TA BESTIOLE À TOI

Véronique Marcotte

« […]
Donne-moi rendez-vous plus loin.
Exile-moi.
Emmène-moi dans un hôtel.
Laisse-moi dormir longtemps et veille sur mon sommeil.
Emmène-moi dans un pays où l’on se couche l’après-midi,
volets fermés.
Pars.
Pars avec moi très loin d’ici.
Laisse-moi conduire trop vite,
écouter la musique trop fort.
Ne passe pas de commentaires,
ne me donne pas de conseils.
Monte l’escalier en courant derrière moi.
Attrape-moi par la cheville en disant : pas si vite.
Que tes gestes soient précis, irréfutables.
Concentre-toi.
Parcours infiniment lentement mon territoire.
Prends possession de moi systématiquement.
Ne me laisse pas de chance, mets-moi à ta merci.

Terrasse-moi. Engloutis-moi. Intègre-moi.
Choisis l’intranquillité, choisis-moi.
Et garde-moi.
[…] »

« Garde-moi », La Suite mongole (Planète Rebelle)
D. Kimm

Je dois te dire, mon amour mon phare, que j’écris ceci un peu sur les rotules, parce que je me rends compte, éblouie, que je suis passée par-dessus cette volonté de tout détruire, celle qui m’a longtemps habitée. D’ailleurs, toi et notre couple qui résiste faites partie de la preuve.

Les hommes de ma vie sont un sentier tortueux qui me mène jusqu’à toi, le savais-tu ? Laisse-moi te raconter.

Je pourrais te parler de Roger. Ce Roger qui faisait chaque jour six kilomètres à pied pour me retrouver. Il avait des cheveux noirs très épais et un sexe nerveux, il pouvait tout balancer avant même d’avoir enlevé ses jeans. J’ai revu Roger un jour que je donnais une conférence dans un centre carcéral. Te dire combien sont bizarres les retrouvailles d’un premier amour entre les barreaux d’une prison. Il avait honte, pauvre Roger, alors que moi je le regardais en me souvenant de ces nuits que nous avions traversées, il ne se rendait pas compte que debout devant lui, je me rappelais que nous buvions du vin en mangeant des pâtes, que nous faisions l’amour sur le plancher du salon. Il ne savait pas que ce petit sourire en coin était provoqué par le souvenir qu’il fallait recommencer souvent, plusieurs fois assemblées finissaient par faire une relation complète. On en riait, lui et moi.

Je t’ai déjà raconté ce qui m’a toujours semblé un rêve ? Emmanuel regardait souvent par la fenêtre lorsqu’il se déshabillait, je n’ai jamais su pourquoi il ne m’envisageait jamais au moment de laisser tomber ses vêtements. J’ai oublié la forme de la queue d’Emmanuel parce que j’étais possédée par son visage de chanteur de rock et par sa longue et dense crinière qui tombait sur mon visage lorsqu’il me pénétrait. Combien de fois j’ai ouvert cette fenêtre par laquelle il regardait sans cesse, pour accueillir ma star en cachette, mon étoile filante qui n’est passée que furtivement dans ma vie. Si je ne l’avais pas croisé dernièrement, je suis certaine que j’aurais fini par croire qu’il n’était que le fruit de mon imagination tellement il était beau.

Francis acceptait quant à lui de mettre de côté sa bite pour me lécher la chatte pendant des heures, presque aussi longtemps que durait le Requiem de Mozart que j’écoutais à tue-tête dans des écouteurs. À cause de ces écouteurs, Francis n’avait pas accès à ma musique et donc il ne pouvait s’en servir pour se faire bercer lui aussi. Je me demande encore à quel point il était patient ou soumis, mais il se résignait chaque fois à fourrer son nez dans mon sexe, l’éternité ne lui faisait pas peur. Peut-être parce que je lui avais avoué mon incapacité à atteindre l’orgasme autrement que par moi-même, ainsi il s’entêtait à me prouver que mon corps avait une capacité d’oubli et de résilience qui me mènerait, avec un peu de patience, tout droit à ce délice. Il n’y est jamais arrivé. En fait, je devrais plutôt dire que je n’y suis jamais arrivée avec lui.

Ça me fait penser que ce régal, c’est avec toi que je le connais maintenant, presque systématiquement lorsque nous faisons l’amour. Il y a quelque chose comme de l’abandon, tu ne crois pas ? Comme si j’avais échappé mon besoin de me révolter, que la fragilité avait pris le dessus. C’est beau je trouve. Et puis qu’est-ce que la révolte sinon une manière de manifester son impuissance ? Ne faut-il pas, un jour ou l’autre, en arriver à accepter cette anémie ? En tout cas cette vulnérabilité et toutes ces parcelles font partie de moi, des choses que j’ai laissées sur le seuil et d’autres que j’ai emportées dans mon refuge. Des rêves démesurés qui, par leur lenteur à se rendre jusqu’à moi maintenant, font de ma mémoire une intrusion, une machine à remonter le temps qui me rappelle comment j’ai bâti ma carrosserie et surtout, ce qu’elle est devenue.

Et puis la vulnérabilité n’est certainement pas synonyme de candeur.

Comme tu vois cet homme, le premier à qui j’ai enfin fait entendre qu’il n’avait pas mon aval. Qui avait une verge aussi large et longue que deux ou trois verges collées l’une contre l’autre. Un pénis démesuré. Lorsqu’il est arrivé dans ma chambre avec le pot de margarine, il m’a fallu deux petites secondes pour comprendre où il voulait la mettre, sa double verge. Ce soir-là, j’ai terminé ma soirée toute seule en buvant de la bière forte et en mangeant des frites McCain.

J’étais fière de moi, tu comprends ? Et forte.

Ce n’est pas tellement cette période de disette où le « non » se faisait déficient qui m’a fait rencontrer autant d’hommes, mais cette volonté de découvrir leur beauté, leur diversité.

J’ai trouvé ça délicieux quand Étienne m’a montré qu’il n’avait pas honte de son micropénis et qu’il avait développé d’autres talents, tout comme j’ai été ébaubie par la queue d’un artiste peintre qui me prenait délicatement sur le côté pour ne pas me faire mal avec son membre en forme de « L ». J’ai eu du plaisir à me laisser draguer par ce jeune poète de seize ans mon cadet, parce que lorsque ses lèvres impatientes ont embrassé les miennes j’ai été touchée par cette fébrilité, cette chaleur montante qui se collait à mon corps.

Ces structures tendues, tantôt vilaines tantôt ravissantes, je les ai montées et gravies, échevelée et fiévreuse.

Je me souviens de ces nombreux moments de désarroi où, effrayée, je redoutais d’être seule à seul avec ce sexe. Un engin si facile, si mécaniquement facile à combler. Mais j’avais peur parce que je savais qu’au bout de ce sphinx il y avait un homme complexe, aux contours ineffables, qui avait dans le cœur lui aussi des histoires à raconter. Moi je ne voulais pas nécessairement entendre ces histoires. Je me contentais du sexe simple. De ce palladium qui honorait ma présence féminine.

C’est vrai que j’ai hurlé de rage quand l’un m’a trompée puis m’a reprise à queue découverte sans m’avertir qu’il était allé voir ailleurs. Oui, j’ai pleuré lorsque l’autre est tombé amoureux de ma meilleure amie. Je ne les ai pas tous admirés, je n’ai pas eu pour eux que de la sympathie : j’ai été en colère, brisée, éclatée en morceaux, comme toutes ces femmes tous ces hommes tous ceux et celles qui aiment.

J’ai surtout ragé contre moi, pour tout dire.

J’ai peut-être couché avec un homme qui jadis avait agressé une femme, qui sait, ça se pourrait parce que j’ai couché avec toutes les couleurs d’hommes, tous les récits d’hommes. Cependant ces amants, parfois des inconnus, se gardaient eux aussi le droit de ne rien dire.

Tout comme ils ignoraient qu’ils labouraient le ventre d’une femme dont l’enfance déparée coinçait quelques nerfs.

Comme tant d’autres, je n’ai pas noté le danger, je n’ai pas vu qu’il y avait quelque chose d’inhabituel ce soir-là.

J’étais tête nue, ça m’étonnait. C’était peut-être les hauteurs, mais le vent qui effleurait le pinacle des arbres avait commencé à balayer mes cheveux. Il y a les détails qu’on se rappelle aisément, puis les autres que l’on considère comme inutiles, qui se dissolvent, qui gardent le silence. Les branches des arbres craquaient, évoquant un hiver rigoureux, il fallait que je réchauffe le bout de mon nez entre mes mains protégées par les mitaines, il y avait du givre qui se formait sur la laine. Qu’est-ce que je faisais dehors ? La mémoire éreinte les mauvais souvenirs. C’est probablement la raison pour laquelle je n’ai jamais voulu retourner dans cet hiver troué.

L’odeur du souffle de bière filtré à travers les poils de la barbe est un souvenir olfactif qui s’escrime, perdure, s’agrippe à ma mémoire.

Il est à la fois teinté de lumière et de terrible parce qu’il se divise en deux traces : la première, heureuse, de mon père qui rentre de sa joute de hockey et qui me prend dans ses bras pour me faire tournoyer, pendant que son rire propulse son souffle dans mes narines et les imprègne de son haleine de O’Keefe. Puis la seconde, égratignée, de mon viol : cette rencontre liminaire avec le sexe masculin.

L’haleine de bière est un souvenir qui ne fait pas sa job de mauvais souvenir, parce qu’il est à la fois lié au bonheur de retrouver mon père ainsi qu’au néant de mon premier contact avec le sexe ; il est indissociable de ce buveur de bière qui célébrait une victoire au hockey et de cet autre qui ingurgitait des litres pour engourdir sa vie de pauvreté et son absence de récit. Deux hommes qui ne se sont jamais rencontrés, mais qui auraient pu faire un funeste face-à-face si le premier avait su qui était le second. Je n’ai jamais prononcé le nom de mon agresseur et il m’arrive souvent de croire que je lui ai épargné une balle de carabine à verrou entre les deux yeux.

Mon père est né pour chasser.

Mais tu ignores tout ça, cher amour, parce que je ne t’ai jamais raconté cette histoire. Je veux dire, l’histoire de ma rencontre avec cet homme misérable et démuni qui habitait une cabane sans électricité, dans les bois, à l’orée du village de mon enfance. Toi tout comme mon entourage n’avez entendu que le synopsis de cet événement. Personne n’a reçu les détails parce que je n’ai jamais ressenti le besoin de les raconter, même pas en tant qu’auteure, même pas par bribes, même pas dans une soirée de vin triste.

Des segments de cette genèse se sont sûrement transformés avec le temps, avec les trente-trois années qui séparent mon premier contact avec le sexe de l’homme d’avec ma vie actuelle. La mémoire, cette virtuose qui magnifie, qui renouvelle et métamorphose les anecdotes de notre récit.

Je pourrais donc te dire ceci : voici ce que ma mémoire a fait de cet événement.

C’était des lèvres moelleuses, pas rudes du tout, ni les lèvres ni l’homme qui embrassait. Mon corps parlait. J’ai compris bien plus tard que cette érosion dans le ventre reliée au désir ne s’est pas produite cette nuit-là. Le désir et la déroute ne s’intègrent pas l’un dans l’autre. À ce moment-là, je ne pouvais pas non plus prononcer le mot « peur », parce que j’ignorais ce que me réservait chaque seconde de cet épisode, la nouveauté des gestes confondait le réel, j’y allais de surprises en étonnements.

Je ne sais pas combien il y a eu de baisers avant que je me rende compte que l’homme sur moi bandait. Je ne sais pas combien de secondes ont séparé le moment où l’on m’a placée derrière le drap blanc et celui où l’on m’a pénétrée dans la bouche. J’avais des étoiles qui mouraient dans mon blouson, j’étais éteinte, je faisais ce qu’on me disait de faire. Une paire de mains me fouillait, gourmande et maladroite, me pinçait et me faisait mal. Il ne faisait pas exprès, il était nerveux. Il savait pertinemment qu’une enfant de dix ans, ça ne te branle pas d’expérience, ça n’en redemande pas encore, mais il ne se posait pas de questions, il tassait mes cheveux pour trouver mon cou et son empreinte d’alcool délavait ma peau pendant que sa sueur échouait sur mon visage. Mes yeux restaient fermés, son eau salée ne les atteignait pas. Il me picorait comme une graine de fleur, et lorsqu’il n’a plus été capable d’attendre, il a baissé son pantalon, a fixé une main sur le lit au-dessus de ma tête pour garder l’équilibre, a glissé sur mon visage comme il l’aurait fait sur le corps d’une femme, puis il a pris ma bouche pour un vagin en donnant un premier grand coup. Quand il a bien senti la chaleur de ma langue il a conservé longuement ce mouvement de va-et-vient. J’avais la nausée, le cœur me levait comme lorsque plus tard j’ai plongé mes doigts dans ma gorge pour me faire vomir, il s’enfonçait trop loin, mais il s’en foutait, il était trop tard, il ne réfléchissait plus, j’étouffais. Je ne voulais pas faire de bruit, j’avais honte, son corps immense sanglait le mien tout petit. Je n’étais même pas entière dans ce lit et pourtant toute cette moitié de moi faisait des ombres chinoises sur le drap blanc, des schémas que les autres, ceux derrière le drap, n’ont sûrement pas osé regarder.

Puis, très rapidement, le goût salé et râpeux de sa semence s’est déversé dans ma bouche et a coulé dans ma gorge comme le sirop que ma mère m’obligeait à avaler quand j’étais malade.

Ce goût-là.

Il se passera bien des années et des flambées de rage avant que je comprenne pourquoi la sueur me dégoûte autant.

L’homme qui m’a fait ça n’a jamais avancé d’un pas résolu. Il était fragile, tamisé comme une lueur. Et je crois qu’il n’a compris les dommages que lorsqu’il a regardé une dernière fois mon visage, tout juste avant que je ne détale dans la forêt enneigée, comme une petite bête effrayée.

C’est certain qu’au lieu de grimper dans la vie à coups d’aile rapides je suis restée quelque temps dans l’incompréhension, j’en ai fait mon refuge jusqu’à ce que je ne puisse plus jouer le jeu. Confrontée plus tard à la possibilité d’aimer, de faire des enfants et de vivre une vie « normale », j’ai été obligée d’admettre qu’il s’était produit quelque chose, et que la sueur sur le visage des hommes n’était qu’une particule liquide de ce que représentait toute la violence d’un tel événement.

Ce n’est pas un coming out que je fais là, c’est un constat : ma première expérience avec un pénis est un drame. J’en conviens, bel amour, ne referme pas tes bras sur ta large poitrine, reste à l’écoute. Car l’idée de choquer est bien loin de moi. Je te jure que trente-trois ans plus tard, cette tragédie-là s’est transformée en une image presque soyeuse. Elle fait partie de moi, tu sais, de mon enfance, je vis avec elle parce que je n’ai jamais vécu sans elle. Tu comprends ?

Ce mec-là il a eu sa sentence, si c’est ce que tu te demandes. Il n’est pas mort, mais il n’a jamais vécu. D’ailleurs, sache que je l’ai croisé dernièrement, sur la plage à l’ouest du village. Je ne l’avais jamais revu autrement que dans mes souvenirs. Maigre comme une épingle, il ne lui reste plus que trois ou quatre dents, et encore, elles sont brunes comme le bistre. Je l’ai vu marcher difficilement sur le sable, comme un vieillard lourd de toutes ces années, de toutes ces particules. C’est lui, désormais, qui n’est plus qu’une ombre.

Alors que moi, je suis radieuse.

Durant les années qui ont suivi cette désolation, j’ai pris une obsédante distance avec cette nuit-là, j’ai choisi, pour ces ombres, une autre trajectoire. Jamais je n’ai amenuisé les conséquences de cet événement sur ma vie, mais j’ai voulu l’intégrer à moi. Ça m’a pris beaucoup de temps, beaucoup d’erreurs, beaucoup de négligences. Je me suis mise de côté, comme nous l’avons toutes et tous fait en pareilles circonstances.

Étrangement, j’ai développé une tendresse pour l’homme et pour sa queue. Je suis partie à la découverte du mâle, de l’homme apaisant, le maladroit, le solide. Celui dont la rassurante quiétude ratisse large. Je me suis dit alors que le pénis n’est pas l’extension de l’homme mais plutôt l’inverse : l’homme est l’extension de son membre. Et à la suite de ce premier rendez-vous, j’ai ressenti la nécessité d’aller à la rencontre de ce qu’il y avait au bout de cette éminence.

Bien sûr je suis tombée sur d’autres paumés trahis par une existence de mouise et de ruine, mais j’en ai trouvé parmi eux qui avaient reçu les outils émotifs nécessaires pour s’édifier malgré la dèche. Non, être pauvre et mal nanti ne donne pas le droit de violer la bouche d’une fillette de dix ans. Mais j’avais besoin de comprendre ce qui était passé par la tête de cet homme-là. Et pour y arriver, il me fallait en rencontrer d’autres.

En réalité, je rends hommage à ceux qui m’ont aimée et qui sans le savoir m’ont fait comprendre pourquoi j’avais été violée. À ceux qui m’ont permis de m’éloigner de l’insouciance tout en conservant un peu d’émerveillement. Comme maintenant, quand je pense à cette extraordinaire faculté de se souvenir, l’une des maîtrises qui m’émeuvent le plus et me rendent vulnérable.

Je ne veux pas oublier, c’est ma hantise, mon film d’horreur, le savais-tu ?

Et toi, mon amour, mon dernier amour, après toi plus rien, je le sais tellement je t’aime, tellement il y a eu des hommes que je n’ai jamais aimés comme toi. Toi et ta bite merveilleuse, vous êtes amoureux de la femme que tous ces hommes ont, en partie, façonnée.

S’il m’est impossible de faire le récit précis de cette nuit-là, je peux faire celui de ma désinvolture, de mon impertinence face à ce qui s’est passé : par souci de protection, je ne me suis pas prise au sérieux. C’est grâce à cela que j’ai pu laisser se déployer cet affect, que j’ai donné une seconde chance, puis une troisième et encore tant de chances à l’amour, au désir, à la queue rebelle, aimante et chaude de ces hommes, cette bestiole convaincue dure comme fer qu’elle est la reine d’entre toutes les reines.

Comme ta bestiole à toi, mon bel amour, qui s’est écartée de cette histoire parce que le temps fait bien les choses, parce que même si certaines figures demeurent inachevées, je m’étonne encore.