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Plus tard, ils regardèrent les images de l’atterrissage, commentées jusqu’à la nausée sur les téléthèques. Le champ de force repoussait vers l’extérieur tout ce qui s’interposait entre la plaque et le réceptacle, balayant les particules dans une monstrueuse tempête.
Ce qu’ils virent en direct, ce furent les falaises qui s’abaissaient. Non, elles ne basculaient pas. C’était comme si le sol les absorbait.
Après un bref adieu, Sedel et ses hommes partirent retrouver le reste de leur clan dans la forêt, tandis que Palestel et Céluz prenaient la direction du bord, à présent une simple bande noire de quatre mètres de large qui coupait le paysage en deux. Au-delà, une lande paisible, poudrée par la poussière du réceptacle. Personne en vue. Ils avaient le temps de se fondre dans la nature.
– Tu pourrais rester avec Sedel, suggéra Palestel. Son clan serait heureux de t’accueillir, je pense.
La jeune femme le regarda, les sourcils haussés.
– Sedel ne compte pas taire ses origines. Une branche des Combrail que l’on croyait éteinte, voilà qui va focaliser l’attention de l’acumen. Ce n’est pas très indiqué, si l’on veut se faire discrets.
Palestel hocha la tête. Quelque chose lui soufflait que bientôt, leurs problèmes passés sur Es Saödi seraient le cadet de leurs soucis.
En se retournant une dernière fois, il entrevit un salnik, qui traversait la bande noire de délimitation, puis bondissait par-dessus le talus. Malgré sa fatigue, un sourire fendit le bas de son visage. La voilà, la véritable révolution : la nature épargnée de la plaque vangke reprenait possession d’Es Saödi. Des féliks ne tarderaient pas à suivre le même chemin. Issus de la plaque vangke, ils n’avaient pas à craindre d’être éradiqués. Leur réintroduction serait perçue comme un acte divin, venant corriger les transformations imposées à la planète. Pour beaucoup de gens, cela constituerait un désaveu de la bercellisation. Nul doute en tout cas qu’Helinore l’utiliserait à ses fins.
Ils marchèrent plusieurs kilomètres avant de rencontrer un être humain. C’était un vieux fermier, juché au sommet de son drone agricole, qu’il cornaquait de la voix à travers son champ. Sitôt qu’il les vit, il les mena jusqu’à sa ferme et les hébergea sans poser de question. Au mur de la salle à manger, entre des portraits de son épouse décédée, trônait un buste de Bosmor. En dessous s’aggloméraient des bougies consumées, sans qu’il soit possible de dire à qui l’autel était dédié. Renauchat – c’était son nom – s’exprimait par monosyllabes. À condition de ne pas le déranger, les visiteurs étaient libres d’aller et venir.
Les jours se succédèrent dans une torpeur presque bienheureuse.
– Tu te rends compte, glissa Céluz, si Renauchat savait que tu es le salut de Bosmor ?
– Le salut de Bosmor. Cela a-t-il encore un sens aujourd’hui ?
Une semaine s’était écoulée quand Palestel lui demanda s’il possédait un terminal de téléthèques. Renauchat leur en fournit un et s’en fut.
Le Compas était en état de choc. L’attaque de Belake avait déréglé le cycle ancestral des plaques vangkes, si bien que toutes avaient regagné leur réceptacle planétaire. Le service de communication d’Azat n’avait pu dissimuler l’origine de l’attaque, et ses adversaires s’en donnaient à cœur joie. Belake avait été arrêtée sur Es Bosmori. Dans les villes, la panique le disputait à la révolte. Des églises de Tistat étaient saccagées sur tous les mondes. Des images montraient des centres de bercellisation en proie aux flammes, des lecteurs génétiques vandalisés.
Tout de suite, Palestel et Céluz s’aperçurent à quel point le ton avait changé sur les chaînes d’info acuméniques. Les partisans d’Helinore s’exprimaient à visage découvert, tandis que les défections se multipliaient dans le camp d’Azat. On racontait que Merinchal, pur produit de l’académie militaire, avait été limogé après avoir critiqué en public la politique de la régence.
– Le pouvoir des Combrail est en train d’imploser, commenta Céluz. D’après ce que m’a dit Sedel, les féliks et les salniks se comptent par centaines sur la plaque. Ils ne pourront plus être exterminés. À mon avis, nous n’avons rien à craindre.
Palestel haussa les épaules.
– La désagrégation du pouvoir va ralentir. Deux siècles de conditionnement ne se rayent pas d’un trait. La dévotion populaire pour Saran ou Bosmor perdurera longtemps après que leur empire aura périclité. Les seigneurs perdront leurs prérogatives, quelques-uns même la vie, mais ils resteront puissants parce qu’ils possèdent à peu près tout.
Si les événements tournaient mal, une guerre civile aurait lieu. Des palais de garants seraient pillés, des domaines d’ektasiarques accaparés, des mâtres violées. Tout le monde n’avait pas la même aptitude à la liberté.
Céluz l’examina avec curiosité.
– Tu n’es plus le même. Celui que j’ai connu n’aurait jamais tenu ce genre de raisonnement.
Palestel émit un rire mat.
– L’apprentissage a été rude, crois-moi.
Elle continuait de le fixer d’une drôle de manière. Il précisa :
– Je ne me résume plus à l’antidote que j’étais censé être. Que les autres, là-haut, se débrouillent avec Bosmor. Ça ne me concerne plus.
Il posa une main sur son bras.
– Je reste sur Es Saödi, mais je ne reviendrai pas à Pontarion. Toi, que vas-tu faire ?
– Moi ? La jeune femme haussa les sourcils. J’ai laissé un ami sur Ilar Sermuri.
– Un ami ?
– Disons, un petit ami. Avec ce qui s’annonce, il y a fort à parier que les voyages spatiaux vont se raréfier, mais je compte tenter ma chance pour le rejoindre.
Le lendemain à l’aube, Palestel s’avança sur le pas de la porte. Il avait dormi comme un remnik.
Dehors, à la limite de la propriété de Renauchat, il vit une silhouette reptilienne se glisser dans le fossé qui séparait la route de la clôture. Un salnik, si loin de la plaque vangke ?
Bah. Ces bêtes ne nous ont jamais rien demandé. Ni amour ni haine. Tout ce dont elles ont besoin, c’est qu’on leur fiche la paix. Le mieux que nous puissions faire pour elles, c’est les oublier.
Et, d’un haussement d’épaules, il chassa la bête de son esprit.