8 janvier


Le graffiti sur l’immeuble d’Albion n’est pas issu de Pornokrates, comme je l’ai d’abord pensé, mais s’approprie une image d’un album d’Agent Provocateur intitulé Manoir, un de ces catalogues narratifs à tirage limité que les créateurs de mode distribuent chaque saison aux investisseurs. J’en ai trouvé une reproduction sur kink.torrent ; le scan est merdique mais je vois ce que représente l’image : trois femmes dont deux en laisse. L’auteur de l’album, un photographe du nom de Coudescue, a dû s’inspirer de Pornokrates pour son image – j’ai texté Gav avec un aperçu en pièce jointe, pour savoir s’il connaissait l’œuvre ; il m’a répondu que je pourrais la voir de mes yeux dès que je trouverais le temps de passer chez lui.

L’album que je cherche est vieux de plusieurs saisons, mais Gavril collectionne ces trucs-là : monographies sur la photo, recueils de clichés, catalogues, chemises bourrées d’impressions des publications de pornomode qui ont attiré son œil au fil des ans. Il entrepose tout cela dans un grand dressing qu’il appelle sa « salle de lecture » – l’unique endroit isolé de la fête permanente qui règne dans le reste de l’appartement. Gavril y a installé une chaise pliante rembourrée et une table basse avec une lampe à abat-jour vert. Un bloc-notes. Il a fixé des planches sur tous les murs en guise d’étagères : les catalogues s’y entassent sur trois couches, ainsi que sur le sol, en stalagmites branlantes. Il adore montrer sa collection. « C’est l’art véritable de notre époque », dit-il. Il m’explique la vie, tout en allumant un joint d’une main et en caressant de l’autre le duvet de son crâne comme un bébé découvrant les poils. « Il n’y a aucune raison pour que notre époque ne soit pas définie par des créateurs d’images de mode comme La Havre, Coudescue, Smithson. »

Il trouve l’album pour lequel je viens mais lâche pourtant :

« Regarde-moi celui-ci : Gucci. L’album qui a lancé Teenie Mizyuki – un putain de commentaire politique, ça. Il a pris la collection d’automne de Gucci et il l’a jetée dans les villages palestiniens bombardés après la guerre civile. Il n’a pas employé de mannequins, seulement des filles trouvées sur place. Génial, putain, absolument génial…

– Depuis combien de temps as-tu ça ? »

Je parle de l’album Agent Provocateur que je suis venu voir : épais, dans les trois cents pages, tout en couleur, sur papier glacé, pour promouvoir une collection baptisée « En haut, En bas ».

« Merde, frérot, j’en sais trop rien. Dix ou onze ans ? Les grandes marques sortent des albums de qualité exceptionnelle. Il existe un marché de la collection pour ça. Il y a quelques mois, je me suis défait d’un exemplaire en double du Gucci de La Havre : ça m’a fait bouffer pendant un mois. Celui qui t’intéresse n’est pas aussi cher, mais évite quand même de corner les pages… »

Le catalogue n’a rien de spécial, pour autant que je puisse en juger : il présente le récit décousu d’une blonde et d’une rousse séduites par tous ceux et celles qu’elles rencontrent lors d’un week-end dans un manoir de province : les palefreniers, les cuisiniers, la maîtresse des lieux… Timothy m’a décrit quelque chose comme ça – il pourrait s’agir du scénario même qu’il dit avoir regardé en boucle quand il déprimait, avant d’arracher son neurospam. Peut-être cet album est-il associé au flux qui l’obsédait. Softcore de Sade, toutes les pages superbement réalisées, photographiées comme un conte de fées, les filles à peau de porcelaine culbutées dans diverses tenues plus ou moins déshabillées, chaque scène proposant des éléments de lingerie différents. Page 136, je m’exclame :

« Oh, merde, voilà…

– Quoi ? Voilà quoi ? » interroge Gavril.

La maîtresse de maison, nue sauf pour ses bas, ses gants d’opéra et un bandeau, les filles à quatre pattes, tenues en laisse. Je scanne et sauvegarde le cliché, laissant mes pensées s’entrechoquer.

« Je n’arrête pas de tomber sur cette image, dis-je. Elle a servi de modèle à une autre, peinte sur l’immeuble d’Albion, où les deux filles ont des têtes de porc.

– C’est qui, Albion ? Tu vois quelqu’un, Domi ? Zkurvysyn…

– Je cherche une dénommée Albion dans l’Archive. Elle était mannequin. Si ça se trouve, tu la connais… »

Je lui flashe la photo d’Albion pour savoir s’il l’a déjà vue, mais, selon lui, elle travaille strictement sur le marché amateur à petit budget.

« La photo est jolie, dit-il, et la fille également, elle pourrait facilement trouver du boulot comme modèle. »

Il ajoute que, toutefois, pour avoir une présence ne serait-ce que minime dans les bases de données professionnelles, il faudrait qu’elle soit carriériste – qu’elle travaille à sa promotion.

« Il y a un tas de sites amateurs à la con sur lesquels tu pourrais la trouver, dit-il, mais il te faudrait toute une vie pour éplucher des photos glamour artisanales de lycéennes qui se croient à tort capables de devenir célèbres dans les flux…

– Elle est morte à Pittsburgh…

– Oh, merde, dit Gavril. Merde, désolé. Laisse-moi réfléchir une minute. Bon, même si elle était pro ou semi-pro, les réseaux de l’époque n’étaient pas les mêmes que maintenant. Cette photo faisait partie d’une campagne à marché limité, sinon tu aurais trouvé une référence – les spécialistes de l’histoire de la mode sont des fanatiques. Donc c’est un coup ponctuel. Une compagnie indépendante locale. Tu n’as aucune chance de trouver la fille grâce à cette photo – pas avec les ressources actuelles. Aucune chance. L’image n’est même pas signée. Pas moyen de l’augmenter. Rien à référencer. Parle-moi des porcs… »

Je promets de le mettre au courant pendant le dîner. Il veut que je l’emmène chez Primanti. Je suggère un autre endroit, peut-être le restau thaï qu’il a déniché, mais il insiste. C’est lui qui conduit. Il trouve les Beach Boys à la radio et chante avec eux, se trompant dans les paroles, si bien que j’éclate de rire.

Gavril se gare au centre de Silver Spring et nous marchons jusque chez Primanti, un restaurant haut en couleur sur le thème de Pittsburgh, près d’un parc d’attractions en salle. Il s’en échappe une odeur de graisse et d’alcool, les tables en terrasse sont occupées par des clients qui boivent de l’East End Brewing et se gavent de sandwichs à la viande et au fromage avec des frites. Devant le restaurant, s’étend une boutique de souvenirs presque aussi vaste, emplie de porte-clefs ou de cartes postales de Pittsburgh dans des présentoirs pivotants ; des magnets, des chopes de bière en porcelaine. Il y a un mur dit « de Pittsburgh », où sont écrits les noms des disparus. Je suppose que c’était censé être l’équivalent du Monument du Vietnam, un sobre hommage aux victimes, mais ce mur-ci est un entrelacs épais d’inscriptions au feutre et de gravures au canif illisibles. J’y ai inscrit le nom de Theresa, il y a des années : il est depuis longtemps recouvert. Même aujourd’hui, des clients en griffonnent d’autres en attendant qu’une table se libère – la plupart écrivent le leur, à présent. Combien d’entre nous sont de vrais survivants ? D’après les documents, environ cent personnes ont survécu à la bombe – protégées de l’explosion par d’étranges coïncidences, elles se sont extirpées des décombres et ont fini par être récupérées par les sauveteurs. Beaucoup d’autres, comme moi, ont été sauvées par un emploi du temps qui les a éloignées de la ville pour l’après-midi. J’ignore combien il y en a d’authentiques, mais j’ai lu que les survivants de Pittsburgh sont comme les éclats de la Vraie Croix : si on nous rassemblait, on obtiendrait trois ou quatre fois la population de la ville. Le neurospam, qui clignote au rythme de « Pennsylvania Polka », m’implore d’acheter une pendule marquée « Nous n’oublierons jamais », représentant le Triangle d’Or sous un drapeau américain volant au vent, des baigneurs Steelers en porcelaine et des Barbie de Pittsburgh en maillot des Penguins ou minijupe faite d’une Terrible Towel1. Nous sommes assis sur un banc en bois, sous une photo de Franco Harris et de son Immaculée Réception. La serveuse lance : « Qu’est-ce que ce sera ? » Gavril aime les bières fortes en houblon ; moi, je prends une brune chocolatée.

« Alors, c’est qui, cette Albion ? demande-t-il.

– Je travaille pour un dénommé Waverly, dis-je. Un contrat privé. Albion est sa fille. Je la cherche dans l’Archive. J’ai un iLux maintenant.

– Comment es-tu tombé là-dessus ?

– Un avantage en nature. Tu as déjà entendu parler d’une société appelée Focal Networks ?

– Bien sûr que oui. Attends, c’est pour ce Waverly-là que tu travailles ? Theodore Waverly ?

– Où as-tu entendu parler de lui ?

– Oh, merde, Dom, il a pratiquement inventé le neurospam – en tout cas la manière dont on l’utilise aujourd’hui. On ne parle que de lui à la radio. Ton Focal Networks est un groupe de réflexion pour le Parti républicain. Ce sont ses membres qui rédigent les politiques de Meecham.

– Merde.

– C’est le mot, cousin. Une merde noire.

– Je ne suis mêlé à rien de tout ça. Comme je te le disais, je cherche simplement Albion.

– C’est un nom bizarre, dit-il. Joli, mais bizarre.

– Elle a été effacée de l’Archive de la Ville. J’ai consulté les grandes associations caritatives locales, le Service du travail et des statistiques, les pages en cache de Google et Facebook, Twitter, LinkedIn, j’ai lancé des recherches par joker et hashtag en me servant d’InfoQuest et du Réseau Trois-Rivières. Rien. J’ai envoyé des emails aux bibliothécaires du Service des cartes et des monuments de Steel City2 ici et à Johnstown, ainsi qu’une lettre officielle à l’Archive des Citoyens et entreprises de la ville de Pittsburgh en Virginie… »

Nos sandwichs arrivent. Gavril demande pourquoi un type comme Theodore Waverly m’aurait engagé pour ce travail – pourquoi, alors qu’il a tant de programmeurs et de chercheurs à son service, un homme aussi riche que lui prendrait la peine de m’arracher à un programme de désintoxication pour me confier une tâche pareille ?

« Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

– Ne le prends pas mal, Dominic, c’est une vraie question. Theodore Waverly pourrait engager tout le Groupe Kucenic s’il le voulait. Il pourrait même sans doute demander un service à la NSA. Or il t’a choisi, toi entre tous, mon cousin Domi. Ça n’a pas de sens.

– Il s’est adressé à Kucenic, qui lui a dit que j’étais le meilleur enquêteur, lui apprends-je. La crème remonte. Bon, écoute ça : quand j’ai commencé à chercher Albion, j’ai passé un analyseur de visages sur sa photo, j’ai obtenu pas loin de trente mille résultats – mais presque aucun qui soit probable à plus de deux pour cent, alors je suppose que ça ne sert à rien.

– La crème remonte ? Et la connerie, elle remonte, aussi ?

– Écoute : j’ai jeté un coup d’œil aux résultats : l’analyseur a trouvé des rouquines, point final – pas une seule correspondance exacte pour Albion. Un des résultats oscillait autour de sept pour cent de probabilité, donc j’ai regardé de quoi il s’agissait : c’était une photo floue et mal éclairée prise à la ModernFormations Gallery, à Pittsburgh, pendant une lecture de poésie. Le visage concerné était dans l’ombre, donc je ne saurais dire si c’était Albion, mais, Gav, ce soir-là, je faisais partie des lecteurs. J’étais sur scène, j’attendais mon tour. Je me suis vu…

– Oh, c’est flippant.

– Je portais une chemise et une cravate – j’étais tout maigre à l’époque. On m’aurait donné douze ans. »

Gavril paie – il a préréglé l’addition pour que je n’aie aucune chance de partager les frais. Il me promet d’enquêter sur la photo d’Albion que je lui ai montrée, de voir s’il peut trouver des infos sur son travail de mannequin ou de créatrice, mais il en doute. Bien qu’il me propose de garder l’album, je prends quelques minutes quand nous rentrons chez lui pour en scanner toutes les pages, créant un fichier digital. Gav voudrait que je reste boire un verre, mais je réponds que j’ai du travail, et que je ne serai pas disponible pendant un moment.

Seize heures en immersion, huit heures dehors – pour pisser, chier, dormir, me doucher, manger, boire et envoyer un message à Gav ou Timothy afin que quelqu’un me sache encore en vie. Plats à emporter de chez General Tso et deux litres de Pepsi. Du porridge instantané au petit déjeuner et au déjeuner. Trois ou quatre heures de sommeil profond avant de me réveiller pour m’immerger à nouveau. Ma piste la plus claire passe par Peyton Hannover : je tente donc de recréer sa vie, de découvrir ses rapports exacts avec Albion. J’ai trouvé l’adresse de son appartement précédent, dans les Cork Factory Lofts de Railroad Street, à l’époque où son tatouage, incolore, ne présentait que les prémices d’un motif floral intriqué. Et encore plus tôt que cela, lors de sa première année d’études à Chatham, avant qu’elle ait le moindre tatouage, quand elle habitait en cité universitaire et que ses cheveux étaient coupés court, une coupe masculine, avec une raie à la T.S. Eliot. Je la suis. Peyton fait du vélo le matin, se coiffant d’un casque rose qu’elle conserve entre-temps dans un carton de lait fixé derrière son siège comme un panier. Elle n’emprunte que les routes principales, aussi est-elle aisément recréée dans la cartographie : caméras de sécurité successives, caméras de circulation, caméras de tableau de bord, et les caméras rétiniennes de tous ceux qui ont remarqué la jolie blonde. De Railroad Street à Smallman Street, le quartier du Strip puis Lawrenceville. Je la suis. Les visages dans les voitures qui passent ne sont que des taches floues – des pétales sur une branche noire humide –, des impressions capturées par inadvertance autour de Peyton et sculptées là pour s’inscrire dans l’environnement. Ces faces sans visage me rendent nerveux. Il me semble qu’elles cherchent à attirer mon attention, qu’elles veulent me pousser à les remarquer, elles précisément, à me détourner de Peyton pour emplir leurs traits d’un coup de mémoire, mais je n’ai rien à me rappeler sur eux, aucun détail ni souvenir dont je dispose ne peut leur donner chair. Je n’ai jamais connu ces êtres qui passent et disparaissent aux limites de mon champ de vision.

Avant que Peyton n’ait assez de succès comme modèle, elle travaille comme serveuse au Coca Café, en jeans noirs serrés et tee-shirts moulants imprimés des noms de groupes rétro : Centipede Eest, Host Skull, Lovebettie, Anti-Flag. Elle sert du pain perdu à la crème au citron, prépare des latte derrière le comptoir, lave la vaisselle entre les commandes. Je l’observe – elle se glisse avec grâce dans des espaces étroits entre les tables. Theresa et moi venions souvent prendre un brunch ici le dimanche matin, aussi l’iLux extrait-il mon épouse de mes souvenirs : nous voilà douillettement installés dans le box du fond avec un café, partageant du pain à la banane tout chaud, nous échangeant les pages du Post-Gazette.

« Je ne crois pas t’avoir parlé de mon nouveau pote au conservatoire, me dit Theresa. Tu veux bien que je termine ça ?

– Oui, vas-y.

– Trop bon, dit-elle en étalant du fromage blanc aux fruits rouges sur le dernier morceau de pain à la banane.

– Ton pote… ?

– Oui, donc, après l’atelier fleurs de Thaïlande, je vois un type s’approcher de moi – entre quarante et cinquante ans, je dirais. Je l’avais remarqué pendant l’excursion – un sweat-shirt débraillé, des trous énormes dans le jean. Il a attendu que tout le monde soit parti et puis il m’a demandé si on cultivait de l’herbe dans la serre…

– Sans blague ? Tu rigoles…

– Il me dit qu’il serait ravi de me montrer des méthodes de culture plus efficaces que les nôtres. Alors je lui réponds qu’on ne cultive pas d’herbe, mais qu’il devrait contacter la Pittsburgh Cannabis Society. Il me demande ce que ça veut dire, cannabis. Alors je lui dis, “Cannabis”, c’est un autre nom pour l’herbe. Tu sais ce qu’il m’a sorti ?

– Tu inventes tout ça, hein ?

– Il m’a dit : “Merde ! Vous voulez dire que non seulement ils fument de l’herbe mais qu’en plus ils bouffent de la chair humaine ?” »

Theresa et moi nous attardions devant notre café, ces matins-là – je me rappelle qu’elle travaillait sur un livre combinant sa thèse avec un journal de voyage qu’elle avait tenu en Thaïlande, à propos d’écologie, d’agriculture et de cuisine locale, quand elle était étudiante de troisième cycle. Ou bien elle peaufinait les demandes de subventions et les communiqués de presse pour les jardins communautaires qu’elle avait créés – elle voulait changer son travail solitaire en association à but non lucratif, un jour, afin d’établir des pratiques agricoles urbaines viables dans les quartiers.

« Tu veux bien qu’on se promène un peu ? » demande-t-elle au milieu du brunch, en levant les yeux de son papier. Elle se met toujours sur son trente et un pour venir ici – presque en écuyère, ce matin : chemisier blanc et pantalon beige planté dans des bottes en cuir rouge montant jusqu’aux genoux. L’iLux, sans faille, charge mes souvenirs : le dessous de la chevelure de Theresa, couleur de sable humide, et le dessus pareil à de la paille au soleil.

« Je serais ravi qu’on se promène », lui dis-je.

Nous descendons d’un pas allègre Penn Avenue, dans le quartier Lawrenceville, un mélange éclectique de magasins et de cafés qui finit par céder la place à des boulevards bordés d’arbres et de maisons rénovées. Les arbres sont en fleurs. La main dans la main, nous regardons les devantures, visitons certaines boutiques. Sucre, Feuille de Vigne, Bitume, Petit Page. Dans Petit Page, Theresa explore les présentoirs à la recherche de pièces anciennes. La regarder sélectionner des vêtements m’ennuyait un peu alors – je m’appuyais contre un mur et lisais le bouquin que j’avais apporté. Avoir gaspillé ces moments, aujourd’hui, me rend malade.

Une affiche gâche notre début d’après-midi : l’image anti-avortement du groupe Roi des Rois, un fœtus recroquevillé, brûlé et sanglant. Elle est là depuis des années, assez pour être en partie effacée. « Mauvais goût », disait naguère Theresa, mais cette vue lui est devenue intolérable depuis la perte de notre enfant qui ne l’était pas encore. Des contractions dans les toilettes du stade Heinz Field, la désorientation, elle s’est demandé si c’était le début du travail, puis elle a vu le sang dans la cuvette ; elle a regagné nos sièges jaune moutarde en pleurs, décidée à suivre la fin de la partie, le quatrième quart-temps, pour me faire plaisir, parce que les billets étaient chers, qu’ils avaient été difficiles à obtenir, et que j’avais toujours eu envie de voir un match, elle m’a imploré de rester, avec nos chapeaux tricotés et nos serviettes à agiter, mais elle était proche de l’hystérie. « Qu’est-ce qui ne va pas ? Dis-moi ce qui ne va pas ! » C’était notre premier essai. L’hôpital général Allegheny, la salle des urgences – débordant de patients cette nuit-là. Après que les médecins ont expliqué ce qui s’était passé, on a attendu des heures de nouveaux examens. Au bout d’un moment, je me suis allongé avec Theresa sur le lit d’hôpital. Trop assommés par le choc pour pleurer, épuisés, nous nous serrions avec force tandis que se déroulait sur le téléviseur fixé au plafond la fin du match que nous avions abandonné. Nous nous disions que nous essaierions à nouveau, que nous essaierions.

« Intolérable », lâche Theresa à propos de l’affiche. Secouée, elle me présente ses excuses d’avoir gâché notre matinée par sa colère : sans doute est-ce idiot mais cette affiche la dérange, elle vient d’être frappée par ce fœtus qu’elle a pourtant déjà vu des dizaines de fois. Je lui affirme que c’est normal, que ce genre d’affiche devrait être interdit en ville, qu’elle a tout à fait le droit de pleurer – je lui dis cela sur le moment, pour la réconforter ou à tout le moins essayer, mais je voudrais lui dire ce que je sais à présent : que d’ici à quelques années nous essaierons de nouveau, que ce sera une surprise pour nous deux, qu’elle m’annoncera un soir pendant le dîner la naissance prochaine de notre fille, mais je suis incapable d’achever ma pensée car je sais que cette seconde grossesse s’engloutira dans la lumière. Nous pénétrons dans la boutique Bitume afin que Theresa puisse aller s’essuyer les yeux aux toilettes. Planchers en bambou, tee-shirts en coton pliés sur les tables, présentoirs de robes d’été peu garnis. Une alerte de l’analyseur de visage : la tonalité m’annonçant qu’un élément déjà cherché se trouve à proximité – et le souvenir disparaît. Je piste l’alerte jusqu’à l’entrée du magasin, la vitrine où sont collées des annonces écrites à la main et des affichettes pour Mac Miller ou Kellee Maize. Cours de chinois, cours de yoga et affiches glacées vantant les collections de mode locales vendues à l’intérieur : Penny Lane, Zeto, Raven + Honeybear. C’est l’affiche Raven + Honeybear qui a fait réagir l’analyseur : Peyton Hannover posant en étudiante sexy dans une bibliothèque capitonnée de cuir. La jeune femme tente d’attraper un livre sur une étagère en hauteur, exposant les lignes blanches parallèles de ses longues cuisses entre sa jupe écossaise et ses bottes mi-hautes à motif en losanges, le tout bleu poudre. En cursive : Toujours un peu plus haut.

Une rapide recherche : Raven + Honeybear est référencé sur un certain nombre de sites archivés et inscrit en tant que créateur de mode au registre du commerce de Pittsburgh, mais la page d’accueil du site de l’entreprise enregistrée dans le cache est corrompue, tous les liens directs sont désactivés. En mode image plus texte, l’analyseur révèle d’autres affiches Raven + Honeybear sur les panneaux des commerces voisins. Presque toutes mettent en scène Peyton, des vagues de cheveux d’or blanc et les iris si bleus qu’on les dirait en verre, des yeux de poupée. La maison est spécialisée dans une esthétique à base de matchs de polo, d’universités, de pensionnats de jeunes filles et de gentlemen farmers ; des femmes prenant le thé au Frick ou jouant au croquet ; Peyton en pantalon de tweed écossais, chemisier bien coupé et cravate – une tenue presque masculine, mais la silhouette du modèle est soigneusement mise en valeur.

L’amie d’Albion a effectué d’autres campagnes publicitaires archivées ainsi que des publications de mode, des séries de photos pour les magazines Maniac et Whirl, et même quelques séances pour American Eagle, mais elle est trop éthérée pour convenir à l’ambiance fille d’Américain moyen de la marque. La campagne Raven + Honeybear me paraît différente. Les autres emplois de Peyton exploitent son aspect superficiel, la changent en déesse de glace, en beauté inaccessible ; l’approche de Raven + Honeybear est plus familiale : on a davantage l’impression de regarder des clichés privés qu’une campagne publicitaire bien léchée. Ces images me rappellent par leur style la toute première photo que j’ai observée de la fille de Waverly. Je revois Peyton et Zhou dans l’ascenseur, chaque geste de la seconde reproduisant un geste d’Albion, je revois Peyton et Albion dans l’appartement, en train de teindre des tissus, j’imagine Albion prenant ces photos de Peyton, la vêtant de jupes écossaises et lui demandant de poser.

D’après l’Archive, Peyton Hannover est arrivée à Pittsburgh après avoir vécu à Darwyn, dans le Minnesota – 308 habitants. Ses parents, encore vivants, ont pris leur retraite en Floride. Ils ont établi un monument en RV au Puits du souvenir : Peyton, la plus jeune de leurs cinq enfants. Je n’ai consacré que quelques minutes à ce qui est exposé là : des photos de la petite fille disparue, des vidéos de son premier Halloween, celles d’une vraie beauté au bal de fin de lycée, bien trop parfaite pour le gros lourdaud en smoking qui s’efforce d’accrocher un bouquet à son corsage. J’envisage de contacter ses parents, de leur demander si Peyton leur a jamais parlé d’une certaine Albion, mais je sais trop ce qu’est le deuil pour rouvrir les souvenirs qu’ils ont réussi à refermer. Je vais les laisser en paix.

Pour la première apparition de Peyton dans l’Archive, il faut attendre son arrivée à l’université Chatham. Short coupé dans un jean et bottes ferrées, un sweat-shirt à capuche aux couleurs de Chatham. Au Café 61C, dans un patio entouré de tournesols en fleurs, elle lit Jane Eyre en édition Penguin Classics, inconsciente de l’attention qu’attirent ses jambes quand des hommes entre deux âges viennent boire leur café aux tables voisines. Quand elle parle, on entend le Minnesota. Une fille de dix-huit ans qui brosse la poussière de son village dans ce qui est pour elle une grande ville. Je la piste : des fêtes presque tous les week-ends, des filles sur des canapés miteux buvant dans des gobelets Solo rouges, des sous-sols enfumés et bourrés d’hommes dépenaillés qui vident des canettes de Pabst Blue Ribbon. Peyton est semblable à une orchidée dans un parterre végétal. Munie d’un fume-cigarette, parfois d’un monocle, elle flirte agressivement avec des filles qui ne semblent pas trop savoir que penser d’elle. Elle a mené une vie agitée, au début, destructrice : soûle et malade dans toutes les fêtes, ivre morte aux premières heures de la matinée, se prenant des vestes avec des femmes hétéro et laissant n’importe quel homme la mettre dans son lit. Elle ne fait qu’en rire – mais elle est la plupart du temps seule, sans amis, entre les moments où elle retrouve d’autres fêtards.

Étudiant sa vie, je découvre Peyton à Schenley Plaza, pour un festival de musique estival de WYEP. Venue en compagnie de plusieurs connaissances, elle partage avec elles une couverture étalée sur la pelouse. À cette époque, elle commence à se laisser pousser les cheveux : elle ne les porte plus plaqués à la T.S. Eliot, mais blonds et ondulés – ce qui, curieusement, la rajeunit. Elle a sinon entamé le tatouage qui finira par gainer son bras : quelques fleurs seulement, lis et roses, près de l’épaule. Nous aussi, les survivants, sommes rassemblés à ce concert. J’aperçois dans la foule les visages de mes semblables – un peu plus pâles que les autres. Nous nous reconnaissons ainsi et, parfois, nous sourions, mais, le plus souvent, préférons nous ignorer : plus nous nous accordons d’attention, plus nous détruisons l’illusion d’éternité de ces nuits d’été. J’ôte mes chaussures et sens l’herbe sous mes pieds. La grande vedette du concert est Donora. Peyton s’amuse, rit beaucoup, mais, quand commencent à grouiller les papillons de nuit autour des lampadaires du parc, elle s’éloigne de ses amis. Je la suis et la trouve avec Albion, assise sur un des bancs qui bordent le parc. La fille de Waverly a les cheveux enfermés sous un béret en tricot. Elle porte une jupe en lin et un blouson en cuir. Bien qu’elle ait quelques années de plus que sa compagne, elles se sentent bien ensemble. La blonde passe le bras sous le blouson de la rousse, et leur intimité – tels les doigts de Peyton effleurant ceux de Zhou dans l’ascenseur – me trouble, court dans mes veines. Elles ignorent désormais le concert et les autres gens. Avant la fin du spectacle, je les ai vues s’embrasser, un baiser rapide mais qui les révèle amantes, discret mais qui attire l’attention des hommes venus avec leurs familles, jouant avec leurs enfants sur la pelouse… et incapables de détourner les yeux de deux femmes qui s’embrassent. Peyton et Albion partent ensemble. Je tente de les suivre, mais le métrage s’arrête et me voilà rebouclé au milieu de la foule.