« Je m’appelais Emily Perkins, dit-elle.
– Et Albion, alors ?
– Le docteur Waverly est influencé par William Blake. Il y a un poème intitulé “Visions des filles d’Albion”. Je crois qu’il s’en est servi pour baptiser un voilier. Il dirigeait une maison qui recueillait les filles perdues à Pittsburgh : une fois qu’on décidait de rester, on adoptait un nouveau nom pour symboliser le début d’une nouvelle vie. Il a suggéré que je m’appelle Albion…
– À Greenfield ? La maison avec les citations peintes sur les murs ?
– Nous étions affiliés à la paroisse du Roi des Rois, mais le soutien financier venait de Waverly. C’était Mme Waverly qui dirigeait la maison… »
Parler de tout cela lui brise le cœur, je m’en rends compte. Elle porte le café à sa bouche mais le laisse en place sans boire, frissonnante.
« Quel âge avais-tu ?
– J’étais jeune, dit-elle. Je n’ai jamais connu mes parents. Des familles d’accueil toute ma vie – et puis Mme Waverly m’a recueillie. Quand j’avais quinze, seize ans, j’étais SDF – je prenais des médocs, à l’époque, et de la méthédrine ; avec la bande dans laquelle j’étais tombée, on allait en bagnole dans le comté de Washington et en Virginie-Occidentale, où on squattait des vieilles baraques pendant des semaines, complètement défoncés, parfois des granges, ou bien on campait dans les bois. Je me suis fait choper pour usage de stupéfiants, j’ai plaidé coupable, mais, comme j’étais mineure, on m’a confiée aux services sociaux. Quand je vivais dans un centre de réinsertion, j’ai commencé à me mutiler et on m’a considérée comme potentiellement suicidaire. À dix-huit ans, j’ai été envoyée dans un autre établissement, qui faisait partie de l’hôpital Western Psychiatric. J’ai été prise en charge par le service de psychologie, et c’est là que j’ai rencontré Timothy…
– Il était ton thérapeute ?
– Une séance par semaine. La première fois que je l’ai vu, il s’est contenté de me regarder – il avait de grands yeux bleus. On aurait dit qu’il me jaugeait, qu’il se formait une opinion de moi en quelques secondes. Je lui ai dit que je n’avais pas essayé de me tuer, que je ne savais pas ce que je faisais, que je m’étais juste coupée au bras, et il a souri. “Tout ça, c’est du passé, maintenant”, il a dit. “C’est du passé.” Et je me suis sentie pardonnée. Le simple fait d’entendre ces mots.
» J’ai passé deux ans internée, comme ça. Je voyais Timothy une fois par semaine, et puis trois fois par semaine quand il a commencé à me préparer pour passer un diplôme d’équivalence de fin de lycée. Il partageait son bureau avec des collègues et, chaque fois que nous nous voyions, il en prévenait un avant de fermer la porte.
» Cette porte, il lui est arrivé une seule fois de la verrouiller. Ensuite, il est resté assis un long moment, comme s’il hésitait à prendre une décision. Il m’a dit : “Emily, ce que je m’apprête à te dire pourrait me faire renvoyer. Je pourrais perdre mon travail… toute ma carrière. Mais j’ai besoin de le dire, et c’est un besoin plus fort que celui que j’ai d’un emploi. Je veux te parler de Jésus-Christ.”
» Je ne sais plus ce que j’ai fait – levé les yeux au ciel, peut-être, je ne me rappelle pas. Tout ce que je me rappelle, c’est que Timothy m’a empoignée par le cou et qu’il a serré. Je ne pouvais même pas hurler. J’ai vu les limites de mon champ de vision s’obscurcir. Il a dû remarquer que je changeais d’expression, parce qu’il m’a lâchée et laissée respirer, mais il haletait plus fort que moi. Il lui a fallu une minute ou deux pour se calmer et me présenter des excuses.
» “Je n’aurais pas dû faire ça”, a-t-il dit.
» Il m’a expliqué qu’il luttait encore, mais qu’il savait que son âme était pure, que nous avions tous une âme pure, intacte, autant que nous ayons pu abuser de nos corps. Qu’en dépit de mes propres erreurs – mes mutilations, les drogues –, le Christ pouvait me sauver, que je pouvais transcender mes limites parce que, si le corps est corrompu, l’âme est bonne. Il m’a dit que nous naissons pécheurs, que nos corps nous emprisonnent dans le péché, mais qu’il ne faut jamais oublier que nos âmes reflètent le vrai Dieu…
» Il m’a offert une bible, une bible imprimée avec une couverture en cuir bleu frappée de mon nom à l’or. Il m’a dit de lire les Évangiles. Il m’a montré où ils étaient. Je devais prêter une attention particulière aux mots écrits en rouge. Cela faisait partie du nouveau curriculum, m’a-t-il appris. Ensuite, il a déverrouillé la porte et m’a donné rendez-vous le surlendemain.
» J’aurais pu me plaindre au garde qui m’a raccompagnée à ma chambre. J’aurais pu en parler à une infirmière pendant le dîner, rapporter ce qu’il m’avait fait, mais je me suis abstenue. J’étais terrifiée. Je craignais que la personne à qui je m’adresserais m’ignore ou refuse de me croire, et que cela remonte jusqu’à lui. Je me suis tue.
» Cette nuit-là, j’ai lu les Évangiles, parce que j’avais peur, mais j’ai senti un changement – ce que j’ai pris pour la grâce de Dieu descendant sur ma vie. C’est bien ce que j’ai cru, parce que c’était une sensation extraordinaire. Je suis très loin de cette époque-là aujourd’hui, mais, lorsque j’ai lu Matthieu et Marc pour la première fois, et le récit du baptême du Christ dans Luc, j’ai senti ma vie… J’ai eu l’impression que ma poitrine venait de fondre, comme si j’étais de glace et qu’une fantastique chaleur parvenait à m’atteindre. Je suis tombée sur le plancher de ma cellule, je me suis agenouillée au bord du lit. Comme je ne savais pas prier, j’ai juste dit “Jésus, aide-moi, Jésus, aide-moi”, répétant son nom jusqu’à l’hystérie, et à chaque mot, je sentais son amour déferler sur moi. Cette nuit-là, j’ai été convertie. Je me suis sentie protégée par une puissance qui me dépassait. J’ai relu les Évangiles, puis j’ai commencé la Genèse et, quand j’ai revu Timothy, j’ai parlé directement de ce qui s’était passé, je lui ai dit que je le dénoncerais s’il me touchait à nouveau, mais il avait entièrement changé d’attitude. Il souriait, riait, comme si lui aussi était investi d’une lumière intérieure en me voyant sauvée. À la fin de notre séance, nous avons dit le Notre Père en nous tenant les mains.
» Sur sa recommandation, j’ai été libérée de l’établissement et il m’a placée dans la maison de Mme Waverly. Il pensait que je pourrais me plaire là-bas, dans une communauté de foi, donc il m’a présentée à la maîtresse des lieux, que nous appelions Kitty…
» Je l’ai compris, maintenant : Kitty était la directrice mais c’était Waverly qui contrôlait tout. Il prononçait des sermons sur l’évangélisme. Il racontait des voyages missionnaires en Haïti, et projetait des diapos montrant les filles nous ayant précédées, dans des villages poussiéreux. Celles qui vivaient chez Kitty étaient jeunes, surtout des étudiantes, originaires d’autres villes et de villages, des solitaires réunies là parce qu’elles cherchaient des camarades. On nous encourageait à nous voir à l’extérieur, à recruter d’autres membres pour la congrégation, mais à limiter les contacts avec les gens que notre foi n’intéressait pas. Nous faisions de longues randonnées et des excursions dans le parc d’Ohiopyle. J’adorais ça, cette communauté. J’ai fini par adopter le nom Albion, et Timothy m’a dit que j’étais sa sœur dans le Christ…
» Un jour, un samedi après-midi, Waverly et lui m’ont rendu visite dans la chambre de l’étage. Nous avons prié ensemble, puis Timothy a expliqué ce qui allait suivre. Je me rappelle encore sa voix, tellement calme. Waverly s’est mis au lit et il est resté allongé pendant que j’officiais. Quand il m’embrassait, on aurait dit qu’il me buvait, mais il me baisait comme si je n’étais pas là du tout. J’aimerais pouvoir te dire pourquoi je me suis laissé faire – mais il n’y a pas de pourquoi : cette maison était ma vie, à l’époque, toute ma vie. Même aujourd’hui, revivre cet après-midi-là me dégoûte, et je regrette de n’avoir pas pris le contrôle d’une manière ou d’une autre, de n’avoir pas au moins fait quelque chose, n’importe quoi, partir en courant ou refuser, mais je n’ai rien fait. J’ai collaboré. Ensuite est arrivé le tour de Timothy. C’était la première fois qu’il me touchait depuis qu’il avait essayé de m’étrangler au centre, et il m’a prise comme si je le dégoûtais. Et puis ces messieurs ont prié pour moi. Pour me guérir des maux que j’abritais. Ils ont demandé à Dieu d’être indulgent avec moi.
» Dès lors, ils m’ont rendu visite tous les samedis après-midi. Avant de commencer, ils m’appelaient “bien-aimée entre toutes”, un peu à la mode du disciple “que Jésus aimait”, mais je devais ensuite supporter leurs prières pour moi, et Timothy qui attendait que Waverly s’en aille pour pouvoir terminer. Le père était rapide, mais le fils violent : certains soirs, je ne réussissais pas à le faire conclure sans qu’il me frappe. Il disait pouvoir me procurer du Percocet – il m’apportait toujours des médocs et, je ne sais pas si tu en as jamais pris, du Percocet, mais ces séances sont devenues l’occasion d’avaler des cachetons. Après, Timothy envoyait Kitty dormir avec moi, s’assurer qu’il ne m’arrivait rien pendant que j’étais défoncée. Elle me prenait dans ses bras, façon petites cuillers, et me serrait comme si j’étais son enfant, parfois me caressait les cheveux ou pleurait avec moi. Je me rappelle son odeur de pommade et de laque pour les cheveux, la peau abrasive de ses jambes sur les miennes quand elle se pressait contre moi. Mais, lorsque nous reposions ainsi ensemble, elle me parlait, elle chuchotait à mon oreille. J’ai appris d’elle que Timothy avait une famille, qu’il était marié. Il l’avait déjà été une fois auparavant, jusqu’à avoir je ne sais quels problèmes…
– Quand as-tu emménagé dans l’appartement de Polish Hill ? C’est là que je t’ai cherchée en premier.
– Timothy m’a cassé un bras, dit-elle. C’est pour ça que le professeur Waverly m’a demandé de quitter la maison. Il a loué cet appartement pour moi et payé mes cours à l’Art Institute. Timothy me rendait encore visite… Il y avait un bar en bas de l’appartement, nous y parlions en buvant un café. Il m’a présenté ses excuses pour ce qui était arrivé. M’a dit qu’il avait besoin de faire un peu de ménage dans sa vie. Il restait tard chez moi presque tous les soirs, et je le lui permettais. Si je rentrais tard ou si je devais voir mes autres amis, il m’engueulait…
– Peyton ?
– C’est à cause d’elle qu’il m’a cassé le bras. Il n’aimait pas qu’on soit si proches, il disait que j’essayais de l’humilier…
– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
– Un matin, je n’avais pas cours, alors Timothy a préparé le petit déjeuner et m’a dit qu’il voulait m’épouser. Qu’il allait partir un moment, prendre la route vers le sud avec sa femme et que, quand il reviendrait, il serait un autre homme, plus fort, libéré. À son retour, nous vivrions ensemble dans le Christ, m’a-t-il assuré. Je lui ai demandé où il allait mais il n’a pas voulu me répondre. Tout ce qu’il a dit, c’est : “Une semaine ou deux. Ensuite, je reviendrai vers toi…”
– Tu es la femme de Timothy ?
– Il y a eu la fin du monde avant. »