Je n’ai trouvé que deux traces d’Albion, une où elle teint des tissus dans l’appartement de Peyton, une où elle embrasse la même Peyton dans le parc. Il peut s’écouler des heures sans que je pense à elle puis elle envahit soudain irrésistiblement mes pensées, d’abord à travers le souvenir de ce que j’ai vu, mais il grandit rapidement et se change en besoin compulsif de la revoir encore et encore, un besoin plus fort que le manque de toutes les drogues dont j’ai usé : je charge et recharge ces traces d’Albion, je la contemple, je mémorise tout ce qui la concerne, le moindre détail – parfaite, tellement parfaite. Je la contemple jusqu’à ce que mon esprit soit pareil à un vieux chiffon, mes yeux si las qu’ils me semblent encore ouverts alors même qu’ils sont clos. Le reste de la vie d’Albion est une fosse que je remplis par les bords, comme si je déterminais la forme d’un objet en étudiant l’ombre qu’il projette. Obsédé par ma recherche – ma vie est devenue Albion. Je recharge le flux où elle embrasse son amie dans le parc…
Je ne m’écarte jamais beaucoup de Peyton, car elle me mène à Albion – Peyton qui lit Camille Paglia, assise en terrasse à Panera, qui prend des cours de yoga au centre d’athlétisme et de remise en forme, qui traverse le campus de Chatham pour aller suivre un cours sur Blake et le symbolisme anglais. De temps à autre, je la vois avec Zhou et comprends qu’il s’agit d’un moment où Albion a été remplacée. Zhou est un faux mais, quand je tombe sur elle dans l’Archive, je l’étudie pour comprendre son original : Peyton est plus prompte au rire, Zhou plus sérieuse et posée. Au musée Carnegie, elle recule pour mieux voir certains tableaux, désigne un détail à sa compagne, résume la vie de l’artiste ou parle de matériaux. Zhou est Albion, je ne cesse de me le répéter. À un moment, Peyton et elle se tiennent devant un tableau de John Currin représentant deux femmes nues dont le corps adopte une position malcommode, selon des angles illusoires. Zhou rappelle que Currin a habité Pittsburgh. Peyton l’écoute mais elle esquisse une petite grimace et imite les femmes du tableau, fait l’idiote jusqu’à ce que sa compagne s’esclaffe avec elle. Peyton assume tout à fait l’effet qu’elle produit sur les hommes – Zhou est bien plus réticente, comme si elle souhaitait être invisible. Sa blonde amie la pousse à s’extérioriser, la force à poser avec elle, convainc un gardien de les prendre en photo devant le tableau.
Je trouve une référence précoce à Raven + Honeybear : la marque participe à un défilé de haute couture destiné à réunir des fonds pour Gwen’s Girls et Dress for Success Pittsburgh. Les mannequins sont cités, Peyton par son seul prénom. Le site web de Gwen’s Girls est encore en cache, et une douzaine de photos non légendées du défilé figurent sur sa page Pinterest, certaines montrant Albion. Il faut bien le dire, avec la cascade cramoisie de ses cheveux et sa tenue trois pièces en tweed que je suppose être une création personnelle, elle éclipse les professionnelles. À l’arrière-plan d’une autre photo, la veste déboutonnée, les mains dans les poches, nonchalamment adossée à un pilier, elle regarde le podium – réservée, comme j’en suis venu à la connaître à travers Zhou. Une autre série de photos montre des ateliers de créateurs – aucune n’est légendée mais je reconnais sur l’une d’elles les créations en tweed écossais d’Albion. La suivante montre la façade d’une maison en briques qui ressemble énormément à une devanture de Lawrenceville. Lorsque je passe un analyseur sur le bâtiment, j’en obtiens sans mal l’emplacement : sur la 37e Avenue, juste à la sortie de Butler Street, effectivement à Lawrenceville, mais son étiquette a été corrompue. Quelqu’un a tripatouillé les lieux.
J’accompagne Peyton tandis qu’elle termine son service au Coca Café et franchit à pied les quelques pâtés de maisons qui la séparent de la 37e Avenue – peu d’images quand elle prend des petites rues, mais je la récupère devant la maison de la photo, au milieu d’une suite de bâtiments mitoyens décrépits bordés par une étendue de gravillons. Seules des broussailles et des herbes hautes délimitent les propriétés. Peyton a dû filmer cela elle-même : une prise de vue subjective avec une caméra rétinienne tandis qu’elle tape le code-clef et entre. L’intérieur a été refait : parquet vitrifié, bureau et salle d’exposition au rez-de-chaussée, fresque représentant un oiseau et un ours1, et la marque Raven + Honeybear en lettres gothiques. Je suis chez Albion. L’atelier est en haut, au premier étage aménagé en loft, avec baies vitrées et poutres apparentes. J’y trouve Zhou assise devant une machine à coudre, à travailler sur un pantalon. Elle sourit quand Peyton entre.
« Voilà ce que tu vas porter », dit-elle.
J’explore les images de l’atelier – il n’y a pas grand-chose, la plupart des journées déjà effacées voire jamais filmées. En fouillant dans la chronologie de l’Archive, je trouve par-ci par-là Zhou en train de travailler sur sa machine à coudre ou devant des vêtements épinglés sur des mannequins de couturière, mais finis par tomber sur une suite d’événements non étiquetés qui n’ont pas été modifiés. Plutôt que Zhou, c’est Albion que je surprends en train de filmer la préparation d’un défilé, à l’aide d’un petit caméscope fixé sur un trépied. Elle porte un sweat et un pantalon de yoga, une casquette en laine des Steelers. Les images sont datées du 29 septembre avant la fin, à presque trois heures du matin. Albion inscrit sa marque sur le tissu avant de coudre. Peyton, sur un piédestal, porte une jupe rose qui lui tombe jusqu’aux pieds, comme un éparpillement de pétales. Sa poitrine est découverte, le bustier posé sur l’établi. Une pluie inhabituellement forte produit en gelant de petits flocons qui dérivent derrière les fenêtres de l’atelier. Je me la rappelle, cette neige, d’ailleurs, je me rappelle m’être éveillé abasourdi de voir toute la ville couverte d’une épaisse couche blanche humide. Huit centimètres pendant la nuit. Theresa et moi sommes allés à pied prendre le petit déjeuner aux Crêpes Parisiennes, ce matin-là, en nous demandant si cette neige était une anomalie ou annonçait un hiver précoce. Le temps se réchaufferait cependant et, en fin d’après-midi, tout fondrait. Il nous restait moins de dix jours à passer ensemble. Mais cette nuit-là, alors que Theresa et moi dormons, alors que la pluie se change en flocons délicats, Peyton, baignée dans l’éclat des lumières de l’atelier, attend sur un piédestal qu’Albion lui apporte le bustier.
En regardant la neige par la fenêtre, je remarque un homme au milieu du parking, vêtu d’un pardessus de laine noir ou anthracite. Ses cheveux sont blancs. Il me rend mon regard, tandis que la neige s’accumule sur ses épaules et au sommet de son crâne, mais il fait trop sombre pour que je distingue son visage. Quand je me retourne vers les deux femmes, Albion a été remplacée par Zhou. Dehors, l’homme a disparu – des empreintes dans la neige mènent à la maison. Il est en route. J’aimerais me déconnecter de la Ville mais trouve le système verrouillé. Je suis paralysé. La sécurité de mon réseau neurospam m’envoie des alertes rouges clignotantes, m’informe d’une panne système imminente, mais je ne puis m’échapper.
La porte de l’atelier s’ouvre et l’homme entre, tapant des pieds pour faire tomber la neige de ses chaussures et ôtant son pardessus.
Je demande aussitôt :
« Qui êtes-vous ?
– Mon nom est Légion », dit-il.
Je le reconnais, le type du fauteuil dans l’appartement d’Albion, celui qui portait un tee-shirt Mook. Je devrais pouvoir le bousculer pour lui fausser compagnie, mais je suis entièrement en son pouvoir – je ne peux pas bouger.
« Dominic, hein ? demande-t-il. John Dominic Blaxton, c’est bien ça ?
– Vous travaillez pour Waverly ? »
Mook sourit.
« Je pensais bien que vous étiez encore un des junkies de M. Waverly, dit-il. C’est décevant.
– Qui êtes-vous ?
– Qui êtes-vous, vous ? dit-il. John Dominic Blaxton, du 5437 Ellsworth Avenue, Pittsburgh, Pennsylvanie, candidat à un doctorat en théorie littéraire et visuelle à l’université Carnegie-Mellon et à l’université de Virginie, récemment aide-archiviste pour le Groupe Kucenic. Problèmes de toxicomanie. Recâblage constant pour mises à jour de neurospam. Une vie terne, mais vous avez connu l’amour. Vous passez énormément de temps en immersion pour rendre visite à une dénommée Theresa Marie Blaxton. Votre femme…
– Ne dites pas son nom. Ne dites jamais son nom…
– C’est bien ça, n’est-ce pas ? Vous revivez les mêmes portions de souvenirs plus souvent que quiconque j’ai eu le plaisir de connaître. La plupart des gens explorent l’Archive brièvement, pour revivre un moment de bonheur ou jouir de leur normalité passée, ou encore rendre visite à leurs chers disparus pour l’anniversaire d’une naissance ou d’un décès. La plupart apprécient de présenter leurs respects une ou deux fois par an, mais, vous, c’est différent. Chez vous, ça tient de l’obsession. Vous dînez encore et encore avec votre femme au Spice Island Tea House pour l’entendre annoncer sa deuxième grossesse. Quel dommage pour la première… »
Je hurle : « Ne parlez pas d’elle, putain de merde ! », mais ma voix mute quand Mook chuchote :
« Du calme. J’ai regardé votre femme mourir, l’autre jour, parce que j’étais curieux, dit-il, curieux de savoir ce que vous lui trouviez au juste. Vous l’avez vue mourir, vous ? Elle était enceinte de quoi ? Huit mois ? Neuf ? C’était à Shadyside, elle faisait du lèche-vitrines – il y avait tellement de caméras de sécurité là-bas que sa mort est très bien reconstituée. Mais vous n’y assistez pas souvent, n’est-ce pas ? Trop douloureux, je présume ? Il y a, dans une boutique qui s’appelle Kards Unlimited, une vitrine de tee-shirts avec des inscriptions obscènes stupides. Votre femme était en train de lire des inscriptions obscènes stupides sur des tee-shirts quand elle est morte. Je me demande si le bébé a donné des coups de pied au moment où la bombe a explosé. S’il a compris qu’il ne naîtrait jamais. Qu’est-ce que c’était, monsieur Blaxton ? Un garçon ou une fille ? »
Il me permet de bouger et de hurler. Je le secoue donc, mais le toucher revient à empoigner un sac de sable : il est lourd, trop pour être réel, et je comprends qu’il ne l’est pas – nous ne sommes pas réels, bien sûr, nous ne sommes pas ici puisque ici n’existe pas.
« Ç’aurait été une fille, reprend Mook. Je sais beaucoup de choses sur vous. Vous êtes facile à pister. Votre toxicomanie, vos séjours à l’hôpital, vos thérapies. Toute cette paperasse. Votre mort est très bien balisée, comme celle de votre épouse – sauf qu’elle est plus lente et qu’elle se traîne sur des années. Vous êtes un homme simple, monsieur Blaxton. Pas de mystère en vous. En raison de cette simplicité, je vous donne une deuxième chance que j’accorde rarement… »
Je suis trop abasourdi pour assimiler sa menace. J’essaie de me brancher sur ses réseaux sociaux, de découvrir son nom, mais son profil ne montre qu’une tête de porc souriante, la langue pendante, qui ne cesse de répéter le mot Mook sur un ton chantonnant à la Porky Pig.
« Est-ce vous qui la faites disparaître ?
– Je comprends vos motivations, me répond-il. Vous êtes ici parce que vous avez eu des problèmes avec la justice et que vous voulez effacer votre casier, tout en exerçant un emploi lucratif. Pour ne rien arranger, vous êtes impliqué émotionnellement à cause de cette histoire avec votre femme. Je vous plains, en fait. Je ne suis pas injuste, Dominic, mais j’ai conclu un accord que je dois honorer avant toute autre considération. Cependant, nous pouvons peut-être arriver à un arrangement. Vous m’écoutez ?
– Oui, lui dis-je.
– Cessez de chercher la femme que vous connaissez sous le nom d’Albion. Sur-le-champ. Trouvez un autre moyen de gagner votre vie, mettez fin à votre association avec Waverly, laissez tomber ! Sinon je prendrai des mesures contre vous.
– Quelles mesures ?
– Regardez cette jeune femme… Peyton Hannover, cette splendide jeune personne », dit-il, désignant le mannequin en train de soulever ses cheveux pour que Zhou agrafe le bustier qui complète sa robe du soir.
En un instant, son image se corrompt, son corps se brouille, sa bouche explose, relâchant ses dents et ses gencives en rangées humides épanouies qui coulent à travers son cou jusqu’à sa poitrine ; son visage s’encaisse, ses yeux se changent en mamelons, son dos se voûte, des touffes de poils blonds lui poussent, ses organes génitaux se fendent et se répandent comme de l’eau sur le sol. Un calque de dissonance – un corps dévasté. Je tente de supporter cette vue, de continuer à regarder Peyton, afin de prouver que la menace ne m’atteint pas, mais j’en suis incapable. Je détourne les yeux.
« Imaginez votre femme, dit Mook.
– Oh, Seigneur ! » Ses mots m’ont frappé comme un marteau s’abattant sur de la viande. « Ne faites pas ça, je vous en prie. Je vous en prie…
– Vous pouvez regarder », dit-il.
Quand je m’y contrains, Peyton a été effacée, l’espace qu’elle occupait remplacé par une tache, comme de la vaseline étalée dans l’air.
« J’ai accès à un programme qui s’appelle le ver Reissner-Nordström – vous connaissez ?
– Non.
– C’est un analyseur de visage modifié. En moins de temps qu’il n’en faut à votre cœur pour battre, je peux profaner le moindre souvenir, la moindre apparition de votre femme dans cette Ville. Je peux corrompre sa présence ici pour que même votre iLux ne puisse accéder aux moments que vous chérissez avec elle. Si j’exécute le ver, elle disparaît. Vous comprenez ?
– Oui, dis-je. Oui, je comprends.
– Demandez-vous si la perdre une deuxième fois n’est pas trop cher payer votre loyauté à Waverly. Je crois que si…
– Pourquoi faites-vous cela ?
– Vous n’écoutez pas, dit-il. Si je m’aperçois que vous n’avez pas laissé tomber Albion, nous prendrons des mesures contre vous. Je le ferai, monsieur Blaxton. Est-ce bien clair ?
– Oui, lui dis-je. J’arrête. C’est terminé pour moi…
– Je pense que vous trouverez la sortie tout seul », conclut-il.
Un vertige alors que je me sens projeté loin de là, avec un flou d’Archive autour de moi, puis je me retrouve dans le parking, les yeux levés vers les fenêtres éclairées du studio d’Albion. La neige commence à tenir, ses flocons légers crissent sous mes pieds tandis que je cours au milieu de rafales de vent qui font tomber des branches des pins d’aveuglants voiles de neige. Je rentre chez nous… à l’appartement 208 du Georgien. J’ôte mes habits mouillés dans l’entrée. Je la trouve endormie et me glisse près d’elle. Theresa. L’entourant d’un bras, je me serre contre elle, je sens la chaleur simulée de son corps, le gonflement et le dégonflement simulés de sa poitrine. Je voudrais tant la retenir, éviter de perdre ce que j’ai déjà perdu.