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Se synchroniser avec la rotation sans cesse changeante du Lurpek ne se fit pas sans peine. Un rodéo qui entraîna des nausées chez la moitié des hommes. Mais la masse du cargo réduisait son amplitude de manœuvre, et la barge possédait autant de propulseurs d’attitude qu’un remorqueur du Récif. Une fois que des grappins magnétiques l’eurent amarrée, Daguenay fit déployer le trépan d’abordage : une foreuse capable de ménager un passage sans dépressuriser la salle derrière la paroi.

L’escouade se composait de vingt-cinq commandos en armure de combat pressurisée. Soixante-dix soldats s’entassaient à l’arrière : de simples fantassins chargés de sécuriser le périmètre acquis et d’orienter les passagers vers les capsules de survie. Daguenay avait conscience que passer les compartiments au peigne fin prendrait des semaines. Tel n’était pas l’objectif. Il devait récupérer Palestel, puis laisser un contingent sur le Lurpek afin que Belake ne le détruise pas à coups de missiles.

Par canal sécurisé, il se connecta au croiseur de cette dernière. Ses troupes avaient débarqué sur un autre cargo. Cette fois, elles se voyaient opposer une résistance farouche. Les passagers étaient armés. En revanche, ils ne possédaient pas de cuirasse. Daguenay serra les dents à la perspective du massacre. Avant de partir, il avait intimé l’ordre à Belake de tenir ses troupes en laisse : elles n’avaient pas souvent l’occasion de se servir de leur arsenal et seraient tentées de dégainer à la moindre opposition. La jeune femme s’était contentée de sourire.

– Trois… deux… un… c’est parti, dit-il en lançant le code d’activation des systèmes d’armement et de la mise en réseau. Au bas de sa visière, une grille se forma. Les icônes passèrent au vert à mesure que les variables émises par les armures de ses troupes – position, niveau de protection, signes vitaux – affluaient sur son assistant virtuel.

La carte du Lurpek extirpée des archives acuméniques avait été invalidée par les experts du renseignement. LaMarche n’avait bien sûr pas obéi à l’injonction de la leur fournir, allant jusqu’à détruire ses bases de données. Daguenay s’était résolu à s’en passer. Dissimulés quelque part dans les salles intérieures, leurs ennemis possédaient la maîtrise du terrain. Il s’agissait ni plus ni moins d’une guérilla.

Il rejoignit la première escouade qui investissait la cellule vide, à travers laquelle dérivait la rondelle métallique découpée par le trépan. La tranche laissait voir, en écorché, une structure en nid d’abeilles conçue pour éviter la décompression explosive en cas de fissure.

Conformément à la procédure, les hommes fixaient des paravents blindés aux angles. Ils disposaient à présent d’un avant-poste défensif.

« Plus vite, on avance ! »

Alassac, son officier en second et amant occasionnel, prit la tête du groupe d’intervention. Il portait une arme d’appui plus lourde, et un propulseur dorsal lui boursouflait les flancs. Daguenay l’avait vu insérer un bloc de médrazine gélifiée dans la partie postérieure, mais il se rendait compte que cet attirail aurait peu d’utilité dans un environnement aussi confiné. Ils remontèrent un tube d’accès rigide donnant sur une cellule en tout point semblable à la première. Daguenay se sentait engoncé dans son armure rutilante. Dans la moitié inférieure de sa visière, les icônes flottantes lui attiraient l’œil en permanence. Son assistant virtuel baissa le contraste et diminua le nombre d’informations affichées, notamment logistiques. Il pouvait basculer à tout moment sur celles du groupe 2, débarqué en proue.

Ils atteignaient une zone de cellules collées les unes aux autres lorsque deux hommes s’encadrèrent dans le passage.

Ceux-ci tirèrent les premiers.

Une rafale atteignit de plein fouet le soldat de tête. Son armure encaissa la plupart des projectiles. Les autres brisèrent les fibres polymères et se frayèrent un chemin à travers les couches protectrices. Lorsqu’il bascula en arrière, son casque brisé laissait échapper un filet de sang visqueux.

Les commandos répliquèrent. Les balles volèrent dans l’espace exigu. Des trous apparurent dans la paroi autour de l’écoutille. Les deux hommes disparurent, l’un d’eux touché au ventre. Isolé dans son armure, Daguenay n’entendit pas piauler les projectiles, mais l’imagerie augmentée lui indiqua les impacts sous forme de cercles rouges en surimpression. La fréquence retentit d’appels. Hormis le premier mort, deux hommes avaient été touchés, l’un gravement au cou. Daguenay sélectionna l’icône d’Alassac sur son viseur et cliqua sur la demande de rapport.

Pendant que l’officier s’exécutait, il envoya trois hommes en éclaireurs. Il était à peu près sûr que les deux ennemis avaient décroché, le premier entraînant son copain.

« On continue », dit-il d’une voix dure.

Sur son viseur, il bascula sur le groupe 2.

Lui aussi affrontait une résistance inattendue. Un mort, là encore. La liaison sauta, le débit de données chutant drastiquement. Merde. Bon, il s’y attendait. Les réfugiés comptaient forcément des techniciens qui, plus jeunes, avaient servi dans les forces acuméniques. Ils avaient appris à brouiller les signaux d’un réseau tactique en saturant leurs fréquences aussi vite que les armures en changeaient.

– Sen commandant… commença Alassac.

– Je sais.

Les assistants virtuels ne parvenaient plus à se coordonner. Ils étaient confus, gaspillant leurs ressources en contre-mesures. D’ici quelques minutes, ils auraient perdu la grille de combat.

L’assaut ennemi débuta.

Daguenay n’avait pas anticipé une offensive frontale, et les éclaireurs s’étaient laissé surprendre. Leurs appels radio lui parvinrent au moment où les rafales et les vibrations d’air malmené parvenaient directement à ses oreilles. Son viseur fit défiler l’état des armures endommagées.

[G1-12] intégrité 89 %

[G1-09] intégrité 67 %

[G1-03] intégrité…

Faisant fi de l’exiguïté du local, Alassac alluma son propulseur. Daguenay, en retrait, se sentit partir en arrière et ce fut un soldat qui l’empêcha d’être catapulté au fond de la cellule.

Ses hommes suivirent l’officier sans hésiter. Ils franchirent le seuil et surgirent dans une salle beaucoup plus grande, en forme d’hexagone allongé, garnie de racks dont les rainures de séparation formaient autant de caches. De grosses conduites couraient le long des poutrelles d’infrastructure. Par la porte, Daguenay vit que leurs assaillants utilisaient des plaques de métal en guise de boucliers. Pas aussi efficaces que des armures, mais ils savaient improviser. Leur chef possédait une bonne expérience militaire.

« Sen, attendez ! » lui intima un commando.

Daguenay n’écouta pas. Il déboucha au milieu du champ de bataille, prit appui sur un corps qui tombait en feuille morte. L’énergie du combat l’avait envahi. Galvanisées, ses troupes répliquaient aux tirs tout en esquivant. Les impacts de balles adverses les déséquilibraient, mais leur système de compensation intégré parvenait à rectifier la plupart de leurs tirs.

Il se recroquevilla afin de minimiser la cible qu’il formait, et engagea de courtes rafales après avoir désactivé l’anti-recul afin de bénéficier des contrecoups pour se diriger. C’était une lutte à mort. Ses bottes frôlèrent une paroi – ses semelles l’agrippèrent. Un instant plus tard, deux de ses hommes atterrirent à ses côtés.

De l’eau glacée se dévidait des conduites perforées. Les serpentins perturbaient les capteurs de son armure. D’un geste énervé, Daguenay les désactiva.

Les défenseurs étaient en nombre supérieur, peut-être quinze en première ligne, plus autant en appui pour les tirs croisés. Ils subissaient des pertes, mais ne manifestaient aucune peur de mourir. Si leur chef était malin – et il l’était, se dit Daguenay –, il avait chargé un groupe de les prendre à revers. Il leur fallait donc quitter cette salle pour modifier la configuration de l’engagement. Il se connecta à Alassac.

« Une sortie sur la droite : on passe par là ! »

Il laissa son second distribuer les rôles.

« Allez ! »

L’ouverture se situait à quelques mètres de la ligne de défense adverse. Ils balancèrent une grenade à surpression. La déflagration fit vaciller les lumières et pulvérisa les serpents d’eau tremblotante. Il sembla à Daguenay qu’un marteau géant heurtait son casque. Les défenseurs s’aplatirent, se cramponnant pour résister à l’onde de choc. Deux d’entre eux furent néanmoins balayés et valsèrent dans les airs. Leurs semelles ne possédaient pas de filaments adhésifs. Ils étaient en chute libre, gesticulant de façon grotesque pour rattraper leur fusil. Dix commandos s’élançaient déjà vers la sortie. Ils les arrosèrent au vol et les infortunés périrent avant d’avoir atteint le fond de la salle.

Dix autres soldats se propulsèrent à leur tour, tirant au coup par coup. Il fallait se dépêcher : la ligne ennemie, un instant compromise, se reconstituait. La seconde grenade fut déviée et éclata prématurément.

« Sen commandant ! »

Daguenay s’élança.

Un commando – Breev, d’après l’interface – s’était débrouillé pour se placer entre le tir ennemi et lui. Au moment où il s’engouffrait dans l’ouverture, une rafale lui ravagea le flanc jusqu’à la hanche. D’une main, Daguenay le serra contre lui tandis qu’il se coulait dans l’ouverture. Sitôt que les derniers commandos l’eurent rejoint, il lança une grenade à surpression, puis deux charges à saturation sensorielle. Inefficace contre des adversaires portant un casque, mais suffisant pour briser toute velléité d’assaut immédiat.

À son côté, Alassac attrapa le blessé. Les fibres de l’armure s’étaient resserrées autour des perforations avant de durcir aussitôt, mais des organes internes avaient été touchés. Daguenay lui indiqua de tirer un câble optronique et de se brancher à une prise de son casque.

« Envoie-moi les infos du médikit intégré. »

Sitôt faite, la liste des lésions de Breev s’afficha. Des capsules noyées dans son sous-vêtement diffusaient déjà leurs substances actives.

Sa visière lui rapporta le bilan de l’assaut. Ils étaient parvenus à ne pas rester bloqués dans les cellules périphériques : une indéniable réussite, mais au prix de plusieurs morts et blessés. Plus grave, les rebelles avaient visé en priorité leurs casques. Les soldats touchés ne pourraient plus combattre en section dépressurisée.

– Regroupez les blessés ici et attendez-nous. Nous continuons.

La barge était toujours à portée radio. Il vérifia le cryptage, puis :

– Où en êtes-vous du contrôle des communications ?

Nous nous heurtons toujours à…

– Je veux le retour tactique le plus vite possible. Et il me faut l’accès à leur circuit interne. Procédez en priorité.

Oui, sen commandant.

Il avait enregistré des images de Céluz prisonnière dans son croiseur. S’il pouvait les diffuser sur les écrans du Lurpek, cela persuaderait peut-être Palestel de se rendre. D’après les rapports ils n’étaient plus en couple, mais tout prouvait qu’il se sentait encore responsable d’elle. Un gros atout.

Le temps que ses techniciens embarqués réussissent à créer un nouveau réseau tactique sécurisé contre les rebelles, un nouvel accrochage eut lieu. Cela se produisit dans une aire de jeu pour enfants. Des peluches, des cubes multicolores, des blocs de pâte à modeler et des jouets flottaient ici et là, affolant les capteurs télémétriques des armures. Cette fois, les pertes s’accrurent. Les rebelles se lançaient dans la bataille comme s’ils n’avaient rien à perdre… et peut-être avaient-ils raison, se dit Daguenay avec amertume. Il aurait dû acheter des armures furtives hors du Compas, qui leur auraient permis de contourner les défenseurs. Mais on ne faisait pas la guerre ainsi. Il avait surtout cru ne pas en avoir besoin. Que les caires ploieraient aisément l’échine, parce qu’il en avait toujours été ainsi. Parce qu’on lui avait appris que les caires ne vivaient heureux que dans la dépendance.

Ils étaient restés trop longtemps coupés du reste de l’univers humain.

Son plastron encaissa – un coup de poing qui s’évanouit comme la force du choc était déviée le long de la surface. La brève sensation de chaleur qui s’ensuivit lui fit craindre d’avoir été touché, mais aucune alerte ne retentit dans son casque et il ne se donna pas la peine de vérifier de visu.

Les rebelles se retirèrent vers l’intérieur, où ils se fragmentèrent en bandes de cinq à six combattants qui les harcelaient et décrochaient très vite. Daguenay ordonna de rester groupés : ensemble, ils ne risquaient rien. Il se résolut néanmoins à demander l’appui des soldats restés à bord de la barge.

Au terme d’un nouvel affrontement, ils tombèrent enfin sur un groupe de réfugiés blottis dans un dortoir. Une masse plutôt – plus de cinq cents hommes, femmes et enfants. Ils étaient désarmés et apeurés. Sans état d’âme, Daguenay les fit aligner, les bras au-dessus de la tête, mains en évidence. Il déboucla son casque et leur fit face, les poings sur les hanches.

– Onze de mes hommes sont morts ! Je ne suis pas un boucher, mais j’ai besoin de renseignements et j’ai bien l’intention de les obtenir maintenant. Je sais que Palestel est quelque part, sûrement dans un des groupes armés. Celui d’entre vous qui m’aidera a ma promesse qu’il ne risque rien. Je le ferai immédiatement évacuer et il pourra gagner la planète de son choix.

Une silhouette se détacha. Un jeune d’à peine dix-huit ans, le nez camus, couronné d’une chevelure blonde.

– Gloire à Tistat, notre sauveur ! Je les ai entendus parler : ils ont pris Palestel et sont en route vers la passerelle.

– Ils passent par l’intérieur ?

– Sen, ils…

Un hoquet et il se cabra, une lame saillant entre les épaules. L’instant d’après, un soldat abattit le meurtrier.

Daguenay se tourna vers Alassac.

– On dirait que la chasse ne fait que commencer.