5
Gorce Restok a été tué. C’est le sort qui t’attend si tu ne te sauves pas dans les trois minutes. Rendez-vous à la gare sud.
Un frisson glacial dévala l’échine de Palestel. Restok ? Quelqu’un savait qui il était et ce qui était arrivé aux docks de l’astroport. C’était fou, comment avait-il…
Sur la minuscule portion de mur-écran encore active, l’infofenêtre clignota avant de disparaître. Les pensées de Palestel s’emballèrent. Quelle que soit l’identité de son correspondant, il l’avait averti et semblait donc de son côté… pour le moment. Mais contre qui ? En tout cas, impossible de négliger le danger. Il faillit courir à la fenêtre pour repérer d’éventuels mouvements suspects au pied de la barre. Non, c’était idiot. Une expédition montée pour le supprimer ne se découvrirait pas ainsi.
Trois minutes. Il attrapa son écusson de crédit, un manteau, un sac à l’intérieur duquel atterrit sa trousse de toilette. Son regard s’attarda sur ses maigres possessions… Pas le temps. Palestel ouvrit la porte à la volée.
Deux hommes bouchaient le passage. L’espace d’une pulsation cardiaque, il se dit que c’était trop tard, qu’on l’avait retrouvé. Mais il s’agissait de travailleurs comme lui. Ils étaient débraillés, en bras de chemise, et parlaient fort, comme pour achever de se réveiller.
– Vous aussi, l’alarme incendie vous a tiré du lit ?
– J’ai rien vu, aucune fumée. Ça s’est peut-être déclaré dans le bloc voisin… ?
– Si c’est une blague, je vous jure sur Bosmor que…
Un brouhaha montant des niveaux inférieurs prouvait que tout l’immeuble avait reçu la même alerte d’évacuation. Son correspondant caché lui offrait un répit supplémentaire. La grande lune, dans son premier croissant à cette heure-ci, éclairait la cage d’escalier principale d’une lueur blafarde. Dégringolant les étages, Palestel se fraya un chemin à travers la foule dépenaillée. La plupart se contentaient de rester là, à jacasser. Au septième étage, Palestel se pencha par-dessus la rambarde. Tout en bas, quelque chose bloquait la cohue.
À mi-chemin, des silhouettes noires armées grimpaient les escaliers, écartant sans ménagement les obstacles humains.
Avant qu’il ait pris de décision consciente, Palestel se retrouva à courir dans la direction opposée. Il fila dans son réduit, saisit à la hâte un couteau de cuisine, ressortit en trombe et monta vers le toit. Face aux armes perfectionnées de ses poursuivants, une lame ne serait d’aucune utilité. Cependant, il se rappelait une discussion avec l’un des jeunes venus lui vendre des rajaves décapitées. L’adolescent se vantait d’avoir accroché deux volatiles à ses bras, et profité de leurs battements réflexes pour voler du toit de la barre à celui d’un immeuble voisin situé en contrebas.
Il émergea à l’air libre, où un vent froid l’assaillit. Rien n’avait été prévu pour bloquer la porte, tant pis. Des cadavres de rajaves tressautantes jonchaient le toit plat gravillonné. L’échine courbée, Palestel marcha jusqu’à l’une d’elles.
Je suis trop lourd, je vais me rompre les os à l’arrivée.
Dans les escaliers, des coups de feu claquèrent, suivis de cris de colère et de douleur. Les résidents se rendaient compte qu’il s’agissait d’une opération militaire, et certains n’avaient pas l’air d’apprécier. Palestel s’avança au bord du toit, délimité par un parapet d’un mètre de haut. En bas, des troupes braquaient leurs armes sur des individus allongés face contre terre. Des blindés couvraient chaque sortie. Il n’avait aucune autre voie d’évasion, et le chaos engendré par la fausse alarme ne durerait plus longtemps. Quant au détachement venu l’éliminer, il devait avoir atteint son appartement. Ils savaient que leur cible se terrait non loin. Le toit serait l’un des premiers endroits qu’ils visiteraient. Pestant contre la stupidité de son idée, il balaya du regard les environs immédiats. Cette rajave-là ferait peut-être l’affaire. Et cette autre, à côté. Sans émotion, il leur trancha la tête et la queue. Le couteau tomba à ses pieds. Il lui suffit d’empoigner les corps pour que les ailes se mettent à battre de façon frénétique, entraînant ses bras vers le haut. Palestel dut les écarter pour ne pas être assommé.
Le sommet de l’immeuble voisin se trouvait à une demi-douzaine de mètres en contrebas, mais à quelle distance exactement ?
Si je commence à calculer, je ne le ferai jamais.
Ses semelles mordaient la margelle au moment où la porte, derrière, s’ouvrait à la volée.
Il se retrouva suspendu dans les airs. Un instant, la force ascensionnelle des rajaves sembla contrebalancer la gravité. Mais celle-ci reprit ses droits et sa trajectoire s’infléchit vers le sol, soixante mètres plus bas. Il hurla…
Le toit se précipita vers lui. Seul le réflexe de lâcher les volatiles pour basculer en avant lui évita de se briser les chevilles. Néanmoins, un pic de souffrance lui transperça les jambes. Des gravillons lui éraflèrent les mains. La joie d’être indemne occulta la douleur. Il crut ne jamais pouvoir se relever. Des exclamations dans son dos l’obligèrent à se redresser.
Ses articulations l’élançaient, mais au moins ne souffrait-il d’aucune fracture. Il clopina jusqu’à la porte. Si elle était verrouillée, c’en était fini de lui… Un regard en arrière : deux soldats le visaient de leurs armes, l’un d’eux marmottait dans un micro.
Ils me veulent en vie, sinon ils m’auraient déjà abattu.
Il se mit à zigzaguer, car ils pouvaient toujours lui tirer dans les jambes. Sa main se posa sur la poignée de la porte d’accès aux étages.
Ouverte !
Il descendit deux paliers. Dans les couloirs, quelques insomniaques commentaient l’intervention militaire. Palestel repéra un ascenseur qui l’amena au rez-de-chaussée. Une porte donnant sur l’arrière le jeta sur une aire dallée. Là, il marcha droit devant lui. À deux cents mètres sur sa droite, les blindés vrombissaient sur leur base comme des insectes en colère. Debout sur celui de tête, une femme en civil scrutait la façade. Elle interpella un officier au pied de l’engin. Palestel comprit que les troupes allaient être redéployées sur un plus large périmètre. S’il ne bougeait pas, son interception serait l’affaire de quelques minutes.
Il franchit une barrière en aluminium, puis allongea le pas sans tenir compte des aiguilles dans ses genoux et ses chevilles. Cent mètres encore avant de fouler la voie reliant les docks à la gare.
Il connaissait suffisamment l’astroport pour savoir que la sécurité des camions robots se réduisait au strict minimum. Ils étaient trop massifs et rapides pour que le commun se risque à embarquer.
Pas le temps de regarder en arrière pour vérifier si ses poursuivants l’avaient repéré. Il ramassa un débris de plot en béton dans le fossé et le laissa tomber sur la route. À peine deux minutes plus tard, un camion arriva. Il freina afin de contourner l’obstacle. Palestel en profita. D’abord, aucune prise ne s’offrit à lui. Le souffle commençait à lui manquer. Au moment où il songeait à abandonner, ses doigts s’enfoncèrent dans une aspérité. Déjà, le poids lourd reprenait de la vitesse. Il fut soulevé, tandis que ses bras encaissaient durement. Comme il se sentait lâcher prise, ses pieds trouvèrent un appui.
Une minute, il se laissa griser par le vent qui faisait claquer ses vêtements contre sa poitrine. Dans la nuit finissante, des rajaves volaient en lignes compactes. Malgré l’adrénaline bourdonnant à ses oreilles, Palestel souffrait de partout. Mais il avait survécu.
Le véhicule ralentit au bout de deux kilomètres. Un endroit suffisamment plat, là… Palestel sauta. La réception lui arracha un nouveau gémissement. Personne ne semblait l’avoir suivi. Il marcha dans une zone de construction abandonnée. Des charpentes d’immeubles saillaient du sol. Le projet immobilier avait dû capoter et on n’y avait pas inséré d’appartements. Des lianes se servaient de ces squelettes comme de gigantesques treilles.
La ville s’éveillait aux premiers rayons. Palestel s’y engouffra.
La gare, enfin, se dit-il en avisant un trèfle à quatre feuilles tout en croisillons d’acier et en dômes opalescents. Un faisceau de rubans plats rayonnait du centre de triage : des guides magnétiques sur lesquels glissaient les convois de marchandises. Un train en sortait, interminable, hachant l’arrière-plan.
Aucune façade-écran n’avait divulgué sa photo et son identité, ce qui signifiait que ses poursuivants opéraient sans vouloir ameuter la planète… ou que leur réactivité était moindre que prévu.
Comme il s’avançait vers l’entrée, un glisseur se posa devant lui. Ses vitres polarisées ne laissaient rien deviner de l’intérieur.
– Grimpe.
Une voix aussi anonyme que le glisseur. Sans réfléchir davantage, Palestel s’exécuta et la portière claqua dans son dos.
La cabine, garnie de deux banquettes disposées face à face, évoquait celle d’un simple taxi. Un homme à la carrure imposante lui fit signe de se mettre à l’aise. Palestel reconnut la cicatrice en forme de fossette à son menton, et ses yeux cherchèrent frénétiquement la poignée d’ouverture.
– Du calme, l’ami, je ne suis pas là pour te tuer. Au contraire.
Sa main se tendit.
– Ton écusson, s’il te plaît.
Après l’avoir récupéré, il le glissa dans une boîte hermétique.
– Comme ça, on ne peut plus le repérer. Mais maintenant qu’ils savent qui tu es, il va falloir jouer serré.
Devant son accablement, le nervi ne put s’empêcher de rire.
– La donne a changé, l’ami. Tu es devenu sacrément précieux.
– Précieux ?
– Pour les deux parties en présence. La différence, c’est qu’eux te veulent à l’état de cadavre, alors que pour nous, il est primordial de te garder en vie.
– Pourquoi ? Je ne sais même pas pourquoi vous vouliez me tuer, avant !
– On t’expliquera.
La voiture quittait le centre-ville. L’opacité des vitres était réglée au maximum, de sorte qu’il était impossible d’observer les détails de leur itinéraire. Palestel ne se faisait aucune illusion : il était prisonnier.
Un silence pesant s’installa pendant que la voiture se faufilait dans des rues détournées. Ils roulèrent sur un chemin de terre, puis changèrent de véhicule. C’était à présent un glisseur élégant, le genre de modèle que seuls un ektasiarque ou un riche entrepreneur pouvaient s’offrir.
Il s’éloigna de Vierza et se mit à tracer, doublant les camions automatiques qui constituaient l’essentiel du trafic.
– Où allons-nous ? Retrouver votre chef ?
L’autre secoua la tête.
– Pas le même, rassure-toi. Mets-toi à l’aise, il reste encore quatre bonnes heures de voyage.
– Qui vous envoie, alors ?
– Tu verras.
Malgré son épuisement, Palestel ne put trouver le sommeil. Il regarda défiler la chaussée dans le matin qui s’annonçait. Une brume blanche s’élevait de vallées nappées d’arbres, ou plutôt de versions géantes des broussailles lavande qu’il avait déjà vues autour de Vierza. Le nervi – il consentit à donner son nom, Soumans – lui proposa un somnifère. Palestel refusa, mais accepta la bouteille de thérouge pétillant et le sandwich à la viande de grache puisés dans un réfrigérateur intégré à la banquette. Le reste du trajet, Soumans demeura rivé à un écran de pad, sans cesser toutefois de le surveiller du coin de l’œil.
Une ville grossissait à l’horizon. Avant de l’atteindre, la route s’incurva à travers une campagne dense, jonchée de blocs granitiques gris plomb. Le glisseur s’engagea dans une voie privée jalonnée de panneaux de mise en garde. Tout au bout, une enceinte gardée par des soldats en armure intégrale, à moins que ce ne soient des robots. Des canons à plasma hérissaient les miradors de ce camp retranché.
La voiture ralentit devant un épais portail dont les battants s’écartèrent. Le nez collé à la vitre, Palestel lut sur le fronton : Institut de recherche Croz. Le complexe comprenait une demi-douzaine de bâtiments blancs curvilignes ; des panneaux solaires débordaient largement des toits. Des voiturettes électriques stationnaient ici et là, de même que des camions-bennes robotisés qui circulaient entre des carrés potagers. Malgré le soleil qui approchait du zénith, personne ne marchait dans les allées à l’exception de quelques gardes nerveux.
La voiture se rangea devant le bâtiment principal, au rez-de-chaussée ajouré. Un petit groupe attendait sur un parvis protégé par une avancée. La portière s’escamota sur un geste de Soumans.
Une femme descendait à leur rencontre. Automatiquement, Palestel forma sur ses lèvres les deux syllabes de salut respectueux, « sena ». Son interlocutrice avait une quarantaine d’années, des cheveux auburn noués en queue-de-cheval, des yeux de pythie et une bouche réduite à un tracé de rides. Son maintien trahissait une ektasiarque habituée à être obéie au doigt et à l’œil. Elle jeta un regard à Soumans, qui remua les épaules.
– On ne peut être sûrs de rien, sena, mais il est peu probable qu’ils nous aient tracés jusqu’ici.
– Tous les accès de Vierza sont contrôlés. Vous êtes passés de justesse. Les téléthèques invoquent le démantèlement en cours d’un trafic de faux lecteurs génétiques. Le bouclage qu’ils ont mis en place est peut-être un leurre, mais admettons que nous sommes en sécurité pour le moment.
Elle se tourna vers Palestel.
– Je suis Déole. C’est moi qui dirige cet endroit. Laissez-moi vous conduire à vos quartiers. Nous discuterons en chemin.
Dépassé, Palestel la suivit à travers un hall tout en carrelage de mosaïques. Des couleurs chaudes, comme pour compenser la lumière aseptisée du soleil que renforçait la nature des lieux.
– Nous n’avons pas de temps à perdre, disait Déole. C’est une course de vitesse, les forces d’Azat vont tout faire pour vous récupérer. Nous vous avons trouvé avant, mais le fait qu’elles vous aient localisé aussi vite prouve que notre réseau de renseignements n’est pas étanche. On va vous exfiltrer. Avant, nous avons besoin d’informations.
– Azat Combrail veut ma mort ? Mais je n’ai rien à voir avec lui. Et puis, pourquoi ne m’avez-vous pas récupéré à mon appartement ? Pourquoi vous ne m’avez pas protégé ?
– Nous possédons des ressources, mais pas autant qu’Azat en ce qui concerne la force brute. Monter un commando en quelques heures était hors de nos capacités, hélas. La compétence de nos agents touche davantage au commerce et à la production.
– C’est ça, Croz ? Une société commerciale ?
– Une filiale de développement.
Une façon d’éluder la question.
– Mais pourquoi ? Et pourquoi moi ?
– C’est compliqué. Nous verrons cela plus tard.
Un monte-charge les déposa à un niveau qui évoquait un hôpital avec ses chambres et ses salles d’analyses. Un dédale de pièces identiques, que Déole s’ingénia à sillonner comme si elle avait l’intention de le perdre. Palestel engloba les installations d’un geste incrédule.
– On a envoyé la troupe pour m’éliminer. Croyez-vous que je sois en sécurité ici ?
– Aucun signal ne peut sortir du complexe. De plus, des contre-mesures ont été dissimulées un peu partout. Vierza appartient aux partisans d’Azat, mais ici, vous êtes sur mon territoire. Vous n’avez pas à vous en faire.
Ses paroles contenaient une once d’agacement, d’avoir à le rassurer sans cesse. Palestel sourit d’un air penaud… Soudain, la colère flamba en lui.
– Vous m’excuserez de me préoccuper de ma peau, alors que je ne sais même pas pourquoi on me pourchasse.
Face au regard étonné de son interlocutrice, il martela :
– Je suis prêt à coopérer pleinement, à condition que vous aussi, vous jouiez cartes sur table.
Le regard que la femme lui darda n’exprimait aucune ambiguïté. Tu es un caire, traduisit Palestel en son for intérieur, la classe la plus basse de l’acumen. Un moins que rien. Qu’est-ce qui te fait penser que tu mérites de savoir quoi que ce soit ?
Il répliqua du tac au tac :
– Vous êtes une mâtre. Ai-je tort de penser que le complot implique jusqu’à des garants ? Avec tout mon respect, cela dépasse largement votre rang. Pourtant, vous savez des choses.
Elle parut se trouver à court de repartie. Palestel vit ses sourcils se froncer, son visage devenir songeur.
– Mes révélations vous empêcheront probablement de dormir, dit-elle enfin. J’espère que vous en avez conscience.
– Quand j’ai fui ma planète, c’était pour une raison que je connaissais. Là, maintenant, j’en ai assez de naviguer dans le brouillard.
Déole s’était arrêtée devant une porte translucide. Le battant s’effaça sur une chambre impersonnelle mais confortable. Les murs étaient constitués de grands panneaux, qui dissimulaient peut-être des placards.
– Alors, préparez-vous à ouvrir la boîte de Pandore.
En fait, elle ne savait pas tout. Suffisamment cependant pour plonger Palestel dans un abîme de perplexité.
L’institut Croz appartenait à une multimondiale nommée LaMarche. Ce nom résonna dans l’esprit de Palestel. Nombre de ses anciens camarades d’école travaillaient aujourd’hui pour l’une ou l’autre de ses innombrables filiales. De même qu’une planète s’agrège à partir de planétésimaux, LaMarche avait émergé du rapprochement de diverses sociétés au sein d’un cartel, trois quarts de siècle auparavant. Elle avait résisté aux coups portés par les Combrail pour la faire plier, et s’était même étendue jusqu’à atteindre cette masse critique qui pousserait la tête de l’acumen à la démanteler ou à l’asservir un jour prochain. L’avènement de l’Église de Saint Tistat était perçu comme une réaction à sa montée en puissance, expliqua Déole. C’est pourquoi LaMarche poussait ses billes avant qu’il ne soit trop tard. Même soumise à la loi acuménique qui faisait d’elle un vassal des Combrail, elle pouvait s’opposer à Azat en passant contrat avec ses propres sociétés feudataires. Une stratégie risquée, car la moindre preuve d’implication dans une opération visant les intérêts d’un Combrail, quel qu’il soit, lui vaudrait une mise au ban immédiate.
– C’est Bosmor qui a entrepris la bercellisation du Compas, rappela Palestel, les sourcils froncés. Qu’il disparaisse ou pas, quelle différence ? Celui qui le remplacera sera toujours un Combrail.
Déole eut un sourire pincé.
– Détrompez-vous, tous les Combrail ne se valent pas. Du moins, pas en ce qui nous concerne.
– Que voulez-vous dire ?
Elle soupira.
– Vous ne vous intéressez pas à la politique, n’est-ce pas ? Sinon, vous sauriez que depuis qu’une illumination l’a frappé, Azat se voit comme le fer de lance de l’Église. Bosmor a embrassé la foi de Tistat, mais c’est son fils qui a enclenché sa mise en œuvre. Or, l’altération radicale d’une biosphère a toujours des répercussions catastrophiques. Des répercussions susceptibles de mettre en danger les colonies en place, même à court terme.
– En quoi cela vous concerne ?
– LaMarche voit fuir nombre de clients et partenaires. Les implications de la croisade à venir les effraient. On a beau verser des compensations, garantir les clauses contractuelles, une croisade annoncée comme telle décourage les investisseurs. L’hémorragie empire d’année en année.
– Il s’agit simplement pour vous de protéger vos investissements ?
– Comme le ferait n’importe qui. Le but d’une compagnie est de protéger son patrimoine et de garantir ses actifs futurs. Cela dit, ce n’est pas qu’une question d’argent. Croyez-le ou non, beaucoup de sujets de l’acumen ne sont pas disposés à voir leur monde défiguré. Pour certains, meurtrir une biosphère est un crime. S’il devient Prime Garant, Azat s’engagera dans une folie au coût exorbitant. On ne peut pas le laisser faire.
Palestel saisit que derrière ce « on » se dissimulait un autre prétendant à la succession de Bosmor, qui marchait main dans la main avec LaMarche et souhaitait freiner, voire mettre un terme, à la croisade. Mais à supposer qu’elle le connaisse, Déole ne lâcherait pas son nom. Gohas, ou sa sœur Helinore, voire Egilon lui-même ; ou peut-être des parents au troisième degré… Quoi qu’il en soit, dans cette guerre, le cartel était devenu un belligérant majeur. Il se racla la gorge.
– Et moi, je suis…
– Le fameux grain de sable. La pseudo-panthère venimeuse était l’arme conçue par Azat pour tuer Bosmor. Or, il est difficile de conserver un secret total sur un complot d’une telle envergure.
– Pourtant, vous ne l’avez jamais divulgué !
– À cet échelon de pouvoir, identifier les coupables est impossible. On se serait contenté d’exécuter les seconds couteaux. Alors, pourquoi rendre la machination publique ? Nous avons préféré l’utiliser. Nous avons créé une réplique de panthère afin de mettre au point un antidote qui nous donnerait l’avantage.
– La panthère que j’ai gardée à l’astroport, c’était elle ?
– Le réseau de renseignements d’Azat a eu vent de notre action et a précipité l’exécution de son plan, avant que nous ayons pu mettre le remède au point.
– Mais vous aviez le venin…
– Impossible de fabriquer un antidote à partir du venin seul. Le composé est si complexe qu’il se dégrade sitôt son émission. Telle est la force de ce poison. Quand notre panthère a été détruite, nous avons cru que tout était perdu, jusqu’à ce que l’écho de votre existence parvienne à nos oreilles. Nous avons sauté sur l’occasion, mais il s’en est fallu d’un cheveu. Vous avez réagi au-delà de nos espérances. Même sans ce qui vous rend si précieux pour nous, vous êtes un élément hors du commun. En principe, vous auriez dû y rester, là-bas.
Les éléments du puzzle se mettaient en place.
– Ce n’est pas pour mes talents de fuyard que je vous intéresse, n’est-ce pas ?
– En effet. Néanmoins, votre passé m’intrigue. Racontez-moi, s’il vous plaît.
– Soit. Je suis né dans une ferme d’élevage sur Es Saödi. Une route reliait notre vallée à Pontarion, comme d’autres bourgades qui s’égrenaient tout du long vers la capitale. Nous étions au milieu de nulle part. Mon père réparait lui-même notre tronçon de route quand il commençait à y avoir trop de nids-de-poule : impossible d’attendre les drones de la voirie, et le ravitaillement n’arrivait que par-là. On délimitait les herbages par des palissades badigeonnées de sucs à phéromones, car les faluils qu’on y faisait paître étaient insensibles aux fils électriques et aux barbelés. Certains exploitants utilisaient des pisks, des fleurs-mâchoires censées repousser les intrus ; tous les gamins du coin se faisaient un devoir de les déclencher dans le vide. La terre donnait un peu de maïs amidonnier quand la saison s’annonçait pluvieuse, avec un rendement au mieux médiocre. Cela n’avait pas d’importance : Es Phelaki fournit assez de récoltes pour tout le Compas.
Il s’égarait un peu dans ses souvenirs, mais Déole l’écoutait en silence. Palestel enchaîna :
– Mes parents étaient inféodés à un mâtre qui possédait la route ainsi que toutes les fermes qu’elle desservait. Ils élevaient des insectes et testaient leurs caractéristiques alimentaires… Saviez-vous que Jensa – non pas la défunte épouse de Bosmor, mais celle de Saran, le fondateur de la dynastie – avait failli faire bâtir le palais de l’Acumen sur Es Saödi, mais avait renoncé par phobie des insectes ? Inconsciemment, les doigts de Palestel s’animèrent.
– Les insectes saödiens ont une façon de procréer qui n’appartient qu’à eux. Ils forment des rivières de migration pour se rassembler dans des clairières de frai. Leur mort enclenche un second cycle de vie. Les tumulus créés par les carapaces de leurs dépouilles sécrètent des vésicules remplies d’hydrogène, qui abritent leurs œufs et leur servent à migrer sur de longues distances. On appelle ces poches flottantes des cloves. C’est un maillon essentiel de la nature, quoique beaucoup d’aspects nous échappent encore. Mon père pilotait des drones aériens qui allaient récupérer des cloves pour les enfermer dans d’immenses cages. C’était un as à ce jeu. Ma mère et lui menaient des expériences sur les spécimens récoltés. Ils voyaient en quoi les insectes pouvaient être utiles. Leurs recherches les passionnaient tellement qu’ils n’ont jamais pris un jour de vacances. J’ai souvent servi de cobaye. Ils m’ont fait goûter de la chair de liniule, de tabanide, de guêpe étrilleuse…
– Des guêpes étrilleuses ?
– Des bestioles territoriales aux ailes tranchantes comme des rasoirs. Seules, elles ne causent pas grand mal, mais à la moindre menace, elles se regroupent en un essaim qui environne l’intrus et l’épluche tout vif. Heureusement, ça n’arrive pour ainsi dire jamais, car le temps que met l’essaim à se former laisse largement celui de prendre la fuite.
Déole lui saisit le bras.
– Y avait-il des insectes venimeux ?
– Bien sûr.
– Avez-vous été piqué ?
Palestel s’assit sur le lit. Devant Déole, il n’osait s’allonger pour éprouver la souplesse du matelas.
– Un nombre incalculable de fois. La plupart du temps, le venin n’avait aucun effet. Mais parfois si. Les êtres vivants de Saödi ont leur patrimoine génétique encodé dans une molécule voisine de notre ADN.
– Vous avez été formé à la génétique ? s’étonna Déole.
Palestel se gratta la tempe.
– Écouter mes parents pendant les repas a suffi à me donner les bases. Plus tard, quand j’ai vécu avec Luz…
– Vous avez été piqué par un salnik ? interrompit-elle.
– Ce n’est pas un insecte, mais une espèce de salamandre terrestre.
– Je sais, je sais. Avez-vous été piqué ?
Le jeune homme réfléchit.
– J’avais treize ans, je pense. J’étais descendu avec des copains dans un canyon. On a dérangé un nid de salniks et la femelle m’a mordu. Je suis resté une semaine alité, en proie au vertige et aux hallucinations. La dose de venin s’est révélée trop faible pour me tuer.
La directrice arbora un sourire triomphal.
– Le venin de salnik est fatal, même à très faible dose. Vous possédiez des défenses immunitaires inédites, peut-être activées grâce à la grande variété de piqûres d’insectes auxquelles vous avez été exposé des années durant. Nous étudierons cela.
– Alors, voilà ce qui m’a sauvé de la morsure de la panthère. Elle m’a injecté du venin de salnik.
– Si cela peut vous être d’un quelconque réconfort, nous n’avions pas prévu de vous éliminer. Notre contact a fait du zèle. Vous avez faim ?… Moi, je crois que oui.
En effet, son estomac gargouillait depuis un moment, et il avait la langue aussi sèche qu’un boisseau de chivre coupé.
Déole appuya sur une plaque murale ornée d’un pictogramme évocateur. Une kitchenette apparut. Le panneau voisin dévoila un réfrigérateur. Son contenu représentait une semaine de travail à l’astroport. Déole piocha divers ingrédients, qu’elle plaça dans le bac transparent d’une machine. Un couvercle se rabattit. Des pales jaillirent, réduisant les légumes et les sortes d’œufs à coquille molle en bouillie. Elle tapota sur une surface tactile. Un instant plus tard, un torrent de vapeur noya le tout. Palestel la regardait s’activer avec stupéfaction. Une mâtre cuisinant pour un caire : dans des circonstances normales, ce simple spectacle aurait été considéré comme un quasi-blasphème. En constatant son malaise, elle se lécha les doigts avec un sourire moqueur.
– Nous vivons des temps extraordinaires, et à mon avis, ça ne rentrera pas dans l’ordre avant un moment. Il faut vous attendre à voir des choses plus bizarres.
Elle lui tendit le plat.
– Dites-moi.
Des couverts se trouvaient dans un compartiment voisin. Il goûta et s’efforça de ne pas grimacer. Le sourire de la directrice se mua en un franc éclat de rire.
– J’aurais dû vous prévenir que je suis une exécrable cuisinière.
Palestel reposa la barquette.
– Et vous, qu’est-ce qui vous a poussée à participer à ce… projet ?
Déole haussa les épaules. Puis, comme pour se délivrer d’une corvée, elle raconta.
La jeune femme venait d’une famille d’ektasiarques d’Es Jarnamati installés sur Cardinar, au service d’un rameau annexe des Combrail. Des mariages conclus avec des héritiers secondaires de la lignée régnante destinaient ses descendants aux plus hautes fonctions. Du moins jusqu’à ce qu’une intrigue de palais provoque la chute de sa famille et la précipite dans les tréfonds de la hiérarchie acuménique.
– Nous avions vécu dans l’illusion d’accéder un jour au faîte du pouvoir. Tous nos sacrifices consentis au profit des garants n’ont servi à rien. Même pour nous, les dés étaient pipés. Nous n’étions que des outils.
Ils avaient quitté la cour pour se replier dans leur domaine jarnamatien. Une génération plus tard, un garant les avait obligés à lui en céder les deux tiers sous peine de confiscation. L’unité familiale n’y avait pas résisté.
La part de fortune revenant à Déole lui avait permis de prendre le contrôle de la Croz. Sous sa direction, l’entreprise avait prospéré. Un cheval de Troie idéal pour entrer au conseil d’administration de LaMarche. Déole avait offert des gages de confiance, en plus de la mise à disposition de ressources considérables.
Pendant son récit, Palestel reconsidéra les pattes-d’oie au coin des yeux ainsi que les ridules autour de la bouche comme autant de stigmates des épreuves endurées par sa lignée.
– Je ne comprends pas. Vous avez été trahie par les Combrail en place. Vous vous êtes alliée à une branche concurrente, mais il s’agit toujours de Combrail.
– Ma famille a été spoliée alors qu’elle ne le méritait en rien. S’il doit m’arriver malheur, que ce soit pour une bonne raison.
Il n’aurait pas dû éprouver de sympathie vis-à-vis de cette femme, dévouée à une organisation qui avait failli le tuer. Pas davantage lui accorder une once de confiance : la pause déjeuner ne constituait sans doute qu’une tactique pour l’amener à coopérer. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de la plaindre ; de considérer que, fondamentalement, le sort d’une mâtre importait plus que celui d’un caire.
Le quart d’heure de confidences avait expiré, car le regard de Déole se focalisa de nouveau sur lui.
– Vous ne m’avez pas expliqué la raison de votre fuite d’Es Saödi. Tout à l’heure, vous avez mentionné une femme, Luz. Est-ce lié ?
Il n’était pas certain de désirer parler de son épouse, en particulier à cette femme, mais le temps était peut-être venu de se libérer. Et puis, s’il était en vie aujourd’hui, c’était grâce à elle.
Allons, ne te cherche pas d’excuse. Même si elle fait semblant, c’est la première personne à manifester de l’intérêt pour Luz, et tu y es sensible.
Déole comprit qu’il ne savait pas par où commencer.
– Comment vous êtes-vous rencontrés ? suggéra-t-elle.
– Nous nous sommes toujours connus. À huit ans, on jouait dans les champs derrière l’école. On allait voir ensemble les éclosions harmoniques de remniks, on parcourait la forêt avec des filets à insectes. Les moissons que l’on rapportait à mes parents nous permettaient de gagner notre argent de poche. On allait le dépenser en ville…
Très vite, l’intelligence de Luz avait éclaté au grand jour. Son esprit précoce, éminemment doué, avait attiré l’attention d’édiles qui avaient financé ses études. Une nécessité, pour une lide dont l’accès aux écoles supérieures demeurait très restreint. Palestel avait suivi l’ascension de Luz jusqu’à la capitale. Il l’adorait, même s’il n’aurait pu jurer que, de son côté, elle ne le considérait pas avant tout comme un ancrage à sa vie d’avant. Mais son choix s’était porté sur lui et cela lui suffisait. Ils s’étaient mariés. Ses diplômes de chercheuse en biophysique et d’ingénieure en poche, elle avait été recrutée par un institut spécialisé dans la récupération de technologies développées sur les mondes extérieurs au Compas. Son travail consistait à éplucher les archives scientifiques et les brevets disponibles sur les téléthèques, puis à en synthétiser les données. Elle étudiait la technologie de transfert neural couplée à celle du clonage quand la direction avait annoncé la reconversion de l’institut en centre de bercellisation. Tous les travaux en cours s’étaient vus annulés sans délai. Sur les cinq mondes, les unités de recherche avaient subi le même sort, et leurs ressources avaient été réinvesties dans l’écogénétique, en vue de transformer la biosphère.
C’est à cette époque qu’on avait diagnostiqué à Luz une maladie rare. Palestel ignorait la nature du mal. Ce qu’il savait, ce qu’on lui avait dit, c’était qu’il lui restait un an à vivre. D’ici là, avaient affirmé les médecins, son état mental ne se dégraderait pas. Luz avait décidé de tester sur elle-même la technologie qu’elle étudiait. Avec l’aide du directeur du centre et de quelques amis de confiance, elle avait récupéré le scanneur neural remisé dans un entrepôt, tandis que des cellules d’elle-même servaient déjà de matériel d’expérimentation dans une cuve de croissance accélérée.
Les médecins s’étaient montrés pessimistes : l’agonie de Luz avait duré trois ans. Elle avait retardé l’inévitable pour s’assurer de la croissance du clone, malgré les douleurs qui empiraient. Sa fin n’avait pas été belle, mais à sa mort, le clone était presque formé.
Palestel avait assisté à ses funérailles, dispersé ses cendres dans la campagne, sans le moindre sentiment de perte. Sa vie était entre parenthèses, voilà tout. L’esprit de Luz le submergeait. Une présence presque physique, qu’il percevait en surplomb de ses actions, dans l’attente de s’incarner de nouveau.
Peu après, l’impensable était arrivé. Le directeur qui couvrait l’opération depuis le début avait été limogé. Son successeur, placé par l’Église, avait refusé de poursuivre l’expérience, annonçant que la cuve devrait être débranchée et vidée. Palestel avait dû la déménager, de nuit, avec l’aide d’hommes de main. Son installation dans un entrepôt et l’entretien du matériel avaient coûté une fortune, obligeant Palestel à s’endetter. Une fois le clone arrivé à maturité, il lui avait fait implanter la mémoire scannée de Luz. Puis il l’avait réveillée.
La production d’un clone humain n’était pas illégale. Un officier acuménique était venu lui remettre, avec plus de perplexité que de dégoût, un écusson de crédit arborant le nom de C-Luz. Elle portait la mémoire de Luz et les structures psychiques de sa personnalité d’origine. Une copie trop imparfaite cependant pour satisfaire les personnes en quête d’immortalité, si bien que la technique ne perdurait que de façon marginale. Mais cela suffisait à Palestel. C-Luz possédait les souvenirs de Luz et l’apparence de sa personnalité.
Dès que C-Luz avait été en mesure de le voir et de le comprendre, il avait sorti la lettre que Luz lui avait laissée avant de mourir, elle qui n’avait jamais écrit manuellement auparavant.
– Tu sais ce que c’est ?
– Ma lettre d’adieu. Oh. J’ai eu tellement de mal à trouver les mots. Je te disais…
– De la détruire sitôt que tu serais sortie de cuve.
Et il l’avait brûlée, encore scellée, dans un cendrier devant elle.
Il l’avait visitée tous les jours, avait guidé ses premiers pas hors du lit d’hôpital, loué un exosquelette orthopédique. Souvent, ses phrases commençaient par : « Tu te rappelles ?… » La plupart du temps, elle se rappelait, oui. La stupéfaction de ses parents quand ils avaient découvert qu’elle avait appris à lire et à compter toute seule et qu’elle consultait en cachette les téléthèques d’enseignement. Ou encore, le ton mi-irrité mi-amusé de sa mère quand elle lui disait, pour la énième fois : « Tu n’es pas la pointe du Compas », c’est-à-dire que le monde ne tournait pas autour d’elle.
Quelques semaines plus tard, C-Luz marchait et se montrait capable de manier de menus objets. Sa rééducation s’était étalée sur des mois.
« Je t’aime », lui disait-elle, sur le ton monocorde de quelqu’un récitant une phrase apprise par cœur.
Pendant ce temps, la dette de Palestel auprès de la pègre locale se creusait. Lorsqu’un de ses créanciers lui avait posté un fichier vid le montrant en train de dépecer un remnik tout vif, l’idée de fuir Es Saödi s’était imposée à lui comme une évidence.
La pègre surveillait les arrivées et les départs de la planète. Palestel avait néanmoins réussi à se procurer deux places dans la soute d’un de ces tramps ventrus qui reliaient périodiquement les cinq mondes. Ni lui ni Luz n’avaient jamais voyagé dans l’espace auparavant.
Au moment d’embarquer, C-Luz avait posé doucement ses mains sur ses épaules.
« Tous ces souvenirs en moi, c’est comme un manteau trop chaud que je n’arriverais pas à enlever. » Elle avait plongé ses yeux dans les siens. « Comme mon amour pour toi. Je sais que ce n’est pas moi qui t’aime. »
Dans le regard qu’elle lui tendait comme un miroir, celui qu’il avait vu l’avait révulsé. Les caires font de mauvais mâtres, affirmait le proverbe. Il comprenait à présent sa signification profonde.
À leur arrivée sur Es Jarnamati, elle s’était coupé les cheveux et les avait teints en noir. Puis elle avait pris un autre vol, pour une destination qu’il n’avait pas voulu connaître. Quant à lui, il avait accepté tous les petits boulots proposés aux caires migrants. Il était presque surpris d’avoir réussi à vivre sans le fil conducteur que représentait jusqu’alors la figure de Luz.
Au fur et à mesure du récit, Déole n’avait cessé de se rembrunir.
– Votre histoire est très émouvante, vraiment, même si elle verse un peu trop dans le virtudrama à mon goût. Dommage que vous ignoriez la direction prise par le clone de votre épouse. Notre ennemi connaît votre identité. Il ne lui faudra pas longtemps pour remonter jusqu’à elle.
– Ils vont capturer C-Luz ?
– À peu près certain. Comme appât, ou en guise de monnaie d’échange. Mais il y a davantage de chances qu’ils se débarrassent d’elle, après lui avoir extorqué les renseignements qu’elle possède sur vous.
– Nous devons la retrouver avant. Elle n’a rien à voir avec tout ça. LaMarche a ses entrées sur tous les mondes du Compas. Demandez-lui de la retrouver !
Déole secoua la tête.
– Pour les jours à venir, il est trop dangereux de se manifester. Nous allons en profiter pour vous prélever quelques tissus, et…
– Pour moi, cela s’est joué à quelques minutes ! Il n’y a pas de temps à perdre, vous devez…
– Non.
Le mot avait claqué : le ton d’une mâtre en train d’admonester un subordonné récalcitrant. Palestel demeura coi. Déole se radoucit immédiatement, mais le jeune homme était fixé.
– Nous irons la chercher, dit-elle. Nous la ramènerons, je vous le promets. C’est dans notre propre intérêt puisqu’elle détient la mémoire de votre défunte femme. Cependant, si nous bougeons maintenant, tout sera perdu. Vous comprenez ?
– Je n’ai plus faim. Si vous voulez faire vos tests, profitez-en. Mais ne tardez pas. Votre ennemi est sur mes traces et il a l’air plus rapide que vous, vous vous rappelez ?