l’utilité du droit. Qu’il en perçoit et apprécie d’instinct les buts fondamentaux. Que plus ou moins confusément il en approuve les trois préceptes : « vivre honnêtement, ne léser personne, rendre à chacun son dû1 ». Cet homme occidental sait que le droit oblige mais tout autant protège, que sans règles juridiques il n’y a ni ordre, ni justice, ni paix. Ce qu’en conséquence il attend du Pouvoir, depuis toujours, ce sont des lois et des sentences propices à sa tranquillité et sa prospérité. Le phénomène de juridisation des activités humaines et de judiciarisation des comportements est inhérent à son évolution sociale. Il a commencé avec le passage de la société simple à la société complexe, de la vie villageoise à la vie en cité, de l’économie rurale à l’économie marchande, de la Féodalité à l’État. Il a nécessairement aussi été lié à la croissance démographique, au progrès des connaissances et de l’éducation. C’est aussi simple que cela : l’emballement du droit a suivi le rythme de l’histoire occidentale. Rome a pu se contenter d’un collège de pontifes conservateurs du mos maiorum non écrit tant qu’elle dominait le seul Latium rural. Dès qu’elle entreprit de gouverner l’Italie, il lui fallut des jurisconsultes pour divulguer les principes, dresser des formules juridiques, commenter la loi des XII Tables et l’Édit du préteur. Dominatrice et prospère, il lui fallut de plus en plus de lois comitiales, de plébiscites, d’édits, de sénatus-consultes, enfin, maîtresse du monde méditerranéen, des constitutions impériales par milliers.
Les réactions d’angoisse face à une surproduction juridique estimée suffocante font partie de toutes les sociétés en mutation. Ce sont des épiphénomènes. Déjà, sous Philippe le Bel, le poète Geoffroy Paris se plaignait qu’il y eût en France beaucoup trop d’avocats. Vers la même époque, dans le Midi, les troubadours n’avaient pas de mots assez durs pour les légistes. Trois siècles plus tard, Rabelais injuriait le Corpus iuris civilis, Montaigne déplorait le nombre infini des lois royales, même le chancelier Bacon, nous l’avons vu, aurait voulu que Jacques Ier codifiât l’ensemble du droit anglais. Tout l’Ancien Régime résonne de condamnations officielles autant que populaires du désordre législatif, de la complication du droit romain, de l’embrouillement des coutumes, d’un polymorphisme et d’un labyrinthisme juridiques qui partout excitent la chicane, provoquent la longueur meurtrière des procès, la ruine des familles et les haines entre personnes. Il suffit de lire les cahiers de doléances.
Fille du cartésianisme et de l’esprit scientifique, la Révolution française a pris en charge ces sempiternelles plaintes. C’est elle qui nous a inculqué la croyance en la possibilité d’un droit sobre, construit comme une algèbre, d’application facile et pour le juge et pour le justiciable. Les codifications qui suivirent, de très belle facture, n’ont fait toutefois qu’interrompre un instant la fabrique inexorable du droit et qu’y mettre un ordre très provisoire. Comment ne pas construire encore du droit quand un pays s’industrialise, quand s’y répandent l’automobile, le transport aérien, les télécommunications, construire toujours du droit quand démocratie et justice sociale imposent de satisfaire de plus en plus d’aspirations individuelles, de revendications collectives, quand il faut rebâtir après une guerre mondiale, rapprocher les peuples, quand on réalise l’urgence de protéger la nature et sauver le climat ?…
Qu’il y ait de nos jours de plus en plus de droit est à la fois bien naturel et plus nécessaire que jamais. Les idéaux s’assèchent, les inventions déshumanisent, les oligarchies gouvernent, les mafias prospèrent, les riches s’enrichissent et les autres s’appauvrissent. Les juristes feraient mieux de se faire accepter comme « prêtres du droit » (ainsi les appelait-on à Rome : iuris sacerdotes, iuris antistites), autrement dit comme serviteurs inspirés de la justice, plutôt que de faire accroire qu’il est indispensable de simplifier le droit. Le Droit ? Ce vieux remède est tout ce qui reste au citoyen, c’est son dernier recours. Pour ses concitoyens blessés le juriste sincère, face à la profusion et l’enchevêtrement des normes, aura toujours à cœur d’extraire des solutions humaines, bonnes et équitables.
Montredon, décembre 2017
1. Digeste, 1, 1, 10 : « Iuris praecepta sunt haec : honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere. »