11 novembre


Gavril et Kelly sont venus passer la semaine avec nous. Sa mère couvre mon cousin de baisers.

« Maman, maman », proteste-t-il en essuyant les traces humides sur ses joues et son front.

Ma tante se montre amicale avec Kelly, mais polie – elles en sont encore à se jauger, je suppose. Elles n’ont pas vraiment d’atomes crochus : Kelly est une citadine très raffinée, ma tante une hippie rurale. Elles s’efforcent de fraterniser pendant les repas, la première étant fanatique de l’alimentation saine, la seconde adepte fervente du mouvement directement-de-la-ferme-à-la-fourchette, et se promettent d’aller à Prague essayer le bar à tapas crudivore qu’un ami de ma tante y a ouvert voici quelques mois.

Je prends mon cousin à part.

« Gav, j’ai besoin de te parler.

– Pas de problème. On va marcher un peu ? »

J’utilise l’application de traduction de mon téléphone, que je porte à mon oreille chaque fois que Gavril parle – me régalant d’anecdotes de la vie nocturne londonienne, des négociations de son contrat avec Vogue. Il prend l’air exalté quand il décrit son amour pour Kelly.

« Je veux l’épouser, affirme-t-il. Tu imagines les mignons petits Gavril qu’on pourrait faire… »

Le froid affecte ma jambe, si bien que je me retrouve plus vite handicapé. Au bout de l’allée, nous prenons le chemin sur la gauche. Quand nous passons près du forsythia, un buisson anarchique de feuilles et de branches brunissantes jamais taillées, mon cousin déclare :

« Je crois que j’ai encore quelques Playboy enterrés dans des Tupperware, par ici. On peut essayer de les trouver.

Il fouille aux alentours du buisson pendant au moins dix minutes avant de se demander si sa mère n’aurait pas trouvé – et jeté – ses numéros de Playboy.

« Ce n’est pas grave si elle les a jetés, lui dis-je. Tu es grand, maintenant.

– Mmm », fait-il. Il reprend ses recherches, creuse plus profond dans la glaise gelée à l’aide d’un bâton. « Je reviendrai peut-être en été, quand le sol sera moins dur…

– Dis, Gav, il y a un truc que j’ai besoin de te demander… »

Il cesse de creuser et s’essuie les mains sur son manteau.

« Bien sûr, Domi. Tout ce que tu veux…

– Tu as bien des gens intéressés par ce que je t’ai envoyé ? Les images de la jeune femme qui a été tuée ?

– Absolument, me confirme-t-il. Mika Bronstein, c’est lui qui produit Achetez, baisez, vendez américain pour CNN. Il était très intéressé – il l’est encore. En fait, il m’a texté il y a une semaine pour me dire que j’étais un salaud de le faire saliver avec des potins sur des célébrités et de ne pas donner suite…

– Je veux que tu lâches ça dans la nature, dis-je, quoique sans être sûr que ce soit le meilleur parti à prendre.

– Pourquoi ? demande-t-il tout en grattant de nouveau la terre à la recherche de ses Playboy. Toutes ces merdes sont enfin derrière toi. Pourquoi agir ? Fous-leur la paix. Laisse tomber…

– Je bois trop, dis-je. Je n’arrive pas à dormir parce que je pense à elle…

– La rouquine ?

– Non. La femme que j’ai trouvée. Je me réveille au milieu de la nuit persuadé que son cadavre est par terre près de mon lit, juste là, et ça me paralyse. Je ne me demande pas pourquoi son cadavre serait là, j’ai seulement la certitude, la certitude absolue que, si je regardais par-dessus le bord du lit, je la verrais couverte de fourmis…

– On dirait que tu as besoin d’un autre Simka dans ta vie.

– Je veux qu’on lui rende justice », dis-je.

Après le dîner, nous nous attardons autour de la table de la cuisine avec de la bière et du vin, des tranches du pain complet au miel que fait ma tante et du fromage fort. Il commence à neiger – une bourrasque glaciale qui frappe de petits coups contre les fenêtres de la cuisine. Nous discutons jusque bien après minuit. Ma tante, encore éveillée, fait du point de croix dans l’autre pièce en écoutant la reprise au piano de « A Love Supreme » par Emil Viklický. Kelly est partie se coucher il y a plusieurs heures, et Gavril ne tarde pas à déclarer qu’il monte la rejoindre.

« Une dernière chose, dis-je tandis qu’il rince nos verres dans l’évier. Quand tu lâcheras ces images, je veux que tu dises à ton copain producteur que tu les tiens d’un certain Mook. »