4 mai (suite)


L’aube point quand nous nous séparons. Elle ferme la porte derrière moi, j’entends le cliquetis et le frottement léger de la chaîne dans son logement, le lourd mouvement des verrous. La moquette du hall est grenat, la lumière du petit matin couleur de laine brute. L’odeur de l’appartement d’Albion imprègne mes vêtements – café, peinture à l’huile, terre et orchidées en pot. En la laissant, il me semble commettre une erreur, un grave faux pas à présent que je l’ai trouvée – mais elle m’a dit la nuit dernière que, si nous hésitions à présent, nous mourrions tous les deux.

« Pourquoi ? Qui nous tuerait ? ai-je demandé. Qui sont-ils ? Ceux qui ont tué Mook… »

Peu après trois heures du matin, moment où elle a préparé une deuxième cafetière. Nous étions assis face à face sur son canapé, comme nous l’étions restés toute la soirée. Albion a tiré sur son lobe d’oreille – un petit tic nerveux quand elle réfléchit.

« Je n’étais pas sûre de qui ils étaient avant que tu ne me trouves, mais je le suis à présent, dit-elle. Le frère de Waverly, Gregor, et ses fils. Rory et Cormac. Rory était encore ado quand je l’ai connu. Cormac est plus âgé. Il était marié – je me rappelle qu’il aimait nous montrer des photos de ses deux petites filles. Les frères venaient à la maison pendant la saison de la chasse et ils restaient plusieurs semaines. Gregor Waverly restait encore plus longtemps. Il a quelque chose de bizarre, ce Gregor – je ne sais pas s’il est totalement normal. Il lui arrive de rester catatonique pendant des heures. La famille vient de Birmingham, dans l’Alabama.

– Timothy m’a parlé de l’Alabama, ai-je dit. Le jour où je l’ai connu, il m’a raconté avoir vu des animaux écrasés sur la route en traversant l’Alabama en pleine nuit. Sur des kilomètres. Il m’a dit qu’il était avec sa femme…

– Si Timothy a emmené une femme en Alabama, elle y est morte. Il l’a emmenée à la ferme de son oncle…

– Mon Dieu ! »

Je supposais déjà que Timothy avait tué sa femme, mais l’image brutale qu’évoquait la propriété de l’oncle me remuait tout de même. Des granges et des séchoirs, peut-être – des décapitations et des mains tranchées, j’imagine à peine ce qui peut se cacher au milieu de ces prés.

« Lydia Billingsley, ai-je repris. La femme de Timothy s’appelait Lydia Billingsley. On a trouvé son cadavre en Louisiane. Il y a aussi d’autres jeunes femmes. En fait, je voulais te parler d’une en particulier, avec laquelle Timothy a eu des rapports…

– Je suis désolée, Dominic, a dit Albion. Je ne peux pas t’aider pour ça.

– Tout ce que tu sais me sera utile. Tout ce que tu pourras me dire. Je suis conscient que parler de Timothy va être difficile – je ne veux pas l’affirmer, mais je crois qu’il peut avoir tué la jeune femme sur laquelle j’enquêtais.

– Laisse-la partir, a dit Albion.

– Quoi ?

– Laisse-la partir, a-t-elle répété. Les morts ont droit au repos… »

J’ai tant marché que je jurerais qu’on m’a aplati les pieds à coups de marteau, et que des ampoules aussi grosses que des bombes à eau me poussent entre les orteils. Un Starbucks pour un café et du porridge, une place près de la devanture, d’où je peux regarder la circulation grossir et s’engorger à mesure que le petit matin cède la place à l’heure de pointe. On m’offre un latte gratuit si je remplis un questionnaire de satisfaction, un simple clic, mais je ne suis capable de penser qu’à Albion, à la famille de Waverly et au désir de disparaître. J’ai besoin de réfléchir. De réorienter mon enquête sur la mort d’Hannah Massey. Des prévisions météo toutes les heures, pas un nuage, temps superbe. Albion m’a dit de laisser reposer les morts. Sur le moment, j’ai supposé qu’elle parlait d’Hannah Massey, mais c’était peut-être d’elle-même, je le comprends à présent. Je chasse des gros titres de mon champ de vision : il y a une station-service de l’autre côté de la rue ; le soleil qui se reflète sur les pare-brise et les chromes me distrait.

Je remarque d’abord le message d’erreur.

Un texte en rouge et un léger ping d’avertissement : échec de l’identification. L’appli de la police de San Francisco, que j’ai laissée tourner en tâche de fond, a repéré un agent près des pompes, sur le trottoir d’en face, sans parvenir à l’identifier. Zoom × 3, puis × 9 – il porte une armure mais pas de casque, les cheveux plaqués, huileux, les traits fins comme de la porcelaine. Zoom × 12 : des lèvres aussi minces que celles de Timothy, de petits yeux. Je sauvegarde son image. L’application se verrouille sur son numéro de badge mais, une nouvelle fois, n’obtient aucune correspondance avec les effectifs actuels du service ; invalide, annonce-t-elle. Appeler la police pour confirmation immédiate ?

Que se passerait-il si je lâchais les flics sur lui ? Le véhicule dont il fait le plein est une voiture de patrouille de San Francisco – avec cages d’acier sur les pare-chocs et rampes lumineuses le long du toit. Scénario catastrophe : Waverly dispose de la coopération de la police, les tueurs remontent jusqu’à moi par mon coup de téléphone, m’éliminent, trouvent Albion…

« Annulation », dis-je.

Merde. J’appelle un AutoTaxi et reçois un ping quelques minutes plus tard, quand il s’engage dans le parking du Starbucks. Je me niche sur la banquette arrière. Le taxi me demande s’il doit débiter mon compte personnel mais je refuse.

« En liquide », dis-je, cherchant dans mon portefeuille de quoi couvrir le prix de la course. Je donne l’adresse de mon hôtel puis refuse les options « itinéraire panoramique » et « visite guidée de la ville ». Un coup d’œil par la lunette arrière alors que la station-service rapetisse dans le lointain m’apprend que le flic est encore à la pompe.

J’appelle Albion.

Son avatar est une hirondelle.

« Dominic ?

– Il faut que tu partes. Quitte ton appartement sur-le-champ. Je suis dans un taxi, je retourne à mon hôtel, et j’ai vu un des hommes qui ont tué Mook. Je crois que c’était l’un d’eux…

– Doucement, m’intime-t-elle. Explique-moi ça.

– Il y a un Starbucks pas loin de chez toi, avec une station-service juste en face. Shell, je crois. J’ai cru voir un des hommes qui ont tué Mook. Un seul… déguisé en policier. Je ne sais pas où sont les deux autres. Il est tout près de chez toi, donc il vient peut-être te chercher. Il faut que tu partes. Tout de…

– Est-ce que tu es en sécurité, Dominic ?

– Ça va, lui dis-je. Je ne crois pas qu’il m’ait vu.

– Rentre à ton hôtel. Appelle-moi en arrivant. Sois prêt à repartir. Verrouille les portes. N’ouvre à personne, c’est bien compris ?

– Il faut que tu partes, ne puis-je m’empêcher de répéter.

– Je vais le faire, dit-elle. À quel hôtel es-tu descendu ? »

Je lui en transfère l’adresse, et elle se déconnecte.

« Seriez-vous intéressé par des réductions pour des spectacles dans Candlestick Park ? demande le taxi.

– Annulation », dis-je, mais sa voix continue de bourdonner, des offres « deux pour le prix d’un », des séjours en spa pour les femmes de ma vie, une litanie de propositions cycliques.

Un nouveau coup d’œil par la lunette arrière me permet de repérer le véhicule de police, à deux voitures de nous, sur une autre voie. Nous prenons Oakdale Avenue, un ruban de béton lisse qui réverbère le soleil impitoyable. Larges files bordées de maisons pastel et de petits immeubles, comme de l’Art déco teint pour Pâques. Des arbres poussent de loin en loin sur les bas-côtés, de petites touffes de feuilles sur des troncs minces. La voiture de police est juste derrière nous, à présent, et se rapproche encore. Une sirène retentit. Les lumières clignotent.

« Ne vous arrêtez pas, pour l’amour du ciel, continuez à rouler », mais le taxi me répond : « On vous demande de préparer votre permis de conduire et une carte d’identité valide. On vous demande de poser les mains sur l’appuie-tête devant vous. »

Je tente d’ouvrir la porte mais le verrouillage de sécurité est engagé. Merde, merde. Un crissement de freins quand le taxi franchit la piste cyclable pour s’arrêter sur le trottoir.

« Taxi, quels sont le numéro de badge et le nom de l’agent qui nous a arrêtés ?

– En cours… En cours… Merci de bien vouloir patienter…

– Taxi, appelez la police. Il y a une urgence. Appelez la police.

– Excellente nouvelle ! dit le taxi. La police est déjà sur place !

– Putain de merde… »

Le véhicule de patrouille s’arrête derrière nous, à la distance de deux voitures environ. Il n’y a toujours qu’un seul policier, celui que j’ai vu à la pompe.

J’appelle Albion… qui ne répond pas.

« Non, non, non… »

Il y a beaucoup de circulation sur Oakdale Avenue, les voitures passent trop vite pour que j’attire l’attention de qui que ce soit depuis la banquette arrière du taxi. Pourtant j’essaie. Mais même les bagnoles les plus lentes ne sont que des taches de couleur qui filent de part et d’autre. Le flic pourrait m’abattre séance tenante : je suis enfermé dans le taxi, il pourrait m’étaler la cervelle sur la banquette arrière. Il attend une petite accalmie dans la circulation pour sortir de voiture et se diriger vers moi en marchant au bord de la route.

« Appelez la police. Ouvrez ces putains de portes. Je veux parler à un être humain, merde ! Je veux parler avec le responsable de mon compte…

– En cours… »

Les vitres du taxi s’abaissent à l’avant. L’agent se penche par la fenêtre du conducteur. Des mèches agglutinées par le gel se sont détachées du reste de sa coiffure. Il a le teint pâle, les lèvres exsangues. Soit il mâche quelque chose, soit il grince des dents, et, un instant, je me demande s’il est aussi nerveux que moi.

« Vous êtes John Blaxton ? demande-t-il d’une voix soyeuse à l’accent du Sud, un peu plus aiguë que je ne l’aurais imaginée.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Je crois qu’il faut qu’on discute un peu tous les deux, pas vous ? »

Il n’est pas nerveux du tout – cette mastication doit révéler une espèce de retenue, ou bien l’impatience de me déchiqueter avec les dents.

« Je n’ai rien à discuter avec vous », dis-je. Ma vie semble ne plus disposer que d’une suite de mouvements limités avant la fin de partie. « Je travaillais pour un certain Timothy Reynolds. Si vous avez à vous plaindre de moi ou de mon travail, adressez-vous à lui.

– Descendez de voiture, John », ordonne-t-il en passant la main dans le taxi pour ouvrir les serrures.

Je sais que je vais mourir et, malgré cela, j’obéis, j’obéis tout simplement – je déplace ma masse sur la banquette arrière, rassemblant assez de courage pour sortir côté trottoir, avec le taxi entre nous, et m’enfuir en direction des maisons pastel, mais j’ai déjà les genoux en guimauve : je sais que je ne pourrai pas courir. Si on m’ordonnait de me mettre à genoux pour faciliter l’exécution, j’obéirais aussi, j’obéirais – mon moindre atome d’instinct de conservation est paralysé par la peur. Une fois dehors, je me rends compte que le policier est très grand – plus que moi –, sec et athlétique. Il pose la main sur sa matraque.

« Qu’est-ce que vous voulez de moi ?

– Accompagnez-moi à la voiture, dit-il. Montez derrière, je serai votre chauffeur. »

Ses mains sont blanches comme si elles n’avaient jamais vu le soleil, avec de longs doigts et des phalanges tordues évoquant plus des protubérances que de véritables phalanges. Celle qui ne tient pas la matraque, posée sur sa poitrine, bat un petit rythme sur le métal lisse de son insigne.

Je m’obstine à interroger :

« Comment vous appelez-vous ? »

Nous sommes au bord de la route, pas sur le trottoir. Il y a un carrefour un peu plus loin, mais les voitures qui circulent là n’en ont cure et dépassent allègrement la limite autorisée de 70 kilomètres-heure. Je sens malgré le vent un parfum d’après-rasage ou d’eau de Cologne émaner du policier, et je me demande si Mook l’a senti au moment de mourir.

« Est-ce que vous avez tué Hannah Massey ? »

Cette fois, j’obtiens une réaction – un rictus malicieux comme s’il venait de percer et de profaner le sanctuaire d’un objet sacré. La dernière fois que je me suis pesé, je faisais un peu plus de cent vingt-cinq kilos, mais c’était il y a des années, quand j’étais plus jeune – je lui rends au moins quarante-cinq kilos. Presque sans réfléchir, en tout cas sans trop envisager le résultat possible, je me rue sur lui et le pousse des deux mains, mettant tout mon poids dans cette charge soudaine. Bien qu’il ne perde pas l’équilibre, il titube en arrière et se retrouve sur la première file de circulation. Je ne vois pas la marque de la voiture – et je suis sûr que son conducteur, lui, ne voit pas l’homme soudain apparu sur la chaussée : il a le soleil dans les yeux. Il n’y a ni crissement de freins ni hurlement de pneus partant en dérapage, seulement l’impact élastique du véhicule contre le policier : le pare-chocs le fauche au niveau des genoux puis lui démolit la jambe et la hanche. Projeté sur le capot, le blessé rebondit contre le pare-brise, enfonçant le verre Sécurit, puis se voit projeté sur la voie centrale. La voiture s’arrête en catastrophe. D’autres l’imitent. Des klaxons lointains s’élèvent. Quelqu’un hurle. Le flic n’est pas mort – je ne vois pas s’il est touché gravement, mais il n’est pas mort : déjà, il se redresse à quatre pattes, crachant du sang, vomissant. Je me mets à courir.

Je traverse quatre voies, franchis le carrefour – passe entre les maisons, coupe par les pelouses – de bizarres parterres artificiels d’herbe fluorescente. Enfin, je tombe à genoux puis m’effondre face contre terre dans l’herbe fraîche. Qu’est-ce que j’ai fait ? Mon Dieu, je l’ai tué, j’ai voulu le tuer. Des sirènes, des sirènes qui approchent. Paralysé par la peur, hors d’haleine : le corps de l’homme voilant le pare-brise, tout ce sang qui jaillit de sa bouche. Merde, merde. Un genou à la fois. Je me lève. Je me lève et recommence à courir. Une autre rue, une rue transversale. J’ai des points de côté, je commence à sentir des crampes, donc je ralentis, me contentant de marcher le plus vite possible, avec des pointes de douleur qui me transpercent le torse, les bras. Un bus approche. Suis-je en train de faire une crise cardiaque ? Je lève le bras au coin de la rue et le grand véhicule s’arrête, sa porte en accordéon s’ouvre.

« Hé, monsieur, vous vous sentez bien ? »

Je m’effondre sur un siège à l’avant, cherchant dans mes poches de quoi payer mon ticket – le bus s’écarte déjà de l’arrêt, négocie un tournant. La climatisation glaciale m’étouffe. Je ne parviens pas à reprendre mon souffle. Je ne sais ni où je suis ni où je vais – l’orientation de mon neurospam est détraquée, inutile. Deux billets pour payer mon trajet. Une voiture de police nous croise en hurlant. En face de moi, une femme serre ses sacs de provisions contre son torse comme si elle craignait que je les lui vole. J’essaie de reprendre mon souffle.

« Ça va ? demande le chauffeur. Vous avez besoin d’un docteur ou quoi ?

– Tout va bien, lui dis-je. J’habite à quelques rues d’ici. Ça va… »

Les passagers qui m’entourent doivent se dire que je suis en train d’avoir une rupture d’anévrisme – de grosses gouttes de sueur coulent sur mes joues. Je me cale au fond du siège, me laisse aller, j’ai essayé de le tuer, des gros titres défilent mais je suis trop agité pour lire. TMZ a lancé une vidéo en passe de devenir virale : une fille qui s’est immolée par le feu – suicide-dare.com. Elle s’asperge d’essence à briquet comme si elle participait à un concours de tee-shirts mouillés ; elle craque une allumette. La vidéo a été vue plusieurs millions de fois – la malheureuse s’embrase dans un éclair bleu puis court en hurlant à travers sa chambre, heurtant les murs, brûlant vive. Quelqu’un a ajouté à la vidéo de la musique de Nintendo 8-bit, si bien que la fille a l’air de se contorsionner en rythme. Une poussée soudaine de #SuicideDare dans les flux globaux. Des coupons pour les Dunkin’Donuts, pour McDonald’s. J’essaie de contacter Albion, qui ne répond toujours pas.

Je ne sais pas où je suis. Je descends du bus au bout de vingt minutes et appelle un AutoTaxi. Celui qui passe me prendre n’est pas le même que tout à l’heure, je dois donc encore décliner tout un bouquet d’offres tandis que nous roulons. Immeubles résidentiels et centres commerciaux, stations-service et encombrements. Je me fais déposer devant mon hôtel mais sur le trottoir d’en face, et j’approche par-derrière : pas de véhicules de police, rien d’inhabituel. Sans allumer la lumière dans ma chambre, j’appelle Albion en préparant mes bagages, mon sweat à capuchon Steelers et mes pantalons de jogging roulés, mes Adidas aux pieds. J’emporte aussi mes livres et les tableaux d’Albion.

C’est finalement elle qui réussit à me joindre.

« Dominic ? Où es-tu ?

– À mon hôtel ? Ça va ? J’ai essayé de t’appeler…

– Cherche une Prius verte. Vert pâle, presque argent… »

Je la trouve sur le parking, près de l’entrée, le moteur tournant au ralenti. La banquette arrière et le coffre sont emplis de valises et de sacs-poubelle pleins à craquer. Albion devait être en train de faire ses bagages quand j’ai essayé de l’appeler, prenant ce qu’elle pouvait porter en un ou deux voyages, laissant le reste. Elle baisse sa vitre et lance :

« Monte… »

Mal à l’aise, ma valise entre les jambes, j’ai les genoux écartés au point de devoir me serrer sur le côté pour qu’Albion change de vitesse. Elle conduit vite, brûle les stops et franchit les carrefours bondés, s’arrêtant rarement. La posture raide, les mains à dix heures dix, penchée en avant, elle scrute la circulation à la recherche d’espaces où se glisser, agressive. Quand je tends la main devant le tableau de bord, je m’aperçois que j’ai encore les doigts qui tremblent – je n’arrive pas à me calmer tout à fait.

« J’ai essayé d’en tuer un, dis-je. Je l’ai poussé et il a été heurté par une voiture. Je n’arrive pas à croire que, moi, j’ai failli…

– Qui était-ce ? interroge Albion. De quoi avait-il l’air ?

– Un jeune, dis-je, affichant l’image que j’ai sauvegardée. On aurait dit une hermine. Pâle….

– Rory, déclare-t-elle. Tu l’as tué ? Il est mort ?

– Non, je ne crois pas. »

Elle pleure quand nous traversons le pont du Golden Gate – des sanglots contrôlés qui produisent tout juste de petites larmes coulant sur un visage sinon stoïque. Des femmes hallucinatoires flottent tels des anges dans le neurospam, chantant les offres du jour, les entrées à moitié prix dans les pièges à touristes. Le péage routier pourrait être automatique, par neurospam, mais Albion, craignant que notre connexion n’ait été piratée, fait la queue pour payer en liquide. Je contemple la baie, les points blancs des voiliers et des mouettes sur une eau impossiblement bleue, sentant le poids fantôme de l’homme contre mes mains, comme si j’étais encore en train de le pousser – Il n’est pas mort, me dis-je, tout va bien, il n’est pas mort. Je n’ai tué personne.

« On a trop perdu de temps, déclare Albion d’une voix frangée de panique. Ça fait des heures qu’on aurait dû partir. On aurait dû partir dès que tu m’as trouvée… »

Elle a une liste d’étapes pour sa disparition – les premiers pas ont été écrits des années à l’avance. Nous remontons la 101 : plis montagneux lointains, pentes herbues, cols, terre-pleins centraux plantés de pins étiques. Albion s’arrête dans un McDonald’s de Novato, choisi parce que le parking est hors de vue de la route, puis elle transfère les soldes de son compte courant et de son compte épargne dans un compte flottant. Elle s’arrête encore, juste après Santa Rosa, dans un magasin appelé Good Stuff Auto, où elle échange sa Prius contre une Outback d’occasion et cinq mille dollars en liquide – elle y perd mais elle insiste pour que l’Outback ne soit pas connectée, pas de GPS, pas d’OnStar, des liens neurospam avec le seul autoradio, aucun accès à d’autres comptes. Elle signe les papiers en présentant une carte d’identité de l’État de Washington au nom de Rose Callahan. Le vendeur n’ignore pas que la carte est fausse, mais il est ravi de l’affaire et nous aide même à ranger nos bagages dans la nouvelle voiture avant de recompter nos cent billets de cinquante dollars tout neufs. Nous grignotons des burritos dans un grill au bord de la route avant de reprendre la 101 en sens inverse, vers le sud.

« Maintenant, dis-moi qui tu es, m’intime Albion. J’ai besoin de savoir pourquoi tu es là, comment tu m’as trouvée…

– Je te l’ai dit hier soir.

– Fais mieux que ce que tu m’as déjà dit.

– Est-ce que tu me ramènes à San Francisco ? On roule vers le sud.

– On va dans une ville qui s’appelle Elko, par la I-80, en direction du Nevada. Là-bas, on prendra une décision pour la suite, mais j’ai besoin d’en savoir plus sur toi avant… »

Vers quatre heures, l’après-midi devient sirupeux, nous avons déjà plusieurs heures de route derrière nous. Albion s’arrête sur une aire de repos afin que nous puissions nous dégourdir les jambes, aller aux toilettes, prendre des lots Pepsi-sandwichs au cheddar dans un distributeur.

« Je tiens un journal, lui apprends-je quand elle revient à la voiture. C’est ce que je peux te proposer de mieux pour te parler de moi, te dire pourquoi je t’ai cherchée, comment je me suis retrouvé mêlé à cette histoire – je vais te le faire lire. Tu sauras tout…

– Vas-y, commence, dit-elle. Lis pendant que je conduis… »

Je lis depuis le début : « Le cadavre de la femme est à moitié enfoui dans la vase au fond du Nine Mile Run… », mais Albion m’interrompt après quelques pages seulement, à la fin du récit de ma séance avec Simka, quand je prononce le nom du cadavre que j’ai découvert.

« Je l’ai connue, déclare-t-elle. Je me rappelle Hannah… »

Le rapport entre Albion et Hannah, ou leur rapport potentiel, ne m’était encore jamais venu à l’idée – en dehors de leurs relations distinctes avec Timothy et Waverly. Albion ne cessait de m’échapper, de glisser vers la disparition, Hannah Massey ne cessait d’émerger, je la déterrais. Les associer me met mal à l’aise.

« Tu la connaissais bien ?

– Non, pas très bien, répond-elle, parlant bien davantage aux kilomètres d’autoroute devant nous qu’à moi. Elle intéressait Waverly. Il donnait des cours à l’université, de temps en temps – il disait que côtoyer tant de jeunes gens intelligents empêchait sa pensée de se scléroser, que ça l’aidait à conserver la fraîcheur de son travail pour Focal Networks. Je me rappelle quand il nous a parlé d’Hannah – on était huit à table, ce soir-là. On venait de dire les prières quand il a évoqué une fleur poussant dans un champ stérile. Bref, il était enthousiasmé par une étudiante d’une de ses classes, et il nous a demandé, à Peyton et moi, de faire sa connaissance…

– C’est comme ça que ça fonctionnait ? Vous recrutiez des femmes pour vivre à la maison ?

– Recruter n’est peut-être pas le mot juste, et Hannah n’a jamais vécu avec nous. On s’est présentées à elle, on l’a pas mal fréquentée. Elle était actrice et aurait bien aimé travailler comme mannequin, ce qui lui faisait des points communs avec Peyton et moi. Waverly l’impressionnait, et nous aussi. Elle venait à la maison pour participer aux prières, de temps en temps, mais elle n’y a jamais vécu…

– Tu sais comment elle est morte ? »

À cette interrogation, Albion se ferme. Je comprends que j’ai commis une erreur mais je ne sais pas trop laquelle – peut-être ai-je été trop brutal, gratté une blessure qu’elle croyait refermée depuis des années. Au bout de quelques minutes, je romps le silence :

« Je suis désolé, Albion. Je ne devrais pas être indiscret. Je n’avais pas l’intention de paraître aussi insensible à propos de quelqu’un que tu as connu. Je ne voulais pas lui manquer de respect…

– C’est bon », dit-elle, mais elle allume la radio et des vieux tubes finissent par nous détendre.

 

Nous arrivons à Elko tard le soir et descendons au Shilo Inn, un motel blanc tout en long qui évoque une piscine vide. Dès que nous avons posé nos sacs, elle m’entraîne dans un bar plein d’écrans géants du nom de Matties et me demande d’apporter mon journal. Il est plus de minuit. Nous annexons une table d’angle, loin des vitres, fixant la porte dès qu’entre un nouveau client, terrifiés, anxieux des visages que nous pourrions reconnaître. Albion me prie de reprendre au début la lecture de mon journal. Elle écoute avec attention, m’arrêtant de temps à autre pour clarifier un point ou me demander des détails sur ma vie. Je lis jusqu’à deux heures, puis le Matties ferme et nous regagnons nos chambres au Shilo.

Quelques jours à Elko. Nous en passons la plus grande partie au Matties ou à déambuler autour du centre commercial Elko Junction, perdus dans nos conversations, quand nous ne restons pas assis des heures sur l’aire de restauration pour que je continue ma lecture – ne retournant à nos chambres d’hôtel que lorsque tout est fermé et que les réverbères brûlent d’un éclat jaune. Je lis tout ce qui concerne Theresa, qu’Albion estime avoir sans doute connue, car elle a un temps suivi des cours de jardinage en pot au Phipps.

« La prof était un peu spéciale, dit-elle. Blonde, les cheveux mi-longs ? Je l’aimais bien. Je me rappelle qu’elle adorait raconter des blagues… »

Le Matties nous laisse nous attarder des heures. Nous sommes en train de picorer un gâteau au chocolat en partageant une cafetière quand je lui lis ma description de notre rencontre, le moment où je l’ai vue en robe blanche dans la galerie, les poches emplies de fleurs. Je referme le journal, le pose, termine le gâteau.

« J’ai une maison à New Castle, dit-elle.

– New Castle, en Pennsylvanie ? C’est là que tu vas ? Près de Pittsburgh ?

– On y sera en sécurité. Sherrod m’a aidée à l’acheter anonymement il y a quelques années. C’est prévu pour être un abri, une cachette. Ça peut tenir un moment…

– Je te rappelle que, quand ils l’ont tué, ils ont pris son neurospam. Ils sauront tout ce qu’il savait.

– Sherrod était prudent », assure-t-elle.

J’ai envie de rétorquer Pas assez, mais je m’abstiens de souligner l’évidence.

Nous quittons Elko le lendemain matin, nous relayant au volant jusqu’à New Castle : nous prenons le petit déjeuner dans un Bob Evans ou un IHOP, roulons toute la journée et descendons dans le premier hôtel Express qui se présente quand nous sommes tous les deux trop fatigués pour conduire. Albion transmet des livres audio de son neurospam à l’autoradio – elle préfère les œuvres datant de plusieurs siècles : Longfellow et compagnie, Tennyson et Shakespeare. Nous nous tapons deux fois Jane Eyre. Le soir venu, nous écoutons de la vieille musique française – du folk et du jazz acoustique, Carla Bruni et Boris Vian. Lorsque Albion dort, j’éteins carrément mon neurospam et mets la radio : de la country dans la plus grande partie du pays, ou bien des stations évangéliques, mais j’écoute cette promesse d’amour de Dieu car même les voix des prêcheurs sont plus faciles à supporter que le silence au milieu duquel toute la mort que j’ai jamais traquée prend substance et demeure pendue à mes pensées comme des quartiers de boucherie.

Il fait nuit quand nous traversons l’Ohio. Le paysage se change en un élément aussi familier mais oublié que la voix de ma mère – les plaines cédant la place à des champs vallonnés et aux contreforts des montagnes de ce qui fut Pittsburgh. Nous entrons en Pennsylvanie. Lorsque nous atteignons New Castle, il fait nuit noire. Je m’arrête dans l’allée et coupe le moteur, la soudaine absence de bruit et de mouvement tirant Albion de sa rêverie. Une fois les phares éteints, nous restons assis à regarder la propriété – le revêtement en alu de la maison, le pommier sauvage mort sur la pelouse, les arbustes non taillés qui commencent à cerner la véranda. Pas d’électricité, pas de chauffage, donc nous apportons des torches électriques et campons dans le salon. Albion marche de long en large dans les couloirs de l’étage. J’entends des grincements au plafond, ses pas sur le parquet, puis elle redescend les marches branlantes. Elle lâche un cri mais, le temps que je me précipite vers elle, elle s’est déjà mise à rire : dirigeant sa torche sur le mur de la cuisine, juste au-dessus de la cuisinière électrique, elle révèle une tête de cochon souriante peinte au pochoir il y a déjà beau temps : les yeux fous, la lippe pendante et les mots Bienvenue à la maison ! griffonnés dans un phylactère.