Été


De temps à autre, Hannah Massey s’introduit dans mes rêves – je descends le coteau jusqu’à la rivière et y trouve Hannah vivante, encore à moitié enfouie dans la vase. Je me demande si je réussirai à la sauver, s’il m’est seulement possible de l’atteindre à temps, mais, dans toutes les manifestations de ce rêve, le courant s’enfle alors rapidement et l’emporte.

« Réveille-toi, dit ma tante. Ce n’est qu’un rêve… »

Je suis devenu fragile, je m’en rends compte. Je suis fragile physiquement, et je m’épuise vite. La claudication, le problème de mes mains. Certaines actions élémentaires me sont difficiles au point que j’en suis frustré. La cécité de mon œil droit s’est amplifiée, malgré de nouvelles opérations au laser : même lors des journées les plus claires, je vois comme à travers un brouillard. J’ai peine à me concentrer longtemps, y compris quand j’enquête sur l’affaire Simka. Un après-midi, je me rends compte que je n’ai pas progressé depuis des semaines, que je suis en train de laisser mon ancien thérapeute se perdre dans le décor, donc j’écris à Kucenic : un appel pour qu’il continue à enquêter sur Waverly. Je lui parle de Simka, lui explique que, selon moi, l’homme d’affaires était derrière les accusations qui l’ont envoyé en prison. Kucenic ne recevra sans doute pas ma lettre avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, le temps qu’il s’adapte à sa célébrité nouvelle – ses passages sur les flux pour commenter les affaires les plus populaires – mais je sais qu’en dépit de l’attente, il est le meilleur espoir de Simka. Il additionnera deux et deux, j’en suis certain. Il se rendra compte que je suis la seule personne susceptible de connaître autant de détails sur ces affaires, mais je ne fais pas figurer mon nom sur la lettre. Je la signe Mook.

Solitude générale, je me consacre à la poésie. Ma tante m’a posé un ultimatum : j’arrête de boire ou je déménage. Elle m’aurait laissé trois semaines pour me décider, mais j’ai répondu que je n’avais plus besoin d’alcool ni de drogues, que quelque chose s’était brisé en moi puis ressoudé. J’ai ressuscité le nom Confluence Press pour mes plaquettes, et je participe à des festivals amateurs, des salons artistiques, ma tante m’aidant pour l’aspect financier quoique mon seul objectif soit de rentrer dans mes frais. Après la plaquette de Twiggy, j’ai sollicité un poète ukrainien que j’admirais depuis longtemps, puis un autre, du Mississippi, ayant gagné le Prix national du livre il y a quelques années. Je viens de recevoir confirmation d’Adelmo Salomar que je puis rééditer Ouroboros sous forme de plaquette à tirage limité pour en faire le quatrième livre de ma collection. Sa lettre a été postée au Chili – je l’ai encadrée et accrochée près de mon poste de travail. Tous ceux que je rencontre se montrent enthousiastes à propos de mon travail. Je garde à mes plaquettes une diffusion limitée, et j’ai reçu des critiques positives, y compris une mention dans le magazine Poetry, à l’occasion d’un article consacré aux beaux livres. J’apprécie qu’on s’intéresse à moi – mais j’ai déjà été contacté par des poètes que j’ai vaguement fréquentés il y a dix ans, qui s’interrogent à propos de John Dominic Blaxton et se demandent comment je l’ai connu.

« Un vieil ami », est tout ce que j’ai à répondre.

J’apprends un matin au réveil que le FBI a arrêté le docteur Timothy Waverly, qui occupait sous le nom de Timothy Filt un chalet à proximité de Tacoma, Washington. Il a été repéré alors qu’il faisait ses courses au supermarché : des caméras de reconnaissance faciale ont détecté ses traits, malgré sa barbe et son bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux. Des caméras de circulation l’ont ensuite suivi de carrefour en carrefour, jusqu’à ce qu’un drone de la police de Washington se verrouille sur sa voiture et le suive durant l’heure et demie de trajet nécessaire pour rejoindre son chalet. Puisqu’il était considéré comme armé et dangereux, le groupe d’intervention de la police de Tacoma, mené par des agents du FBI qu’avait envoyés le bureau de Seattle, a donné l’assaut au chalet – et la démonstration de force s’est révélée inutile : Timothy n’avait pas d’arme ; il s’est rendu paisiblement.

Un communiqué du FBI déclare avéré qu’une femme vivait avec Timothy Waverly. C’est là la toute dernière personne qu’on souhaite interroger à propos de l’assassinat d’Hannah Massey et de la disparition ou du meurtre de plus de trente femmes en rapport avec la famille Waverly, tant en Pennsylvanie qu’en Alabama. Cette femme s’appelle Darwyn Harris et est originaire de la région de San Francisco. Le FBI publie des photos d’elle – de vieux portraits d’Albion que Timothy devait avoir sur lui et qui datent d’avant la destruction de Pittsburgh. Elle a l’air tellement jeune.