Des murs beiges et une télé bloquée sur la chaîne Riot – séries d’horreur japonaises et clips d’accidents domestiques résultant en d’horribles blessures : bas-ventres broyés, visages écrasés. J’ai même vu un skieur nautique aux jambes tranchées par un bateau à moteur et un conducteur de quad décapité en effectuant un saut périlleux par-dessus son guidon. En fin de soirée, la chaîne diffuse un marathon De quoi fouetter une chatte.
Le grand moment de la journée arrive vers dix heures, quand Brianna, une des infirmières, pousse le chariot du petit déjeuner à notre étage. « Bonjour », braille-t-elle dans chaque chambre, et son caquètement gras résonne dans les couloirs pendant toute la durée de sa ronde. Il lui manque les incisives inférieures, et la prothèse qui les remplace pendouille hors de sa bouche quand elle demande : « Crêpes ou omelette, chou ? » J’ai appris très tôt que les crêpes sont le seul choix possible, les omelettes étant caoutchouteuses et d’un jaune banane tellement vif qu’on sent presque le goût du E102. Brianna adore Riot TV : elle reste donc assise quelques minutes près de mon lit sous prétexte de m’aider à déjeuner – elle ôte l’opercule en papier d’alu du café et du jus d’orange, ce dont je lui suis reconnaissant car, dans l’état où sont mes mains, j’en suis incapable, et elle me découpe les crêpes et les saucisses. Fascinée par l’émission, elle part d’un grand rire de ventre chaque fois que quelqu’un se blesse – des pom-pom girls qui atterrissent sur la nuque, des gamins qui se cassent les dents en tombant de leur bâton sauteur. Hilare au point d’en pleurer.
Le deuxième jour après que j’ai repris conscience, Brianna m’a appris que j’en avais déjà passé cinq ici.
« C’est où, ici ? ai-je demandé.
– Hôpital Sainte-Elizabeth, a-t-elle répondu. Youngstown. Vous savez où se trouve Youngstown ?
– Dans l’Ohio…
– Moi qui croyais que vous alliez répondre “au paradis”… »
J’y suis désormais depuis plus de cinq semaines, dans l’aile des non-assurés, avec les clochards, les toxicos et les malades mentaux hurlants entassés à trois ou quatre par chambre – une clinique comme celles où je dérivais il n’y a pas si longtemps, quand j’étais accro au caramel. Par rapport aux autres patients, cela dit, je dispose d’un certain confort : une administratrice m’a dit que j’occupe une chambre privée parce que ma note a déjà été réglée en liquide, ce qui me laisse perplexe, quoique Timothy ait assuré vouloir prendre en charge mes frais médicaux. Quand la même administratrice m’a demandé mon nom et mon numéro de sécurité sociale, j’ai répondu que je ne m’en souvenais pas, ce qui doit être assez typique car elle a rempli le reste du formulaire sans me poser de questions indiscrètes.
« Avons-nous votre permission de chercher pour vous une correspondance faciale ou ADN dans la base de données nationale ?
– Pas si je n’y suis pas obligé.
– La plupart des gens refusent. Je vais juste marquer homme non identifié, non assuré sur les formulaires.
– C’est assez approprié », ai-je remarqué.
À minuit, changement de chaîne pour des informerciaux : des pierres précieuses vendues avec un discount variable en fonction des quantités. Je pense à Albion, la revoyant en général debout au-dessus de moi sur ce tas de briques, les cheveux au vent. Je ne me rappelle plus la couleur de ses yeux mais, quand je les imagine, ils ont le gris d’un ciel d’orage.
Lorsque je dérive enfin dans le sommeil, je rêve d’Hannah.
Les médecins me tiennent au courant – ils sont trois, un à Boston, les deux autres à Mumbai ; leur visage apparaît sur les écrans HD d’une tour mobile. Un des trois entre en roulant dans ma chambre tous les deux jours environ, mais, la webcam de la tour ayant du jeu, il me fait rarement face quand il me parle.
« La personne qui vous a soigné vous a peut-être sauvé la vie, mais elle ne vous a pas ménagé, m’apprend le docteur Aadesh.
– Pourquoi ça ?
– La fracture n’a pas été bien réduite. Les ligaments de votre genou ne guérissent pas correctement. Vous avez perdu l’œil droit, ce qui aurait pu être évité si vous aviez été conduit à l’hôpital plus tôt. Grave irradiation, quasi mortelle, vous avez eu de la chance qu’on ait assez de sang pour vous faire une transfusion. »
Le médecin récite ma litanie de blessures, me demandant ce que chacune me fait éprouver. Les attelles Re-Pousse dans huit de mes doigts, l’attelle et le plâtre de mon genou pulvérisé, la fracture ouverte de mon tibia. Des sutures chimiques pour les coups de couteau au visage, aux épaules, aux mains et à la poitrine. Le capteur de mon œil droit, en verre, relié à mon cortex visuel. Je suis désormais censé porter des lunettes spéciales, verres épais et grosse monture noire, conçues pour aider mon œil gauche à trouver les mêmes points focaux que le capteur du droit.
« Très bien, dit Aadesh. Le docteur Hardy viendra vous voir après-demain. Vous avez des questions ?
– J’en ai une. Je pense que les lunettes ont besoin d’un réglage : elles fatiguent mon œil valide. Je suis obligé de les enlever assez souvent, sinon j’ai des maux de tête.
– Mes excuses, répond Aadesh. Je vous vois clairement sur l’écran mais je ne vous entends pas. Pouvez-vous essayer de régler le volume ? Quoique non, je vois qu’il est à fond. L’audio doit être en panne. Soumettez donc votre question à l’infirmière de service et elle contactera directement notre entreprise… »
La tour pivote sur place et quitte la chambre – je l’entends progresser dans le couloir, telle une voiture télécommandée.
Brianna est sûrement plus près de soixante-dix ans que de soixante, mais elle a les cheveux soyeux, teints en un blond éclatant, et le regard jeune. Quand elle discute, elle se penche sur son interlocuteur, lui touche le bras.
« Vous n’avez pas de neurospam, dis-je un matin alors que nous regardons Riot.
– Qu’est-ce que j’en ferais ? me demande-t-elle. Mes petits-enfants en ont. J’ai vu un type à la foire qui avait des aimants dans les doigts, carrément sous la peau, afin de pouvoir tenir un morceau de métal par simple contact. Il disait qu’il n’arrêtait pas de démagnétiser ses cartes de crédit. Ça fait peur, chou. Regardez-vous, avec votre faux œil branché sur le cerveau. Je n’ai pas besoin de ces merdes-là dans le corps.
– Vous pourriez regarder Riot tout votre soûl, lui dis-je. Vous pourriez vous caler dans un fauteuil et avoir l’impression d’être au cœur de l’action…
– C’est la folie de l’homme que nous regardons, dit-elle. Pourquoi voudrais-je m’en approcher davantage ? Par ailleurs, j’ai autre chose à faire, par exemple vous apprendre à pisser tout seul… »
Quand je commence à marcher avec des béquilles, Brianna m’accompagne jusqu’aux toilettes qui jouxtent le poste des infirmières, et elle m’attend devant jusqu’à ce que je tire la chasse d’eau. Ensuite, elle me raccompagne et m’aide à me remettre au lit.
« Rééducation, dit-elle. Continuez de marcher et vous vous remettrez… »
Vers la fin de la cinquième semaine, j’ai rendez-vous dans le cabinet du médecin de service au rez-de-chaussée. Je m’y rends tout seul avec mes béquilles, parvenant même à emprunter l’escalier entre le cinquième et le quatrième étage, où l’ascenseur est en panne. La praticienne de service est taciturne et n’a aucune envie de bavarder – je ne suis qu’un patient parmi tous ceux qui passeront dans son cabinet ce jour-là. Elle m’examine en se servant d’une liste de blessures, me fait passer une radio par scanner manuel – des rouleaux froids sur ma poitrine – et prête une attention particulière aux plaies dues au couteau, ainsi qu’à mon œil droit. Je passe ensuite un examen de la vue, tente de lire des lettres assez petites à l’autre bout de la pièce, et échoue misérablement – toutes ressemblent pour moi à des D, ou peut-être à des E. La docteure renvoie mes lunettes au labo du sous-sol avec une ordonnance plus adaptée à mon cas. À la fin de notre séance, elle signe mes papiers.
« Vous sortez cet après-midi », m’annonce-t-elle.
Les administrateurs de l’hôpital m’offrent un sweat à capuche et un pantalon de jogging achetés à la boutique de cadeaux pour remplacer les vêtements souillés de sang qu’on a dû découper sur moi quand je suis arrivé aux urgences. Le sweat est marqué Sainte-Elizabeth, Youngstown, Ohio. Ce n’est qu’un XL mais j’y nage pourtant, et je prends conscience du poids que j’ai perdu durant les semaines que j’ai passées ici.
Brianna apporte deux sacs en même temps que mon déjeuner – mon sac à dos sorti de la ZEP et un sac boudin que je n’ai encore jamais vu.
« Je suis allée les récupérer pour vous, me dit-elle. Je n’ai pas regardé à l’intérieur. Il ne manque rien. »
Mon dernier déjeuner à Sainte-Elizabeth consiste en un steak de soja avec des frites molles et une canette de Pepsi. Le docteur Aadesh ne s’est pas trompé : mes doigts se sont ressoudés de travers : les cinq de la main gauche forment un entrelacs noueux, tordu. J’ai peine à décapsuler le Pepsi : je ne parviens pas à le tenir fermement, même de la main droite, et je n’ai pas autant de forces que je le devrais, mais je finis par y arriver.
« Ça fait quarante ans que je travaille ici, et j’en ai vu, des malades, un tas de gens différents atterrissent dans cet hôpital, et personne ne sait qui ils sont ni d’où ils viennent. J’en ai vu, oui, mais des comme vous, jamais, me confie Brianna.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Vous savez comment vous êtes arrivé ici ? Quelqu’un a appelé la police pour dire où vous vous trouviez, sans laisser de nom. Les flics ont pris un médévac pour aller vous chercher, et vous étiez bien là : à moitié mort au milieu de Pittsburgh, nom d’une pipe, avec ces deux sacs et une enveloppe pleine d’argent liquide. Du liquide, oui. Personne ne m’a dit combien, alors que j’entends l’essentiel de ce qui se dit ici, mais, pour que vous soyez resté aussi longtemps, ça devait faire un paquet. Je n’avais encore jamais rien vu de tel en quarante ans. Mais vous ne vous rappelez pas tout ça, hein ? Vous ne vous rappelez même pas votre nom, vous ne vous rappelez rien du tout…
– Je me rappelle un certain nombre de choses, admets-je.
– Je le sais bien, chou. Mais ne vous en faites pas, on n’est pas des cafards, ici. Personne ne dira vous avoir vu une fois que vous serez sorti. On ne vous a jamais vu, d’accord ? »
Après son départ, je fouille dans le sac inconnu et j’y trouve des liasses de billets – de vingt ou de cent, des dizaines de milliers de dollars en tout, sûrement. D’une enveloppe brune, je sors un permis de conduire de l’Iowa et un passeport avec ma photo mais au nom de Glen Bower, lieu de naissance Dubuque, Iowa. Aucune note, pas d’instructions.
Mon journal est encore dans le sac à dos, c’est le principal – je ne trouve sinon que des bouteilles d’eau et une torche électrique, rien d’important. Mon dosimètre est là, noir comme la mort. Je jette le matériel et fourre le sac boudin dans le sac à dos afin de transporter l’argent plus facilement. Dans une enveloppe marquée Brianna, je laisse une liasse de billets de cent. Je ne sais pas combien – quelques milliers de dollars.
Après avoir hélé un taxi devant l’hôpital, j’explique au chauffeur qu’il me faut aller dans un supermarché, un Target ou un Walmart, ce qu’il y a de plus près. Youngstown a été nettoyée depuis ma dernière visite il y a environ quinze ans – peut-être grâce à l’argent généré par la présence de ZEP-Zeolite. Le centre-ville est devenu un mini-quartier des arts avec petites boutiques et paniers de fleurs pendus aux réverbères. Un peu plus loin, une vieille usine a été remise en service, ancrée par un Target et un magasin d’articles de sport. Le taxi m’attend tandis que j’achète un smartphone à carte sous le nom de Glen Bower – le passeport est valide. Je me fais ensuite conduire par le taxi jusqu’à un hôtel EconoLodge sur l’autoroute, où je prends une chambre que je paie en liquide. Après avoir dormi quelques heures, je commande une pizza qu’on me livre, et je la mange en regardant la télé. Je paramètre mon téléphone et, dès que j’ai la connexion, appelle Gavril, me servant de Translator pour discuter avec lui en pidgin tchèque.
« Dominic ? Oh, bon Dieu, dit-il. Oh, Dieu merci, Dominic… »
Je lui raconte ce qui s’est passé, j’assure que je vais bien. Mais que je ne sais pas quoi faire. Il me demande si je suis capable d’acheter un billet pour Londres, s’il faut qu’il vienne me chercher ou si je peux le retrouver là-bas.
« Je crois pouvoir y arriver tout seul », lui dis-je.