Cinq heures de vol, neuf cents passagers aux yeux fixés sur leur téléphone ou sur les écrans incrustés dans les sièges devant eux, les flux étant interdits en vol : toute une saison de De quoi fouetter une chatte, une diffusion de Jules et Peasley Blarf au Caire. Un air conditionné nauséabond – souffle d’enrhumés, couches sales et plateaux-repas décongelés, vieilles chaussettes et pieds puants de ceux qui ont ôté leurs chaussures. Des ordures dans les allées, un équipage trop restreint pour s’en soucier – poussant des chariots chargés de boissons, servant des doses d’alcool dans des gobelets remplis de glace. L’aube, mon visage pressé contre le hublot alors que l’agglomération de San Francisco forme une tache beige et noir béton sur le bleu de l’océan. Plus nous descendons, plus la côte fractale devient banale. La zone urbaine commence à se différencier – centres commerciaux, grandes routes engorgées de circulation, quartiers résidentiels. La piste apparaît en contrebas. Les volets des ailes se mettent en position, faisant s’agiter la cabine. Attachez vos ceintures, éteignez vos appareils électroniques. Des enfants hurlants, un nuage de mauvaise odeur corporelle. L’avion touche le sol avec un choc violent. Il y a quelques applaudissements quand le neurospam se met en route et que la plupart d’entre nous effectuent un redémarrage, s’autoconnectant à SF.net. Nous roulons sur la piste, presque tous les passagers sont déjà debout, pressés de partir, la tête désagréablement baissée sous les compartiments à bagages. Ils sortent vestes et sacs de sous leurs sièges et jouent des coudes dans l’allée, tandis que des effluves chimiques dérivent des toilettes… blocs désodorisants, diarrhée et désinfectant. Je n’avais pas pris l’avion depuis longtemps. Les hôtesses me souhaitent un bon séjour.
Hannah.
Twiggy.
Albion.
Des bus servent de navettes jusqu’au terminal, la sécurité de Delta Airlines effectue un premier examen de nos pièces d’identité au moment où nous entrons, les hôtels sponsorisés nous inondent de tarifs préférentiels. Le guide BayCrawler me recommande une chambre économique au Baywiew-Hunters Point Holiday Inn, à la journée. Je réserve, les termes et conditions défilent, à demi ombrés. Accepter, Accepter – Tout accepter. Des heures à faire la queue, à naviguer entre des cordons, chacun assis sur sa valise, les yeux vitreux, à regarder des flux. Le neurospam balance tout un fatras de lumières dansantes : comparatif de taux des bureaux de change pour les voyageurs étrangers, taxis, taxis jaunes, une Paris cacochyme, en leggings dorés, qui me supplie de transférer ma réservation au Hilton Days Inn, avec des chambres moins chères, et HBO qui clignote en surimpression, et Holiday Inn qui me rappelle à tue-tête que ma réservation est non remboursable, et des femmes drapées dans des serviettes de bain qui m’offrent services de remise en forme et visites guidées de la ville. Vous connaîtrez une fin heureuse à San Francisco !
Le contact de Gavril est un agent de Nirvana Modeling du nom de C.Q. Je l’appelle mais il ne répond pas. J’appelle à nouveau, avec une demande d’amitié et les pièces jointes de Gavril, mais toujours pas de réponse. Je texte : Dominic, un ami de Gavril. Je cherche un mannequin avec lequel vous travaillez peut-être. Gavril vous a-t-il contacté ?
Des gardes nationaux en armure, pistolet-mitrailleur en bandoulière, patrouillent le long de la ligne de sécurité. Des bergers allemands en laisse reniflent nos sacs, nous reniflent nous – quand je pose par terre mon sac à dos, ils l’entourent, passent le nez le long des coutures. Je prie qu’ils ne sentent aucun résidu, mais suis assez sobre pour avoir laissé mon caramel à Washington. Encore une vérification d’identité – des soldats équipés de lecteurs de codes-barres portatifs scannent mon passeport et mes rétines. Des voix robotiques récitent : « Ne laissez jamais vos sacs sans surveillance. Restez avec vos bagages en permanence. Ne laissez jamais vos sacs sans surveillance. Restez avec vos bagages en permanence… »
Une jeune femme qui se trouve avant moi dans la file répond à des questions. Elle parle mal anglais, mais un contrôleur de TSA, les cheveux blancs, le visage grêlé, finit par tamponner son passeport et lui faire signe de passer à travers le scanneur. Les politiques d’arrivée ou de départ des vols sont strictes : nous avons tous déjà subi cela avant de monter à bord de l’avion, mais TSA nous oblige à franchir de nouveau tous ces contrôles. Je vois la jeune femme remonter son tee-shirt de quelques centimètres et retirer la ceinture de son jean. Elle ôte également ses deux bottes et dépose le tout dans un bac en plastique. Elle parle français, je l’entends à présent, mais elle ne comprend pas ce que lui disent les douaniers : les applis de traduction peinent à tenir le rythme en raison d’un wifi anémique. Le contrôleur, un type fluet en veste bleue et pantalon gris, ganté de latex bleu, écarte les bras du corps. La Française comprend enfin et l’imite – gardant les bras tendus. L’homme la palpe, fait courir les mains sur l’arrière de ses cuisses et remonte le long de son corps tel un amant lassé, tapote l’intérieur des cuisses, palpe l’entrejambe. La femme, quoique gênée, se laisse faire : elle reste immobile tandis que le douanier lui tâte le dessous des seins et glisse les doigts sous l’armature de son soutien-gorge. Que pourrait-elle faire d’autre ? Quand on lui enjoint de passer à travers le scanneur corporel, tous les hommes, moi y compris, se tournent vers les écrans de sécurité à production participative, placés en pleine vue. Nous sommes curieux – et la voici, comme une eau-forte en vert, sur plusieurs couches, sa peau et ses sous-vêtements – sages –, le tissu de ses habits. Les boutons du jean et l’armature du soutien-gorge apparaissent vert pâle, presque blancs, le neurospam évoque un napperon de dentelle posé sur le cerveau. Les douaniers restent impassibles, jouant le professionnalisme, mais, alors que je regarde le spectacle, des filles envahissent mon champ de vision en surimpression, me proposant des sites payants bourrés de scans d’aéroport piratés – stars du porno, célébrités, amateurs, un tas de super-canons scannés pour la sécurité nationale puis piratés sur les flux.
Passeport tamponné. On me palpe et on me fait passer au scanneur. Mon corps se projette en vert sur la vitre noire – les autres voyageurs le voient, mais je me demande s’il y en a un seul pour regarder.
De l’acid jazz par-dessus de l’électro – une tonalité non reconnue. Visualisation profil : Colvin Quinn, Nirvana Modeling, éditeur. Ajouter au carnet d’adresses ? Oui – et le profil de Colvin emplit mon champ de vision quand je m’assieds sur un banc pour remettre mes chaussures. Il a texté : L’ami de Gavril ? C’est vous qui cherchez un mannequin ?
Cao-Xing Lee. Gavril dit que vous la connaissez ?
Ouais, la question de Gavril – c’est Kelly, écrit-il. Son vrai nom est Cao-Xing, mais elle se fait appeler Kelly. Je l’ai sous contrat, oui. Vous voulez l’engager ou quoi ? Vous pouvez le faire en passant par l’agence.
J’ai besoin de lui parler.
Qu’est-ce que vous avez en tête ? Elle est actrice, elle pose pour des posters. Question imiter les célébrités, elle est nulle, mais elle travaillera pour vous en privé si vous la payez.
J’ai juste besoin de lui parler.
Si vous l’engagez, ça passera par l’agence. Pas de conneries en free-lance. Mais je peux vous arranger un entretien, pour obliger Gavril. Elle a une séance de photos le premier. Vous pouvez aller la voir sur le plateau. C’est bon pour vous ?
Parfait…
Je vous enverrai les détails…
Quand je quitte l’aéroport, on me prévient que je sors d’une zone verte sécurisée, et je dois « accepter » pour que l’avertissement disparaisse. Des taxis jaunes sont garés au bord du trottoir – BayCrawler affiche les commentaires des usagers sur les chauffeurs, lesquels, debout sur le trottoir, nous crient que les appréciations à une seule étoile sont fausses, écrites par des passagers excédés souffrant du décalage horaire, et qu’ils sont prêts à nous accorder un tarif préférentiel. À la plupart, leur casier judiciaire apparu en pop-up fait comme un halo. Les AutoTaxis sont rassemblés d’un côté, mais BayCrawler affiche un article effrayant : les cartels de la drogue pistent les touristes en voiture sans chauffeur, les forcent à quitter la route et les assassinent pour leur voler bagages et argent. Trop de mises en garde contre les arnaques. Je fais la queue pour prendre un train de banlieue, téléchargeant les meilleures applis et augs de voyage gratuites de SF.net pour meubler mon attente. Le train est un bullet à sustentation magnétique qui dessert des banlieues pauvres, gare déserte après gare déserte – vitrines condamnées, centres commerciaux abandonnés, voitures sur cales hérissées de contraventions, quartiers incendiés dont les vestiges carbonisés restent à pourrir sous le soleil paradisiaque. Je perds le wifi jusqu’aux abords du centre-ville, tours de bureaux et gratte-ciel bien découpés contre le ciel. Une autoconnexion à City.SF.gov – un message d’un stagiaire de Nirvana Modeling m’attend dans ma boîte de réception. L’objet : Kelly. Ayant téléchargé un dossier de presse, je découvre des photos publicitaires et le programme de la séance de demain. C’est sans conteste Zhou. Des clips vidéo tirés de Notre ville, Le Long Voyage vers la nuit, Le Joyau de l’océan. Ce n’est pas une mauvaise actrice, mais elle a surtout tourné des pubs pour des alcools – nue et couverte de sirop rouge pour Absolut Fraise, en minikilt pour Devar’s. Pour la séance photos de demain, le stagiaire de Nirvana Modeling me donne l’adresse et précise que Kelly est prévenue, qu’elle m’attendra.
Nous contournons le centre-ville et pénétrons dans Hunters Point. Un scan rétinien pour la course, la gare couverte de graffitis Meech-HAM et de croix gammées – une tête de mort de Meecham dessinée avec un halo de feu en guise de cheveux. Le quartier est merdique, mais le Holiday Inn paraît correct, et je m’inscris au distributeur, récupérant les cartes-clefs qui sortent des fentes. Je réinitialise les verrous une fois dans mon nouveau logis – la variété économique, guère plus qu’un placard avec canapé et toilettes. Quoique le décalage horaire commence à me tomber dessus, je ressors acheter quelques pommes, un yaourt grec, une bouteille de deux litres de Pepsi et un paquet de Ho Hos dans une épicerie toute proche. Des hommes traînent au coin des rues, en tee-shirts extra-larges et jeans baggy. Un type me demande de l’argent. « Je te rendrai ça vite fait », me crie-t-il. Je garde la tête baissée. Ensuite, je m’enferme dans ma chambre et grignote mes Ho Hos en regardant l’écran plat fixé au mur – j’ai essayé les flux, mais le routeur de l’Holiday Inn, instable, ne cesse de s’éteindre et de se rallumer. Je voudrais visiter la Ville, visiter les espaces fantômes, mais la connexion se perd.
Payant quelques minutes de connexion par satellite, j’appelle Simka.
« Dominic, où êtes-vous ? Est-ce que ça va ? »
J’ouvre les rideaux de ma chambre et regarde la vue du troisième étage de Hunters Point, afin que mon correspondant voie la même chose que moi : un immeuble délabré, défiguré par des graffitis et des tags obscènes conçus pour implanter des virus dans les neurospams non protégés. Il y a des incendies au loin, quelque part – trois colonnes de fumée noire barrent l’horizon.
« Où êtes-vous ? insiste Simka.
– Au paradis, lui dis-je. Je vais bien.
– Votre appel vient de San Francisco. C’est vraiment là que vous êtes, Dominic ?
– Je viens d’atterrir. Je me sens malade, Simka. Je me sens terriblement mal. Je ne sais pas quoi faire…
– Ça va aller, Dominic. Pensez à respirer. Inspirez, expirez, inspirez et expirez…
– Je me retrouve mêlé à une affaire, lui dis-je, ne sachant à quel point je puis me confier à lui.
– Vous m’inquiétez. Qu’est-ce qui se passe ? Je n’ai pas eu de vos nouvelles depuis que nous avons parlé de Timothy. Je peux appeler la police si vous avez des ennuis, Dominic. Dites-moi… »
Entendre sa voix applique un baume sur des blessures dont je n’étais pas tout à fait conscient – je me rends compte que je suis seul.
« Je mesure à quel point j’ai perdu les pédales. Après Pittsburgh, quand l’hiver est arrivé, il y avait tout le temps des annonces du service public concernant la neige radioactive, vous vous rappelez ? Ces clips me restaient en tête – j’en rêvais, d’une personne qui marchait au milieu des flocons. Une scène sereine, avec la neige qui s’entassait sur les arbres, les pelouses, les toits, avant que nous ne prenions conscience qu’elle était irradiée. Le commentaire énumérait les symptômes. Parlait du césium-137. C’est à ça que ressemble ma dépression, Simka – je crois que je n’arrive pas bien à l’expliquer. Quand elle me tombe dessus, j’ai l’impression de traverser une neige radioactive et il me semble que, même si je cours très vite ou si je tente de me couvrir, la neige continuera de tomber jusqu’à ce que je sois enfoui dessous…
– Je me rappelle ces clips, dit Simka.
– Je vous envoie mes coordonnées, à l’hôtel, au cas où il y aurait une urgence…
– Bien sûr. Dominic ? Vous n’êtes pas tout seul, d’accord ? Quoi que vous traversiez, je suis là pour vous, je suis avec vous. Si vous avez des problèmes, venez. Ma maison est la vôtre… »
Ma connexion satellite est épuisée et je refuse une deuxième période. On est à l’étroit dans cet hôtel bon marché – de quoi rendre claustrophobe. J’entrouvre la fenêtre. J’ai envie de sortir m’éclaircir les idées – Simka me suggère toujours que l’exercice est bon pour le moral –, mais j’entends des chiens aboyer dehors et des gens crier à proximité. Je lis un bouquin que j’ai apporté, La Nécroluminescence de la brume rose, d’Ed Steck, et je bois du Pepsi avec la glace fournie par l’hôtel jusqu’à ce que mes paupières se ferment. Rêvant de blocs de glace verdâtres à la dérive et de neige empoisonnée, je dors jusqu’au matin.