DIX30

Karine Glorieux

— Quand je dis « tu », je veux dire « je », tu comprends ?

— Quand tu dis « tu », tu dis « je » ?

— Oui. Tu comprends ?

— Non. Non, pas vraiment.

— Je veux juste dire que… On est rendus là ?

Je ne sais pas combien de fois j’ai pensé au « je », au « tu », au « nous » depuis le jour où tu as pris ta décision. Enfin, où on a pris notre décision. Comme ces couples qui parlent de leur accouchement comme s’ils allaient tous les deux se déchirer le corps pour faire sortir un bébé sanglant d’entre leurs cuisses écartées.

— Notre accouchement est prévu pour dans deux semaines. On va accoucher à la Maison de naissance Côte-des-Neiges, on veut faire ça naturel.

Notre accouchement. Nos contractions. Notre douleur. Allô-ô.

Mais bon, il ne faudrait pas croire que je compare un accouchement à ce que tu vas vivre. Après tout, un accouchement, c’est crissement dur, mais ça sert à donner la vie. Ça a quelque chose de très noble, non ?

Alors que ça… Pas pour rien qu’un paquet de gars refusent de passer par là.

Une vasectomie, c’est l’arrêter, la vie.

Pendant que tu conduis et que je regarde le bord de l’autoroute, je me dis que ça doit être le décor qui me donne ces tristes pensées. Le mois de novembre. Movember, pense à ta prostate. Novembre, va donc te faire couper le canal.

Il faut dire que l’idée venait de moi.

— T’auras plus à penser à ça, tu vas te sentir plus libre, que je répétais.

Quand je disais « tu », je voulais dire « je ». Tu avais compris.

Je croyais que tu refuserais, je ne sais pas pourquoi. J’ai vu des gars s’étouffer d’un rire angoissé à la mention de ce mot, mais pas toi. Toi, tu as dit oui. Ma vasectomie est devenue la tienne. Tu comprenais. Toutes ces années de pilules contraceptives, de stérilets, les grossesses, les accouchements, tu as dit oui. Notre vasectomie serait le signe qu’après tout ça, tu étais prêt à sacrifier une part de ton « je » pour le bien-être de mon « tu » – ou, mieux encore, pour notre beau « nous » familial.

— Ça… Ça te dérange pas ?

— C’est normal, non ?

En fait, je te soupçonne même d’avoir trouvé que tu t’en tirais à trop bon compte. Tu aurais été capable d’un peu de douleur, toi aussi. Quoique les histoires ne manquaient pas – toutes sortes d’anecdotes sur des gars qui avaient marché comme des cowboys pendant des jours après l’intervention.

— Assure-toi d’avoir beaucoup de glace dans le congélo, avait conseillé quelqu’un.

On avait un peu peur, toi et moi. Mais on assumait.

Ça se passerait au DIX30. Une petite journée de congé discrétionnaire, c’est comme ça que les ressources humaines appellent ça, et, discret en effet, tu serais de retour le lendemain. Je n’étais jamais allée au DIX30. Toi non plus, ou une fois, pour acheter un sac de graines de tournesol pour les oiseaux, ou une pile de papier pour l’imprimante, parce que tu passais par là.

Puisqu’on avait un peu de temps avant le rendez-vous, on a décidé d’aller manger dans le coin. Je prenais des photos des lieux avec mon téléphone, comme si on était en vacances dans le Sud – pas celui de l’autre bord du pont, non, le vrai Sud, exotique. Il y avait d’ailleurs un gros palmier en plastique à l’entrée d’un restaurant asiatique, mais on n’est pas allés manger là, on avait besoin de nourriture plus costaude, du bœuf saignant, de la bouffe de mâle. Et d’une bière. Surtout d’une bière.

Dans le restaurant, au moment où le serveur nous a apporté les burgers, la chanson Girls Just Want To Have Fun a commencé à jouer. Je ne sais pas si c’était d’adon, mais on a ri quand même. On a calé notre bière, on a pris notre temps pour mastiquer la viande. Plus l’heure du rendez-vous approchait, plus on avait la chienne. Et si le médecin, avec son scalpel trop effilé, coupait l’affaire au complet ? L’évoquer nous a fait rire et boire plus vite.

Quand on est entrés dans la clinique, je t’ai décoché un sourire, le genre de sourire qui dit « hé, je te trouverai sexy même étendu sur la table d’op les couilles à l’air », mais tu fixais le plancher. Je te comprends. Il y a de ces situations où tu n’as pas envie de prendre le temps de t’imprégner des lieux, d’admirer le décor. Tu te rappelles la section pour adultes au fond des clubs vidéo ? Des hommes y pénétraient la tête basse, prenaient leur VHS et allaient payer sans regarder s’ils reconnaissaient les autres clients.

Dans une clinique de vasectomie, c’est un peu ça aussi. On n’a pas nécessairement le goût de croiser un vieil ami.

— Hé, salut ! Qu’est-ce que tu fais là ?

— Ben, je passais dans le coin… Et toi ?

— Oh moi… Pareil.

Pas qu’il y avait foule. C’était une clinique très bien organisée. Propre, aussi, on aurait presque pu faire ça par terre – je parle de la chirurgie. Après quelques minutes, sans qu’on ait eu l’occasion de se parler du quatrième enfant qu’on n’aurait jamais – ou du cinquième ou du sixième, parce que rendus là, ça s’élève tout seul –, le médecin t’a appelé.

— Ma femme peut venir ? Elle est écrivaine, elle aimerait assister à l’intervention… Ça pourrait toujours servir. Pour une histoire.

Il nous a dévisagés d’un air sceptique, mais on n’allait certainement pas lui faire le coup du « je » et du « tu », trop compliqué, et il se spécialisait dans les vasectomies, pas dans les thérapies de couple. Il m’a lancé un bref regard et a haussé les épaules. Il avait l’habitude des femmes qui assistent à l’intervention pour s’assurer que leur amoureux ne se défile pas à la dernière minute, mais… une écrivaine ? Pour une histoire ? Il ne considérait pas qu’il y avait là grand matière à rédiger quoi que ce soit. Cela dit, comment refuser ? Il m’a laissée entrer. Il était sympathique, le médecin. Lui-même vasectomisé – autovasectomisé ? Sans enfant. Beau garçon, habile de ses ciseaux. Il a placé ses petits outils sur une serviette, il t’a couvert d’un grand drap blanc troué au milieu, on n’a pas fait de blague déplacée à ce sujet, le moment était trop solennel. La dernière fois qu’on avait été dans une chambre d’hôpital ensemble, c’était pour la naissance du dernier, tu te souviens ? Bien sûr que tu te souviens. Césarienne d’urgence, on m’avait transportée vers la salle d’op au pas de course, tu n’avais pas pu entrer, avais été obligé de m’attendre dans le corridor pendant que, grâce aux bonnes drogues de l’anesthésiste, je m’endormais en demandant : « Est-ce que mon bébé va mourir ? »

Plus tard, on nous avait dit que le cordon ombilical avait peut-être été dans le chemin, que c’était peut-être pour ça que le cœur s’était mis à battre trop vite, que de toute façon l’important madame c’est que votre bébé aille bien. Le cordon ombilical. Comme l’amour déjà étouffant d’une mère.

C’est à ça que je pensais quand le médecin a sorti délicatement tes canaux déférents pour les inciser. Il ne m’a pas demandé, comme certains médecins le font avec le cordon ombilical, si je voulais les couper, pour participer à cette grande aventure. Il a simplement hoché la tête d’un air connaisseur et a constaté, laconique :

— Tu as des gros canaux.

On était fiers, tous les deux. Des gros canaux, ce n’est pas donné à tout le monde. Est-ce que ça a été suffisant pour nous faire oublier l’odeur de bacon quand le médecin a cautérisé lesdits canaux, après les avoir attachés avec des agrafes métalliques ? Non, pas vraiment. Mais c’était quand même bien de le savoir. On ne t’avait jamais fait ce type de compliment, après tout.

L’intervention avait pris quinze minutes. Un petit quart d’heure, la durée d’une récré. Tu n’as même pas eu le temps de te rendre compte qu’il aurait bien fallu que tu lâches un cri ou un grognement, histoire de raconter plus tard que tu avais eu mal, et que dans la balance de la souffrance, tu pesais quelque chose – pas très lourd, mais quand même. J’ai jeté un regard attendri à ta bête blessée, qui ne portait pourtant aucune trace de l’opération. Seule une petite tache rouge, sur le drap blanc, témoignait de ce qui venait d’avoir lieu. Rapide, facile. Payant. Je me suis dit que je pourrais faire ça, moi aussi, dans mes temps libres, couper des canaux. Bon, c’est sûr que si tu te trompes de canal…

Non, finalement, peut-être pas.

Avant même que l’odeur de chair brûlée se disperse, le médecin nous a indiqué la salle de repos. Il était temps pour lui de passer à un autre patient, sauf qu’il ne pouvait pas te laisser partir si vite, tu pourrais avoir une chute de pression, un élan de tristesse. Il t’a donné deux Tylenol, un petit jus d’orange comme dans la boîte à lunch des enfants et une tape dans le dos.

Dans la salle de repos, il y avait une grande fenêtre qui faisait face à un quartier résidentiel. Des maisons pareilles dans des rues droites, des piscines pour les enfants, des BBQ pour les parents. Même pas de neige, juste du gris.

J’ai pensé aux images grises qu’on rapportait de nos échographies, à l’époque des grossesses et des bébés. On n’avait jamais résisté à la tentation de demander le sexe – après tout, pourquoi rester dans le doute si on pouvait savoir ? À la première échographie, la technicienne n’avait rien vu. C’était une fille, c’est comme ça, une fille, pas de signe ostentatoire, pas de petit drapeau levé en l’air pour clamer son identité sexuelle. Quoique pour les garçons, rien d’exceptionnel non plus. Chaque fois, la technicienne avait dû faire une flèche pour nous aider à repérer cette protubérance que ni toi ni moi n’avions vue. Tiens, tous les hommes devraient se rappeler ça de temps en temps, qu’un jour, protégés à l’intérieur du corps de leur mère, avec cette toute petite masse de chair qui pointait entre leurs jambes comme une boussole qui cherche le Nord, ils étaient si semblables à la femme qu’ils ne sont jamais devenus. Ça et une bonne camomille, je suis certaine que ça en calmerait deux ou trois.

L’intervention était garantie à 99,85 % – à moins que tes beaux gros canaux se reconnectent spontanément, ça s’est déjà vu, la vie invente parfois de drôles de chemins pour se poursuivre. Je me suis demandé où ils iraient, maintenant, tous tes spermatozoïdes. Le médecin nous avait parlé de son dernier voyage en Europe, de la météo, d’autres choses. Mais il avait oublié de nous expliquer ça. J’ai pensé à toutes ces fois où on avait essuyé le sperme, sur ton ventre, entre mes jambes, en blaguant : tous ces demi-bébés. Et maintenant, à quoi servirait ton sperme ? De quoi serait-il fait ? Avant le DIX30, une amie m’avait confié que son ex n’avait jamais voulu de la vasectomie, qu’il avait peur qu’une fois ses spermatozoïdes partis, il soit incapable de bander. C’était con, ça n’avait rien à voir, d’ailleurs l’ex était con, c’est pour ça qu’elle l’avait quitté – pour quoi d’autre ? Malgré tout, ça m’avait trotté dans la tête un moment. Et si je te trouvais moins homme, une fois l’opération terminée ? Je t’avoue, je me suis posé la question. Personne n’est à l’abri de la bêtise.

Dans la salle de repos, tu t’es assis sur la chaise longue, tu as pris tes Tylenol, tu m’as offert une gorgée de jus. On a regardé dehors.

Les maisons.

Pareilles.

Propres.

Un quartier qui ne ressemblait pas à la rue désordonnée où on a fait notre cocon, avec ses nids-de-poule et ses bâtiments qui ne vont pas ensemble.

Et pourtant…

On a terminé le jus d’orange en prenant de petites gorgées, parce qu’il fallait encore rester là quinze minutes – une deuxième récré.

Quand tu as jeté le berlingot, il a atterri au-dessus d’une pile de petits jus vides.

Des dizaines de petits jus vides, avec leur paille tordue qui dépassait.

Pour chaque maison pareille, pour chaque BBQ, pour chaque piscine, autant d’hommes qui s’étaient assis ici, avaient bu le même petit jus, les jambes écartées, en méditant sur la fin de leur participation au cycle de la reproduction. On a échangé un regard, et on a éclaté de rire, même si au fond on ressentait un malaise. Toi, parce que ça chauffait entre tes jambes et que ça te faisait drôle, tout de même, de penser que tu étais rendu là. Moi, parce que, quelque part, j’aurais aimé me faire croire que ça n’allait jamais arrêter, qu’on était immortels, pour oublier qu’elle passait vraiment vite, la vie. Pour oublier qu’on était bel et bien rendus là.

Dans la salle d’attente, quelqu’un a appelé un nouveau patient. On n’a pas essayé de savoir si on le connaissait, on est repartis du DIX30 avec l’intention de ne pas y revenir – d’ailleurs, les burgers n’étaient pas si bons.

Plus tard, quand tes amis, les uns après les autres, te demanderaient comment c’était, le DIX30, et auraient avec toi des discussions à voix basse dont je ne me mêlerais pas, je te laisserais leur raconter. Leur dévoilerais-tu tout, même les détails ?

Les boxeurs serrés que tu devrais porter pendant une semaine après l’opération pour tenir tout ça ensemble.

Le sac de petits pois congelés qui, lorsque l’effet du Tylenol diminuerait, te servirait d’ice pack et, plus tard, finirait dans une recette de fettuccini.

Les explications aux enfants, avec deux ou trois métaphores éculées et un soupir de soulagement en constatant qu’ils étaient très peu intéressés à en apprendre davantage sur la vie sexuelle de leurs parents.

Le compte de tes éjaculations qu’on arrêterait de faire trop vite, même s’il fallait vider ta réserve avant de relâcher notre vigilance, pour s’assurer qu’il n’y ait plus de spermatozoïdes fertiles.

Le dernier test de grossesse, où la deuxième ligne n’apparaîtrait jamais, à notre grand bonheur – quel parent voudrait dire à son enfant qu’il est le fruit d’un fond de réservoir ?

Le petit pot de plastique pour le spermogramme, qui traînerait pendant des mois sur le frigo avant que je le mette au recyclage.

La liberté, surtout, d’être au lit ensemble sans latex ni pilule. Sans aucune préoccupation. Complètement nus, avec ma cicatrice de césarienne au bas du ventre et tes petits bouts de métal dans les testicules comme souvenirs de notre vie fertile. Nos blessures d’amour.

Et, sérieusement, que personne ne vienne me parler de ménopause.

Parce que, pour l’instant, on est redevenus immortels. Toi et moi.