18 février


« Doucement, doucement, dit Gavril. Est-ce que ça va ? Dis-moi ce qui se passe.

– Merde, mec, je suis foutu.

– Où es-tu ? Est-ce que tu peux venir ? »

Un bus Metro – connecté. Calques, curry au basilic et cire de bougie. Oublier tout sauf mes souvenirs de Theresa, mais qui déjà paraissent plus minces. La connexion est faible, le bus cahote, et je me retrouve à Washington plutôt qu’à Pittsburgh. Reconnexion. La Ville se charge, j’accède à mes souvenirs de Theresa et vois Zhou. Zhou. Je suis désormais incapable de me rappeler ma femme. Je file chez Gavril, m’attendant à rencontrer Twiggy, mais c’est une autre fille qui m’ouvre la porte, une espèce de petit lutin avec comme avatar une fée de manga hentai – les cheveux roses et une poitrine tressautante de dessin animé. « En haut », dit-elle, ailes de fée étincelantes et rouge à lèvres pourpre qui pue le Kool-Aid raisin. Le salon est empli des modèles de Gavril qui font un Space Invaders sur la sim, suivant les conseils du guide Amis des jeux vidéo, Invasion of the Space Invaders, prenant Mars d’assaut – si bien qu’un éclat couleur rouille baigne l’appartement. D’autres jeunes femmes, à la cuisine, sniffent des lignes de coke, les traits hideux à la lumière martienne. Le nez de l’une d’entre elles laisse échapper un filet de sang, mais tout leur paraît désopilant et elles hurlent de rire. La fée hentai me délaisse pour la coke, et je retrouve le chemin de la chambre noire de Gavril.

« Tu as une sale tête, constate-t-il.

– Je ne sais pas, dis-je. Du caramel…

– Ah, merde, mec. Ça fait dix ans, frérot. Dix ans que tu l’as perdue. Arrête de jouer les Don Quichotte. Tu peux rester aussi longtemps que tu veux dans la ferme de ma mère. Te vider la tête. Ou bien tu viens à Londres avec moi quand j’irai. Je t’invite. Il faut mettre toute cette merde derrière toi…

– Mais, putain, j’ai pas besoin de… j’ai juste besoin, Gav, je t’en prie, tu ne comprends pas, merde…

– Oh, bon, va chier, alors. »

Deux comprimés de caramel que j’avale tout entiers.

« Va dans la cuisine, m’intime mon cousin. Je suis en train de travailler, là. »

Ignorant les filles à la coke tombées sous la table en une masse hilare, je m’assieds dans un coin, sur les carreaux froids. Les bruits d’hyperespace du jeu vidéo gênent mon immersion.

Autoconnexion au wifi de Gavril, la bombe explose et le tunnel de Pittsburgh est un torrent de lumières. Je le traverse à toute vitesse, retenant mon souffle jusqu’au bout, puis je lévite entre ciel et terre au-dessus de trois rivières noires. Je descends en effectuant dans l’air des mouvements de natation, et touche la surface de l’eau – je me propulse à travers cette peau humide en une noire descente dans les profondeurs pour me noyer. La rivière m’avale, se referme au-dessus de moi, mais je respire encore, bien sûr, je respire encore – ce n’est pas réel, rien n’est réel. Rien n’est réel. À travers la surface ridée de la rivière, les lumières de Pittsburgh vacillent comme si c’était la Ville qui se noyait. Je ferme les paupières. Je voudrais mourir, mais l’Archive n’est pas programmée pour les suicides : quand j’ouvre les yeux, je me retrouve debout dans le quartier Shadyside, en été. Je suis là…

L’effet dynamisant des drogues – mon Dieu, tout me paraît tellement réel ! L’Uni-Mart – des allées de Doritos et de Ruffles, de Fritos et de Curly. Les visages des caissiers sont ici immortels : le garçon au cou tatoué qui prend mon argent puis me tend des billets froissés et humides de sueur tirés du comptoir. Je le remercie et les fourre dans ma poche avant de rentrer à la maison à pied, avec une brique de lait dans un sac en plastique. À l’approche de minuit, les insectes grouillent autour des lampadaires. Un milieu d’été étouffant. L’appartement n’a jamais été climatisé, mais les ventilateurs qui tournent devant les fenêtres ouvertes créent un agréable courant d’air. En nage, j’ôte ma chemise dans l’entrée obscure. Theresa dort déjà – je me rappelle Theresa endormie mais, quand je la retrouve à présent, le corps dans notre lit est celui de Zhou.

« Theresa », dis-je, et la jeune Asiatique se tourne vers moi comme si elle répondait à ce nom.

« Où étais-tu ? demande-t-elle – les mots que je me rappelle dits par ma femme.

– Je suis allé acheter du lait pour qu’on puisse manger des céréales demain… »

Les affaires de Theresa sont encore là. Ses jardinières au bord des fenêtres. Des reproductions encadrées d’Audubon : tourterelles tristes et flamants. Le livre qu’elle était en train de lire repose sur la table basse, ouvert à l’envers – Zoya, Danielle Steel.

« Theresa…

– Viens au lit », dit-elle.

Je vais ranger le lait au réfrigérateur, plissant les yeux dans la lumière blanche agressive. Encore ébloui quand je reviens au lit, je vois un instant Theresa en Zhou, le corps de Theresa éclairé par la lune, mais, à mesure que mes yeux s’accoutument à l’obscurité, c’est le corps de Zhou qui revient, le visage de Zhou qui se remet en place. Je me glisse au lit et ferme les paupières, tentant de me rappeler Theresa à ce moment, tentant de forcer le souvenir que j’ai d’elle à reprendre sa place. Cette inconnue dort avec moi tout comme ma femme l’aurait fait, son corps niché contre le mien, ses jambes posées sur les miennes.

« Theresa », dis-je, mais c’est Zhou qui répond : « Oui. »

Je me réveille.

Gavril m’a porté dans la salle de bains, allongé dans la baignoire, remonté la tête avec des oreillers. Bouche cotonneuse – j’ai vomi sur mes vêtements. Mon visage me fait mal comme si on m’avait donné des coups de poing. Je me lève… chancelant. Gav m’a laissé un tee-shirt propre – jaune, un maillot des Washington Redskins. L’iLux s’illumine des augs du vêtement, et Agatha, la pom-pom girl des Redskins qui m’a implanté le neurospam, apparaît dans la salle de bains : une chorégraphie tirée de ses vidéos, avec ses jambes gainées de lycra qui se plantent dans le plafond. « Stop, stop », lui dis-je, grimaçant sous les projecteurs du stade et le vacarme de la foule. Elle clignote une fois puis disparaît. J’ai une migraine de tous les diables. Après m’être aspergé le visage d’eau froide, je remarque des promesses de bleus formées sous mes yeux et du sang séché sur mes narines. L’appartement s’est vidé. La fête de Gavril marque une pause momentanée. Mon cousin regarde un match de foot dans le salon. Il se tourne en m’entendant arriver.

« Merde, dit-il. Šípková Ruženka, j’ai carrément cru que tu allais crever…

– Ben non. »

Je m’assieds près de lui, une douleur sourde, lancinante, dans la tête. Machinalement, je m’empare d’une poignée de Fritos dans le bol mais me contente de les tenir en main : mon estomac se retourne à l’idée d’en manger un pour de bon.

« Tu t’es mis à hurler dans la cuisine, les filles ont flippé. Tu te cognais la tête contre les murs. Complètement barré, putain. Y avait du sang partout, merde…

– Je n’ai rien, Gavril.

– J’ai appelé ton copain toubib, Simka. Quand tu as commencé à sortir de la crise, je l’ai rappelé pour lui dire de ne pas se déranger, et il m’a enguirlandé une demi-heure parce que, dit-il, je te fournis. Il veut toujours t’examiner, mais je ne lui ai pas dit où j’habite.

– Je ne crois pas avoir jamais vu ton appartement aussi calme.

– J’ai quelques filles qui doivent venir bosser dans un moment, dit-il. Tu peux rester aussi longtemps que tu veux. Je crois que, dans l’état où tu es, tu ne devrais pas aller terroriser les braves gens.

– J’ai juste besoin de me remettre les idées en place », dis-je.

Gavril sort deux bouteilles de Gatorade du frigo et me les donne, m’ordonnant de les boire. L’idée d’absorber du Gatorade suffit à me donner la nausée, mais j’en prends une gorgée et la laisse couler sur ma langue.

« Bois, insiste Gav. Il faut t’hydrater. Je suis sérieux, frérot.

– Gavril, il y a des choses que je dois te dire.

– Dis ce que tu veux.

– Le boulot pour Waverly a mal tourné. La femme que je pistais. C’est complètement délirant… »

Je lui parle de Mook, de la Maison du Christ à Pittsburgh, où j’ai suivi Timothy et Hannah Massey. Je lui parle des dessins de femmes mortes exécutés par Timothy, et des flics qui ont tabassé Kucenic. Je lui explique qu’on m’a pris Theresa.

Il se retrouve abasourdi par le pétrin dans lequel je me suis fourré, marche de long en large en passant les deux mains sur sa tête hérissée et sa barbe de quelques jours.

« T’es carrément dans la merde, conclut-il.

– Écoute-moi, Gavril, c’est important : j’ai assemblé une suite de pièces à conviction reliant le docteur Timothy Reynolds à la mort d’Hannah Massey. S’il m’arrive quoi que ce soit, il faudra que tu balances ça sur les flux… »

Nous créons une boîte de stockage anonyme en nous servant de faux contacts, nous la chiffrons avec un site miroir, partageons le mot de passe – il est facile de pister les documents que je jette dans la boîte mais impossible de déterminer qui les récupère. Je copie les fichiers concernant l’assassinat d’Hannah. Gavril sort une bouteille de vodka Sorokin du compartiment à glaçons et se sert un verre. Il m’en propose et éclate de rire en voyant que l’idée de boire de l’alcool me fait horreur.

« La Sorokin te ressuscitera, aussi mort que tu croies être, dit-il.

– Je devrais déjà être mort, dis-je. Ils vont me buter parce que j’ai trouvé ce putain de cadavre, Gavril, mais ce n’est pas ma faute, ce n’est vraiment pas ma faute, merde…

– Tu ne mourras pas, promet-il. On va tirer ça au clair, déterminer quoi faire…

– Je sais déjà quoi faire. Il faut que je récupère Theresa pour qu’elle continue à vivre dans l’Archive. J’ai aussi besoin d’aider Hannah… »

Mon neurospam n’utilise pas le même code régional que la retransmission de football sur le flux Praha de Gavril, si bien que le commentaire ressemble à du charabia excité. Mon cousin termine sa première vodka et s’en sert une autre.

« Dominic, tu sais que je t’aime, dit-il, mais des fois tu me fous en rogne. Tu penses à cette morte, tu penses à ta femme. Tu es obsédé. Tu as toujours été obsédé par le chagrin. Laisse-les partir, Dominic. Laisse-les partir et ne t’occupe plus de cette histoire. On va se tenir peinards jusqu’à ce que tu te sois fait oublier…

– Je ne peux pas la laisser disparaître…

– Tu n’es capable de penser à rien d’autre ? Toutes ces merdes et on en arrive là ? » Les yeux de Gavril vibrent soudain, un peu incertains, effet de la vodka qu’il a engloutie. « Theresa est morte mais, toi, tu as une vie à vivre. Je suis là pour t’aider. Tu as une famille. On a des vies à vivre, avec toi…

– Je sais, lui dis-je. Je sais…

– Non, tu ne sais pas, bordel ! » Je ne l’ai jamais vu dans cet état-là, au bord de craquer. Quand il se ressert de la Sorokin, sa main tremble au point qu’un peu de vodka finit sur la table. « Tu as failli crever d’overdose dans ma cuisine, bordel. Et ensuite tu m’expliques que tu es mêlé à cette histoire à la con ? Qu’est-ce que tu as fait de ta vie, nom de Dieu ?

– Ça suffit, lui dis-je.

– Maintenant, tu me traînes là-dedans. Tu me refiles des fichiers sur une morte qui pourraient me faire tuer, et tout ce que qui compte pour toi, c’est de ne plus pouvoir te lamenter sur ta putain de femme morte ou une autre putain de morte que tu ne connais même pas…

– Va chier.

– Non, toi, va chier, Dominic. Ces conneries-là, c’était il y a dix ans. Ça suffit. Ouvre les yeux, merde. Tu peux travailler pour moi, tu le sais. Quand tu veux, je te donne un boulot en or, avec des belles filles toute la journée, tous les jours. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu fréquentes ces connards parce qu’ils te promettent que tu pourras vivre dans le passé.

– C’est plus compliqué que ça, lui dis-je.

– Va voir les flics, bordel. Ce n’est pas plus compliqué…

– Je t’ai déjà dit pourquoi je ne peux pas aller voir les flics. Je t’ai dit ce qu’ils ont fait à Kucenic…

– Tous les flics ? Tous les putains de flics travaillent pour eux ?

– Gav… »

Il m’empoigne par le tee-shirt et j’entends le tissu se déchirer, déclenchant les augs du vêtement – l’équipe de pom-pom girls des Redskins se déploie à travers la pièce à l’instar d’un ballet jaune à la Busby Berkeley, un kaléidoscope de jambes, de seins, de sourires éclatants, de cheveux en cascade et de pompons dorés chatoyants.

« Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, hurle-t-il.

– Au moins, passe-moi un autre tee-shirt avant de me casser la gueule…

– Oh, merde », s’exclame Gav en riant.

Il me donne un cardigan qui couvre les augs du tee-shirt, puis me dit qu’il connaît des gens susceptibles de balancer mes éléments de preuves sur les flux si les choses en arrivent là, des journalistes travaillant pour les tabloïds spécialisés dans les crimes authentiques et les morts sanglantes de jeunes femmes, mais nous savons tous les deux que cette menace de diffuser les vagues preuves dont nous disposons n’offre qu’une protection à court terme, qu’elle pousse à l’escalade plutôt qu’à l’apaisement.

« Il faut que tu trouves Mook, dit mon cousin.

– Je l’emmerde. Mook m’a pris Theresa.

– Sois rationnel, m’enjoint Gavril. Réfléchis : d’après tout ce que tu m’as dit, il ne travaille ni pour Timothy ni pour Waverly. Il saurait peut-être te protéger, te cacher d’eux – ou, à tout le moins, avoir quelques idées pour le leur mettre dans le cul. “Je connais la haine, et la glace est souveraine”, ou quelque chose comme ça, comme disait Frost. D’accord ? C’est bon ?

– D’accord, dis-je.

– Si tu arrives à le trouver… comment on dit… c’est, euh… rošáda, euh… aux échecs… »

L’iLux rattrape la conversation, l’appli de traduction me présente des options :

« Roquer, dis-je.

– Voilà. De meilleures options d’attaque par un mouvement défensif. Roquer…

– Et, si je trouve Mook, en plus, je peux récupérer Theresa. »

Gavril fait craquer ses jointures et inspire à fond pour se maîtriser.

« Ça aussi, peut-être », dit-il.

Il me demande des détails sur ce qui m’est arrivé, veut que je lui raconte absolument tout. M’interroge à propos de Zhou. Est-elle toujours identique quand je la rencontre ou bien différente chaque fois ? Coiffure, vêtements ? Suis-je capable d’estimer le nombre d’heures que j’ai vécues avec elle, plus précisément les « heures uniques », comme il les appelle, les moments où elle parle ou agit de manière différente de lors de notre rencontre précédente – gestes différents, scènes différentes ?

« Je n’en sais rien du tout, réponds-je. Elle est toujours différente. Ce n’est pas un bouche-trou en carton-pâte, si c’est ce que tu veux savoir.

– Des scènes rapides ? demande-t-il.

– Des centaines d’heures, mais j’ai déjà essayé de la pister. Il n’y a rien dans les rapports d’erreurs…

– C’est une fille de flux, dit Gavril. Soit un mannequin soit un logiciel. Si on découvre qui elle est, on trouvera Mook en passant par elle…

– J’ai déjà utilisé un analyseur de visage sur Zhou et je te répète que ça ne donne rien… ou alors vraiment trop. Quelqu’un l’a changée en fantôme, probablement Mook…

– Je ne sais pas ce que ça veut dire…

– Quelqu’un, mettons Mook, a endommagé les données que le logiciel de reconnaissance faciale utiliserait pour comparer son visage à d’autres images d’elle. On s’est arrangé pour que tout désigne un référent incorrect. En gros, on l’a rendue invisible aux logiciels des tiers. Aucune correspondance exacte, donc l’Analyseur cherche des correspondances faciales approximatives – des Asiatiques – et on obtient des milliards de résultats. J’imagine que je pourrais les explorer attentivement…

– Non, non, tu ne comprends pas où je veux en venir, me coupe Gavril. Cette fille, Zhou, c’est le genre de nana avec qui je bosse sans arrêt. Il s’agit soit d’une simulation intégrale, soit d’une actrice. Si c’est une sim, pense aux heures qui ont été nécessaires pour la programmer – pas seulement son physique mais toutes les petites choses uniques qu’elle fait. Si c’est une actrice, pense aux heures passées à la filmer. À mon avis, c’est une actrice – mais, quoi qu’il en soit, il a fallu l’intervention d’un professionnel. Ce merdier dans lequel tu patauges, c’est le boulot à plein temps de quelqu’un, même si ça se passe en sous-main. Il ne sera pas impossible de la pister. Montre-la-moi… »

J’obtempère. Il télécharge le Réseau Trois-Rivières, l’appli Archive de la Ville, et nous nous synchronisons, le match de foot devient un simple point lumineux tandis que se matérialise la Pennsylvanie occidentale et que nous plongeons à travers la montagne, à l’intérieur du tunnel. Gavril me dit avoir rêvé de ce tunnel, de cette entrée de Pittsburgh en venant de l’aéroport, que cela lui rappelle des vols hivernaux et des nuits enneigées, des Noëls d’enfance passés loin de chez lui, en visite chez son cousin, ses oncles et ses tantes d’Amérique. Je voudrais lui demander quel souvenir il garde de ces Noëls chez ma grand-mère, la messe de minuit à l’église Prince of Peace, le bal animé par l’Ensemble folk slovaque de Pittsburgh au sous-sol de l’église, les filles en bottes blanches et robes bordeaux, les cheveux tressés, les cuisses étincelantes. Gav et moi, à l’époque, ne comprenions pas un mot de ce que l’autre disait, mais nous n’en avions pas besoin – il nous suffisait de savoir que nous brûlions tous les deux de nous mêler à ces filles superbes mais étions pareillement trop timides pour aller leur parler. Je voudrais lui demander s’il se rappelle sa première visite, quand, pelotonnés sous la table de la salle à manger de ma grand-mère, nous avions déballé chacun une figurine d’Optimus Prime, mais le tunnel s’achève et la Ville s’étend autour de nous, les rues, les rivières et les ponts formant un quadrillage lumineux éblouissant.

J’emmène mon cousin chez nous.

Le tapis cachemire, les rideaux vaporeux au bout du couloir de l’immeuble. Un voyant Sortie tremblote au-dessus des portes de secours. L’appartement 208. Gavril n’a rencontré Theresa qu’une fois : nous étions en vacances à Prague pour une semaine, et il nous servait de guide. Je m’attends à ce qu’il paraisse surpris ou déçu quand j’ouvre la porte et que Zhou nous accueille, mais il se contente de la regarder de la tête aux pieds et de demander :

« C’est elle, c’est ça ? »

Il est pour moi étrange de le voir ici, dans mon salon. Gavril attire Zhou vers le canapé et lui demande de s’asseoir. Elle porte le pantalon de pyjama à carreaux et le tee-shirt Donora de ma femme, si bien que j’éprouve envers elle un certain instinct de protection, mais, quand elle s’assied, obéissante, le décor échappe au sentimentalisme diaphane de mes souvenirs : avec Gavril présent, je vois en l’appartement un environnement reconstruit, une illusion, rien de plus.

« Numéro de série ? interroge-t-il.

– Qui est cet homme ? » me demande Zhou.

Gavril lui soulève son tee-shirt au-dessus de l’abdomen et examine un point situé sous son sein droit, un peu comme un médecin chercherait une tumeur. Il laisse ensuite retomber le vêtement et tâte la jeune femme autour de la clavicule.

« Quel est ton numéro de série ? » s’enquiert-il à nouveau, pour s’entendre répondre :

« S’il vous plaît…

– C’est une vraie femme, pas une sim, affirme-t-il. Les sims sont enregistrées, déposées. Même celles qui sont piratées portent la trace des moteurs qu’elles ont pompés – de petits codes ou des marques en creux sous la poitrine, là où sont censés se trouver les numéros de série, ou bien sur la clavicule… juste là. Il n’y a rien de tel sur Zhou…

– Elle n’a pas de marques, et alors ?

– Les créateurs de sims, ceux qui sont doués, dépensent au départ une plus grande partie de leur budget à contrer les pirates qu’à créer les sims, dit-il. Il est difficile de se débarrasser d’un code-barres…

– On peut contourner le problème. Ou tout faire soi-même…

– Peut-être… mais est-ce que tu imagines l’argent qu’il faudrait pour créer une sim aussi réaliste tournant sur un moteur maison ? Pas seulement le travail mis en jeu, mais la paperasse, les règlements. Il faudrait être une très grosse entreprise ou un État, et encore – mais ce n’est pas qu’une question d’argent. Regarde Zhou : regarde-la interagir avec son environnement et avec nous. Elle est parfaite… d’un réalisme absolu. Personne ne réussit à créer des trucs aussi réalistes, c’est pour ça que les modèles humains trouvent encore du travail…

– Waverly dispose de ressources non négligeables. Peut-être que Mook aussi.

– Tu ne m’écoutes pas, constate Gavril.

– Nous partons du principe que c’est Mook qui insère Zhou dans l’Archive, mais ça pourrait être Waverly. Et, lui, il pourrait se payer une sim réaliste s’il en avait besoin.

– Je sais qui est Waverly, et il est pourri de fric, mais laisse-moi te donner un peu de contexte. Il y a quelques années, j’ai été appelé comme consultant par PepsiCo pour rattraper une campagne de marketing ratée : l’idée était d’ajouter une composante Mondes Virtuels à la marque, pour qu’on puisse boire un Pepsi tout en pénétrant dans un PepsiLand imaginaire. Lequel devait bien sûr être peuplé de femmes superbes, donc ils ont engagé des programmeurs pour créer des sims. Les cadres de PepsiCo voulaient des femmes créées à partir de rien – estimant que cela leur donnerait un plus grand contrôle, davantage de possibilités de promouvoir la marque. Or la campagne a été un fiasco : elle avait été commandée par une grosse entreprise, les programmeurs étaient de tout premier ordre, mais les femmes qu’ils avaient créées ressemblaient à… à du chewing-gum. Elles avaient l’air fausses. Quand ils m’ont fait venir, ma toute première recommandation a été de virer les sims et de filmer de vraies femmes, mais les directeurs n’ont pas voulu renoncer à leur trouvaille, ils ont continué sur leur lancée et tout s’est effondré. Maintenant, regarde Zhou. Elle est parfaite… elle n’a absolument rien qui fasse artificiel. Ta Zhou a pour modèle une actrice ou un mannequin professionnel, tu peux en être sûr. Montre-la-moi encore. »

Au Spice Island Tea House, Zhou me révèle que le médecin a effectué un examen précoce et lui a affirmé que nous aurions une fille. Gavril inspecte les étiquettes de ses vêtements.

« De la merde H & M », annonce-t-il, avant de demander une recherche sur catalogue par le neurospam.

Je rentre du supermarché, lors de la nuit de canicule où Theresa et moi restons assis dans le souffle des ventilateurs. Gavril inspecte encore les vêtements de Zhou et, une fois dans l’appartement d’Albion, l’observe au sein de sa boucle, se préparer sans fin pour partir à sa soirée, fixer ses perles d’oreilles en marchant. Il la suit de la douche à la chambre, la regarde s’habiller et se déshabiller.

« Une marque obscure, Dollhouse Bettie », annonce-t-il après avoir inspecté la dentelle de sa lingerie.

Il examine la robe vert mante, cherche une étiquette puis puise dans la base de données issue de la loi sur les copyrights et la protection des consommateurs une suite de numéros de série qu’il semble savoir lire.

« House of Fetherston », dit-il après avoir aidé Zhou à remonter la fermeture de sa robe, puis à la redescendre quand la boucle se répète. « Regarde ici, la couture. Et cette broderie autour de l’ourlet. C’est déposé… »

Gavril en a vu assez. Je l’emmène au Café 61C de Squirrel Hill, un de mes vieux points de chute, trouvant une table en plein air par une nuit d’été, dans la cour intérieure bordée de tournesols, avec des guirlandes lumineuses suspendues autour de nous. Mon cousin lance un patch en multitâche dans l’Archive pour voir la fin de son match de foot, mais le Dukla Praha marque juste au moment où nous nous installons, ce qui déclenche la débâcle. Mon cousin me dit connaître des gens qui travaillent avec House of Fetherston, avoir déjà vu la dernière collection de la marque, et ne pas reconnaître les créations portées par Zhou. S’agit-il de prototypes, de projets abandonnés, ou simplement de modèles pas encore sortis ?

« Je peux m’en assurer », dit-il.

L’iLux accède à mon compte et mêle mes souvenirs à cette nuit – Zhou se joint à nous, jupe de tweed et bottes aux genoux, un cardigan par-dessus un tee-shirt du conservatoire Phipps, le Jardin des plantes de Pittsburgh, montrant un arbre africain, le Pseudospondias microcarpa, au-dessus du texte : Je ne suis pas mort… Je suis en léthargie ! Elle s’assied avec nous, trempe des biscuits dans son thé. Gavril l’examine à nouveau.

« Elle est ici parce que je me rappelle les soirées où je suis venu avec Theresa…

– Je comprends, dit Gavril. Elle est la bienvenue.

– Mook aurait pu faire n’importe quoi à Theresa. Il aurait pu la changer en horreur ou l’effacer, laisser les emplacements vides – mais il a inséré Zhou à sa place pour que je ne puisse pas le retrouver. Les insertions bien réalisées rendent le pistage difficile… »

Mais mon cousin ne m’écoute pas, poursuivant au contraire une conversation qu’il ne tenait avec moi que dans sa tête :

« Ne le prends pas mal, je suis sûr que ta femme avait beaucoup de classe à l’échelle de Pittsburgh…

– Sans doute, oui.

– Mais chaque fois que tu me montres Zhou à sa place, elle porte ce genre de fringues : des trucs génériques achetés chez Target, H & M ou la boutique quelconque que fréquentait ton épouse – probablement tirés tout droit de ta mémoire et insérés par les partenaires commerciaux de l’Archive à des fins d’exactitude historique. Quand tu me montres Zhou à la place d’Albion, en revanche, elle porte des vêtements uniques. De la haute couture, des pièces très intéressantes…

– Et qu’est-ce que tu en conclus ?

– Qu’il faut que je passe un coup de téléphone », dit-il.