La Fashion Week de printemps


Je suis trop sensible pour regarder ces trucs-là, ç’a toujours été le cas – mais quand Gavril m’appelle pour me dire que la présidente Meecham porte une robe du soir House of Fetherston à l’occasion des exécutions, je me branche sur le spectacle – une ironie remarquable. Dans le salon, ma tante regarde un flux des pièces de Václav Havel mettant en scène Vanek, donc je m’allonge sur mon lit avec un verre de lait chaud, face au petit écran plat fixé au mur au-dessus de ma bibliothèque.

« Une robe écarlate avec une collerette ivoire qui lui fait comme un halo autour de la tête, dit Gavril. Très élisabéthaine. Les cheveux tressés, posés sur les épaules comme des rubans. Elle porte un bandeau de dentelle noire…

– Je suis en train de regarder, lui dis-je. Je la vois. »

La reine de l’Amérique, l’appelle-t-on, et elle ressemble bien au portrait d’une souveraine de jadis, Elizabeth Ire ou peut-être la Reine de Cœur. La présidente Meecham procède aux exécutions dans la Roseraie, parmi les roses génétiquement modifiées qui donnent des fleurs gigantesques – rouges, roses, blanches. Elle arrivera à New York à temps pour le début des défilés de la Fashion Week, grâce à un vol partant de Washington après la garden-party. Les prisonniers entrent, au nombre de neuf comme toujours, vêtus de robes noires. On les contraint à s’agenouiller.

« La parole est à Mme la présidente des États-Unis. »

Meecham passe en revue les condamnés, chacun accusé d’un crime symbolisant les menaces toujours présentes contre le pays et sa fonction. Un homme convaincu d’avoir posé une bombe artisanale sur une aire de restauration de Minneapolis, tuant treize personnes et en blessant des dizaines d’autres ; une femme d’avoir fait fuiter des secrets de la NSA dans les flux, mettant en danger la souveraineté américaine à l’étranger. Timothy et Waverly font partie des neuf, chacun accusé de multiples meurtres dans deux États différents. Sans les sous-titres, je ne les reconnaîtrais peut-être pas : Timothy a la tête rasée, les cicatrices de son cuir chevelu ressemblent à des vers blancs, et les cheveux de Waverly sont différents également, plus courts, ses mèches cotonneuses réduites à une brosse blanche. Meecham passe devant les prisonniers pour les inspecter. Elle ne marque aucune pause devant Waverly et son fils, ne leur accorde aucune attention particulière, se contentant de les toiser comme elle toise les autres – avec rapidité et dédain. À chaque condamné, elle offre la chance de se repentir, de jurer fidélité au drapeau.

« Je devrais y aller, dis-je à Gavril.

– Appelle-moi plus tard, si tu as besoin de parler », dit-il.

Meecham se poste devant Waverly et lui donne à son tour la possibilité d’implorer l’indulgence. Il aurait selon moi une bonne raison de supplier la présidente de l’épargner, compte tenu de leur passé commun – il m’a dit une fois l’avoir créée, être responsable de son ascension – mais, quand elle a terminé son discours et lui demande si des circonstances atténuantes justifient qu’elle considère son cas avec compassion, Waverly ne répond pas. Il se contente de la fixer – ou plutôt il semble regarder à travers elle, comme concentré sur quelque chose qui se trouve au-delà d’elle, au-delà de cette cérémonie. Quand ses lèvres bougent enfin, les commentateurs estiment qu’il récite le 23e psaume.

Timothy reste muet lui aussi lorsque Meecham lui offre la clémence, alors que je voudrais qu’il parle – je voudrais qu’il avoue publiquement, qu’il rétracte tous ses mensonges, qu’il craque, sanglote, supplie, implore la compassion de Meecham, qu’il se remette entièrement à sa merci. Il se tait, mais il n’est pas stoïque comme son père : ses yeux s’emplissent de larmes et son visage reflète son angoisse tandis qu’il se retient de pleurer. Timothy voulait me faire croire qu’il cherchait la grâce. Est-ce à cela qu’elle ressemble ? Toute cette douleur…

Des capuchons noirs sur leurs têtes. Meecham signe tous les ordres d’exécution avec un stylo en argent.

J’éteins la télévision, me dirige vers la grange et travaille sur la presse jusqu’à l’aube.

La dernière fois que j’entends parler d’Albion, peut-être la toute dernière à jamais, c’est sur la BBC, une info brève enfouie dans un paquet d’autres nouvelles plus pressantes. Un agent des services frontaliers canadiens affirme avoir vu quelques jours plus tôt Darwyn Harris passer de l’État de Washington au Canada. Au volant d’une Volkswagen Rabbit, elle a utilisé un passeport et une carte d’identité au nom d’Albion Waverly. « Son passeport ne figurait pas sur la liste “Interdit de séjour”, donc je l’ai laissée passer, dit l’agent. Nos logiciels de reconnaissance faciale sont restés en panne quelques heures cet après-midi-là, elle devait être au courant. Je ne l’ai reconnue que plus tard, en feuilletant de la paperasse. » Grâce à des autorités canadiennes obligeantes, le FBI a déterminé qu’elle avait dû acheter une autre voiture en liquide à la sortie de Vancouver. L’info s’est terminée et la BBC a diffusé une émission consacrée à Nina Penrose, modèle de la page 3 du Sun, gagnante du concours Miss Univers de l’année dernière, et à son prochain passage dans la version anglaise de Une chance sur un million.

Je me demande quel nom Albion se donne à présent.

J’ai envisagé un nouveau neurospam, quelque chose de simple, pour revenir sur nos pas dans la Ville, pour la chercher – parfois j’imagine que je la trouverai si je passe assez de temps dans des endroits qui ont été importants pour nous, par exemple notre box au Kelly’s dans East Liberty, ou peut-être si je monte dans son bus qui plonge au cœur du tunnel, juste avant la fin du monde. Elle hantera à coup sûr ces endroits-là un jour ou l’autre, mais je me rends compte que je suis à présent un fantôme pour elle, un lien avec un passé qu’elle désire effacer. Je pense à elle en me promenant dans les champs. Je cultive son souvenir. Je ne suis jamais allé au Canada, mais j’imagine Albion avec une coiffure différente, des vêtements différents, au volant d’une voiture achetée à la sortie de Vancouver. Je l’imagine roulant sur des autoroutes, vers le nord, toujours plus au nord, le plus au nord possible. Je l’imagine empruntant des routes magnifiques, semées de montagnes et bordées de conifères luxuriants. Lorsque les routes se font plus étroites et que le sous-bois s’assombrit, je l’imagine qui se sent en sécurité. Enfin en sécurité. J’imagine une route unique traversant des kilomètres et des kilomètres de forêt, d’une forêt infinie, une route unique sur laquelle on pourrait rouler des heures, des jours, sans jamais voir un autre visage humain.