4 février


Kucenic habite sur G Street, juste là où Barracks Row rejoint la 8Rue, dans une maison de style fédéral qui a dû lui coûter un ou deux millions malgré le parking dans la rue et la bizarre étendue dallée de pierres qui lui tient lieu de pelouse. L’aube point mais les lampadaires sont encore allumés.

J’appuie sur le bouton de sonnette. Un carillon retentit dans la maison silencieuse.

« Kucenic ? » Je tambourine à la porte. « C’est Dominic. »

Son Explorer est garée devant la maison, une roue sur le trottoir. Quoique les rideaux soient tirés, je découvre à travers une fente l’habituel spectacle du salon laissé en désordre la veille au soir : des emballages de plats chinois à emporter, une bouteille de soda Mountain Dew à moitié vide – un repas typique de Kucenic pendant les longues soirées de codage.

« Kucenic. Ouvre. C’est Dominic. Kucenic. »

Le bourdonnement léger d’une circulation croissante dans les rues voisines plus passantes.

« Kucenic, ouvre cette putain de porte ! »

J’entends marcher à l’intérieur, des pas traînants. Le verrou est tiré et Kucenic apparaît. Sans doute porte-t-il les mêmes habits que la veille : un jean et une chemise en flanelle froissée ; ses cheveux ébouriffés, couleur cendre de cigarette, prouvent qu’il sort du lit. Son pouce et son index lissent sa barbe pour l’écarter de sa bouche – un tic nerveux qui le prend lorsqu’il réfléchit, lorsqu’il ne sait trop comment répondre à une question précise.

« Dominic, dit-il.

– J’ai coupé ma connexion.

– Entre. Entre donc. Je vais nous faire du café… »

Le Groupe Kucenic a son QG dans cette maison – réunions au salon, les employés vautrés sur les canapés ou les fauteuils relax, mangeant des Curly au fromage et buvant du Coca tandis que Kucenic écrit au tableau blanc. Je ne suis d’ailleurs jamais venu ici sans le reste du groupe : la maison me paraît donc étrangement vide. Elle résonne d’un seul véritable bruit : les cliquètements et bourdonnements des serveurs qui bordent le hall d’entrée, dans des casiers rouge cerise. Kucenic me précède à la cuisine, s’efforçant d’atténuer une claudication prononcée.

« Café, dit-il, et la cafetière s’allume en ronronnant. Tu veux du pain aux noix de pécan ?

– Parle-moi du #14502, dis-je. Hannah Massey, le litige de State Farm sur lequel je travaillais quand tu m’as licencié. Qui s’en occupe à présent ?

– Personne, répond Kucenic. Cette affaire n’existe plus.

– C’est quoi, ces conneries ?

– Vérifie auprès de State Farm, si tu veux, dit-il. Leurs requêtes passent de 14501 à 14503…

– Tu ne peux pas ignorer un truc pareil, merde. Cette fille a été assassinée, espèce de fumier. Quand tu m’as viré, je croyais que tu continuerais à enquêter sur elle. Je te faisais confiance, bordel. Elle mérite mieux que ça.

– J’ai beaucoup à perdre, Dominic », dit-il, diminué, apeuré.

Ses yeux d’ordinaire elfiques abritent aujourd’hui un regard implorant, un regard de lâche. Il se détourne de moi, se coupe une tranche de pain aux noix de pécan et la réchauffe au micro-ondes.

« Explique-moi ce qui se passe, nom de Dieu ! »

Nous déjeunons à la table de réunion, avec les papiers de plusieurs affaires en cours répartis aléatoirement dans la pièce, et des notes au feutre rouge au tableau – des notes historiques sur Pittsburgh, des chronologies. Le groupe étudie l’effondrement de l’immeuble d’Union Trust, semble-t-il – des tirages animés du bâtiment, sur e-papier, sont éparpillés sur la table.

« Qu’a dit Waverly quand il t’a interrogé sur moi au départ ?

– Tu as déjà mentionné ce nom. Tu m’as texté pour me dire que tu avais rencontré un dénommé Waverly. Qu’il y avait eu une négociation difficile. Je n’ai jamais eu affaire à personne de ce nom-là.

– Theodore Waverly…

– Nom de Dieu, Dominic, tu sais qui c’est, ça ?

– Il m’a dit avoir discuté avec toi, t’avoir interrogé sur mes références. Tu lui as parlé de ma toxicomanie, de mes habitudes de travail. Il étudiait mes antécédents pour me confier un travail en indépendant…

– Je ne l’ai jamais rencontré, Dominic.

– Que sais-tu à propos d’Hannah Massey ?

– Seulement ce que tu m’en as dit. Quand tu as trouvé son cadavre dans l’Archive, j’ai transmis ça à State Farm et au FBI. Un agent du bureau local m’a contacté pour me dire s’être entretenu avec la compagnie – j’avais déjà travaillé avec lui, très souvent. J’ai expliqué qu’on enquêtait toujours sur l’affaire pour une histoire d’assurance, mais qu’on lui communiquerait toutes les informations intéressantes. Pour le FBI, ça revient à de la paperasse, faible priorité – c’est même un robot qui effectue le travail, une simple formalité. Le bureau n’a aucune chance de s’intéresser à des éléments issus de l’Archive de la Ville de Pittsburgh, encore moins d’entamer des poursuites. Je le tiens au courant parce que ça fait partie des figures imposées, voilà tout…

– Alors qu’est-ce qui est différent dans le cas d’Hannah ?

– Ça s’est passé peu après ton… incident, dit-il. Quand tu as pété les plombs sur le rond-point Dupont, j’étais obligé de te licencier. Il y avait récidive et, cette fois, c’était grave, donc je ne pouvais pas faire autrement. J’ai rapporté ton licenciement au programme EAP, et on m’a dit qu’on s’occuperait de toi, que ton cas serait traité par la Commission de santé judiciaire. »

Kucenic déchire machinalement une serviette en papier pour en faire des confettis. Comme il se frotte le genou, je l’interroge à propos de sa claudication.

« Dominic, tu as de sérieux ennuis… On en a tous les deux. Les flics sont arrivés peu après que je t’ai licencié – ils ont frappé à ma porte un soir vers huit heures, huit heures et demie, et m’ont annoncé qu’ils devaient me parler de toi. Il y en avait trois, des soldats du district – je n’ai jamais vu leur visage. Les cagoules noires, l’armure. Leurs badges étaient noircis, donc je n’ai pas pu vérifier leur profil ou leur matricule. J’ai pensé qu’ils voulaient évoquer ton arrestation, voire tes antécédents, me faire signer d’autres papiers.

– Mais ils ont posé des questions sur Hannah Massey…

– Ils voulaient tout savoir de ton implication dans cette affaire, confirme Kucenic. Qui avait demandé des recherches sur cette fille ? Qui avait eu connaissance du dossier ? Comment tu avais trouvé le cadavre, où tu le cherchais, pourquoi tu le cherchais là, sur quoi tu travaillais… Ils ont saisi tous les fichiers relatifs à l’affaire et ont détruit mes copies à l’aide d’un ver. Ils voulaient tout savoir de toi. Si tu travaillais bien, à quel point tu étais impliqué dans l’entreprise, tout…

– Et tu leur as dit ?

– Je leur ai dit ce qu’ils voulaient, bien sûr, mais ils savaient déjà tout, Dominic. Ils m’ont clairement fait comprendre que l’affaire #14502 n’existait plus – qu’elle serait effacée, et que je ne devais travailler sur rien qui s’y rattache, même de loin, que je recevrais une compensation financière pour ce manque à gagner. Ils m’ont dit qu’ils s’occuperaient de négocier avec State Farm, qu’on ne me poserait aucune question. Qu’ils me remerciaient de coopérer et que, si je continuais, je ne risquerais rien. Ce sont leurs propres termes : je ne risquerais rien. Ils ont ajouté que tu essaierais peut-être de me contacter mais que je ne devais pas répondre.

– On est ensemble en ce moment, lui fais-je remarquer.

– Je vais rapporter ça dès que tu seras parti, dit-il. Appeler la police du district et leur dire que tu es venu… J’étais bien obligé de te faire entrer : tu t’es carrément pointé ici…

– Est-ce qu’ils t’ont fait mal ? Je te posais la question pour ta jambe…

– Un cadeau d’adieu, acquiesce Kucenic. Je leur ai serré la main, leur ai répété que je coopérerais puis les ai accompagnés à la porte, et c’est là qu’un des trois s’est retourné vers moi. Il a tiré sa matraque et il m’a donné un coup ici, à la poitrine. Ça m’a fait tomber et le type m’a encore frappé deux fois, au genou.

– Merde, je suis désolé.

– C’est bon, Dominic. Seulement… tu ne sais pas à quoi tu es mêlé. Fais ce qu’ils veulent, quoi que ce soit. Tire-toi de cette affaire. »