29 décembre


Les vieilles maisons, à Polish Hill, donnent l’impression de s’enfoncer dans la boue ou de glisser paresseusement vers la rivière au bas de la colline. Des maisons mitoyennes jumelles, au revêtement de bois brut ou dont la peinture s’est effacée depuis longtemps, décoloré jusqu’à devenir gris argent, vermoulu aux abords des fondations et des gouttières. Le portail inscrit dans le grillage est défendu par un cadenas, mais la clôture ne m’arrive qu’à la taille, aussi puis-je l’escalader. De petites cours boueuses, semées de crottes de chien et de jouets, une plaque de béton craquelée en guise de véranda. Je travaille dans l’unité du bout. La porte-moustiquaire pend sur des gonds à moitié arrachés.

J’ouvre la porte d’entrée. Je pénètre à l’intérieur.

La lumière du hall est tamisée par une masse de mouches et de moucherons écrasés jamais chassés de l’applique. Dans un cadre, au canevas : Vous êtes au pays des Steelers. Du parquet, les cliquetis et raclements de griffes, et les halètements humides d’un gros chien. Quand il franchit l’angle, je pousse un cri aigu – gêné par mon début de frayeur à la vue d’yeux jaunes et de crocs couleur babeurre, mais c’est tellement réel, cette apparition gutturale d’un pitbull qui se frotte contre mes jambes et me colle la truffe sur l’entrejambe, qui renifle. Le chien est une masse de muscles. Son profil social se met à luire : Oscar, chéri des Stanley. Je lui caresse les oreilles, gratte les plis veloutés de sa tête. Je sais qu’il n’est pas réel – que cette chose n’est pas réelle – mais l’iLux comble les failles du sculpt avec des souvenirs, l’odeur du chien humide, la sensation de sa bave et de sa truffe humide. Son souffle chaud et sa langue douce.

« Ça va bien, gars, ça va bien », dis-je en tentant de repousser sa masse de mes genoux.

Oscar ne me suit pas à l’étage. Les yeux fixés sur moi, il éternue et éjecte un long filament de morve dont il se débarrasse en secouant la tête. Un tapis sur les marches, un bout de tuyau en guise de rampe. Le Cœur Sacré de Jésus pendu sur le palier. D’autres images couvrent les murs du couloir de l’étage : des photos des propriétaires, Edith et Jayden Stanley, de leurs amis et de leur famille, tous morts… des femmes trapues aux cheveux ternes maintenus par des chouchous, des hommes longilignes à l’air sérieux : tee-shirts amples et maillots des Steelers, blouses d’infirmières et tennis d’un blanc éclatant.

Il y a une entrée des combles dans le hall, une trappe au plafond. Je tire la sangle de cuir qui me permet de descendre l’échelle. Une ampoule unique, et de basse puissance, éclaire le grenier. Il fait chaud ici – étouffant. Des cartons, des décorations de Noël. Des fenêtres sur les deux côtés, l’une donnant sur la rue et les bardeaux déchirés de la véranda, l’autre dominant l’arrière-cour clôturée, la chaîne du chien enroulée dans l’herbe et la piscine pour enfants emplie de cinq ou six centimètres d’eau de pluie. Derrière, la large façade du Pulawski Inn s’élève au-dessus des toits voisins. Les briques moutarde foncent sous la pluie, deviennent ocre. Une chaise pliante est déjà installée près de cette fenêtre-là. Je m’assieds. J’observe.

Trois étages à partir du haut, l’angle oriental – appartement 1001, Autozoom × 3, × 9 – je scanne les fenêtres, reboucle en avance rapide et inverse le déroulement. Peyton Hannover était étudiante en lettres à l’université Chatham et mannequin à temps partiel pour des publicités locales : les billets saisonniers de Pirates, Mattress World, Shop’n’Save… J’ai vu ses publicités, et je l’ai vue dîner avec des amis, je l’ai vue traverser seule Frick Park, et je l’ai vue mourir – alors qu’elle faisait la queue dans un CVS d’Oakland Nord pour acheter une bouteille de lait chocolaté : plissant les yeux sous l’éclair aveuglant avant que sa peau ne prenne feu et ne se change en cendres, ensuite chassées par le même vent écumant qui a dispersé celles du CVS lui-même aussi aisément que s’il était fait de papier journal.

Je la vois à présent, lors d’un jeudi soir de fin juillet, préparer le dîner dans sa cuisine – je l’ai déjà regardée faire plusieurs fois : trancher des fraises pour la salade et pêcher le poulet dans le sac de marinade. Si je puis l’observer tandis qu’elle dépose chaque filet de volaille dans une poêle tout en agitant les bras pour écarter la fumée du détecteur, c’est que, tout au long des dix derniers mois, Jayden Stanley a pointé sur ses fenêtres une webcam HD Canon avec zoom optique × 27. Il l’a filmée depuis son grenier, enregistrant les images sur un compte payant JunkTrunk de dix teraoctets, protégé par mot de passe, auquel la loi sur le droit au souvenir m’a permis d’accéder grâce à mes codes de l’Archive. Stanley a filmé Peyton Hannover alors qu’elle se déshabillait après ses cours, et, le week-end, prenant le petit déjeuner, pamplemousse et café, en pyjama sur son balcon. Il l’a filmée en Lycra, en train de pratiquer le yoga dans son salon. Il l’a filmée en train de boire du vin avec des amis, et il a aussi filmé durant de longues heures l’appartement vide en son absence. Il l’a filmée à travers les baies vitrées qui ont dû la séduire quand elle a signé son bail : une vue panoramique de Polish Hill et des toits de la ville au-delà. L’espace qui sépare le grenier des Stanley et l’appartement de Peyton est entièrement dégagé : depuis le premier, je vois du second les briques apparentes des murs, un poster de fleurs polychromes de Warhol, tout… Je vois tout clairement. J’ai examiné les dix mois de métrage disponible. La plupart du temps, Peyton n’y fait rien de plus passionnant que regarder HGTV ou America’s Next Top-Model – mais une soirée m’intéresse : ce jeudi de fin juillet.

Durant la plus grande partie de la soirée, Stanley a filmé la mauvaise pièce : des heures de métrage sans intérêt montrent la lumière baissant dans la chambre, des éclaboussures de coucher de soleil formant des polygones de plus en plus petits sur le mur au-dessus du lit. Il a dû venir vérifier sa caméra à 19 h 42 car le cadrage se modifie alors : dans la cuisine, Peyton en train de trancher des fraises et de rincer de la laitue. Elle porte un short en lycra et un tee-shirt à manches longues qui lui découvre une épaule. Des bassines en plastique et en métal bordent le petit couloir qui mène à la salle de bains – mais Stanley a trop zoomé, coupant le reste du loft. Je l’imagine venant ici furtivement, avec à l’étage inférieur les appels de son épouse ou les plaintes d’Oscar qui veut sortir, positionnant la caméra pour filmer la cuisine mais n’ayant pas le temps de fignoler la prise de vue comme il l’aimerait. Il ne s’agit toutefois que d’une supposition. Presque vingt minutes à filmer ces bassines. Albion apparaît vers huit heures du soir, chargée de rouleaux de tissu. Ses cheveux cramoisis sont réunis en un chignon serré au sommet du crâne, maintenu à l’aide de crayons à papier. Sa peau est aussi pâle qu’un camée – je la comparerais à un cygne si cela ne risquait pas de faire croire que je suis en train de tomber amoureux d’elle. Sur la vidéo de Stanley, elle est assez peu vêtue : soutien-gorge de sport, short en lycra, baskets. Athlétique malgré sa taille, elle manipule les rouleaux de tissu avec adresse. Peut-être a-t-elle naguère pratiqué le volley-ball ou le tennis. Je la regarde mesurer et couper l’étoffe, puis immerger les lés, un par bassine.

J’imagine à présent les deux femmes dînant ensemble, mais la table est hors de vue. Je regarde donc les bassines. Peyton retourne à l’évier de la cuisine après vingt et une heures. Albion réapparaît dans le cadre aux alentours de 21 h 30. Elle s’agenouille, sort des bassines les tissus teints en violet vif. Elle les pend, dégoulinants, à un fil de fortune, déclenchant une pluie colorée sur des bâches en plastique transparent. Ses mains et ses avant-bras pourpres lui donnent l’air d’avoir broyé des raisins pour faire du vin. Je l’observe. Peyton passe brièvement dans mon champ de vision. Albion éclate de rire. Quelques minutes plus tard, elle bâille et s’étire, les bras levés au-dessus de sa tête, fait craquer ses épaules. Je regarde les dernières images où elle figure. Cette trace s’achève quand, une fois le tissu pendu, elle emporte les bassines dans la salle de bains. Ensuite, je ne la vois plus. Je suis allé plus loin dans le temps, mais Stanley n’était pas en train de filmer quand les tissus ont été dépendus, il a manqué la fin du ménage et toute autre occasion à laquelle Albion a pu rendre visite à Peyton – ou bien ces images-là ont déjà été effacées. Je retourne au début de la boucle. Assis sur une chaise pliante dans le grenier de Stanley, je regarde par la fenêtre l’appartement d’en face et j’attends. Peyton tranche des fraises et sort le poulet de la marinade. Albion entre dans le cadre, chargée de rouleaux de tissu. Je l’observe.