LES HISTOIRES SECONDAIRES

Eve Lemieux

J’ai quatorze ans et la poupée Chucky poignarde une femme nue dans la télé du sous-sol. Une veine me pulse dans le cou. Ce n’est pas l’horreur du film qui m’excite, mais la place que j’ai choisie sur le divan. Sous la grosse douillette Mickey Mouse, je suis collée au corps de B. Enfin. B. Son torse est bouillant et les mains qu’il glisse sous mon chandail sont moites. Ses ongles chatouillent la peau de mon ventre. Je l’aime. Ses doigts se frayent un chemin sous le cerceau de ma brassière qui ne soutient rien. La salive que je ravale fait un bruit d’enfer.

B me touche les seins. C’est ça qui se passe ! C’est le début d’une nouvelle vie, je ne veux pas que ça arrête. J’aimerais qu’on regarde des films toute la nuit, que le reste de la gang s’endorme, qu’on se frenche et qu’on fasse l’amour. C’est à B que je veux offrir ma précieuse fleur virginale. Je ne suis pas sûre si lui l’a déjà fait par exemple. Il a parlé d’une fille l’autre jour avec P, une sauveteuse à la pataugeoire de Saint-Lambert, apparemment vieille et chaude. Anyway, on s’en fout. Ce soir, en dessous de Mickey Mouse, un pénis se gonfle contre ma cuisse et des papillons agacent mon entrejambe. B approche sa bouche de mon oreille. La couverte lui cache une partie du visage, c’est parfait, on est les rois de l’incognito. Plus son souffle caresse ma nuque, plus le plaisir pèse lourd sur ma vessie. Il faut que je me lève aux cinq minutes pour aller pisser, pourtant je n’ai pas bu de la soirée. J’ai le fond de culotte de plus en plus imbibé. Un jour, je découvrirai les joies insoupçonnées de la fontaine.

Je déteste ma mère de venir me chercher ce soir-là. Je suis arrachée au moment le plus érotique de ma jeune vie. Seule dans mon lit froid, je mets un temps fou à m’endormir.

J’ai fait bander B.

Les jours, les semaines et les mois suivants sont secs. Plus de pogne-boules sous les couvertes, même plus de regards d’un bout à l’autre de la cafétéria, juste une complicité d’amis de quatorze ans en déconfiture. Ce grand vide amoureux, je le comble avec des scénarios érotiques, toujours avec B comme acteur principal de mes fantasmes. Je l’aime comme je n’ai jamais aimé. Dans ma tête, on reste le couple éclatant et invincible qu’on mérite d’être.

Puis il y a cette fameuse période du cours d’histoire. Je suis forcée de répondre la vérité parce que trop chicken pour avoir choisi la conséquence. Sur un bout de papier mal déchiré, je dois nommer celui sur qui je trippe. Les lettres s’écrivent sans que j’aie de contrôle sur la motion de mes doigts.

C-G.

J’ai craqué sous la pression, trop peur de précipiter les choses avec B. Et dans le fond, C-G est assez mignon. Grâce à lui, je frenche pour la première fois dans une rangée de casiers, aucune langue de mordue, séance réussie. Le midi, je quitte ma gang de filles pour manger avec lui et les garçons. Je n’arrive pas à avaler quoi que ce soit. B est assis en face de moi.

Après trois jours d’intense relation, C-G et moi on se sépare d’un commun accord. Je retrouve mes amies et mon plan B bien construit.

Mais le souvenir que je m’obstine à garder vivant s’estompe. C’est à cause des vacances d’été.

J’ai quinze ans et B n’a plus ses cheveux de mouton dans lesquels c’était si agréable de passer ma main. Il a troqué ses Converse pour des souliers italiens en cuir verni. Dégueulasse. Au moins, il continue le théâtre parascolaire, sa flamme artistique brûle toujours. Bien dommage que je sois trop occupée pour faire la pièce avec lui comme avant, ça aurait été propice aux rapprochements. Mais non. Cette année, je joue dans le téléroman le plus regardé des foyers québécois. Je suis éternellement vierge, B ne sort toujours pas avec moi, mon crâne sécrète trop de sébum pour ce que la minceur de mes mèches est capable de prendre, mais je gagne maintenant trente mille par année. Aucun équilibre.

Plus ma carrière d’enfant comédienne fleurit, plus le vide se crée entre nous. J’ai des tendances gothiques et lui preppies, mon agenda ressemble à celui d’un président de compagnie alors que B perd son temps avec une fille de riches au nom de famille imprononçable. Dans la zone des bus scolaires, il se tient avec des macaques : P le grand slack, Q la dentition et C-G mon ex lunatique. Quand Q me lance à travers ses broches : « Hey, toi ! T’es tellement petite de partout, comment tu vas faire pour mettre une queue dans ta bouche ? », B éclate de rire et tape dans la main de son crétin d’ami. Figée je suis, incapable de répartie. Je m’assois dans le fond de l’autobus avec une haine qui me rase l’intérieur. Il a ri, le tabarnak ! Comment ça se fait qu’il ne me comprenne toujours pas ? Je m’haïs d’avoir gaspillé un an et demi de ma vie à rêver d’enfoncer sa queue dans ma gorge. Cent piastres que j’aurais fait ça comme une championne. Sur le chemin Chambly à la hauteur du magasin de ballons à l’hélium, je décide qu’il ne mérite plus rien de moi.

Je porte mes seize ans comme cette nouvelle robe que mamie m’a achetée au Winners : avec une arrogante maladresse. Je me suis habillée malgré moi en Gossip Girl version Longueuil pour le party de M la maigre et J la juive. Je fais maintenant partie du club sélect des petits péteux de notre école privée. Ma meilleure amie nous a sorti une grosse quille de Tornade et un paquet de menthol du dépanneur chinois, même pas besoin de fausses cartes. V a mon âge, mais c’est déjà une femme. On se maquille avec Nelly Furtado qui se la joue Promiscuous à la radio.

Il y a un bouncer à la porte. Les filles ont engagé notre prof d’éducation physique, un Jamaïcain court de la jambe, mais aux biceps larges comme ma taille, pour assurer la sécurité du party. On est à une oreillette près de se croire à La Boom.

Dans la cuisine plus vaste que mon appartement, B est assis sur un tabouret. Une horde de filles l’entoure. On se salue poliment avant que son regard ne m’abandonne pour le cul de M. Quelle merde. Je cale la moitié de ma quille sans respirer.

Impossible de me rappeler le décor, les conversations, la musique sur laquelle j’ai sûrement dansé. Ce dont je me souviens de cette soirée, c’est l’air cru d’avril sur mes cuisses, les terrains pris sous une mince couche de neige et la main de C-G dans la mienne.

J’ai seize ans et je goûte pour la première fois à un ex. Cette sensation aigre-douce, j’en deviendrai junkie.

C-G et moi, on court dans une rue déserte et s’arrête devant une maison coquette avec paillasson.

— C’est chez nous. Mes parents sont pas là.

— Pis ton frère ?

— Sûrement dans le sous-sol.

— OK !

Les C-G ont vraiment un salon chaleureux. On est bien dans le canapé de cuir brun à s’embrasser comme s’il n’y avait pas de lendemain. On est meilleurs qu’il y a deux ans. L’expérience rentre, ça paraît. J’ignore comment les événements s’enchaînent, mais je me retrouve par-dessus lui, la main dans son boxeur et la sienne dans mes culottes. Je ne sais pas quoi faire avec la chose qui se trouve au creux de ma paume, je ne sais même pas si c’est bandé. Je n’ose pas regarder, trop stressée. Menu et mou, mais ô combien intimidant. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? De haut en bas ? Vite ou pas vite ? Une ou deux mains ? J’ai peur de serrer trop fort et de le fouler. Ça se foule-tu ? Alors que les pensées turbinent dans ma tête, C-G glisse un doigt dans mon vagin. Ça y est, je me fais doigter ! À DEUX DOIGTS !

Oh boy, c’est bizarre. Ses ongles sont trop longs, ça me râpe les parois. Je ne peux pas croire qu’on est en train de vivre ça ! Je poursuis mes mouvements incertains sur son pénis plus dur que tantôt. C’est bon signe, je pense. Comment je suis censée finir ça ? Et ses doigts à lui, est-ce qu’ils vont changer de rythme à un moment donné ? C’est une séance très compliquée. Tout ce questionnement cesse quand C-G sperme dans ma main. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là. C’est gommant, je ne sais pas quoi faire. Je m’essuie discrètement sur le jeté en laine pendant qu’il remonte sa braguette. On retourne au party comme si de rien n’était. Mais dans mon cœur, ça pompe en diable.

J’ai branlé C-G.

Notre prof d’éducation physique a été suspendu par la direction. Apparemment que ce n’est pas légal d’encourager des mineurs à boire. C’est plate, je commençais à aimer faire semblant de courir.

Quand je croise C-G dans le corridor d’informatique, il baisse le regard. Couille molle. Il faudra encore que je gère un estie de malaise. Heureusement que le secondaire finit bientôt et que les chemins de tout ce beau monde là vont se séparer du mien.

Depuis l’âge de 9 ans que je planifie faire mes études préuniversitaires au collège Dawson. Je veux devenir réalisatrice de films et étudier sur le plus beau campus de l’île de Montréal. Fuck la Rive-Sud, fuck le français et vive l’école qui porte le nom de l’émission qui a changé ma vie. Enfin je serai libre de remplir ma tête de nouveaux fantasmes.

À la journée des portes ouvertes du cégep, ils sont là dans l’escalier roulant à rire comme des débiles.

P, C-G et B.

Les gars de mon secondaire me collent au cul comme des restants de semence.

J’ai dix-sept ans presque dix-huit et mon sac à dos est rempli de vêtements volés. Je suis tellement morne que j’essaye n’importe quoi pour m’exciter. Si ce n’était de mes cheveux platine, que je trouve magnifiques, j’aurais vraiment la plotte à terre, comme dirait mamie. L’été est poisseux, il n’y a presque pas de jours de tournage à mon calendrier et le chum que je m’étais fait cet hiver, un douche bag qui n’a servi qu’à me percer froidement les organes génitaux sans jamais vouloir qu’on dorme collés après coït, n’est plus qu’un vulgaire ex. Après mes trois jours de stupeur matrimoniale avec C-G, j’ai eu mes trois mois avec N. J’aurais tant voulu que mon premier amant soit attentionné, curieux, gourmand. Mais N est loin d’être un poème ; c’est un fucking policier en devenir pour qui la sexualité se résume à enfoncer sa verge emballée de latex dans un vagin sec. J’ai dix-sept ans presque dix-huit et j’ai perdu ma virginité avec un gars qui ne m’a jamais mangée, même pas une crisse de petite lichette. Je suis retardée et c’est à cause de lui. Fucking N.

Mais moi, est-ce que je l’ai pris dans ma bouche effrénée, son sexe ? Est-ce que j’ai goûté son sperme, mordillé son gland, titillé ses couilles ? Ben non. Même pas capable de le regarder, son pénis. Tétanisée sur le dos, froide, gênée jusqu’au bout des poils pubiens, que j’ai été pendant trois mois, le temps de me rendre compte que le sexe me faisait mal de partout, surtout à l’âme. Tabarnak… Tellement pas ça que j’avais imaginé. Je n’aurais jamais dû accompagner mon amie Double D à ce club de la rue Crescent et déroger du plan initial. B. J’ai dix-sept ans presque dix-huit et je voudrais juste avoir quatorze ans de nouveau, sous la couverte de Mickey.

Je me rends au party d’anniversaire de Double D. La cour déborde de réminiscences du secondaire : C-G gratte la guitare sous les lanternes chinoises, Q converse politique et P le grand slack, clairement désintéressé par la conversation, me reluque du coin de l’œil. Étrange. B n’est pas là. Tant pis. Tant mieux. J’ai la Smirnoff Ice en feu, j’arrive quasiment à oublier mon début d’été pourri quand mon ex se pointe sur la véranda avec une caisse de bières cheap. Double D a vraiment des amis disparates. Ça ne fait pas deux minutes que N est arrivé et il se met déjà à cruiser, le gros colon. C’est intolérable.

Je me lance dans la piscine creusée, mon corps enivré se laisse couler dans un spectacle de bulles. Obligée de respirer, je remonte à la surface, déçue de ne pas être une sirène.

Surprise, surprise, P est dans l’eau avec moi. Son corps de grand slack flotte à l’horizontale. Nos têtes se rencontrent sous le jet d’eau en forme de fleur. J’entortille une jambe autour du pédoncule en plastique alors que l’autre frôle celle de P. On se regarde comme on ne s’était jamais regardés. Je reconnais la lueur de désespoir dans ses yeux. Être vierge malgré soi, ça tue l’âme. P n’est pas B, mais il a des lèvres charnues et souriantes. Je suis prête à travailler mon karma.

— On se rejoint en avant dans cinq minutes ?

J’ai parlé fort et je ne suis pas ridicule.

Le maillot en flaque à mes pieds, j’essaye de rentrer dans ma robe, mais le tissu me colle à la mi-cuisse. Une saucisse dans le Saran Wrap. Mon ex entre dans la chambre sans cogner. Je couvre instinctivement ma poitrine.

— Pas de stress, chérie. C’est rien que j’ai pas déjà vu.

Petit crisse de cul fendu. Je ramasse le premier chandail que je trouve dans le panier de Double D et l’enfile à l’envers. Ça me fait une jaquette. Je kicke ma robe au pied du mur.

— C’est quoi, là ? T’es frue ?

Je sors en claquant la porte. Je ferais n’importe quoi pour oublier les traces de son corps sur le mien. Dans le miroir du corridor, je suis confrontée à la rougeur de mes yeux cernés de mascara.

En jeune homme fiable, P m’attend devant la maison.

— C’est un beau t-shirt du téléthon Enfant Soleil, ça !

— Merci. J’ai l’âme charitable.

— Je l’ai toujours senti.

Son sourire a l’effet d’une bombe.

Assis sur une chaîne de trottoir, on se frenche sans modération. Deux affamés dans un buffet chinois. On fait des roulades sur une pelouse trop exposée, nos corps manigancent une nuit qui deviendra légende. Mes mains s’amusent sur la bosse qui se forme sous son maillot. Il retient mes élans.

— On peut pas faire ça ici…

— Ben oui, on peut !

— Non, c’est trop risqué…

Estie qu’il gosse, quand même. Je suis saoûle, je suis conne et j’ai la voix d’une poule.

— Ça me tentait full, là, tu pètes toute le mood !

— Non, non, non, y’a rien de pété ! Moi aussi ça me tente vraiment !

— Ah ouais ? Pourquoi ? Je suis dégueulasse…

Il me prend le visage. Ses iris débordent d’humanité.

— Parce que je sais que tu me comprends.

On traverse le boulevard comme des chevreuils exaltés par le printemps. Reclus près d’une clôture, on s’étend au sol. Nos baisers gagnent en lenteur, en douceur.

— T’es certain que c’est ça que tu veux ?

— J’ai jamais été aussi sûr de toute ma vie.

Il détache les cordons de son maillot de bain alors que j’enlève partiellement ma bobette, qui reste accrochée sur ma cuisse gauche. J’aimerais observer son corps, mais il fait trop noir et je suis en dessous de lui. Pourquoi je ne vois jamais rien ? J’aurais le droit d’exiger du temps pour découvrir chaque fibre de sa peau. Je commence à m’haïr de tolérer cette position qui ne colle pas avec la femme que je veux être. Dans mes rêves, ma sexualité est si glorieuse. Là, tout ce que je sens, c’est un gland qui essaye de trouver son chemin à quelque part qui n’a pas rapport. P soupire, mal à l’aise.

— Attends, je vais t’aider.

Enfin, j’ai une voix. Je glisse ma main entre nos ventres et attrape son sexe avec assurance. Shit ! Wow. OK. Je n’ai jamais tenu un pénis aussi gros dans ma main. Je ne sais pas si c’est ma soudaine aisance sexuelle ou le fait que j’ai un monstre entre les jambes, mais j’humidifie le gazon dans le temps de le dire. Je n’ai qu’à lui montrer le chemin, le reste se fait tout seul. Ou presque.

— C’est-tu correct ?

— Ouais. Non, attends. OK, c’est bon.

— OK. Je te fais pas mal ?

— Non, non. Toi, ça va ?

— Moi c’est parfait.

P le grand slack est étendu sur moi, une main sous mon t-shirt et la pointe de son nez qui agace mon cou. Les feuilles d’un vieux chêne bruissent sous la brise alors que P ondule son bassin contre le mien. Ce n’est pas désagréable, sauf que ça brûle dans mon vagin. Je devrais peut-être lui dire ? Il me semble que c’est le genre de choses qu’il faut se dire. C’est important, la communication, right ? Je vais lui dire. Comme ça je vais être en mesure de plus apprécier le moment. J’entrouvre la bouche et il éjacule.

Shit !

— Oh.

— Scuse-moi…

— Ben non, c’est… c’est vraiment correct.

Trois coups qui m’ont fait sentir plus importante, plus utile, plus désirable qu’en trois mois de sexe convenu avec N. C’est peut-être notre désespoir commun qui me touche. P remonte son maillot pendant que j’enfile ma bobette. Il y a un lac de sperme dans ma brésilienne. P me donne une bine sur l’épaule.

— Je voulais te dire, euh… ben… merci.

— Ça me fait plaisir. Pour vrai.

Le party de basse-cour s’est essoufflé en notre absence. P rejoint ses amis et moi les miennes. N frenche une affreuse personne contre la porte du cabanon. Je m’en crisse.

J’ai déviergé P.

Je suis contente parce qu’on est majeurs, il n’y aura pas de malaise juvénile à essuyer. On a baisé entre amis, je lui ai rendu service, that’s it, that’s all, on passe à un autre appel. Me demande quand même si P ferait un bon chum.

L’automne balaye la canicule et le souvenir de cette nuit chaude.

L’anecdote aurait été parfaite si P n’avait pas été stupide. Quand sa nouvelle blonde, une fille encore vierge de notre secondaire, lui a demandé s’il avait déjà fait l’amour, il aurait dû dire la vérité.

— Oui. J’ai couché avec Lemieux sur le bord de la rue Adoncour. On était torchés pis ça a duré trente secondes. C’était très généreux de sa part, d’ailleurs, j’aimerais le souligner.

Mais non. Il a menti à sa blonde et ça a fini par lui péter dans la face parce que Longueuil, c’est un village. Tout le monde a été au courant du scandale. Je suis devenue la sauvage qui fourre dans les parcs. Apparemment que sa vertueuse partenaire lui a imposé deux ans d’abstinence et de jalousie. On récolte ce que l’on sème, grosse graine.

Sauf qu’un goût amer s’obstine à nouer ma gorge. Pourquoi avoir nié que sa première pénétration, c’était avec moi ? Mon vagin a été crissement accueillant, pourtant. Il a honte ? Non. Non, ça ne se peut pas. Ça se peut-tu ?

La grosseur du pénis ne fait pas les couilles, j’aurais dû le savoir. Je trace une croix définitive sur les gars de mon secondaire et tous les puceaux de la terre.

Mes vingt ans éclatent en boucles dorées. Sur la terrasse arrière de mon condo, le soleil s’enveloppe dans un nuage rose nanane. L’air est chargé de promesses. En magnifique amazone, Double D me rejoint avec nos drinks favoris. La seule assez game de quitter parents et banlieue pour goûter à la grande vie avec moi, c’est Double D. Grâce à elle, notre appartement devient un lieu culte de réception. Elle a invité le monde entier pour fêter notre première année de colocation.

Fraîchement séparée, je sens que quelque chose de grandiose va se produire ce soir. Je prie pour de la chair mâle.

Pendant ma première année en ville, je me suis fait un amoureux qui m’a tout enseigné. E, un ancien vendeur de drogue qui fumait la clope, falsifiait des diplômes et conduisait manuel. Après une couple de dates réussies, je me suis retrouvée la tête entre ses jambes, paniquée et les larmes aux yeux. Je ne savais toujours pas comment sucer.

— C’est correct, je vais te montrer.

Cher E. Tendre, il a pris mon index dans sa bouche et l’a aspiré avec une vigueur surprenante. Il m’a conseillé de ne pas lésiner sur la salive et d’oser un regard de temps à autre.

— Fais comme si tu buvais un jus avec une paille. T’sais ce que je veux dire ? Aspire fort pis je vais bander vite, tu vas voir. Pis aussi, faut que ce soit serré autour de mon bat, si c’est mou c’est pas le fun, tu comprends ? Ce qu’on veut quand on se fait sucer, c’est avoir l’impression que c’est aussi étroit pis profond qu’un vagin. Pis le plus important, c’est que t’aimes ça, boubou. Si t’as pas de fun, moi non plus j’en ai pas.

Outrageusement gênée, je me suis mise à la tâche. E avait raison : la pratique a rendu la chose agréable. Avant lui, je me sentais comme un pissenlit rabougri. Son sexe et son amour ont fait de moi le plus parfumé des bouquets.

Sauf que.

E m’a peut-être décomplexée de ma sexualité, mais il avait de trop grandes demandes. Encore une fois, j’étais inadéquate. Peur de l’anal, pas le goût de faire un striptease, aucunement chaude à l’idée d’un trip à trois et surtout, surtout, pas capable de me laisser aller et d’atteindre l’orgasme. Du plaisir, oui. Un véritable orgasme, non. Ma tête, ce vilain piège.

On a fini par se séparer. Le cœur craquelé, je suis partie en voyage. J’y ai découvert des pénis de toutes origines, des bouches aimantes, des accents de plaisir partout sur mon jeune corps. Puis, je suis revenue au pays et avec E. Quelle erreur. Toute la beauté de ce qu’on avait été s’est étiolée. Sa verge a fini par m’écœurer et nos chemins, par se diviser pour vrai. Un gars qui ne veut pas quitter Saint-Eustache, très peu pour moi. Au moins, il est retourné à l’école. Si je l’ai inspiré à finir son secondaire, c’est déjà ça.

La fête bat son plein dans mon 4 et demie de bois vieilli. Je fume avec élégance sur ma chaise de patio, entretiens des conversations simili-profondes et bois du vin rouge. Je suis vraiment une adulte adéquate.

Au moment où je réalise que la vingtaine goûte la liberté, B grimpe l’escalier en colimaçon.

— Hey ! Beau party, les filles !

Il fait la bise à Double D, mais c’est moi qu’il regarde. Moi. Les chandelles dessinent des halos sur son visage. Wow. L’adolescent est devenu un homme, bohème en plus. Je ne me laisserai pas impressionner, quand même, j’en ai vu d’autres… mais je caresserais bien ses cheveux à nouveau touffus. Et ce tatouage sur sa poitrine savamment dévoilée, je le mordrais. Ouais. C’est ça que je ferais. Et il le sent. Je sais qu’il sait. Autour de nous ça parle fort, ça rit, ça fume, mais B et moi, on n’appartient plus au même monde. Souveraine, je laisse mes convives à eux-mêmes et me retire dans mes appartements. B me suit dans le corridor. Dans ma chambre, je nous embarre.

Nos baisers équilibrés me font croire que nos bouches sont faites sur le même modèle. Ses habiles mains ont pris de la force et les miennes, perdu leurs réserves. Le corps de B, je le parcours comme une pèlerine. C’est nouveau pour moi, tout ce poil, et j’adore ça. Ça m’empêche de capoter sur ma vulve mal épilée. On se touche, se suce, se mange et se branle avec une étonnante perfection. On n’a pas de condoms et on décide de s’en crisser. Les positions classiques s’enchaînent comme dans un porno, moment de suspension quand je me retrouve à le chevaucher. Cette vision de B en dessous de moi, bandé comme un cheval, suant, et qui me désire avec ce regard que j’ai tant voulu qu’il pose sur moi, je l’imprime dans ma tête et l’offre à Lemieux quatorze ans. Un pincement m’électrise le cœur.

C’est une très longue baise. Quasiment trop. Mais j’ai attendu ça pendant six ans, alors je ne chialerai pas.

Alors que je m’essuie avec un mouchoir, il me demande s’il a réussi à me faire venir. Négatif. Heureusement, d’ailleurs. Je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui si B m’avait donné mon premier orgasme. En amour et aux Indes, peut-être. Ou dans l’enfer de l’obsession, plus probable.

Si je boutonne ma robe presque en tremblant, c’est que l’extase fait place à l’angoisse. Cent piastres que B a couché avec moi à cause d’un pari. Tous les gars de notre secondaire sont dehors à attendre la confirmation que je m’en suis pogné un autre de l’école. Oh mon dieu ! Pourquoi il est incapable de soutenir mon regard ? Il a trouvé mes seins trop menus, c’est ça ? Il s’attendait à ce que je sois plus cochonne, moins vocale, je n’ai pas été à la hauteur de ses attentes, il regrette notre baise et va confier à tout le monde m’avoir choisie pour se vider les couilles, mais qu’au fond, je suis juste mauvaise. Câlisse ! Pour une fois que j’étais puissante.

— Mettons là… c’est-tu parce que j’ai fait quelque chose de pas correct que t’es pas venue ? Parce que… je me sens mal, là… j’ai l’impression de pas avoir été… je sais pas…

Recroquevillé au pied du lit, il est encore à moitié nu, trop nerveux pour se rhabiller. Pour la première fois de ma vie, je suis la plus grande.

— Non, c’est pas toi. C’était vraiment bien. C’est juste que… je pense que j’ai un blocage.

— Ah ouais ?

Petit soupir de soulagement, mais son front ne déplisse pas tout à fait. C’est le monde à l’envers.

— Mais, euh… si t’avais une note à me donner, mettons…

— Quoi ?

— Genre… C+, C-…

— Ben non, je ferai pas ça !

— C’est juste pour savoir ! Pour m’aider… s’il te plaît…

Sa voix secouée d’insécurités fait taire les miennes.

Je pourrais noter tous les amours que j’ai inventés, toutes les illusions qui habitent ma tête depuis l’âge de quatorze ans et hypothèquent mon plaisir. Mais ce n’est pas ce qu’il veut entendre. Il veut être rassuré, comme tout le monde, et que je lui parle de lui. Lui, mon mirage d’amour monstre qui, sans le savoir, vient de m’affranchir d’une part de folie. Parce qu’entre l’amour minutieusement construit et protégé par la fiction, et les réelles mais blessantes insécurités de la chair, il y a un équilibre. Et je veux y goûter, à cet équilibre. Alors je serai honnête et pourrai enfin passer à autre chose… jusqu’au jour où je nous écrirai.

Beau B.