Victime de rénovations urbaines, semble-t-il, le quartier Nob Hill est coupé du reste de la ville par un anneau de rues à sens unique appelé Downtown Connector – supérettes léthargiques, devantures de boutiques vides, aveuglées. La ville a fait du bon travail en revalorisant des immeubles du XIXe siècle plutôt que de les abattre, mais tout est désormais terni et condamné. Des Blancs pauvres errent dans les rues, des femmes obèses en lycra emmènent dans des bazars des groupes d’enfants qu’elles tiennent en laisse, tandis que les hommes se précipitent chez les marchands de vin et dans les QuickCash. L’AutoTaxi annonce que nous sommes arrivés au Brocklebank, mais l’immeuble ne ressemble en rien à sa photo en ligne. Célèbre autrefois – les pop-up Wikipédia me balancent des extraits en technicolor de films vieux d’un siècle ayant été tournés ici, mais le bâtiment a changé : les pierres apparentes de la façade ont été recouvertes par un crépi imperméable blanc et lisse, déjà craquelé et strié de saleté. Des panneaux d’affichage flottants proclament Chattes qui giclent et aiment le foutre, Livres pour adultes, etc. Je demande au taxi de m’attendre devant.
« Je ne devrais pas en avoir pour longtemps. »
Il y a un kiosque dans le hall, mais pas de vendeur, et tout est éteint de toute façon. Une série d’ascenseurs, portes métalliques griffées et boutons aux ampoules grillées. Je ne sais pas trop ce que je fais ici, je n’ai pas vraiment de plan. Nerveux – de voir Mook –, un peu excité, je tape du pied au rythme du morceau de Bruce Hornsby and the Range qui passe dans les haut-parleurs, « Mandolin Rain ». Je m’appuie à la paroi de la cabine et me force à respirer, à respirer, à me reprendre. Il me reconnaîtra, lui, j’en prends soudain conscience, mais ce ne sera pas réciproque : je n’ai vu que son avatar, en supposant que le vieil homme aux joues flasques soit bien son avatar. À quoi pensais-je en venant ici ? J’aurais dû gérer cela autrement. Quand s’ouvrent les portes de l’ascenseur, je marque une pause dans le couloir du premier étage, voulant préparer ce que je vais dire – mais j’ai la tête vide. Dire que c’est Kelly qui m’envoie ? Des vases jumeaux emplis de fleurs en tissu disposés devant un miroir taché. Je me mets en marche sans l’avoir décidé – d’abord dans la mauvaise direction, me trompant de couloir, puisque les numéros des chambres vont croissant. Je fais donc demi-tour et marche jusqu’à trouver le 2173, une suite d’angle. Une porte blanche ornée de chiffres d’or. Déjà entrebâillée.
« Hého ? » dis-je en frappant et en poussant un peu le battant. Une odeur étrange règne là, rance, métallique. « Vous êtes là ? Il faut que je vous parle… »
Pas de réponse, donc je me glisse à l’intérieur. La puanteur fétide est étourdissante, mais ce n’est pas l’odeur qui me touche le plus : je hurle en voyant le mort à demi vautré sur le canapé, les pieds posés sur le tapis, le sang au plafond et sur les murs en longues courbes baveuses, comme si on s’était servi d’un tuyau d’arrosage. Je tombe. En arrière, contre une télé que je déloge de sa tablette. Je hurle encore. Ou plutôt je commence à hurler mais la puanteur du sang m’emplit alors la bouche d’une telle gaine vaporeuse que je me retiens. Mook : il est là, vêtu d’un simple pantalon, scalpé, le visage couvert d’un voile de sang ; sa couronne de cheveux repose un peu plus loin, sur un coussin du canapé, comme s’il l’y avait laissée en se redressant après une sieste. Mon neurospam clignote en rouge, tente d’appeler la police, mais je persiste à inhiber les mesures d’urgence ; le logiciel qui scanne les bâtiments voisins à la recherche d’un défibrillateur m’envoie des tutoriels pour pratiquer la respiration artificielle, couvrant le cadavre de graphiques médicaux d’un blanc éclatant, m’indiquant l’endroit exact où je dois mettre les mains et appuyer. Comprimer la poitrine, relâcher, voir si le blessé respire… Je l’éteins, j’éteins tout. Je ferme la porte, mets en place la chaîne et les verrous, puis me laisse tomber sur la moquette, frémissant de partout, pour réfléchir.
Appeler Kelly ? La police ? Non, non… me tenir tranquille. Je n’ai encore jamais vu de cadavre, pas en vrai, pas comme ça. Après dix ou quinze minutes, peut-être plus, je retrouve mes esprits et mon souffle redevient régulier, même si mon cœur continue de battre à tout rompre comme un cœur de lapin. C’était son atelier – cette suite dont tous les meubles ont été retirés à l’exception du canapé et de la télé. Il y a une cuisine, une chambre à coucher qui donne dans le couloir principal. Le reste de l’espace est blanc, désormais éclaboussé de sang. Il y a là une batterie de caméras qui ont été renversées, mises en pièces, un écran vert et une scène blanche où sont installés des seaux et des fils à linge sur lesquels sèche du tissu teint en violet – bon sang, il s’apprêtait à remplacer Albion dans l’appartement de Peyton, la toute première trace que j’aie trouvée. Quand j’ouvre la fenêtre, j’ai l’impression que l’air frais m’enivre – je vomis sur le balcon puis passe quelques minutes encore à combattre des nausées sèches avant de pouvoir me contraindre à regarder le cadavre. L’assassin s’en est pris au visage – zébré de sang et de coupures comme si on l’avait quadrillé à coups de rasoir. La gorge a été ouverte, le cou presque tranché, à la limite de la décapitation. Il y a tellement de sang, bon Dieu, tellement de sang, le jeté de canapé est trempé comme de l’essuie-tout humide, la moquette imbibée. Mook a les mains coupées au niveau des poignets. On les lui a tranchées, mais elles sont toujours là, croisées sur ses genoux. Comme le corps de Twiggy – c’est l’œuvre de Timothy. Je tente d’éviter le sang mais j’en ai déjà sur le pantalon, sur les chaussures. Le haut du crâne de Mook a été retiré – découpé –, et le cerveau ôté. Le cerveau, on l’a étalé sur l’accoudoir, du moins je crois que c’est de cela qu’il s’agit ; le neurospam a disparu. Les yeux ont été mutilés, les lentilles rétiniennes arrachées.
Merde, merde, merde. J’ai la présence d’esprit d’essuyer de mon mieux avec des serviettes de bain propres la semelle de mes chaussures, mes mains, et tout ce que j’ai touché dans la pièce, en espérant que la police, quand elle trouvera le cadavre, ne s’avisera pas de ma présence ici. Je commence à essuyer les murs, étalant involontairement le sang de Mook. Arrête, arrête ! Je jette les serviettes dans la baignoire. Rince mes semelles et vais poser mes chaussures près de la porte. Elles seront désormais épargnées par le sang froid et gluant qui imprègne la moquette et trempe mes chaussettes, si bien que je ne laisserai pas d’empreintes dans les couloirs en partant. Je suis ici depuis presque vingt minutes déjà – c’est trop. Concentre-toi, nom de Dieu. Theresa. Je suis ici pour trouver Theresa ou des renseignements sur Hannah Massey, voire sur Timothy ou Waverly. S’il y avait bien un endroit où pouvaient se trouver ces informations, c’était dans le neurospam de Mook, mais il a disparu. Des vêtements dans une commode, un bureau jonché de papiers éparpillés, l’ordinateur qu’il soutient fracassé et éventré. Je jette un coup d’œil aux papiers – des factures, des dessins, des documents que je n’identifie pas. Il n’y a ici rien qui concerne Theresa ou Hannah Massey, rien à propos de Timothy ni de Waverly, rien du tout. Je tremble… Il faut que je m’en aille. De retour dans la grande pièce, me vient la peur que le cadavre de Mook ne se remette à respirer avant de se lever. Je le fixe, priant presque que les morts restent morts. Il n’y a rien ici, rien du tout.
Ce n’est pas tout à fait vrai.
Une série d’aquarelles encadrées est accrochée au-dessus du canapé – il y en a six de taille identique, peut-être soixante centimètres de côté, sur papier crème, dans des cadres en bois brut. Les tableaux sont joliment exécutés mais crus, un mélange d’encre, de fusain et d’aquarelle, tous dépeignant des facettes de la même maison – celle de Greenfield, avec les paroles du Christ peintes sur le mur. La maison de l’épouse de Waverly, de Timothy. Je pense aux plans du souvenir et aux dessins du docteur Reynolds que m’a montrés Simka – ces peintures seraient-elles de lui ? Non, le style est trop différent. Ces œuvres-ci expriment le désespoir et la ruine, chacune montre un détail gauchi, cubiste, de l’architecture – une corniche délabrée, un porte-à-faux branlant, un encadrement de fenêtre sans fenêtre, une porte de cave vermoulue. Les paroles du Christ à la peinture blanche, déformées, sont illisibles si on ne sait pas déjà ce qu’elles disent : À moins de naître de nouveau. Des dessins représentant un fantôme, exécutés par un fantôme. J’écarte du mur le canapé qui porte le cadavre de Mook, afin de passer derrière et de décrocher les peintures. Les six cadres sont trop lourds pour que je les emporte. J’en sors donc les feuilles de papier, les mains tremblantes, maculant les deux premières d’empreintes du pouce sanglantes, puis redoublant d’attention et réussissant à garder les autres propres. Je les roule toutes ensemble et glisse le tube obtenu sous ma veste de costume. Des empreintes sur les cadres ? Je les essuie avant de les laisser dans la baignoire avec les serviettes sales. J’enfile mes chaussures, sentant le sang de Mook contre mes pieds comme si j’avais marché sur l’eau.
L’AutoTaxi est là où je l’ai laissé. Je lui ordonne de démarrer, tandis que je subis une nouvelle série de nausées sèches, l’image du cadavre ne cessant de me revenir en tête.
« Destination ?
– Roulez. Roulez donc…
– Destination ? »
Il ne fait pas chaud mais je suis en nage. Des panneaux d’affichage flottants vantent des montres de luxe mais les rubis des cadrans évoquent des taches de sang.
« Merde. » Je n’arrive pas à réfléchir. « Vous… vous n’avez qu’à me ramener à mon hôtel, là où vous m’avez pris. Je ne connais pas l’adresse… »
L’AutoTaxi s’écarte de l’immeuble. J’ai laissé les fenêtres ouvertes, là-haut. Merde, merde. Je pense à tous les détails qui permettront de me retrouver : le vomi sur le balcon ; les empreintes de mes chaussures dans le sang ; les courses du taxi sont archivées, on saura que j’ai été déposé devant l’immeuble et que j’en suis reparti, il suffira de consulter les fichiers d’AutoTaxi. Il devait y avoir des caméras de sécurité. J’ai aussi forcément laissé des empreintes, des cheveux ou je ne sais quoi – on les trouvera. Ai-je essuyé la fenêtre que j’ai ouverte ? Ai-je essuyé la poignée que j’ai manœuvrée pour l’ouvrir ? Non. Ai-je essuyé la poignée de la porte ? Non… Non. Je devrais prévenir la police, tout raconter. Appeler Kelly. Je suis innocent. Innocent de ce crime, je devrais…
« Déposez-moi ici. »
À quelques rues de mon hôtel. Un chausseur Payless – j’achète une paire d’Adidas bon marché que je paie par un scan rétinien. Mes anciennes chaussures et mes chaussettes vont dans le sac Payless et le tout finit au fond d’une benne dans une ruelle. Réfléchis. L’illumination me vient : trois soldats du district sont allés voir Kucenic pour l’intimider. Trois soldats du district m’ont arrêté à un barrage peu après que j’ai quitté Waverly – je me rappelle qu’ils ont téléchargé quelque chose. Un truc rapide que j’ai accepté. Merde. Il y a une boutique Cricket Wireless sur le trottoir d’en face – à l’intérieur, ça sent la fumée de marijuana et le Burger King. Le vendeur met quelques minutes à revenir de l’arrière-boutique. Il paraît surpris de me voir attendre au comptoir.
« J’ai besoin que vous me disiez… comment je peux arranger… je crois que quelqu’un écoute mes pensées, me suit par l’intermédiaire de mon neurospam…
– Passez derrière, dit-il. Soit vous êtes parano, soit vous êtes piraté. Dans les deux cas, ça arrive tout le temps. »
Tout en effectuant une recherche de malware, le vendeur nettoie ses outils avec un coton trempé dans l’alcool. Alors qu’il m’applique l’anesthésique local, il pousse un petit sifflement et m’informe que mon cerveau est bourré de logiciels espions. Il m’adjure toutefois de ne pas m’inquiéter : il va s’en occuper. Puis il m’ouvre la tête. Sort mon récepteur, le remplace. Il me prévient que j’aurai peut-être des problèmes de vitesse parce que les pièces détachées Cricket sont des importations européennes à cent lieues de la qualité du matériel iLux chinois – mais les processeurs de l’iLux fonctionneront toujours et, sans les virus, tout sera néanmoins accéléré. Je change de contrat de connexion, choisissant une formule Cricket de paiement à l’usage.
« Vous êtes un homme nouveau », m’assure le vendeur en me bandant la tête. Il me rédige une ordonnance : du cannabis médical pour la douleur post-anesthésique. « Complètement nouveau… »
Un saut au Walgreen pour acheter du Doliprane, de l’Advil et un paquet de cigarettes au THC. À l’hôtel, je me douche deux fois, l’eau brûlant mes récentes blessures au cuir chevelu. Je fourre en vrac mes vêtements sanglants dans le sac en papier de City Lights et je le jette dans une benne, dehors. Le vendeur de la boutique Cricket a fait du boulot de merde : quand son anesthésique cesse d’opérer, j’ai l’impression que mon crâne se couvre de fourmis de feu. Passant la main sous le bandage, je découvre mon crâne parsemé de ses incisions négligentes. Ça brûle, merde ! J’avale les comprimés, j’allume et je commence à m’engourdir – je m’engourdis pendant des heures à regarder la télé en attendant que la police débarque, à me dire qu’elle pourrait le faire à la manière des flics de flux, avec un bélier pour défoncer la porte et une équipe d’élite me plaquant au sol, me donnant un coup de Taser. Des lois sur l’identité des électeurs sont passées il y a vingt ans – je me rappelle avoir laissé mes empreintes digitales et un échantillon d’ADN au gouvernement quand j’ai renouvelé ma carte. La police a-t-elle le droit constitutionnel de consulter le fichier des électeurs sans raison précise ? Il y a sûrement une jurisprudence…
Puisque la télé ne diffuse rien d’intéressant, je paie une connexion satellite pour me perdre dans les flux. Cricket apparaît en lettres capitales vertes, iLux en cursive dorée, Holiday Inn en lettrage rétro façon années 1950. Des propositions de modules complémentaires à la con avant que je n’atteigne mon but. Le cadavre de Mook chaque fois que je ferme les yeux, et une nausée brutale quand je revois son visage zébré de balafres. Les programmes en prime time – il y a ce soir Une chance sur un million, le final de la saison. Je vais au distributeur et dîne de Pop-Tarts à la cerise, de Ho Hos et de Pepsi. Tandis que j’arpente les couloirs de l’hôtel, je sens la présence du cadavre, comme une araignée noire que j’aurais vu filer se cacher derrière un meuble et qui s’y trouverait toujours. Il est là – à l’autre bout de la ville, mais bien là. Une chance sur un million accueille Gwendolyn Tucker, deux fois artiste country de l’année, et dont le dix-huitième anniversaire a été annoncé sur le blog Où l’herbe est plus verte. Je mange d’abord la croûte extérieure des Pop-Tarts, puis le milieu, tout en regardant Gwendolyn Tucker baiser son « mec normal », un couvreur du Tennessee. Récapitulation de la manière dont le type s’est inscrit à la loterie d’Une chance sur un million sur un coup de tête, alors qu’il achetait des hot-dogs et un café dans une station Esso, puis a survécu au vote par Internet et texto ainsi qu’aux éliminatoires, oh nom de Dieu, il y a tellement longtemps que je travaille avec l’image des morts que je me serais cru immunisé contre une chose pareille, mais je n’avais jamais vu de cadavre mutilé d’aussi près, je n’avais jamais été obligé de sentir une telle odeur de sang. Une équipe de tournage réalise un sujet sur la ville du mec normal, un misérable assemblage de mobile-homes et de petites maisons miteuses. On le voit en train de travailler, jouant du marteau pour fixer des tôles avec une équipe de collègues, roulant d’une maison à une autre dans sa Ford F-250 Super Duty. Républicain, bon Américain. Il est marié, et sa femme est une brune avec du caractère – Une chance sur un million la montre en train de rire un peu jaune. « Dans un sens, dit-elle, ça me fout en l’air que mon mari doive coucher avec Gwendolyn Tucker, évidemment, mais il passe à Une chance sur un million, je suis très fière de lui, Dieu sait qu’on saura quoi faire de l’argent, et puis je suis super fan d’elle, de toute façon. » Tout se mélange quand j’essaie de dormir, le cadavre de Mook et celui de Twiggy – Timothy est ici, Timothy est ici – sans tête et sans mains, celui d’Hannah Massey dans la vase de la rivière. Il faut accepter comme un acte de foi que rien n’existe et n’a peut-être jamais existé. Je m’éveille en hurlant…
Docteur Reynolds,
Si vous me contactez, si vous contactez mes amis ou ma famille, je rendrai immédiatement publics tous les documents qui vous relient à la mort d’Hannah Massey dans l’Archive de la Ville de Pittsburgh. Si vous me fichez la paix, Hannah restera enterrée…
JDB