Je veux revoir Hannah…
Les chemins du Nine Mile Run – quelqu’un a étudié tout ça et l’a recréé ici, les sentiers et les ponts enjambant les ruisseaux boueux, les arbres et le dessous des feuilles. Un paquet d’images tirées de la médiathèque académique JSTOR bouchent les trous, les lieux que nul n’a jamais filmés, des hectares entiers de cette zone importante pour les scientifiques qui étudient les effets à long terme sur l’environnement des friches industrielles. Theresa et moi nous sommes promenés ici en automne, en fin de saison, presque en hiver, quelques semaines après notre fausse couche. Nous ne nous querellions jamais, contrairement à des couples de notre entourage, certains amis que quelques verres ou quelques jours de surmenage menaient toujours à une dispute. Durant toutes nos années ensemble, nous n’en avons eu qu’une poignée, la plupart pour des riens, de véritables riens, mais je l’ai fait souffrir une fois dans ces bois et je suis incapable d’y repenser sans revivre la douleur que je lui ai infligée. Theresa adorait ce parc – les autres jardins publics de la ville étaient superbes mais trop aménagés pour joggers et familles avec poussettes. Le Nine Mile Run restait sauvage en certains points, où l’on pouvait quitter le sentier et trouver des fleurs dans des poches de soleil. Malgré les innombrables promenades que nous avons faites là, mes souvenirs retournent sans cesse à ce fameux après-midi et à la honte d’avoir blessé Theresa. Calque, le clapotis d’un ruisseau tout proche. Calque, des chants d’oiseaux. Calques, des ombres fraîches et un parfum d’humus, du vent dans les feuilles. Je me rappelle mon épouse vêtue d’un cardigan couleur écorce, les cheveux pareils aux feuilles dorées mourant sur les branches. Nous nous tenions la main. Elle avait les doigts froids. Distraite, elle regardait par-dessus son épaule les ombres s’épaissir dans le sous-bois.
Je me rappelle avoir dit : « Peut-être… je ne sais pas, il faut peut-être voir le bon côté des choses. On sera peut-être mieux sans enfants. Tout le dérangement… »
Elle s’affaisse plutôt que de hurler, s’effondre sur le sentier comme si ses poumons lui avaient été arrachés.
« Pardon… » crois-je avoir articulé, avant de bredouiller des mots qui se voulaient réconfortants – sans succès. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu dire une horreur pareille ; chaque fois que j’y repense, ma poitrine se contracte sous l’effet d’un dégoût furieux. Un jogger passe près de nous sans s’arrêter. J’attends qu’il se soit éloigné, qu’il ait disparu à notre vue, avant de parler à nouveau : « Ça va ? »
Theresa reste à genoux, la tête dans les mains, disant « Non, non, non », jusqu’à ce que, le soir tombé, l’humidité s’infiltre tels des doigts morts dans ses vêtements, et qu’elle me laisse l’aider à se relever, marcher avec elle.
Nous déambulons à présent dans les poches de soleil de fin d’après-midi, jusqu’au ruisseau, pour voir la lumière moribonde éparpiller des diamants à la surface de l’eau. Nous étions seuls ce soir-là, à nous accommoder de notre deuil, d’une fausse couche pareille à des milliers d’autres qui se produisent tous les jours, tout le temps, mais la nôtre était différente car il s’agissait de notre fille, de notre enfant qui ne vivrait jamais.
La nuit s’épaissit. Je laisse Theresa sur le chemin, ses pleurs emplissant les espaces entre les bruits de la forêt. M’aidant de branches basses pour garder mon équilibre, je dévale la pente pour arriver près de la rivière. Je cherche le cadavre. L’Archive se réinitialise à la fin avril, l’horloge un peu avant dix-neuf heures. Ayant trouvé Hannah à moitié enfouie dans la boue, je fixe son corps blanc tandis que le soleil se couche. Une fois la nuit tombée, je règle mes filtres optiques et continue d’observer.
Je réfléchis.
Je charge les documents de l’affaire #14502 et reprends mon enquête là où je l’ai abandonnée pour le compte de Kucenic et de State Farm, pistant Hannah durant les dernières heures avant que sa disparition ne soit rapportée – sur le campus de Carnegie-Mellon, quelques semaines avant les partiels de printemps.
Elle a dormi tard ce matin, ayant participé la veille au soir à une double répétition agitée pour la représentation du Spamalot d’Eric Idle que donnera sa troupe de théâtre lors du Carnaval de printemps. Hannah joue la Dame du Lac. Durant ces ultimes heures au sein de l’Archive, elle patauge dans une fine couche de neige et chante encore à pleine voix, malgré l’heure assez matinale, la musique qu’elle a apprise la veille. D’ici à quelques semaines, la troupe jouera Spamalot en son absence, en lui dédiant la représentation, à elle la disparue, et la scène se couvrira de fleurs. Les programmes incluront sa photo de classe de terminale au lycée, ainsi qu’un hommage rédigé par ses amis, et, après chaque représentation, les comédiens feront la quête parmi les spectateurs pour aider à financer les recherches. Mais, ce matin, Hannah, étudiante en première année de psycho, chante « Diva’s Lament », vêtue de bottes rose Barbie, d’un manteau en poil de chameau et d’un béret de laine qui laisse dépasser des mèches blondes ondulées. En dessous, elle privilégie le confort : pantalon de jogging bordeaux et sweat à carreaux, la tenue qui convient pour faire toute la journée des allers-retours entre la bibliothèque et ses derniers cours du semestre. Je l’ai déjà suivie ce matin-là…
Naguère, toutefois, je la suivais pour déterminer si elle avait péri dans l’explosion de la bombe ou bien auparavant, pour une question d’assurance – mais j’ai à présent besoin de voir qui l’a tuée, m’assurer qu’il s’agit de Timothy et trouver alors quel lien les unissait, ou découvrir le véritable coupable. Sauvegarder les preuves en lieu sûr, afin d’y avoir accès pour les disséminer au besoin : un moyen de pression contre Timothy pour me protéger jusqu’à ce que je comprenne quel parti je dois adopter. Hannah prend un petit déjeuner rapide à la cafétéria universitaire, café et scone à la cannelle – tout en feuilletant le numéro du printemps, spécial mode, de Vanity Fair. Pendant qu’elle mange, je quadrille la salle, observant ceux qui l’entourent, quiconque peut la voir, mais il n’y a ici personne de menaçant, personne qui lui accorde une attention particulière, seulement des visages d’étudiants morts, de professeurs morts et de leurs familles – tous ont dû être tués par la bombe quand ils sont revenus suivre les cours du semestre suivant. Après le café, Hannah ne parvient pas à traverser le campus sans se faire arrêter tous les deux ou trois mètres par des copains – d’autres comédiens, des filles de l’équipe de course à pied, des camarades de classe, de chambre, des profs avec lesquels elle s’entend bien – il lui faut presque quarante-cinq minutes, au lieu de cinq, pour gagner Porter Hall où a lieu son cours de psycho. Un survol de la première année, avec environ quatre-vingts étudiants dans l’amphi.
Je m’assieds au fond, plusieurs rangées derrière Hannah mais de manière à la voir encore : j’ai déjà suivi ce cours avec elle, je l’ai déjà regardée prendre des notes avec diligence, chercher des messages sur son téléphone et réprimer des bâillements tout en restant globalement attentive. L’orateur entre en coup de vent avec quelques minutes de retard, vêtu d’un pardessus anthracite et d’une écharpe à carreaux. Il lâche son cartable en cuir sur le bureau de l’amphi. Je l’ai déjà vu entrer plusieurs fois, j’ai vu les étudiants se mettre quasiment au garde-à-vous en sa présence… Cette fois, pourtant, quand il arrive, j’ai l’impression que mon estomac dégringole au fond de mes entrailles. Le professeur qui donne ce cours et que j’ai aperçu à l’arrière-plan de la vie d’Hannah Massey sans jamais le reconnaître, c’est Waverly.
Il est différent de l’homme que je connais : ses cheveux sont encore poivre et sel avec une majorité de noirs, et plus longs que sa chevelure grise d’aujourd’hui. J’ignorais de qui il s’agissait quand j’enquêtais sur Hannah pour le compte de Kucenic, il n’était alors pour moi strictement rien – mais je remarque à présent que ses yeux bleus affamés tombent sur Hannah tandis qu’il s’adresse à la cantonade, je m’aperçois qu’ils s’attardent sur elle quelques instants de plus que sur les autres étudiants. Un vieux professeur qui remarque la plus jolie fille de l’amphi, rien de plus grave que cela, ai-je dû penser jusqu’ici. Waverly parle d’intelligence artificielle, de la manière dont Focal Networks simule la conscience, d’algorithmes capables de reproduire la pensée humaine au point qu’il est possible, en se fondant sur eux, de prédire le comportement des gens.
« Nos choix ne nous appartiennent pas vraiment, affirme-t-il. Nous sommes du mastic sur lequel sont câblés des impératifs biologiques. Très peu d’entre nous acquièrent la sagesse nécessaire à dépasser nos limites matérielles, vraiment très peu – et mon entreprise vit de cette extrême rareté. Quand j’ai commencé, quand j’avais votre âge et que je terminais mes études, je menais mes recherches en espérant qu’un jour les hôpitaux adopteraient une technologie qui permettrait de remplacer les kiosques à diagnostics impersonnels par des machines de chevet vraiment interactives, quasi humaines, utilisables aussi bien ici que dans le tiers monde, mais mon premier million m’est arrivé lors de ma dernière année d’études, quand j’ai été contacté par le fabricant des RealDoll. Le Créateur nous a modelés à l’aide d’ingrédients soumis à la faim et à la concupiscence. Disposons-nous d’une âme immortelle capable de vaincre notre nature grossière ? Peut-être… Mais moins nous sommes nombreux à surmonter nos impulsions, plus je touche de gros chèques, et je suis extrêmement riche… »
Le cours s’achève en début d’après-midi. J’ai déjà observé Hannah par la suite – elle reste sur place plusieurs minutes afin de voir le professeur, mais se résigne quand d’autres étudiants s’assemblent pour lui demander des précisions. J’ai toujours supposé qu’Hannah attendait ainsi parce qu’elle avait aussi une question à poser, mais je m’interroge à présent sur une possible relation antérieure entre eux, une autre raison qu’elle aurait pu avoir de l’attendre. Quoi qu’il en soit, elle jette l’éponge et quitte l’amphithéâtre. C’est la dernière heure connue de la vie d’Hannah Massey.
Le sol restera gelé presque tout le mois d’avril, cette année-là. Peut-être est-ce pour cela qu’on l’a enterrée si peu profond que les pluies de printemps ont révélé sa sépulture. Il neige à présent – une neige poudreuse qui tourbillonne. Je ne sais pas pourquoi Hannah traverse le campus en direction des terrains de sport plutôt que de gagner sa chambre de Morewood Gardens, la bibliothèque ou un autre cours, voire le restaurant universitaire pour un déjeuner tardif. Au lieu de cela, elle longe le périmètre du campus jusqu’au parking de Forbes Avenue. Elle y pénètre et disparaît – l’effacement de l’Archive est assez flagrant pour que même State Farm l’ait remarqué lors de son analyse rapide quand la famille d’Hannah a réclamé une grosse somme au titre de l’assurance vie. La jeune femme manquera cet après-midi son cours de quinze heures, et une répétition de Spamalot ce soir. Ses amis, faute de réussir à la contacter, rapporteront sa disparition à la sécurité du campus, déclenchant des recherches qui flamboieront plusieurs semaines avant de cesser peu à peu durant les vacances, quand chacun quittera Pittsburgh pour rentrer chez soi. À la fin de l’été, chacun reviendra subir sa propre condamnation à mort, mais Hannah sera déjà devenue une espèce de spectre en grande partie oublié.
Je parcours à nouveau le rapport d’anomalies, le listing perclus d’erreurs de continuité longues et fastidieuses à étudier. Il m’a fallu des mois pour trouver le cadavre ; il pourrait m’en falloir encore autant pour déterminer ce qui s’est exactement produit ici.
Mais je n’ai pas besoin de travailler comme ça.
Je peux procéder à l’envers désormais – comme déterminer une équation en partant d’une solution connue. Hannah est ou finira par être avec Timothy : je réinitialise la Ville et lance une recherche sur le visage du fils de Waverly, uniquement dans ce parking, en incluant comme références de vieilles photos que j’ai trouvées de lui. L’analyseur repère des images prises par une caméra de sécurité : le conducteur d’un 4 × 4 Ford Mustang ayant quitté le parking peu après la disparition d’Hannah – les vitres sont teintées mais il a baissé la sienne pour passer sa carte bleue à la borne de sortie. Je zoome sur le visage : Timothy – gagné. La barre se soulève, le 4 × 4 quitte le parking.
Je le suis.
Il roule à travers Squirrel Hill, coupe par Scheley Park, descend une Greenfield Avenue en pente prononcée jusqu’à une route en lacet du nom de Saline Street qui nous amène sous la voie rapide. Nous sommes dans le Run. Timothy fait un créneau dans une petite rue qui passe derrière le Big Jim’s – un bar de quartier, non loin de la maison sur laquelle sont peintes les paroles du Christ. Il est reconnaissable quand il descend de voiture, malgré sa barbe et sa silhouette plus frêle, mais Hannah a été altérée par une substitution faciale – une ruse assez simple pour semer les analyseurs de base. Le visage est celui de Grace Kelly, mais le corps et les vêtements restent ceux d’Hannah. Timothy l’emmène au Big Jim’s, et je les suis.
Le bar est sculpté à partir des images des caméras de sécurité – pas de son, environnement monochrome. Timothy et Hannah, dans un box d’angle, mangent des spaghettis. Je les attends dehors en marchant de long en large, agité par l’afflux d’adrénaline que provoque une enquête dans l’Archive. Quand ils quittent le restaurant, le crépuscule est tombé. Le quartier est tranquille, des cônes issus des lampadaires illuminent la neige. Andy Warhol faisait ses dévotions ici, dans le Run, à l’église orthodoxe de Saint-Jean-Chrysostome, en bas de la rue : des dômes en oignon métalliques qui miroitent dans la lumière du pont routier. Il n’y a ici que des maisons mitoyennes, ou bien séparées par un espace des plus minuscules, et des bars ouvriers encore noirs de l’époque des aciéries, pourtant achevée depuis près d’un siècle. Timothy reste garé au même endroit. Hannah et lui franchissent une brèche dans un grillage et traversent un terrain envahi par la mauvaise herbe, jonché de bouteilles cassées et de boîtes de bière vides. Un projecteur est allumé sur le flanc de la Maison du Christ, afin que la croix et la citation à la peinture blanche soient visibles de jour comme de nuit. La pelouse est boueuse, les marches du perron depuis longtemps pourries et remplacées par des parpaings empilés. La véranda gémit de pourriture humide. La porte est grande ouverte.
Timothy s’écarte, laisse Hannah entrer la première. Il la suit et referme derrière eux. Je tente de les rejoindre, mais une barrière est incluse dans la simulation. La mention Compte privé, en lettres Helvetica vertes, pend dans l’encadrement de la porte.
« Annulation », dis-je. Un clavier apparaît en surimpression. Je compose mon code d’accès, suivi de Enter. Échec de la connexion.
Je crois me rappeler le code de Kucenic. J’en tape la suite de chiffres sur le clavier, et la barrière disparaît à l’instar d’un voile qui tombe. Au moment où je franchis le seuil, toutefois, je perçois une série de clics mécaniques rapides. Je ne sais trop d’où émanent les flammes, mais je les vois jaillir de la porte d’entrée, une lumière orange, comme liquide, qui roule entre sol et plafond, et qui s’étend. Le choc arrive un battement de cœur plus tard, comme un coup de pied de mule. L’apesanteur, puis la terre se rue brutalement à ma rencontre. Merde. J’essaie de me lever. Merde. Merde. Je n’y arrive pas tout à fait. J’ai les oreilles qui sifflent, le souffle coupé et une crampe brûlante dans les poumons tandis que j’avale l’air hivernal gelé. Une bombe ? Je me suis mordu la langue, du sang coule de ma bouche. Éjecté brièvement de l’Archive, je saigne sur ma chemise et mes draps, mais je me force à rester immergé, à me concentrer sur la Ville, à me concentrer sur la Ville. L’iLux m’y maintient. La Maison du Christ en train de brûler. Le feu jaillit des fenêtres, s’infiltre par les failles du revêtement, s’engouffre par la porte d’entrée, gainant le bâtiment et jetant des ombres couleur de charbon.
Que se passe-t-il ? À ma connaissance, la maison n’a jamais brûlé, pas avant la fin.
Je comprends qu’il s’agit d’un effet spécial astucieux : la chaleur brûlante ajoutée en calque comme impression sensorielle, aussi réaliste que le café qu’on boit dans l’Archive ou le contact et le parfum des femmes qu’on y croise. Le feu est assez lumineux pour me faire plisser les yeux mais c’est sans danger. Sans danger. Je pourrais traverser cet incendie, entrer dans la maison – continuer de suivre Timothy et Hannah –, mais, tandis que je me redresse avec peine, me répétant que je n’ai pas eu le souffle coupé, qu’il s’agit seulement d’une ruse élaborée, un homme franchit la porte d’entrée en titubant et en hurlant. Je vois son corps noirci tel un ver qui se consume dans un cocon de feu. Il se dirige vers moi, agitant ses bras enflammés, traînant dans son sillage une veine de fumée incurvée, une boule de feu, et je voudrais m’échapper mais je suis paralysé. L’homme empoigne le revers de mon manteau et approche du mien son visage brûlant. Je sens l’odeur de sa peau qui fond, je sens les ondes de chaleur.
« Je suis très déçu de vous revoir ici aussi vite », dit-il. Des flammes lui sortent de sa bouche telles des langues convulsives. « Vous vous servez du nom de Kucenic à présent… »
Mook.
« Je vous avais dit de laisser tomber tout ça, reprend-il.
– Je ne comprends pas, dis-je. J’ai arrêté de chercher Albion. Je leur ai dit que j’arrêtais. J’ai arrêté…
– Monsieur Blaxton, mon action a pour but de faire respecter le quatrième amendement de la Constitution des États-Unis. Je crois que ce droit à l’intimité implique pour chacun le contrôle de son image. Savez-vous que des touristes sexuels fréquentent l’Archive de Pittsburgh à la recherche de souvenirs d’autres gens ? Des pervers, vous comprenez… la perversion absolue. Seriez-vous surpris d’apprendre que des types se sont immergés en Pittsburgh et ont revécu vos souvenirs sexuels avec votre femme ? C’est arrivé, Dominic. Il existe une organisation qui repère les actes sexuels intimes archivés ici, et qui les vend. La sensation de l’utilisateur est aussi merveilleuse qu’elle l’a été pour vous. Qu’est-ce que ça vous inspire, Dominic ? Est-ce que ça ne vous réconforterait pas d’avoir quelqu’un comme moi pour protéger vos souvenirs, l’image de votre femme ? Ma cliente a le droit d’écarter les inconnus de la sienne, et je compte défendre ce droit…
– Votre cliente ? Qui est votre cliente ?
– Vous avez la tête dure, jeune homme, dit Mook. Votre femme est morte à présent… »
Le réseau de sécurité de l’iLux clignote en rouge – virus détecté –, une barre de progression se remplit trop vite pour que j’envisage seulement de me protéger.
« C’est le ver, commente Mook. Reissner-Nordström.
– Qu’est-ce que vous faites ?
– C’est vous qui m’avez poussé à le faire en refusant de rester tranquille. Vous n’avez pas voulu m’écouter. C’est vous le responsable. J’ai éliminé votre épouse mais je peux la ressusciter. Rappelez-vous ça, Dominic. Soyez sage et je vous récompenserai, un souvenir à la fois… »
Mook disparaît d’un coup, l’incendie de la maison s’éteint, le silence océanique de la nuit neigeuse me blesse les oreilles. Que lui a-t-il fait ? J’épluche mes souvenirs – je cherche Theresa, mais elle n’est nulle part. À travers la neige, des décorations de Noël pendent aux branches des arbres dénudés. Le Spice Island Tea House. Calques, curry et cire de bougie. Notre table, mais le siège de Theresa est flou, une simple tache, comme si l’image était endommagée.
« Theresa… »
Elle a fait une prise de sang, dira-t-elle. Elle me parlera de l’examen, de notre fille, mais tout ce que j’entends, c’est un marmonnement déformé émis par la tache – rien à voir avec la voix de Theresa, rien du tout. Mon épouse est désormais effacée, Mook l’a éradiquée ; le moindre souvenir, la moindre trace, le moindre élément de sa vie auquel je m’accrochais ici a été occulté, barbouillé.
Notre immeuble, le Georgien. Tapis à motif cachemire et murs peints couleur thé. L’appartement 208. Il ne reste rien ici, rien du tout – le hall est vide, ne demeurent que des ombres.
« Theresa ? »
Ma voix résonne dans le vide. Personne au salon, personne à la cuisine. Notre chambre est vide. Je m’allonge sur le lit et je l’attends, j’attends que Theresa se déshabille à la demi-lumière du couloir, qu’elle s’allonge près de moi. Je ferme les yeux pour me la rappeler contre moi, pour l’entourer de mes bras et la sentir, Theresa, mon Dieu, Theresa, sentir le doux mouvement de son corps. Je tends la main, j’effleure sa peau mais, quand j’ouvre les yeux, je ne vois que Zhou.