Attente aux portes, aéroport international Dulles. Le vol de Gavril est parti pour Londres à l’heure, en début de matinée, le mien est retardé à cause du temps, une bourrasque inattendue qui a gelé les ailes. Les passagers restent collés aux flashs de CNN en attendant qu’on les conduise à leur place.
Achetez américain ! Baisez américain ! Vendez américain !
CNN parle de black-out en série au Québec, d’une prof du Wisconsin violée en réunion par sa classe de 4e, de personnes âgées noyées par la crue du Mississippi, de stock-cars percutant les spectateurs en bord de piste.
Gavril m’a invité à sortir boire un verre, l’autre soir. Je lui ai répondu que je n’avais pas envie mais il a insisté – et il insiste rarement. Il m’a demandé de le retrouver au Wonderland Ballroom. Notre table encombrée de bouteilles de bière, des dessins animés sur les augs des étiquettes ; la tête qui tourne, l’impression d’être cassé avec une microdose de caramel. Une ivresse chimique qui me retirait plusieurs degrés de dépression – j’éclatais de rire à tout ce que disait Gavril, devant tout ce qui m’entourait. De jeunes fêtards avec piercings faciaux, leurs copines couvertes de tatouages augmentés, des dauphins jaillissant d’éclaboussements océaniques et des fées s’ébattant au milieu de paillettes. Gavril a dit qu’il voulait me soûler. Je lui ai répondu que j’étais déjà soûl.
« Encore plus », a-t-il insisté.
Un serveur est arrivé avec une bouteille d’absinthe et a installé sur notre table verres et morceaux de sucre.
« Merde, c’est à croire que je suis génial, non ? m’a lancé mon cousin. Le siège social de House of Fetherston se trouve à San Francisco. Dollhouse Bettie est une ligne de lingerie vendue en boutique et également conçue à San Francisco. J’ai donc appelé un pote à moi sur la côte Ouest, il bosse à Sick, le zine de mode de L.A. Je lui ai parlé de Zhou, de Dollhouse Bettie et des tenues qui ressemblaient à des inédits de chez House of Fetherston. Je lui ai envoyé des images. Il m’a rappelé une heure après. Tiens, bois un coup… »
Gavril m’a tendu la bouteille d’absinthe – en forme de larme, l’étiquette augmentée interagissait avec mon neurospam, la marque façon Art nouveau, inspirée par Mucha, virevoltait autour d’une orgie lesbienne. Des femmes s’embrassaient, se caressaient, se roulaient par terre – et, là, au milieu du groupe, les cheveux pareils à des filaments d’encre noire fondus au cadre stylisé de l’étiquette, il y avait Zhou.
« Merde, ai-je dit. Putain de merde.
– C’est une actrice de San Francisco du nom de Cao-Xing, dit-il, prononçant le nom “So-Sing”. Elle est américaine, née au Kansas et installée à San Francisco. Elle se fait appeler Kelly Lee. Des petits boulots. Elle n’est encore guère apparue, mais elle est inscrite dans une ou deux agences différentes… »
Gavril m’a prêté de quoi prendre mon billet pour San Francisco, me payer une chambre d’hôtel, et financer au besoin un séjour prolongé. Il m’a dit partir pour Londres plus tôt que prévu, afin de faire profil bas jusqu’à ce que notre situation se décante. Il y a cohue aux portes d’embarquement – presque six heures de queue. Je consulte les flux : encore un meurtre à Washington, une autre femme, les mains et la tête détachées du corps. On l’a trouvée dans une benne à ordures jetée devant le Fur Club. Malgré six DJ et une fête animée, personne n’a rien vu. Une hôtesse scanne mon neurospam, vérifie ma carte d’embarquement. Sur le flux de Channel 4, j’apprends que, malgré l’absence d’empreintes digitales et de dossier dentaire, la police du district a identifié la victime par un test ADN, à l’aide de son sang – elle habitait Washington mais venait de Manchester, Angleterre, avec un visa d’étudiante à l’université Georgetown. Son nom était Vivian Knightley. Mannequin à temps partiel pour financer ses études, les flux clignotent de pubs American Apparel : une blonde éthérée qui porte un maillot de foot en guise de robe, avec ceinture, et des chaussettes tube montant jusqu’aux genoux – Twiggy.
« Oh, merde…
– Tout va bien ? me demande l’hôtesse.
– C’est horrible », lui dis-je.
Je marche vers le fond de l’avion, cherchant ma place, avec la mort de Twiggy qui résonne en moi et lévite devant mes yeux. Merde, me voilà au bord des larmes. Les images du cadavre emplissent mon champ visuel : sans tête, les bras tranchés au niveau des avant-bras. La coloration rousse, celle d’Albion, adoptée pour la réception – me la rappeler me donne la nausée. Cette morte, ses photos d’Angleterre, ses emplois de mannequin. Elle était poétesse, rapporte-t-on, et les serveurs d’e-zines tombent sous les visites de curieux intéressés par ses œuvres, qui laissent des commentaires disant que c’était une putain de super-poétesse géniale. Elle est déjà au premier plan de Superstar du crime, avec le plus haut coefficient instantané de baisabilité jamais enregistré par l’émission. Tous les passagers de mon avion sont collés aux flux des tabloïds, bouche bée de choc et d’excitation mêlés à la vue du cadavre de Twiggy, de ses vidéo-spectacles sur lesquelles elle se masturbe en récitant « J’ai tendu la main vers toi ce matin mais tu étais parti », tous fixent le visage de Twiggy par les hublots, par-dessus les ailes et la piste, le moindre passager consomme cette jeune femme, cette superbe jeune femme, oh merde, merde, merde. Des photos d’elle à la sortie de l’école primaire. Des photos de Vivian avec des amis à Paris. CNN diffuse des sextapes vendues par d’anciens amants. Twiggy est le sujet vedette, des millions de personnes dans le monde entier la regardent baiser et se faire baiser, voient des images de son cadavre arraché à la benne, déposé dans la ruelle, visionnent des photos d’autopsies, peau grise, seins flasques, mamelons couleur pierre, veines apparentes, moignon de cou et moignons de bras, images de mort, images d’éjaculations, images de son sourire, vidéos de ses pubs American Apparel, taillant des pipes ou jouant les lesbiennes avec d’autres mannequins, photos prises en coulisses, en route pour le statut de superstar, dit-on, quel gâchis, quel gâchis, oh bon Dieu, je m’effondre sur mon siège et ferme les yeux, ferme les yeux à tout, voulant tout bloquer, je ne vois plus rien mais je la vois encore, elle, dans ma tête, l’image de son visage gravée au fer rouge dans l’œil de mon esprit, son corps magnifique, ses cheveux lumineux, mais en moi je les vois teints couleur sang, couleur Albion, tous ces cheveux rouge sang, je vois son corps découpé, une disparue de plus, je vois ses lèvres et ses yeux, mon Dieu, je me plante les ongles dans le cuir chevelu, mon Dieu, et j’ai envie d’arracher, envie de tout arracher, envie d’arracher de moi ce monde.