10 avril


Je change d’hôtel pour un EconoLodge à quelques rues du précédent. Là, il n’y a presque pas de personnel, seulement un agent d’entretien chargé des balais automatiques passant de chambre en chambre. Je descends sous le nom de Wallace Stevens et on ne me pose aucune question.

La mort de Mook est signalée sur SF.net deux semaines et demie après que j’ai trouvé son cadavre, et l’histoire devient virale – les photos de la scène du crime sont diffusées par les flux des tabloïds, des blogs titrent sur la mort d’une star montante du street art, Blum & Poe signalent que le prix des tags du défunt récupérés sur panneaux d’affichage ou boîtes aux lettres vient de monter de quatre cents pour cent, alors même que la plupart des gens, jusque-là, n’avaient jamais entendu parler de « Mook ». Les commentaires des utilisateurs le supposent assassiné par la CIA. Le visage zébré, les yeux arrachés. J’atteins le plafond de mes cartes de crédit avec ma chambre d’hôtel et les trajets en AutoTaxi – je ne m’attendais pas à rester si longtemps à San Francisco. Je fais mes courses chez Whole Foods mais passe sinon mes journées à courir les galeries. Sur KRON4, tous les journaux du soir parlent de l’assassinat de Mook – les tueurs ont été filmés en vidéo, mais on ignore leur identité. Beaucoup d’images en HD de trois hommes en uniforme de policier, le visage dissimulé par des visières noires. Ils semblent savoir où se trouvent toutes les caméras de sécurité du Brocklebank. Leur visière s’approche très près de chaque objectif avant que l’image ne devienne noire – ils désactivent caméra après caméra jusqu’à l’appartement de Mook. Le journal affirme que ces agents sont des imposteurs, nullement affiliés à la police de San Francisco, et met en garde contre les faux policiers qu’on peut rencontrer aux stops ou aux feux rouges. L’Organisation des habitants de San Francisco vante son appli IdentiFlic pour reconnaître les véritables agents de police de San Francisco par leur numéro de badge et leur profil de carrière. Je télécharge l’appli. Les flux rapportent que le mobile semble avoir été le vol – le neurospam de la victime a été emporté et très probablement déjà piraté, vidé, impossible à pister.

SFMOMA vante le talent de Mook dans des communiqués de presse, annonce une rétrospective pour le printemps prochain. Les flux le dépeignent comme un artiste visionnaire, un génie de l’époque moderne, mais le grand public bâille : ce n’était qu’un vandale infantile, et la vente de ses œuvres devrait rembourser les propriétaires qui ont été ses victimes. Il s’appelait Sherrod Faulkner mais se faisait appeler Mook depuis son adolescence à Wichita. Il était parti en Californie pour étudier à l’école Harvey-Mudd, de Claremont, les environnements RV et la conception de jeux, mais il avait fini par laisser tomber. Ayant dérivé jusqu’à San Francisco, il avait travaillé comme manager de jour dans un Denny’s, au coin de Mission Street et de la 4e Rue pendant plus de quinze ans. Il y a quelques jours, je suis allé y prendre le petit déjeuner, j’ai passé une grosse commande mais fort peu mangé. J’ai interrogé ma serveuse à son sujet, me présentant comme un vieux camarade de classe désolé d’apprendre la nouvelle. Elle m’a répondu : « Sherrod ne travaille plus ici… »

Les flux démontent sa vie. Son travail en tant que Mook est crypté, caché, mais ses adresses IP au nom de « Sherrod Faulkner » et ses historiques de recherches se voient piratés et publiés : des sites orientés à droite ou tenus par des maniaques du quatrième amendement, un penchant pour le porno hard – avec un faible pour les rousses, l’art érotique et décadent –, des liens vers des textes d’Ayn Rand et Julian Assange, des comptes utilisateurs le révélant membre du Collectif Anarchiste Informel et du fan-club du groupe Eat Christ. Une partie de ses papiers personnels ont été piratés et publiés : de la fan-fiction écrite sous forme de poésie épique, imaginant des rencontres sexuelles non équivoques entre John Galt et la présidente Meecham, et leur enfant qui jaillit d’elle tel un éclair. Les tabloïds lui découvrent des parents modérément aisés au Kansas et une sœur à Chicago. Son père prononce une déclaration implorant les flux d’information de laisser la famille faire son deuil en privé, de respecter son intimité. L’avatar de Mook en tant que Sherrod Faulkner était un portrait d’Alfred E. Neuman qui s’esclaffera jusqu’à l’extinction du soleil « Quoi, moi, inquiet ? » dans les commentaires archivés des flux et les salles de chat.

Café glacé dans un Starbucks de la Mission, en fin d’après-midi. Les serveuses me reconnaissent car j’y viens très souvent ces derniers jours, faisant ici des pauses entre mes visites de galeries d’art – elles me disent « à demain » quand j’engloutis le reste de mon venti et jette le gobelet à la poubelle. Il est déjà quatre heures et demie, la plupart des galeries fermeront bientôt, mais j’ai le temps d’en visiter une qui s’appelle Cell. La salle d’accueil est un salon avec des canapés usés et, aux murs, quelques tableaux représentant des maisons de poupées habitées par des renards. Le bob rose fluo de l’hôtesse est pareil à un pompon flottant au-dessus de sa combinaison moulante en PVC. Ses lèvres sont peintes en sang de bœuf, des clous d’argent percent ses sourcils et sa langue. Elle m’apprend qu’elle ferme dans dix minutes – je lui montre néanmoins les tableaux. Elle les reconnaît. Quand elle rapporte un carton à dessin de sa réserve, je comprends que j’ai trouvé. L’hôtesse sort une pile d’œuvres à l’encre et à l’aquarelle, cousues ensemble à la main par groupes de six, chacune séparée de la suivante par une feuille de plastique transparent.

« C’est ce qu’elle appelle ses fascicules », explique-t-elle.

Elle manipule les tableaux comme s’il s’agissait de feuilles d’or. Images de bois gris, pourri, détails architecturaux sortis de leur contexte, plusieurs vues de la porte d’entrée, des piliers de la véranda, les paroles du Christ peintes en blanc mais repliées sur elles-mêmes, une ouverture pour verser le charbon, des escaliers, des parquets, de la peinture craquelée, des appliques privées d’ampoules à l’encre et au fusain, le lit sur lequel Timothy l’attachait – plusieurs représentations de ce lit. Seules quelques images montrent la maison en dehors de ces détails. La porte de la cave à légumes – en la regardant, j’entends presque la respiration que j’ai perçue dans l’Archive.

« Qui a peint ces tableaux ?

– Une artiste locale, me répond l’hôtesse. Dar Harris. Elle a participé à une de nos expos collectives il y a deux ans.

– Dar Harris ?

– Darwyn Harris. Elle est de Pittsburgh – ou elle y avait des amis. Elle travaille dans la mode. Une des grosses boîtes, je crois. Peut-être Fetherston… »

Darwyn – la ville natale de Peyton. Darwyn, Minnesota.

Je persiste :

« Comment est-elle ? Qui est-elle ?

– Quand elle arrive quelque part, elle ne passe pas inaperçue, si c’est le sens de votre question.

– J’ai exploré toutes les galeries de San Francisco et personne n’a entendu parler d’elle…

– Tout dépend à qui vous vous êtes adressé. Dar ne sort pas d’un certain milieu – elle ne participe qu’à des expos collectives avec des gens qu’elle connaît bien. Je lui ai proposé une fois une expo solo, ici, mais l’idée a paru la mettre mal à l’aise. J’ai laissé tomber.

– Pourquoi ? Elle a énormément de talent.

– C’est une solitaire, répond l’hôtesse. Pas une recluse, mais je ne sais pas trop. Je crois qu’elle craint un peu la publicité. Je me rappelle qu’elle a refusé d’être photographiée pour la promotion de l’expo collective, ce qui ne serait pas un problème, sauf qu’elle a un physique de top-model. Si les gens avaient vu l’artiste, il y aurait eu plus de visiteurs. Je ne comprends pas, mais je respecte sa décision…

– Vous la connaissez bien ?

– Assez, dit-elle. Elle vend chaque fascicule comme un ensemble, mais je vois que vous avez ici deux œuvres séparées. Elles devraient être conservées ensemble.

– J’ai les autres. Je les ai achetées déjà séparées.

– Où ça ?

– Sur eBay », dis-je.

Elle m’interroge à propos du vendeur, mais je me récuse, craignant vaguement que les tableaux aient été déclarés volés et qu’elle cherche à obtenir des informations. Je promets de revenir le lendemain pour examiner la collection. Ayant dîné d’un poulet au piment au Wendy’s, je rentre établir une connexion satellite à mon hôtel et explorer les flux à la recherche d’une Darwyn Harris assez facile à trouver à présent que je dispose de son nom. Elle a une page Facebook sans photo. Sa présentation, brève, ne mentionne pas Pittsburgh. Je parcours le diaporama de son site – image après image de la même maison délabrée, toutes assemblées par fascicules de six. Une autre série de tableaux, faisant preuve d’un sens du détail aussi obsessionnel que ceux de la maison, représente une jeune femme blonde. Le ton serait proche des images d’Helga par Wyeth pour peu qu’elles soient éclatées puis reformées par Braque ou Picasso – les mêmes couleurs douces employées pour la maison, quoique plus claires, les cheveux blond paille, la peau crémeuse, une pilosité plus sombre en touffes frisées, le rose des lèvres, des mamelons et des replis intimes, le bleu des yeux. Je fais défiler plusieurs fascicules avant de me rendre compte que le modèle de ces tableaux est Peyton. La maison et la blonde. Certains groupes de six mettent en scène la jeune femme et l’architecture, qui s’influencent l’une l’autre, mais la plupart conservent un thème unique.

La liste des Événements. Des expos collectives tout l’hiver, et jusqu’au printemps – elle ne chôme pas, même si elle tente de rester assez anonyme. Je m’informe des dates : d’ici à quelques semaines, le « premier vendredi » du festival d’art de la Mission, aura lieu le vernissage d’une expo intitulée Le papier enveloppe la pierre, exclusivement des œuvres sur papier dans un espace appelé Glass Dome, « le Dôme de Verre ».

Je m’entretiens avec Gavril jusque tard dans la nuit. Il me demande quand j’en aurai terminé avec cette histoire, et je lui réponds que je n’en sais rien.

« Bientôt, peut-être…

– J’adorerais voir San Francisco, dit-il. J’ai toujours pensé que les séquoias me plairaient. Passer en voiture au milieu d’un tronc d’arbre évidé… »