Simka parlerait de SSPT. Je suis enfermé dans ma chambre d’hôtel depuis une semaine et demie, prenant chaque femme de ménage qui frappe à ma porte pour Timothy – chaque voiture dans le parking, devant ma fenêtre, pour la voiture de Timothy, chaque éclaboussement de phares pour les phares de Timothy. Je passe des heures à regarder par une fente des rideaux, à prendre des notes sur les voitures qui s’arrêtent, qui se garent, repartent, à tenter de deviner laquelle est la sienne – si l’une l’est bel et bien. Personne vers qui me tourner. Un véhicule de police fait le tour du parking tous les après-midi à 15 h 30 – cela s’inscrit dans le programme des flics, dans leur itinéraire de patrouille ; pourtant, chaque fois, je m’imagine qu’ils m’ont pisté jusqu’ici et la panique m’emplit la bouche de coton. Deux heures du matin, trois. J’ai envie d’avouer le crime, d’avouer que j’ai assassiné Mook simplement pour mettre un terme à cette attente. Je le revois chaque fois que j’essaie de m’endormir, et j’ai le sommeil agité. La puanteur de son appartement, celle du sang, me semble emplir ma chambre, laquelle ne sent réellement que les emballages de pizzas et le café. Je laisse enfin le service de l’hôtel s’occuper du ménage : la chambre, ensuite, sent le frais pendant une demi-heure, mais l’odeur du sang l’imprègne à nouveau très vite. Ce n’est que dans ma tête, une hallucination sanglante, voilà tout, voilà tout.
Je passe la plupart des soirées à discuter avec Simka, mais nous n’évoquons que le passé. Je ne lui ai pas dit que l’assassin de Mook – Timothy – va me tuer aussi, moi. Que j’attends mon exécution dans un Holiday Inn.
Je parle également avec Gavril. Zhou – Kelly – s’est installée chez lui, il m’a envoyé des photos d’eux à Londres, batifolant comme des touristes amoureux à Trafalgar Square, Westminster Abbey, le London Eye… Je lui dis que j’ai tenté d’appeler la jeune femme pour expliquer ce qui s’est passé, mais qu’elle ne répond jamais.
« Elle croit que tu l’as tué, m’apprend-il. Je n’arrête pas de lui répéter que c’est ridicule, mais elle a peur…
– Je ne l’ai pas tué. Dis-lui que je ne l’ai pas tué. »
Gav frime mais je le sais terrifié. Il est déjà entré en contact avec des amis producteurs intéressés par les images du meurtre, l’un de TMZ, l’autre de CNN.
« J’ai amorcé leur intérêt – un homme d’affaires important, des coucheries avec des étudiantes, un meurtre, un camouflage. Je leur ai affirmé que ce serait de la dynamite qui ferait sauter un des hommes les plus riches d’Amérique, putain. Tu n’as qu’un mot à dire et toute l’histoire sort sur les flux. »
Il a examiné les éléments que je lui ai fournis sur Hannah Massey ; à présent, le poids de son assassinat pèse sur lui aussi, je m’en rends compte, comme s’il avait reçu un éclat irradié près du cœur. Le monde de Gavril est tout de beauté, de fanfreluches et de lumière, ou devrait l’être – mais mon cousin sent à présent la menace qui pèse sur lui, et il sait qu’il est entraîné dans ce bordel à cause de moi, à cause de son association avec Kelly.
« Tu devrais peut-être venir ici, reprend-il. On n’a qu’à rester planqués un moment. J’ai des contacts au Brésil, on pourrait aller ensemble à São Paulo, attendre sur la plage que ça se tasse…
– Je ne crois pas pouvoir attendre, lui dis-je. Timothy, lui, attend depuis au moins dix ans – moi je n’y arriverai pas. On ne peut pas… Gavril, on ne peut pas disparaître comme ça…
– Mon cul, frérot. Je te transfère du fric et tu prends un billet pour Heathrow. Tu peux être ici demain. On prend le train pour Prague et on se réfugie dans la ferme de ma mère…
– Je n’aurais pas dû t’impliquer là-dedans, lui dis-je. Merde, je suis vraiment désolé. Je ne savais pas ce qui était en jeu.
– Je crois que je suis en train de tomber amoureux d’elle, me confie-t-il bien après minuit.
– De Kelly ?
– Une fois qu’on aura terminé la séance de photos demain, je pense que j’essaierai le plan Lady Chatterley avec elle. Dans les champs…
– Nom de Dieu, Gav, tu es censé faire du Robert Frost…
– Ce métier peut être cruel pour ceux que nous aimons. »
Quand sa voix s’éteint, oppressé par le silence du tout petit matin, j’allume la télé et la radio, de la musique classique sur KDFC, et je rassemble les traces d’Albion que j’ai sauvegardées. Albion. Chaque nuit j’attends le cadavre de Mook, le cadavre d’Hannah Massey, le cadavre de Twiggy. Je ferme les yeux… et c’est comme s’ils étaient au lit avec moi, ces fantômes.
Waverly, un jour, m’a demandé de lui trouver un fantôme. Albion. Je déroule les tableaux représentant la Maison du Christ, les étale sur le canapé, les scanne puis fouille dans la banque d’images universelle. Il y a des correspondances, mais seulement des reproductions à basse résolution sur des blogs d’art de San Francisco, sans légende ni marque d’aucune sorte. J’écris aux blogueurs par l’intermédiaire de leur page de contact pour m’informer sur ces images.
Ayant acheté une loupe au Walgreens, je passe des heures à étudier chaque peinture – obsessivement détaillée, le grain du bois dessiné sur chaque planche, les nervures sur chaque brin d’herbe. Mook en est-il l’auteur ? Pas de signature. Le style est très différent de son travail habituel, on dirait plus une version cubiste d’Andrew Wyeth que les tags d’agit-prop pour lesquels il est connu. Timothy ? J’ai vu ses plans du souvenir dans le cabinet de Simka et, s’ils étaient bien dessinés, ils n’étaient pas aussi détaillés, aussi parfaits. J’ai peut-être trouvé une empreinte digitale partielle dans la poussière de fusain du dessin de la véranda. Des études d’une même maison. La maison comme objet de fétichisme. Un seul des tableaux semble représenter l’intérieur : une fenêtre, des arbres suggérés, une fleur de lis aux couleurs passées, les lattes d’un parquet inachevé, mais à la perspective gauchie, déroutante.
Je tire les couettes au-dessus de ma tête, perçant un petit tunnel à travers les couvertures pour avoir de l’air frais, puis je lance la Ville. Le contrat Paiement-à-l’usage est bien plus lent que le plan-contrat iLux, donc le tunnel de Fort Pitt se bloque un moment et les toits se fondent en un flou digital, chargement, jusqu’à ce que le flux rattrape son retard et que la Ville apparaisse. Greenfield, le Run, Saline Street et le terrain vague près du restaurant Big Jim’s – je suis dehors, en hiver, je vois mon souffle. Contournant le terrain vague, je m’approche de la Maison du Christ par une rue latérale, En vérité, en vérité, je te le dis : à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le royaume de Dieu. La maison porte les traces de l’incendie, une espèce d’effet spécial qui perdure.
La véranda sent la suie humide, la porte d’entrée est carbonisée. Je me sers des codes passe-partout de Kucenic et me prépare à une nouvelle bombe de chaleur, mais elle ne vient pas – je ne sens qu’une forte odeur de pourriture humide quand je franchis le seuil. La maison est presque vide. Froide. Aucun meuble dans le salon, seulement des traînées de suie et des poutres noircies au plafond. Une cheminée, dans un angle, a été convertie en autel, avec un crucifix en bois brûlé intact, hormis les bras cassés du Christ. Une salle à manger, un lustre en verre taillé fondu et noirci. À chaque pas, mes pieds s’enfoncent dans les cendres. Une cuisine sans équipement, avec seulement des prises électriques et des arrivées d’eau et de gaz sortant du sol. Entre la salle à manger et la cuisine, un escalier descend à la cave. Il en monte une odeur froide et humide, mais cet endroit n’est alimenté que par mon imagination, par de simples impressions puisées au sein de l’iLux. Quand je manœuvre l’interrupteur, la lumière ne s’allume pas. Tout est plongé dans l’obscurité. Le long du mur court un tuyau censé servir de rampe. Je m’y accroche et descends l’escalier, m’enfonçant au cœur des ténèbres impénétrables du sous-sol jusqu’à ce que mes pieds se posent sur du béton. J’avance à petits pas – il y a de l’eau qui coule quelque part, un clapotis tout proche. Mon pied rencontre un objet, que je tâte de la main : de la porcelaine. De la porcelaine humide, une cuvette de toilettes au bas des marches, avec une fuite. En tâtonnant le long du mur, des parpaings moussus, je trouve un évier et un tuyau d’évacuation. J’entends des bruits – une respiration – quelque part dans le noir.
« Albion ? »
Cela provient d’une cave à légumes qui se révèle vide lorsque j’en ouvre la porte. Le bruit a cessé. Lorsque je referme le battant, toutefois, j’entends à nouveau respirer. Quiconque se trouvait ici, dans ce sous-sol, n’a pas été archivé. Seulement son souffle.
Les pièces du premier étage n’ont pas brûlé : des chambres à coucher. Le papier peint à fleurs de lis vu sur les tableaux est passé, parfois terne jusqu’à l’effacement, mais sans déchirure. Je trouve Albion dans la deuxième chambre sur la droite. Peyton Hannover et elle sont allongées ensemble sur un grand lit, nues, le corps blanc émacié, les poignets attachés aux montants du lit par de la ficelle, les chevilles couvertes d’ampoules, écorchées par d’autres tronçons de ficelle qui les lient. Je m’efforce de les libérer, mais ce n’est pas réel, elles ne sont pas réelles : à peine ai-je défait les nœuds que l’Archive se réinitialise et que la ficelle se remet en place.
Des pas dans le hall – Timothy. Le visage bien plus jeune que celui que je lui connais – maigre, barbu. Il déboutonne sa chemise, ôte tous ses vêtements, se glisse entièrement nu entre les deux femmes. Au moment où il les touche, cependant, leurs têtes se métamorphosent en têtes de cochon. Peut-être est-ce pour cela que Mook était ici, pour cela que cette maison a brûlé – peut-être a-t-il saboté ces scènes archivées pour que nul ne puisse les revivre. Je fixe Peyton et Albion : malgré le groin de porc, leurs yeux restent des yeux de femmes, terrifiés, blessés. Timothy les pelote, mais elles se contentent de regarder fixement – Albion le plafond, Peyton le mur du fond. Leur tortionnaire gémit, passe à deux doigts d’aboyer quand il leur lèche les seins, mordillant et pinçant les mamelons. Il embrasse Albion entre les jambes, puis la pénètre tout en promenant la main sur Peyton. Les deux femmes tournent les yeux l’une vers l’autre, comme pour se donner mutuellement la volonté de supporter l’assaut. Peyton lâche une plainte. Nom de Dieu… Que suis-je en train de visionner ? Cette scène est préservée dans l’Archive, Timothy a donc dû se filmer en pleine action. Albion serre les dents pour ne pas crier. M’agenouillant près d’elle, je suis son regard vers le plafond. J’incline la tête en arrière, exactement comme elle, et je découvre la fenêtre au-dessus du lit – la perspective est tordue, mais je devine des branches d’arbres. C’est ce que représente le seul tableau montrant l’intérieur de la maison : ces œuvres ont été réalisées par Albion.
Sa disparition de l’Archive signifie que la jeune femme était en vie quand Timothy et son père la croyaient disparue avec Pittsburgh. Qui est-elle ? Waverly prétendait qu’elle était sa fille…
C’est Albion la cliente de Mook. Albion a engagé Mook pour l’effacer de l’Archive, pour empêcher des scènes comme celle-ci d’être éternellement revécues.
Waverly m’a engagé pour me détourner d’Hannah Massey.
Il m’a engagé pour trouver Albion et Mook.
Pour nouer les fils restés en l’air.
Albion, Peyton. La violence explicite de Timothy besognant des femmes à tête de porc. Je n’arrive pas à comprendre ce que j’ai observé. Albion et Peyton étaient amantes, et les voilà ici avec lui. Réfléchissons : le passé de violence de cet homme, son passé meurtrier. Albion est-elle son épouse ? Ou Peyton ? Cela ne rimerait pas à grand-chose, mais elles sont ses victimes, comme l’était peut-être Hannah Massey, comme les autres femmes qu’il a tuées, essayé de tuer ou voulu tuer. Peyton, c’est tout à fait sûr, a péri dans l’explosion atomique, mais Albion… Peut-être a-t-elle réussi à s’échapper. Peut-être s’est-elle enfuie et Timothy l’a-t-il crue morte jusqu’à ce qu’elle engage Mook pour l’effacer. Peut-être cette disparition volontaire a-t-elle au contraire suffi à signaler qu’elle n’avait pas disparu. Il faut que je la trouve…
J’appelle en vocal les studios House of Fetherston, mais nul n’a jamais entendu parler d’Albion Waverly. J’explique à la réceptionniste que je cherche une personne qui travaille chez eux et aurait accès à des vêtements non commercialisés – je décris Albion mais me vois renvoyé de bureau en bureau jusqu’à ce que, très vite, quelqu’un me demande qui je suis. Quoique je tente de justifier mon appel, on me réplique qu’on m’a déjà accordé trop de temps et on raccroche. Je compulse les Pages blanches de San Francisco mais n’y trouve pas d’Albion Waverly – ni d’ailleurs aucune autre Albion.
Reste à pister les tableaux : Google s’avère inutile, car il y a trop de galeries d’art à San Francisco et dans son agglomération. Quand je fais une recherche sur « San Francisco galerie d’art », je découvre plusieurs milliers de drapeaux rouges plantés sur le plan des rues. J’apprends dans quels quartiers il y a le plus de galeries : Lower Haight, les portions gentrifiées de Hayes Valley, peut-être les alentours de Haight-Ashbury, le Mission District, le Castro. Deux des six peintures sont tachées du sang de Mook, je les laisse donc à l’hôtel, mais j’emporte les quatre autres. Je visite des galeries presque au hasard, prenant un AutoTaxi jusqu’à un quartier fertile puis me contentant de marcher là où le GPS me dirige. Certaines ne me sont d’aucun secours : des trous noirs qui puent la sueur, et des types du milieu agressifs, branchés sur les flux, qui ne se donnent même pas la peine de remarquer ma présence. D’autres galeries, plus professionnelles, tentent de me venir en aide. Des espaces rénovés aux murs blancs où sont accrochés des tableaux dont le prix est disponible sur demande. Des jeunes femmes chic qui n’ont jamais vu les œuvres en ma possession, se déclarent incapables d’identifier l’artiste, mais me montrent d’autres tableaux « sur le thème de Pittsburgh », comme elles disent : des artistes n’entretenant aucun rapport discernable avec la ville se servent de sa chute comme d’une métaphore pour la cause qu’ils soutiennent, quelle qu’elle soit : le contrôle gouvernemental, la culture militaire, l’intolérance religieuse, le capitalisme, la mort spirituelle de l’époque moderne – ou encore n’utilisent la bombe que comme prétexte pour montrer des corps et des villes en flammes, des apocalypses de faux visionnaires. Des réflexions d’artistes entièrement rédigées en termes à la mode faussement intellectuels, incompréhensibles, parlent de la déconstruction et la défamiliarisation de l’Endroit, de l’ambiguïté de l’Identité, du Monologisme de l’Histoire, de la Société du Spectacle, de l’Articulation du Désir. Des artistes qui cooptent notre chagrin, qui « réagissent » à l’annihilation d’une ville, comme si leur « réaction » était forcément profonde ou même nécessaire. De toutes les personnes que j’interroge, aucune n’identifie les tableaux que j’ai apportés.