Je quadrille l’Archive comme une scène de crime et l’arpente en guettant sur chaque carreau des changements dans la durée. Je me suis tapé ma part de corvées de ce genre au début de mon passage chez Kucenic, quand le cabinet me confiait toutes les affaires de merde – parfois, les froids calculateurs sont utiles. Je quadrille donc l’immeuble d’Albion et étudie les quelques mois ayant précédé son bail ainsi que les années qu’elle a passées ici, marquant une pause sur chaque carreau pour regarder passer le temps en défilement accéléré, un miasme de lumière du jour et d’obscurité. Le bâtiment offre une suite de délabrements : des vitres sont cassées, remplacées par du contreplaqué, le contreplaqué pourrit, se couvre de graffitis. Une corniche tombe du toit et vole en éclats sur le trottoir – le toit, d’ailleurs, n’est jamais réparé, ses fuites ne sont pas rebouchées. Les briques se détériorent, le mortier se contracte. Des détritus s’accumulent sur le trottoir, poussés contre les murs mais jamais enlevés, jusqu’à ce que le feu consume tout et que le paysage se change en cendres.
Je rembobine. Quadrille l’Archive une deuxième fois, explorant le plan perpendiculaire à ma première recherche… Je remarque une accumulation de graffitis à la date de début du bail d’Albion, où j’ai mis un marque-page : une rapide projection de peinture sur les vitres en contreplaqué. Quelqu’un a commencé à taguer l’immeuble après l’arrivée de la locataire que je cherche. Zoom sur le graffiti : une tête de porc apparaît au milieu des signatures illisibles et des obscénités – un pourceau souriant avec des crocs en lames de rasoir.
Avance rapide, et le tag devient plus élaboré : une vieille au visage décharné promène deux femmes à tête de porc en laisse, comme des chiens. J’épluche les « échantillons d’écriture » de Kucenic, les archives détaillées qu’il conserve sur les vandales que nous avons croisés au fil des ans, des styles de graffiti, des portions de code révélatrices – mais jamais encore nous n’avions rencontré de têtes de porc comme celles-ci. Je capture et copie le dessin, puis le cherche dans la base d’images universelle – les résultats arrivent en flot mais sans véritable correspondance : des femmes tenant des cochons primés lors d’un comice agricole, de jeunes mères encourageant des fillettes à caresser des porcs dans des parcs animaliers, l’équipe des pom-pom girls de l’Arkansas groupée autour de sa mascotte : un razorback. Des milliers d’images de femmes et de têtes de porc. 1 % terminé… 2 %…
Albion roulait dans une Honda Accelerant de 46, vert forêt – mais une recherche de la marque et du modèle, limitée à Polish Hill et aux années du bail, ne donne rien, sinon le message Aucun résultat trouvé et la suggestion d’alléger mes paramètres.
Ce n’est pas normal. Même si Albion se garait hors du périmètre spécifié, même si le dossier est incorrect et qu’elle n’a jamais roulé en Honda, l’Accelerant était un modèle trop populaire pour qu’il n’en apparaisse pas au moins un dans les résultats de la recherche. Il est impossible qu’on ait archivé zéro Accelerant à Polish Hill au cours des années spécifiées : le moindre conducteur se contentant de traverser le quartier, de descendre d’Oakland jusqu’au Strip devrait apparaître.
J’allège mes paramètres – cherchant une Accelerant mais pas le modèle spécifique, quoique me limitant toujours à « Polish Hill » et aux années du bail. Une nouvelle fois, je rentre bredouille.
J’allège encore – cherchant uniquement « Accelerant » dans l’Archive tout entière, et j’obtiens la liste des concessionnaires Honda, des modèles de toutes les années plus les nouveaux encore chargés sur des camions, la moindre publicité pour une Accelerant d’occasion à vendre, la moindre Accelerant garée dans la rue, devant les maisons, trop de résultats pour seulement les parcourir – mais toujours rien dans l’angle mort particulier que j’essaie d’observer.
Le Pepsi m’aide à réfléchir, de même que les Ho Hos – je décapsule une bouteille de deux litres et ouvre une nouvelle boîte, prenant cinq minutes de pause avant de m’immerger à nouveau. Réfléchis. L’Archive reste écrite en Java, donc je règle les paramètres sur « Polish Hill » et les années du bail d’Albion, mais je ne cherche plus l’Accelerant – au contraire, je traque une « TimelineException », une erreur de continuité révélatrice dans le code, indiquant une inexactitude historique, un tripatouillage des données. Je lance la recherche en m’attendant à trouver quelques centaines, voire quelques milliers d’exemples, mais mon iLux se retrouve surchargé d’une inexploitable myriade de résultats – près d’un million avant que je n’interrompe le processus. Merde…
Je parcours le rapport d’erreurs – le pirate qui efface la voiture d’Albion a intentionnellement endommagé le code, semble-t-il : il a dû effacer, échanger ou modifier la plupart des voitures archivées à proximité de l’appartement, afin de surcharger les recherches d’erreurs. J’ai vu des opérations similaires dans des cas d’arnaque à l’assurance – mais l’effaceur d’Albion se montre particulièrement méticuleux. Je ne dispose d’aucun outil pour interpréter un bordel pareil. Le travail force l’admiration.
Réfléchissons méthodiquement : un reflet de cheveux roux au moment où Zhou se détourne du miroir. Rien de pistable en soi, mais ce résidu constitue à tout le moins une petite erreur – la manipulation n’est peut-être pas aussi parfaite qu’il y paraît.
Des heures en temps réel à traîner devant le Lili Café au coin de Dobson Street et d’Hancock Street, le même immeuble que l’appartement d’Albion, à regarder les voitures, ou plutôt leur reflet dans la grande devanture du bar. Quand un véhicule passe, j’en note la marque, le modèle, puis j’en fais autant pour son reflet – parfois une simple tache de couleur floue – sur une feuille séparée. Les voitures correspondant rarement à leur reflet, j’ai bon espoir de surprendre une trace de l’Accelerant d’Albion dans la vitrine. C’est fastidieux mais c’est une tâche à laquelle je peux me consacrer, un début. Je reconnais la serveuse archivée là – je crois qu’elle s’appelait Sandy –, menue, avec un chapeau cloche et des lunettes à monture noire. Je me rappelle qu’elle faisait des sérigraphies : ses posters au néon et au pastel pour les groupes de Pittsburgh et les Steel City Derby Demons décorent le café. Theresa avait travaillé avec elle, l’avait engagée pour animer des ateliers d’art en lycée : la réalisation de sérigraphies avec des matériaux végétaux. Elle fait chauffer du lait à la vapeur, dessine des feuilles sur la crème des latte. Certains des clients me sont aussi vaguement familiers – des gens que j’ai pu voir dans le quartier. Une autre voiture passe et j’en note le reflet. J’ai déjà épluché quatre jours de métrage quand une Nissan Altima gris métallisé projette sur la vitrine du café le reflet d’une Accelerant break verte – et je comprends que j’ai trouvé.
Je note le time code du reflet, lui adjoins un marque-page.
Je lance une autre analyse, limitée à Polish Hill et aux années du bail d’Albion, mais cherchant, plutôt que l’Accelerant, la voiture de substitution, la berline Altima de 53. Je suis prêt à interrompre le processus si je récolte le même déluge d’erreurs, mais le pirate a commis une erreur : il a utilisé l’Altima comme élément de substitution universel, en se servant sans doute d’une fonction aussi élémentaire qu’un copier-coller. L’analyseur rapporte des résultats gérables – que je matérialise à l’aide de punaises sur un plan de Polish Hill. Ces marques, telle une piste de miettes de pain, désignent clairement deux sites : l’appartement d’Albion sur Dobson Street et le parking souterrain d’un gratte-ciel, le Pulawski Inn, à quelques rues de là. Je sauvegarde ma recherche, réinitialise l’Archive à une date où l’Altima devait être garée au Pulawski Inn puis m’y engage pour tenter de la trouver.
Chaque étage du gratte-ciel est divisé en vastes lofts équipés de baies vitrées dont les panneaux coulissants mènent à d’étroits balcons. Le hall, couleur champagne, accueille des fauteuils et des canapés à rayures d’or pâle. Une table en acajou en occupe le centre, ornée d’un bouquet d’orchidées dans un vase. La gardienne reçoit les visiteurs à un guichet. Elle lit Camus – ses cheveux bruns sont assortis à la table en acajou, sa jupe et son chemisier à la couleur des murs. Elle sourit lorsque j’approche, et me lance : « Puis-je vous aider ? » Quand je lui demande si elle a déjà entendu le nom « Albion », toutefois, elle fouille dans sa base de conversations enregistrées et déclare :
« Aucun résultat trouvé…
– Pouvez-vous me dire comment on accède au parking ?
– L’ascenseur se trouve juste à la sortie du hall », répond-elle en tendant le doigt pour m’indiquer le chemin.
Je prends l’ascenseur jusqu’au niveau P1 et arpente les allées étroites, balayant les voitures des yeux, comparant avec les résultats de mon analyse. Je finis par trouver l’Altima garée dans une rangée de places réservée aux visiteurs. Je sauvegarde l’image, mais tout ce qui identifie la voiture a été effacé – pas de plaque minéralogique, pas de numéro de série, pas de déchets ni d’affaires quelconques sur la banquette arrière ou le tapis de sol, rien d’autre qu’un châssis de Nissan générique, probablement arraché à un flux de concessionnaire, rien de particulier au véhicule que je cherche.
Je traîne à proximité, espérant voir arriver Albion. J’attends, désorienté par les angles étranges du garage, formés à l’aide des films de caméras de sécurité à objectif fisheye, je me concentre sur l’ascenseur et pose un marque-page sur le moment où ses portes s’ouvrent. Zhou. Un caban bleu marine, les cheveux rentrés dans le col. Elle porte une robe de laine blanche, ses jambes étincellent sous l’éclairage de la cabine. Une blonde l’accompagne, tout aussi superbe – plus grande de quelques centimètres, portant un jean serré et un débardeur à motif cachemire cramoisi qui souligne ses épaules et sa gorge, les cheveux réunis en une tresse lâche pendant bien au-dessous de sa ceinture. Les traits de la blonde sont purement scandinaves, avec pommettes marquées et yeux bleus en amandes. Elle a le bras gauche tatoué de l’épaule au coude : un motif complexe de roses et de callas. Elle aussi s’attarde dans l’ascenseur, riant d’une remarque de sa compagne, tandis que leurs doigts se touchent. Avant que Zhou ne sorte, la blonde passe la main sous son col pour libérer ses cheveux. J’accompagne la remplaçante d’Albion de l’ascenseur à la Nissan. Au moment où elle monte au volant, toutefois, elle disparaît – ne laissant léviter là qu’une tache rouge pour m’apprendre que s’est produite une TimelineException.
Je file alors la blonde. Nous montons ensemble au neuvième étage et, quoique l’ascenseur comme elle-même soient illusoires, je perçois le parfum floral de son shampooing, celui de ses vêtements. Quand je touche son bras, je sens ses muscles, sa peau, et elle réagit à mon contact. Quelqu’un l’a sculptée ici – elle précisément, ajoutant en calques ses parfums et ses réactions. Elle ne donne pas l’impression de peau générique des autres occupants de l’Archive. À mon contact, elle se penche et entrouvre les lèvres, s’attendant semble-t-il à ce que je l’embrasse, mais je reste de mon côté. Elle finit donc par reprendre sa place initiale, regardant croître les numéros d’étages. Quelqu’un a programmé cette scène pour revivre des moments intimes avec elle. Quand les portes s’ouvrent, je la suis. Le couloir est de la même couleur champagne que le hall, avec des appliques murales qui émettent une lueur pâle. Elle ouvre sa porte, appartement 1001, entre et referme derrière elle. Quand je veux la suivre encore, je trouve le battant verrouillé.
« Annulation », dis-je. Un clavier numérique lévite sur le mur. J’entre mon code d’accès et la porte pivote, mais l’autre côté a été remplacé par un sculpt de série : la disposition standard de ce type d’appartement, des meubles génériques, un décor générique et rien d’autre, aucune trace de la blonde.
Je retourne dans le hall. La gardienne est en train de verser une tasse d’eau dans le vase aux orchidées. Je lui demande comment s’appelle la locataire de l’appartement 1001 et, après une brève recherche, elle me répond : « Peyton Hannover… »
Je note le nom.
Examen des résultats de ma recherche sur le graffiti à tête de cochon : rien de concluant, mais plusieurs mentions d’une œuvre qui en est sûrement l’inspiration : un tableau au pastel, gouache et aquarelle de 1879 intitulée Pornokrates, par un artiste belge, Félicien Rops. Il représente une femme, nue sauf pour ses bas, ses gants d’opéra et un bandeau, qui promène un cochon en laisse. J’en trouve une version haute définition et la sauvegarde avec le graffiti de l’immeuble d’Albion. Je ne sais pas trop ce que tout ça est censé vouloir dire…