17 novembre


« Dominic… Je suis ici parce que j’ai eu des problèmes de neurospam et tout ça. Je suis un survivant de Pittsburgh. J’augmente l’immersion par des drogues, donc je suis aussi ici pour addiction, mais c’est considéré comme secondaire sur mes formulaires…

– Bonjour Dominic », disent-ils tous.

L’animateur est assis sous l’horloge. Des murs d’un vert écœurant. Un tableau noir : Ce qui se trouve derrière nous et ce qui se trouve devant nous sont peu de chose par rapport à ce qui se trouve en nous – Ralph Waldo Emerson. Les autres sont vautrés sur des chaises pliantes disposées en demi-cercle, et ils me fixent, les traits sculptés de blanc et d’ombre par les néons. Quelques-uns se tortillent, en manque, paquet de cigarettes et briquet déjà dans leurs mains moites.

« Dominic, vous avez la parole… n’ayez pas peur de dire ce que vous pensez. Parlez-nous de votre chagrin. Contre quoi vous battez-vous ? Vous n’avez pas besoin de vous lever…

– Caramel, surtout. J’ai aussi pris de la MDPV, de l’Adderall, de la Dexedrine et du LSD, mais ça ne marche pas aussi bien, parfois ça caviarde l’immersion de paranoïa… »

Je suis tout naturellement devenu expert en stimulants, la pharmacopée permettant d’atteindre des états seconds assez marqués pour parfaire le réalisme des flux, et je me déteste pour ça – je déteste la facilité avec laquelle je récite la litanie des saloperies que j’ai prises, la vitesse à laquelle je puis cataloguer leurs effets. Je n’étais pas comme ça avant, je n’avais jamais été comme ça – Theresa ne reconnaîtrait pas l’homme que je suis devenu.

« J’ai eu un épisode de ce genre-là l’autre jour, dis-je. J’avais de l’héroïne dans l’organisme, à cause d’un cachet, une “carte de Saint-Valentin”, quand j’ai pris du caramel dans un KFC, et j’ai perdu conscience de mes actes. Je ne me rappelle même pas que la police m’ait ramassé en train d’errer sur le rond-point Dupont. J’avais arrêté la circulation, je devenais un danger public, et c’était ma cinquième interpellation pour trouble à l’ordre public. On m’a arrêté et fait admettre dans une clinique, aux urgences. On m’a nettoyé le sang. Une dialyse avec des stims de dopamine et un pack de mise à jour du neurospam qui a reconditionné mes besoins… »

« Assistance involontaire », ça s’appelle : deux douzaines de lits, des infirmiers à la main lourde habitués à mater des patients violents. Des sangles de nylon bouclées. Le type à côté de moi crachait du sang cristallisé – merde. On m’a paré d’une dentelle de tubes et relié à une machine. J’ai capitulé, cessé de lutter. Des fluides intraveineux ont couru en moi. Je n’ai pas senti la dialyse, mais j’ai entendu ronfler, claquer et souffler la machine qui nettoyait mon sang avant de le renvoyer en vitesse vers mon cœur. Je me demandais où j’étais – L’hôpital. Est-ce qu’il m’est arrivé quelque chose ? –, savourais les derniers lambeaux de Theresa et de Pittsburgh tandis qu’on chassait de mon corps la carte de Saint-Valentin à l’héroïne de Twiggy. Téléchargements de neurospam effectués, ma personnalité engourdie – ça a foutu le bordel partout, dans toutes mes préférences de compte. Les infirmiers m’ont montré des images de drogues et ont mesuré mes réactions, bricolé mon neurospam jusqu’à ce que je retombe dans les valeurs normales. Mon assuétude était guérie.

« Vous étiez en parfaite santé ? demande l’animateur.

– En parfaite santé, oui. J’ai quand même été condamné pour usage de drogue à cause de l’héroïne, huit ans de prison, mais la sentence a été levée sous réserve que je suive un programme de réhabilitation correctionnel. J’ai perdu mon boulot…

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– On a forcé la main à mon patron à cause de mes problèmes judiciaires, mais je crois qu’il était en train de perdre patience, de toute façon. Il m’a appelé en vocal pour me dire que ma situation professionnelle avait changé, que je ne travaillais plus pour lui. J’ai essayé de discuter…

– Et maintenant vous êtes ici, avec nous, dans un groupe de soutien aux hommes affectés par le SSPT de Pittsburgh.

– La Commission de santé judiciaire a exigé que je change de traitement et que je subisse un an de thérapie correctionnelle avant que mon cas ne soit réévalué. Vu que les cliniques sont surchargées, on m’a inscrit dans un programme en consultation externe.

– J’espère qu’on pourra vous aider à progresser vers vos objectifs, dit l’animateur.

– Je n’ai jamais eu des maux de tête comme maintenant, lui avoué-je. Je n’arrive plus à me concentrer.

– C’est à cause du câblage », intervient un des autres – Jason, peut-être, ou Jayden, un nom comme ça, je ne me rappelle plus exactement. « Si tu n’as pas le Lux machin, tu grilles tout et tu te rôtis la tête, continue-t-il en frottant son cuir chevelu marqué par la chirurgie. Tu as des tumeurs qui te poussent sur le cerveau…

– Merci, mais pas de discussion à bâtons rompus pendant cette séance », le reprend l’animateur, un homme petit et fluet, doux, le teint olivâtre, avec des cheveux en cours de raréfaction, changés par du gel en de fins picots qui cachent mal les lignes blanches sinueuses de ses propres cicatrices de neurospam.

Les hommes réunis ici lui obéissent. Quand il sourit, ses yeux restent dépourvus d’émotion. Sa voix est douce. Pas de neurospam pendant les séances pour des raisons d’intimité : l’animateur branche un diffuseur de firewall pour perturber les connexions réseau. On peut se fier les uns aux autres, m’a-t-il dit.

« Dominic, parlez-nous un peu de vous, m’encourage-t-il. Où étiez-vous quand vous avez appris la nouvelle ? »

Il m’est pénible d’évoquer ça, surtout ici, entouré d’inconnus, exclusivement des hommes, avec leurs propres problèmes qui leur emplissent les yeux. L’un d’eux bâille et c’est un manque de respect, un manque de respect envers elle. Cela arrive d’un coup – les souvenirs me terrassent. Les carreaux de linoléum du sol de la salle de classe, les lumières du plafond – je ne veux pas penser à la fin, je ne veux pas penser à elle. Pas ici, pas avec ces gens-là.

« Merde… Oh, merde. Pardon…

– Vous avez le droit de pleurer, assure l’animateur. Laissez sortir tout ça. Parlez-nous, partagez votre histoire. Entendre les histoires des autres nous aide à comprendre que nous ne sommes pas seuls. Nous étions tous loin de nos amis et de nos familles quand c’est arrivé. Nous avons tous tout perdu. Nous n’avons pas été choisis spécialement pour souffrir…

– Je suis désolé, finis-je par dire.

– Dites-nous ce qui est arrivé, s’il vous plaît. »

Il a quelques années de plus que moi, peut-être une dizaine, mais un visage de petit garçon et des yeux brillants, condescendants, qui semblent à la fois poser sur moi un diagnostic et me prendre en pitié. Il plisse ses lèvres fines tandis que je pleure, et je sens les autres perdre la patience qu’ils m’accordaient. Je croise son regard, l’implore silencieusement de mettre fin à l’épreuve, mais il se contente de m’observer, dans l’expectative, la tête inclinée sur le côté, tel un parent disposé à croire les mensonges que ses enfants s’apprêtent à lui raconter. Les autres membres du groupe me regardent également – une partie d’entre eux, en tout cas.

« Columbus, quand c’est arrivé, leur dis-je. Je participais à un colloque à l’université de l’Ohio – la Conférence littéraire des universités du Midwest. La CLUM, ça s’appelait. Je présentais un article sur les Dream Songs de John Berryman ainsi que les notions de subjectivité et de dialogisme, et la nature changeante de l’orateur – j’oublie les détails. Après les débats du matin, on est allés déjeuner. Dans la Grande Rue, à un café des sports, on a entendu les infos. Je crois que j’ai hurlé et que je me suis effondré. Je me rappelle avoir crié. Je me rappelle l’odeur de la moquette du restaurant – de bière, de tabac froid et de vieux tissu. Les autres, ces collègues que je n’avais rencontrés que la veille – ils se sont tous contentés de me regarder. Je me rappelle que rien n’était clair. On ignorait ce qui s’était passé au juste mais, quinze à vingt minutes après l’annonce, je savais qu’il n’y avait aucun survivant. Aucun habitant de Pittsburgh ne demeurait en vie. Je ne sais pas ce que j’aurais voulu qu’ils fassent, mais ils restaient assis là, à me regarder…

– Donc vous visitez l’Archive de Pittsburgh par l’intermédiaire de votre neurospam, pour y revivre la vie que vous y avez vécue. Et vous vous servez de stimulants pour augmenter votre perception de la Ville.

– Les drogues aident, oui.

– Et vous vous immergez pour la voir ?

– Ma femme…

– Comment s’appelait-elle ?

– Theresa Marie. »

Son nom paraît peu naturel dans ma bouche, comme si je butais sur un mot étranger. Je ne veux pas le prononcer pour d’autres oreilles – sa place n’est pas ici, pas en ce lieu, avec ces hommes.

« Qu’est-ce qui s’est passé, alors ?

– Rien… il ne s’est rien passé du tout, réponds-je. J’étais à Columbus et je ne pouvais pas rentrer chez moi. Mon chez-moi n’existait plus. J’ai roulé aussi vite que j’ai pu – jusqu’aux points de contrôle en Virginie-Occidentale. On m’a trouvé un logement temporaire. La FEMA1. Quelqu’un m’a dit que j’aurais dû retourner à Columbus, où j’avais une chambre d’hôtel réservée, mais je croyais pouvoir arriver à Pittsburgh. Je ne parvenais tout bonnement pas à assimiler que la ville n’était plus là. J’ai essayé d’appeler Theresa toute la nuit. Je pouvais encore lui laisser des messages vocaux.

– Le caramel est un dérivé de méthamphétamine, déclare l’animateur. Ça tue, Dominic…

– Ça la rend plus réelle.

– Je comprends. Mais ça tue.

– Quelle importance si je meurs ?

– Vous ne voulez pas mourir, dit-il, comme s’il m’expliquait des maths élémentaires. Vous voulez revoir votre femme, vous voulez revivre les années que vous avez eu la chance de connaître avec elle, et trouver un moyen de compenser toutes les années que vous ne pourrez pas passer ensemble. Vous êtes ici parce que vous voulez vous rappeler votre femme par une immersion saine. Vous voulez vivre pour pouvoir vieillir avec le souvenir de votre femme. Vous voulez qu’elle continue à vivre à travers vous. Vous ne voulez pas mourir.

– Vous ne comprenez pas », dis-je, quoique sachant qu’il comprend, qu’ils comprennent tous.

Une pause de quinze minutes avec les fumeurs sur la 13– on ressemble à des clodos, rassemblés devant l’église baptiste Walker-Memorial, baignés par la lumière de son panneau vidéo : Moins de Facebook, davantage de Bible. Une phalange de camions blindés de la police de Washington s’arrête au feu rouge, les flics en armure anti-émeutes regardent dans notre direction, leurs yeux invisibles derrière des visières noires. Que pensent-ils de nous ? Nous sommes tous étiquetés, donc ils savent qu’ils n’ont pas à s’inquiéter : ils voient les certificats clignotants nous proclamant désintoxiqués. Le feu passe au vert et les camions redémarrent en grondant. Lumières de boutiques dans le crépuscule : vu d’ici, le drugstore au croisement de U Street ressemble à une fête autour d’une piscine. C’est mon neurospam qui s’excite, voilà tout. Des femmes en bikini, en surimpression sur la rue, jouent dans les vagues ou prennent des bains de soleil – chaque fois que je tourne les yeux dans cette direction, je découvre des visages et des corps différents, des maillots différents, variations subtiles cherchant à trouver mon idéal et à forcer mon consentement implicite. Que vendent-elles ?

Fanta Ananas ! Xocola Coco ! Venez faire la fête ! $5,50…

Non, non, je n’en veux pas. Pas maintenant. Je ne veux pas acheter…

Je lorgne maillots de bain blancs et peaux dorées jusqu’à ce que Xocola abandonne la partie et qu’un peu excité, le cerveau encore tout picotant de la tentative de vente ratée, je ne voie plus que le drugstore, le trottoir, les voitures arrêtées au feu rouge…

Dix heures. L’animateur nous encourage à nous prendre par la main et à prier. « Notre Père qui es aux cieux… » Nous marmonnons la suite. Il nous rappelle que nous devons signer la feuille de présence, puis nous distribue des gobelets en plastique et nous demande d’aller les remplir.

« On a vidé une thermos de café, ce soir, donc pas d’excuses… »

Nous faisons la queue aux toilettes, calmes, disciplinés. Il ne s’agit que de cocher des cases, de franchir les étapes de l’épreuve. Partager la prière. Remplir le gobelet. Personne n’adresse la parole à personne : nous nous contentons d’aller aux urinoirs un par un, les paroles du Notre Père déjà bien loin tandis que nous pissons dans nos récipients. Ensuite, nous regagnons en file indienne la salle de réunion. L’animateur, ganté de caoutchouc, place les échantillons dans une glacière. Les autres membres du groupe lui donnent leurs gobelets, signent la feuille de présence, récupèrent leur manteau et s’en vont. Quand je veux les imiter, il m’arrête :

« Restez une minute… »

Le dernier beignet est couvert d’un glaçage sucré – je le mange et me sers un autre café dans une tasse en polystyrène. Une fois tout le monde parti, l’animateur claque le couvercle de sa glacière.

« Un des aspects les plus déplaisants du boulot, commente-t-il. Ramasser les échantillons. Mais la thérapie en consultation externe est préférable à un centre de désintox. Je préfère de loin collecter des urines que gérer une désintox.

– Je suis déjà allé en désintox, lui dis-je.

– Plusieurs fois, si j’ai bien compris. Vous n’avez pas envie d’y retourner, je suppose ?

– Il faut un échantillon d’urine après chaque réunion ?

– J’en ai peur. Ça fait partie du marché. Votre condamnation ne sera pas annulée tant que vous n’aurez pas été clean pendant un an, plus ou moins, mais ils vous mettront en période d’essai d’ici à quelques mois si vos examens restent bons. Par ailleurs, en dehors du groupe, je ne suis plus le docteur Reynolds : vous pouvez m’appeler Timothy.

– Je n’ai pas tellement parlé, hein ? J’espère que je n’ai pas gêné le groupe avec mon histoire. Je ne voulais pas me mettre à pleurer comme ça.

– Non, non, ce n’est pas pour ça que je voulais vous voir – vous vous en êtes très bien tiré. Vous avez été très courageux ce soir. Parfois, les nouveaux n’ont pas envie de partager, il faut du temps pour les tirer de leur mutisme. En fait, j’espérais parler un peu de votre métier, si vous voulez bien. Vous travailliez pour l’Archive, non ? D’après votre dossier, vous étiez employé par l’Archive de la ville de Pittsburgh…

– Pas exactement, dis-je. L’Archive est gérée par la bibliothèque du Congrès. Mais je l’utilisais énormément car je travaillais comme aide-archiviste pour un cabinet d’enquêtes, le Groupe Kucenic. Des primes d’assurances, un peu de généalogie…

– Pensez-vous retrouver cet emploi quand vous aurez achevé la thérapie ? demande Timothy.

– Je ne sais pas trop… mais sans doute pas. Pas cette fois-ci.

– Le travail ne vous intéresse plus ?

– Ce n’est pas ça… je reprendrais volontiers ma place. J’adorais le boulot, seulement j’ai merdé. M. Kucenic s’est montré très compréhensif au fil des ans, mais il m’avait confié une tâche importante et j’ai échoué… »

Timothy range ses papiers dans une sacoche en cuir.

« Sur quoi travailliez-vous ? Si ce n’est pas indiscret ? » me demande-t-il au bout de quelques instants.

La question me provoque un choc – la morte dans la boue de la rivière, ses pieds blancs comme l’os éclaboussés de noir. Son cadavre jaillit en moi, aussi net que n’importe quel souvenir.

« J’enquêtais dans l’Archive sur des gens décédés, dis-je.

– Ça doit être pénible, remarque-t-il. D’un point de vue émotionnel. Sur qui faisiez-vous ces recherches ? Un proche ?

– Je ne peux pas… je préfère ne pas en parler », dis-je.

Dans le silence soudain tombé entre nous, je demande :

« Bon, ben… vous n’aviez besoin de rien d’autre ? »

Timothy m’examine un moment avant de répondre.

« Ce n’est pas ce dont j’ai besoin qui compte, Dominic. C’est ce dont, vous, vous avez besoin. Je crois que je peux vous aider… si vous voulez de mon aide. Mais plus de “je veux mourir”, alors. Il vous faut une nouvelle attitude par rapport à la vie et à votre guérison. Je crois pouvoir accélérer le processus si vous êtes d’accord pour travailler. Retrouver votre bien-être physique et émotionnel, ce sera du travail, ne vous leurrez pas. En relisant votre dossier, toutefois, je me dis que vous n’êtes pas le candidat idéal pour une thérapie de groupe…

– Je ne comprends pas. Le docteur Simka a été très précis sur ce qu’on me demanderait…

– Le docteur Simka et moi sommes en désaccord à propos de votre traitement, tranche Timothy. Attention, comprenez-moi bien : je suis sûr que c’est un bon thérapeute. Il a une excellente réputation.

– Il m’a fait du bien.

– Maintenant, c’est moi qui suis chargé de vous. J’ai étudié attentivement votre dossier. Simka est plein de bonnes intentions mais il manque d’imagination. Son réflexe a été de prescrire du Zoloft et d’autoriser le reconditionnement par applis pharmaceutiques. Énormément de publications démontrent l’efficacité à court terme de ces applis. Je les ai vues se révéler très utiles. J’ai vu des héroïnomanes invétérés perdre leur besoin de drogue en une heure avec le bon téléchargement. Mais je les ai aussi vus recommencer à se droguer quelques semaines voire quelques jours plus tard, parce que les causes sous-jacentes de l’assuétude n’ont pas été traitées. C’est ce que ne comprennent pas les infirtechs : ils pensent qu’un recâblage du cerveau va tout résoudre, comme un remède miracle. Le changement est possible, Dominic, mais il doit être complet, du corps et de l’âme… un nouvel éveil. Vous, par exemple. En ce moment, vous êtes clean, mais rien ne vous empêche de reprendre des produits. Ce soir même…

– Je veux bien de votre aide. C’est juste que je ne comprends pas ce que vous essayez de me dire…

– Vous avez faim ? demande-t-il. Je vous invite. Ou, si vous préférez, on peut juste aller prendre un café. Moi, je suis affamé. »

Timothy efface le tableau puis remet les chaises en place, brisant le demi-cercle pour les ranger sous les pupitres. Je l’aide. Il me rappelle mes profs de lycée : un pantalon en tergal et un gilet par-dessus chemise et cravate – le tout désespérément chiffonné. Il éteint les lumières, verrouille la porte d’entrée et glisse la clef sous celle du bureau dans une enveloppe. Nous sortons ensemble. Il commence à neiger.

« La recommandation du docteur Simka a beaucoup influencé la conclusion de la Commission de santé judiciaire après votre incident de l’autre soir, m’apprend Timothy, mais je crois qu’on vous a casé dans un programme inapproprié. J’en suis si convaincu que j’ai demandé que vous soyez affecté à mon groupe – je ne sais pas si vous en êtes conscient. Je tiens à superviser votre traitement, pour que vous ne soyez pas poussé dans une direction contre-productive. La thérapie de groupe, à mon avis, ne vous aidera pas, et le Zoloft n’est pas une solution responsable à long terme. Ces méthodes sont des édifices bâtis sur du sable, elles sont destinées à traiter les symptômes, pas les causes profondes. Une fois que nous aurons trouvé le traitement adéquat de votre dépression, je suis sûr que vos autres choix de vie changeront. Vous deviendrez plus sain. Je pense que, dans votre cas, nous serons efficaces…

– Bonne nouvelle, dis-je.

– Aujourd’hui, vous dites ce que j’ai envie d’entendre mais, dans dix ans, quand vous serez heureux et en pleine forme, vous vous rappellerez cette conversation. C’est bel et bien une bonne nouvelle », conclut-il en souriant – en souriant vraiment pour la première fois, je crois, de toute la soirée.

Timothy roule dans une Fiat bleu poudre d’au moins vingt ans d’âge, à l’aile droite griffée, et garée de travers. Il range la glacière pleine d’échantillons d’urine dans le coffre, tandis que je monte – ah ! ces voitures européennes étriquées et peu adaptées à ma taille. J’ai les genoux collés au tableau de bord et le sommet du crâne qui touche le toit : en cas d’accident, je finirai infirme, le visage écrasé contre le pare-brise et les genoux pulvérisés.

Le conducteur s’engage dans la circulation, passant entre deux voitures. Je m’accroche, tandis que des flux se déclenchent sur l’affichage du pare-brise, infos routières et bulletins météo : un front neigeux arrive mais la neige ne devrait que peu rester au sol, voire pas du tout. Une éruption de rossignols – tout un vol groupé derrière le pare-brise malgré le froid de la nuit : la tonalité d’appel de Twiggy, semble-t-il. Son avatar est un selfie sur webcam, lunettes à monture noire et sweat-shirt All Things Considered2, les cheveux comme un halo duveteux. Son visage continue de léviter devant mes yeux, mais je laisse chanter ses rossignols tandis que nous franchissons le rond-point Dupont, chaque façade changée en affiche de pornomode, chaque vitrine en vidéo d’Unwerth, Testino et Gavril – des paradis, encore des paradis. Les magasins se font tentateurs : des fêtes semblent se dérouler derrière toutes les devantures, dans des salles emplies de mannequins en jupes moulantes qui sirotent des Martini en riant, mais il n’y a aucune fête nulle part, ce n’est que du marketing de neurospam, de l’illusion. Twiggy capitule – elle me texte, me demandant des recommandations en matière de poésie. Son profil clignote, disparaît, et les rossignols s’en vont à tire-d’aile.

« Ma femme et moi étions en visite dans sa famille à Atlanta, dit Timothy, si bien que des dessins représentant Rhett et Scarlett franchissent les filtres pop-up pour m’offrir des excursions à prix discount dans le Sud sur le thème d’Autant en emporte le vent.

– Vous êtes un survivant ?

– Au même sens que vous, dit-il. On avait quitté Atlanta dans la soirée, traversé Birmingham vers minuit, et on venait de sortir de l’autoroute pour prendre des routes de campagne bordées d’arbres : deux voies aussi noires que du jais. Je n’avais jamais vu une obscurité pareille – les phares faisaient de leur mieux mais je n’y voyais rien : seulement la ligne blanche centrale, quand il y en avait une, les arbres et les bâtiments bas des stations-service au bord de la route, fermées depuis des heures. On pensait être perdus. On a cherché un hôtel, mais on n’a rien trouvé. Lydia s’est endormie. Moi, j’ai continué à conduire en pensant tenir jusqu’au matin. J’avais les yeux qui se fermaient, toujours un peu plus longtemps, et l’impression de me dissoudre. J’étais déprimé, Dominic. J’étais fatigué de la vie – je sais que vous comprenez ça. Des phares approchaient, je les voyais arriver de loin et je m’imaginais en train d’obliquer vers ces lumières, je donnais un petit coup de volant au tout dernier moment… mais ils nous croisaient à toute vitesse et, une fois les feux arrière disparus du rétroviseur, nous nous retrouvions dans le noir absolu. Je trompais Lydia – ma femme. Non seulement je la trompais, mais j’étais un mauvais mari, très égoïste. On en était arrivés à s’ennuyer et on se renvoyait mutuellement la responsabilité du problème. Deux heures du matin. Trois. C’est juste après trois heures que j’ai remarqué le changement sur la chaussée. Quelque chose la gainait – il m’a fallu un moment pour me rendre compte que c’était du sang. La route était couverte de sang. J’ai vu un cadavre de cerf à la lueur des phares, puis deux ou trois autres, et, soudain, j’en ai vu des dizaines. J’ai dû frissonner ou faire du bruit car Lydia s’est réveillée. Des carcasses démantelées gisaient sur l’asphalte. Je ne sais pas ce qui avait pu arriver. Un grand convoi routier dans cette nuit noire et profonde aurait pu percuter le troupeau pendant qu’il traversait, mais je ne vois pas ce qui aurait pu tuer autant de bêtes. La viande apparaissait dans le faisceau de nos phares, on a vu des têtes, des sabots, des poitrails, la route n’était qu’une mare de sang, de chair déchiquetée et de cuir velu. D’os. Il nous a fallu une minute pour traverser ça, toute une minute avant que nos feux n’illuminent plus que le goudron de la route – et c’est long, une minute. Je crois que j’ai lâché un petit rire une fois qu’on en est sortis. Lydia envisageait d’avoir rêvé, mais elle a aussi ri un peu – et puis on s’est demandé où diable on était. En Alabama ? On est descendus dans le premier hôtel correct qu’on a trouvé, vers cinq heures – et c’était à Tupelo, Mississippi. On a dormi. On s’est réveillés tard l’après-midi. C’est alors qu’on a appris pour Pittsburgh – personne n’avait eu l’idée de nous réveiller pour nous le dire. Nos familles et nos amis ignoraient où nous étions descendus et comment nous joindre. Lydia a allumé la télé pendant que j’étais sous la douche, et elle a hurlé.

– Je suis vraiment désolé, lui dis-je, toujours à court de mots dans ces cas-là.

– On a tous perdu quelque chose, continue Timothy, souriant des lèvres, pas des yeux. Moi, c’est le lien qui me reste avec Pittsburgh : quand on me demande où j’étais, je vois cette douche d’hôtel et j’entends ma femme hurler.

– Moi, quand on me parle de Pittsburgh, je me retrouve dans ce café des sports de Columbus. L’équipe de foot, les Ohio State Buckeyes…

– Dieu nous a créés avec la faculté d’encaisser des chagrins dévastateurs, dit-il. Il nous est pour cela nécessaire de prendre conscience de notre valeur inhérente, de comprendre que, si nous survivons à la tragédie, à la mort, au divorce ou au changement, nous sommes responsables de gérer nos émotions complexes afin de nous conformer au projet que Dieu a pour nous.

– C’est ce que vous croyez ? »

Kramerbooks & Afterwords pour le dîner – un café-librairie, repaire des étudiants et de l’intelligentsia chic, jeunes avocats ou médecins, écrivains. J’y suis déjà venu plusieurs fois. On nous installe à une table d’angle, au milieu des livres, et nous commandons des pâtes – des raviolis à la courge butternut, avec du parmesan. J’ai davantage faim que je ne le croyais.

« Lydia et moi… notre couple n’était pas assez fort, me confie Timothy. Après Pittsburgh, je lui ai tout avoué à propos d’Emily.

– Emily étant sans doute la femme que vous voyiez ?

– Elle était là pour me soutenir quand mon épouse n’y était pas. C’était une jeune femme belle et intelligente, mais elle avait des problèmes d’estime de soi et, avant d’avoir tout à fait saisi ce que je faisais, je me suis retrouvé à profiter d’elle. On s’était rencontrés par l’intermédiaire de la clinique. Je n’en suis pas fier. Mais elle me manque encore. De toutes les personnes que j’ai perdues ce jour-là, c’est à Emily que je pense le plus… J’aurais voulu que les choses soient différentes. Je vous dis tout ça parce que je comprends votre souffrance.

– C’est dur de lâcher prise, dis-je.

– Oui, c’est dur, acquiesce Timothy. Lydia et moi avons essayé de traverser ça ensemble, mais nous n’avions pas une chance d’y arriver. Je crois qu’il a été plus sain pour nous deux qu’on se sépare. Je suis venu vivre ici pour travailler au département de psychologie de Georgetown – j’étais apathique. Je me suis acheté une suite complète de neurospam – du matériel de première qualité pour l’époque. Quand je revenais du campus, je m’allongeais sur le divan du sous-sol et je me perdais dans le catalogue Victoria’s Secret, ou d’autres trucs du même genre – le numéro spécial maillots de bain de Sports Illustrated. Les vidéos d’Agent Provocateur. Des trucs légers, des films promotionnels – il y en avait un où deux filles en lingerie entraient dans un manoir de campagne. Je l’ai visionné tellement souvent que je n’aurais encore qu’à fermer les yeux pour vous faire visiter le manoir pièce par pièce, en précisant tout ce qui y est arrivé à ces filles. Je ne faisais rien d’autre de ma vie – je n’allais pas dîner dehors, je n’avais aucun ami, je mangeais des céréales et des spaghettis, et je regardais mes flux. J’ai passé des jours entiers à y chercher des visages parfaits, le modèle idéal, le scénario idéal. Je ressortais du neurospam déshydraté et douloureux, les yeux injectés de sang. »

La serveuse apporte l’addition. Timothy paie pour nous deux.

« J’ai été comme vous, dit-il. Les drogues pour augmenter le réalisme des flux, le cerveau saturé de porno. Je photographiais sans le leur dire les filles de mes classes avec mes appareils rétiniens, et puis les filles que je voyais sur le campus. Je suis tombé très bas, Dominic ; si je vous disais de quoi j’étais capable, vous ne le croiriez pas. J’étais ce que vous pouvez imaginer de pire. Je veux que vous sachiez qu’il est possible de changer. Croyez-vous qu’on puisse changer, Dominic ?

– Je ne sais pas, lui dis-je.

– On peut ?

– Il nous tombe des yeux comme des écailles, c’est ça ?

– Je passais vingt ou vingt et une heures par jour à regarder de la pornographie, mais j’ai touché le fond : je me suis effondré à la pâtisserie Georgetown Cupcake, rien que ça. Je suis tombé d’un coup. Je me suis réveillé dans une ambulance, branché à une perfusion. Ça vous rappelle quelque chose ? »

J’ai hoché la tête.

« Pas mal de choses, oui, mais vous vous en êtes sorti…

– Je ne m’en suis pas sorti, j’ai été sauvé, Dominic.

– Sauvé ?

– J’ai trouvé la grâce.

– Écoutez, je vous remercie de vous intéresser à moi, vraiment, mais je ne suis pas religieux. Je ne serai pas sauvé. Je ne crois pas être intéressé par ce discours-là.

– Je ne suis pas assez idiot pour évangéliser mes patients, assure-t-il. Je vous parle de trouver la lumière qui s’est éteinte en vous et de manœuvrer l’interrupteur pour qu’elle se rallume.

– Les techniques d’immersion responsables, ce genre de trucs ? Comment se comporter avec les flux ?

– Matthieu, chapitre XVIII, verset 9, déclare Timothy. “Et si c’est ton œil qui te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi. Mieux vaut pour toi entrer dans la vie avec un seul œil, que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu.”

– Je ne comprends pas.

– Je l’ai arraché, Dominic. Je me suis ouvert le cuir chevelu avec un couteau X-Acto et j’ai retiré les fils. On peut l’ôter carrément de la boîte crânienne, l’arracher de son cerveau. Il m’a fallu trois mois d’hôpital pour me remettre, mais j’étais sauvé. J’ai eu besoin d’une opération au laser de la cornée pour réparer les dégâts causés par l’excision des lentilles, mais j’étais sauvé. Même si j’avais perdu la vue, ou la vie, à ce moment-là, j’aurais gagné mon âme. Quand j’ai été remis, il était là à m’attendre… »

Je remarque à présent que le tissu cicatriciel visible entre ses cheveux rares est différent des traces habituelles de neurospam : ce n’est pas le quadrillage boursouflé qu’arborent la plupart des gens mais un entrelacs blanc mal cicatrisé.

« Si vous croyez que je vais arracher mon neurospam, vous vous faites des illusions. »

Timothy éclate de rire.

« Mon destin – mon destin personnel – a été de reconnaître Jésus-Christ comme mon sauveur, et ma foi en lui m’a donné la force de surmonter mes addictions. Je ne sais pas ce que sera votre destin à vous, Dominic. J’espère vous aider à atteindre cette crise du changement, pour que vous soyez un homme nouveau à la fin. J’ai une proposition à vous faire…

– Je vais me contenter d’assister aux séances du groupe, docteur Reynolds. Je n’ai vraiment pas envie de participer à tout ça. Je ne veux pas vous vexer, je sens que vous êtes très impliqué…

– Waverly, me coupe Timothy. L’homme qui m’attendait à l’hôpital s’appelait Waverly. Il avait une affaire à me proposer – un partenariat. Il avait besoin de mes compétences pour le travail qu’il effectuait, et je pense qu’il va aussi avoir besoin des vôtres. Tout le monde n’a pas l’occasion de rencontrer un homme tel que lui, mais vous arrivez au bon moment, Dominic. Un coup de chance, en quelque sorte. Si vous travaillez avec Waverly, vous n’aurez pas à vous en faire pour les jugements de la Commission de santé judiciaire ni à terminer la thérapie ; vous n’aurez plus à vous soucier de vos arrestations, de votre condamnation, ni de vos situations financière et professionnelle. Il peut vous libérer de toutes ces entraves, vous libérer pour que vous puissiez vous occuper de votre santé, trouver le changement qui vous convient, chercher le bonheur. Waverly est un homme influent, Dominic. Je pense qu’il vous aidera.

– Mettons un instant de côté ces histoires de bonheur et de changement. Ce Waverly peut faire annuler ma condamnation ? C’est bien ce que vous voulez dire ? Me sortir de thérapie et me donner du travail ?

– Je voudrais juste que vous le rencontriez », dit Timothy.

 

Il propose de me raccompagner en voiture, mais j’ai besoin d’être seul. Il me faut du temps pour m’éclaircir les idées – ne serait-ce que pour chercher Waverly sur Google. Je prends le bus – vide à cette heure, la banquette arrière déserte, si bien que je m’y étends, la rendant peu accueillante pour quiconque pourrait monter et s’aventurer jusqu’au fond. Je cherche des signaux – le routeur du bus est exceptionnel, Metro.net, un signal plus fort que le wifi qui couvre toute la ville ; bien que ce ne soit que pour une demi-heure, je change donc de connexion. De New Hampshire Avenue à M Street, le capuchon remonté pour intercepter les lumières de la ville et l’éclat des pubs de passage. Waverly Washington me donne professeur Theodore Waverly, patron de l’entreprise Focal Networks – une société de conseil, semble-t-il. Marketing en neurospam. Sa liste de clients inclut des multinationales, le gouvernement chinois, l’Union européenne, les États-Unis… Une biographie destinée à la presse apparaît sur tous les sites où on parle de lui : survivant de Pittsburgh, président du programme d’interactions humain-ordinateur à l’université Carnegie-Mellon, travaux sur l’intelligence artificielle et la psychologie cognitive pour la DARPA, l’agence scientifique militaire. Créateur d’un système baptisé « Communication clairvoyante dérivée ». Profondes racines à Washington – conseiller du Parti républicain, mécène du corps de ballet et de l’orchestre symphonique locaux. Il siège au conseil d’administration du Kennedy Center. Peu d’infos sur sa vie privée, rien de précis – pas même une photo.

Timothy a parlé de bonheur, il m’a dit que je devais chercher le bonheur. Je n’imagine pas ce que ce mot peut encore signifier – cela semble constituer un luxe pour quelqu’un à qui la vie fait l’effet d’une chape de plomb sur les épaules – ce que, dans son enthousiasme chrétien, Timothy ne semble pas comprendre. Je ne cherche pas le bonheur, seulement des poches de soulagement – je suis un noyé qui aspire des bulles d’air. Je lance le Réseau Trois-Rivières : la Ville translucide apparaît contre le bus, comme dessinée sur un mouchoir en papier, plus fin sans caramel, mais je n’ai qu’à fermer les yeux pour la voir clairement : la route boisée qui traverse les collines tandis que l’Archive se charge. Le bonheur, c’était Theresa. La Ville s’ouvre autour de moi, les calques d’architecture, les lignes des rivières, les ponts d’acier et les rues incurvées bordées d’immeubles en briques se tortillent comme des filaments de rêves.

Je suis là.

Appartement 208.

Le Georgien.

Rideaux vaporeux, moquette à motif cachemire, murs crème auxquels la fumée de cigarette des locataires précédents, restés des années, a conféré la couleur du thé. Notre appartement. Je suis là… à faire défiler les anciens résidents jusqu’à en arriver à nous : Blaxton, John Dominic et Theresa Marie. J’ouvre les verrous à l’aide d’une clef. Je sens sous mes doigts le bois verni de la porte. Nous avions dans l’entrée une gravure de ma tante représentant le lapin blanc d’Alice, qui est recréée ici – un décor naguère bizarre, aujourd’hui affreusement approprié. L’image me reçoit alors que j’enfile le long couloir à l’avant, de quoi rendre claustrophobe, et retombe dans tout ce que j’ai perdu.

Theresa. Dans cette première image, elle est bordée de lumière – sculptée d’après une vidéo datant de l’époque où mes lentilles rétiniennes étaient neuves, avant que je ne comprenne assez le fonctionnement des filtres optiques pour les régler correctement.

Theresa, Theresa, oh mon Dieu, Theresa…

Je l’embrasse mais, au moment précis où je la touche, elle cesse d’être elle-même… elle devient la sculpture RV que j’ai commandée, rien de plus. Je me la rappelle trop précisément pour le moteur RealPlay bon marché que j’utilise… précisément le grain de sa peau, le duvet de sa chevelure, ou sa manière de respirer, ou mes frissons quand elle m’embrassait l’oreille. Si j’avais été plus riche, les concepteurs auraient bourré l’illusion d’impressions sensorielles tirées de mes souvenirs, mais tout ce que j’ai pu m’offrir, c’est un article standard de leur catalogue. J’ai examiné des dizaines de silhouettes de mannequins dans leur studio jusqu’à me fixer sur la plus proche de celle de ma femme. Toucher ce corps me la rappelle, mais ce n’est pas elle – pas tout à fait –, cela revient plutôt à fantasmer sur elle en serrant contre moi une autre femme au physique approchant. Je recule, regarde celle que j’ai embrassée, et Theresa revient. Elle se tient dans l’entrée, entourée d’un halo de lumière surexposée. C’est elle, c’est elle…

« Est-ce que c’est la caméra ? » demande-t-elle en remarquant les nouvelles lentilles dans mes yeux, mais la scène se modifie – notre premier Noël à l’appartement, le sapin dans le salon, les guirlandes électriques qui se reflètent sur le parquet et nous baignent d’une lumière blanche tamisée. Quand je l’embrasse, je perçois la chaleur de son corps. En la serrant contre moi, je sens ses cheveux, ou une bonne imitation, le parfum du shampooing Aveeno qu’elle utilisait, l’approximation de son corps. Le papier d’emballage crépite quand je le froisse pour le jeter dans le sac-poubelle. Les décorations du sapin tintent quand j’agite les branches. Craquement du parquet sous mes pas. Theresa ouvre mon cadeau – un coffret de Nina Simone en vinyle… elle est ravie, je m’en souviens, elle dit qu’elle en avait envie, qu’elle a failli acheter ce même coffret l’autre jour. Le premier disque passe et emplit notre appartement de « Lilac Wine ».

Nous dînons au Spice Island Tea House en plein cœur de l’hiver. La neige recouvre Oakland, et des guirlandes de Noël illuminent encore les arbres dénudés. L’obscurité du restaurant est percée par la lueur des chandelles. Verres de thé glacé thaï. Samosas et rouleaux de légumes sur de petites assiettes. Theresa porte sa jupe beige et des bottes de cuir, une veste en laine violette sur un haut brodé de callas. Calque, la cire et les flammes. Calque, l’odeur du curry au basilic. La lumière des chandelles se reflète dans ses yeux.

J’ai quelque chose à t’annoncer, va-t-elle dire.

« J’ai quelque chose à t’annoncer, dit-elle.

– Pas de vin ?

– Je t’aime, dit-elle. Je suis contente qu’on soit ici ce soir. »

Je suis allée voir le docteur, aujourd’hui, va-t-elle dire. Je croyais que j’avais la grippe…

« Ce matin, j’ai cru que j’avais la grippe », dit-elle.

Il s’avère qu’elle a fait une analyse de sang, va-t-elle dire.

« Et, Dominic, on va avoir une petite fille, dit-elle. On a fait le test, et on va avoir une petite fille…

– Oh, merci mon Dieu, c’est formidable ! »

Nous rentrons à la maison sous les flocons – la voiture garée, nous pataugeons dans la neige fondue. Un frisson au creux du ventre, tandis que je m’habitue à l’idée d’avoir une fille – une nouvelle chance d’avoir une fille, tentant d’oublier la déception d’un saignement inattendu. Nous tentions de concevoir depuis la fausse couche – il y avait un problème, pensions-nous, nous étions sûrs d’avoir un problème, de ne jamais avoir d’enfants biologiques, et à présent… une fille. Ma fille. Theresa décrivait déjà des vêtements vus chez Tots & Tweeds, se permettait de se rappeler la bicyclette Strawberry Shortcake rangée au sous-sol chez ses parents. Nous sommes authentiquement heureux – dans l’Archive, à tout le moins, nous sommes heureux –, mais je me rappelle que nous faisions beaucoup d’efforts en ce sens, nous tentions de repousser ce que l’appréhension avait fait naître en nous, de ne pas admettre qu’une seconde fausse couche était tout à fait possible et de recréer au contraire l’enthousiasme innocent de la première fois. Calque, eau glacée, neige fondue qui pénètre dans mes souliers. Calque, pneus et asphalte humide. Fenêtres éclairées au premier étage. Dans notre chambre, le corps de Theresa plus doux, plus doux encore, semble-t-il. Elle ôte sa veste, dénoue les bretelles de son débardeur, et je la serre dans mes bras, j’embrasse son épaule, par pitié que cela ne s’arrête pas, mais cela s’arrête pourtant. Cela s’arrête toujours.

Ma demi-heure de Metro.net expire. Clic humide d’autoconnexion au wifi de Washington – trop clairsemé pour que je relance la Ville. Un message du téléphone fixe de Timothy clignote au coin de mon champ de vision – le thérapeute a pris rendez-vous avec Waverly.

« J’y serai, réponds-je. Dites-lui que j’y serai… »

De nouveaux passagers sont montés alors que j’étais en immersion, des gens qui rentrent chez eux après une longue journée de travail, je suppose, ou des étudiants en retard pour la bibliothèque, qui restent debout dans l’allée, à bonne distance de moi. Je réponds au texto de Twiggy : puisqu’elle me demande de lui recommander de la poésie, je lui suggère de trouver un exemplaire d’Ouroboros d’Adelmo Salomar – un de mes auteurs favoris, un poète chilien. Nous passons près du Fur Club. La police a barré New York Avenue. Tous les passagers du bus lorgnent la scène. De jeunes clientes de la boîte de nuit sont rassemblées près des voitures de police, avec des traînées de mascara qui coulent sur leurs joues et leur noircissent les lèvres. Que s’est-il passé ? J’explore le Washington City Paper à la recherche d’infos, mais les flux braillent des bandes-annonces pour le prochain épisode de Une chance sur un million, saison 4, et Amatrices au foyer, avec des femmes mûres qui se branlent devant leur webcam. Je regarde par la fenêtre un flic armé jusqu’aux dents s’adresser à un garçon avec des piercings dans les sourcils et la lèvre. Sa copine porte des bas résille, un string en denim, et ses cheveux sont des dreadlocks anarchiques bleues, de vrais tuyaux qui frémissent au vent. Qu’est-ce qui se passe ? Le profil du garçon s’illumine assez longtemps pour que je consulte son flux Twitter, @MimiStarchild – Un cadavre dans la salle de bains, dit-il. Joanna, dit-il. Je l’ai trouvée, dit-il. Une twitpic du désastre : la victime déshabillée, les chevilles attachées avec les lambeaux de sa robe. Blonde, mais le visage bousillé. On l’a poussée dans la cuvette des toilettes, les mains attachées aux tuyaux, les seins immergés. « Oh, merde », dis-je, avant de refermer Twitter, mais le flux du Washington Post a déjà retransmis l’histoire, chassant Une chance sur un million du Top des audiences de la ville : Joanna Kriz, étudiante à l’université George-Mason, trouvée morte au Fur Club. Des photos d’elle inondent les flux, dénichées par les analyseurs de visage des tabloïds ayant piraté des comptes privés. Une fille superbe – étudiante en architecture, nom de Dieu. Le flash du Post montre des interprétations en 3D de ses projets scolaires, les immeubles qu’elle a conçus, ses maquettes. Des images de sa cérémonie de remise de diplômes, à la fin du lycée, d’autres avec sa famille pour Thanksgiving, mais, alors que sa vie continue de se dérouler, je découvre des sextos envoyés à ses copains, ainsi que, là encore grâce aux analyseurs de visage, des selfies où elle pose nue devant des miroirs ou bien roule un patin à une copine après s’être bourré la gueule, sous les acclamations d’un groupe important. Au bout de quelques minutes, les flashs ne s’intéressent plus à Joanna Kriz que si elle est mutilée ou en train de baiser, ils l’ont réduite aux éléments sur lesquels le public va cliquer, aimer. J’actionne la sonnette et quitte le bus. Les flux sont saturés de Joanna Kriz. Hélant un taxi, je m’affale sur la banquette arrière : je veux seulement rentrer chez moi. Quelques minutes plus tard, les parents de la jeune morte signent un contrat avec Superstar du crime – éplorés mais prêts à saisir l’occasion de partager la beauté de leur fille avec le monde entier et de toucher des royalties. Le hashtag Kriz explose dans les flashs, des commentaires sur le physique de la victime – visage trop chevalin mais beaux nibards –, des notes attribuées à sa baisabilité d’après les photos prises sur la scène du crime. J’atteins mon appartement, hors de portée du wifi public. Tout y est silence et, pour le briser, je ne puis guère que pleurer.