Les quelques mots qui suivent sont ceux d’une proche de Paul Ricœur pendant les dix dernières années de sa vie ; ils s’efforcent de retracer le contexte dans lequel ont été conçues et rédigées les pages posthumes ici présentées. Rappelons que Paul Ricœur accordait aux proches, « ces gens qui comptent pour nous et pour qui nous comptons », une place toute particulière. Le terme apparaît en clair dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, à propos de la naissance ; il revient aussi à propos de la mort (p. 161 et 468).
La première série de textes – vingt-cinq pages manuscrites écrites d’une main ferme – était réunie dans une chemise cartonnée ainsi étiquetée : « Jusqu’à la mort. Du deuil et de la gaieté. P. R. » Pas de date, mais quelques lettres et documents enfermés dans le dossier, quelques allusions au cours de nos conversations d’alors me permettent de penser que cette méditation sur la mort a été envisagée après l’été 1995, et que la rédaction en a commencé au début de l’année 1996. Puis le dossier soudain refermé a été laissé de côté, recouvert au fil des années de piles de textes, de courrier, d’articles de journaux dans un coin de la salle de séjour de la maison de Châtenay-Malabry. Plus jamais Paul Ricœur n’y a fait allusion. Je l’ai retrouvé au milieu d’autres archives plusieurs mois après sa mort.
En 1996, Simone Ricœur, qui depuis soixante-trois ans partageait la vie de Paul, s’éteignait doucement, atteinte d’une maladie dégénérative, chaque jour plus affaiblie mais silencieusement présente dans la salle de séjour des Murs Blancs. Ceux qui ont déjà senti s’éteindre les êtres qu’ils aiment connaissent le désarroi qui naît et s’accroît de la situation même ; avec la plus grande simplicité, Paul mettait tout en œuvre pour faire face à la fin de Simone à la maison. La méditation sur la mort a été entamée alors, menée à ses côtés, comme solidairement : les visites du docteur Lucie Hacpille, spécialiste en soins palliatifs, rythmaient ce cheminement et accompagnaient le couple. Mais l’angoisse que Paul éprouvait était telle qu’il lui fallait au contraire, pour rester vivant, multiplier les rencontres, les voyages, les échéances de travail1. Impératifs contradictoires ! La méditation sur la mort, « difficile et tardif apprentissage » commencé par ascèse, devenait un poids bien au-delà de ce qu’il pouvait alors supporter ; c’est pourquoi, si je me souviens bien, il a interrompu délibérément la rédaction de ce texte en avril 1997. Ces années-là, je suis devenue vraiment familière de la maison : nous appartenions à la même paroisse de Robinson, j’espérais par mes visites presque quotidiennes leur rendre l’épreuve plus légère à tous deux, permettre à Paul ces voyages et entourer Simone de toute l’attention possible. Elle dut être hospitalisée les derniers jours de 1997 et elle mourut à la clinique le 7 janvier 1998, Paul et leur fils Marc à ses côtés.
Entre « Jusqu’à la mort. Du deuil et de la gaieté » et les tout derniers écrits, que Paul Ricœur a lui-même intitulés « Fragments », huit ans ont passé, au cours desquels le « vœu de vivre » a été le plus fort : le travail, l’écriture (La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli est publié en septembre 2000, Parcours de la reconnaissance en janvier 2004), les voyages, les distinctions honorifiques, les rencontres, la force de l’inattendu, l’amitié partagée qui estompe la solitude. Au cours de la rédaction de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, plusieurs fois Paul m’a confié qu’il faisait « de grandes avancées » dans sa réflexion sur le « commun avoir-à-mourir »2. C’est à ce moment-là que, sans vouloir ni pouvoir anticiper sur le temps de sa propre mort, il fut entendu entre nous que nous ferions face ensemble, que je serais l’amie qui l’aiderait à « passer doucement ». Mais, en attendant, le désir et l’espoir réaffirmés de « rester vivant jusqu’à la mort »… Au moment de fêter ses 90 ans, il disait à quelques amis réunis : « Il y a le simple bonheur d’être encore en vie et, plus que tout, l’amour de la vie, partagée avec ceux que j’aime, aussi longtemps qu’elle m’est donnée. La vie, n’est-ce pas elle le don inaugural ? »
L’été 2003 (l’« été de la canicule ») cependant rompit cette harmonie : une brusque hausse de tension lui fit perdre la vision d’un œil, ce qui causa non seulement la difficulté à lire que l’on imagine, mais aussi une perte de l’équilibre nécessaire à la marche. La dégradation de son état physique alors qu’il conservait toute sa puissance intellectuelle entraîna une dépression contre laquelle il s’efforça de lutter ; mais elle était d’autant plus profonde que, ayant achevé la rédaction de Parcours de la reconnaissance, il n’était plus porté par son travail d’écriture. En mai 2004, une faiblesse cardiaque créait un œdème pulmonaire que les médecins essayèrent jusqu’au dernier soir, chez lui, aux Murs Blancs, de rendre moins sévère. Mais la vieillesse se faisait désormais sentir dans sa chair. Bien qu’étant entré dans ce qu’il disait être une « dépression lucide », il s’efforça le plus longtemps possible de saisir ce qu’il pouvait de « présent vif » : lisant – et parlant avec passion de ses lectures –, écrivant, s’intéressant au monde, recevant quelques amis, ayant soif d’échanges et, lorsque l’usage de la parole se faisait difficile, partageant l’écoute de la musique. Dès juin 2004, il prit la décision de continuer à écrire, mais cette fois-ci ce qu’il a aussitôt appelé des « fragments ». Légèreté de l’entreprise matérielle : quelques feuilles sur un plateau et un crayon qui l’accompagnaient partout ; souplesse et brièveté de petits textes où il pouvait livrer ses réactions de lecteur, préciser sa réflexion sur les thèmes qui lui tenaient à cœur et sur les adhésions qui ont été celles de sa vie : « devenir capable de mourir » était à présent son souci.
À partir de septembre, grandit la certitude intime de s’approcher de la mort. « Les gens me voient mieux que je ne me sens » était une réflexion fréquente dans sa bouche alors ; puis : « Je sais ce qu’il m’arrive : je suis en train de disparaître… » ; et quelques jours avant sa mort : « Je suis entré dans le temps unique… » Cette période fut pour lui difficile : à l’humiliation de se voir affaibli, dépendant, « souffrant » et non plus « agissant », de plus en plus souvent dominé par le sommeil et une extrême fatigue, s’ajoutait l’angoisse, qu’il essayait de nommer sans se dérober : « Bien sûr, il y a l’angoisse du néant… » Je garde le souvenir d’une lutte douloureusement négociée avec lui-même : traversant l’abattement, la peur parfois et, malgré tous nos soins, la nuit surtout, le sentiment de solitude de celui qui s’en va, mais répétant toujours après la tourmente sa volonté d’« honorer la vie » jusqu’à la mort. Un petit mot envoyé quelques semaines avant de mourir à une amie à peine moins âgée que lui, elle aussi au soir de sa vie3, me semble contenir quelque chose de cette tension qui l’habitait alors, si l’on est attentif aux ruptures créées par la ponctuation :
Chère Marie
C’est à l’heure du déclin que le
mot résurrection s’élève. Par delà les
épisodes miraculeux. Du fond de la vie,
une puissance surgit, qui dit que l’être est
être contre la mort.
Croyez-le avec moi.
Votre ami.
Paul R.
Le premier des fragments qui ont accompagné cette dernière année date de juin 2004 ; il est écrit presque en marge des autres : « Temps de l’œuvre, temps de la vie ». Puis, fin juin, le Fragment I. : « Un hasard transformé en destin par un choix continu », auquel ont succédé deux fragments : Fragment 0(1) : « Je ne suis pas un philosophe chrétien… », et Fragment 0(2) : « Je veux [dire] sans délai… », suivis de « La controverse ». Dans le courant des mois de juillet-août-septembre, il écrit « La “Saga” biblique », « Après lecture de Philonenko : Le “Notre Père” », « Jacques Derrida ». Le dernier fragment : « Résurrection – Niveaux de sens » a été tracé comme une ébauche (il s’agit plus d’un tableau que d’un texte, et l’écriture de Paul Ricœur, par endroits illisible, était alors considérablement altérée) aux alentours de Pâques 2005.
Quelques mots griffonnés au dos d’une feuille au moment de commencer la rédaction des fragments peuvent justifier le choix que nous avons fait de publier ces derniers : « Temps de l’écriture séparé par la mort du temps de la publication → “posthume” ».
Au dos de son agenda universitaire 1996-1997 je retrouve, récapitulée comme pour vérifier que tout continue normalement, la liste de ses déplacements à cette période :
« Ulm
Mars : Saint Pétersbourg / Moscou
15 avril : Naples
28 mai : Copenhague
Octobre : Rome Venise
Namur
juillet : Dublin
30 sept. 4 oct. : Oslo
12-15 oct. Fribourg
26-29 oct. : Sofia
6 nov. Avignon TGV »
Frédéric Worms a reconnu tous les moments de cette avancée et les a très finement exposés : « Vivant jusqu’à la mort… et non pas pour la mort » (« La pensée Ricœur », Esprit, mars-avril 2006, p. 304-315).
Marie Geoffroy, morte en septembre 2006, avait été l’élève de Ricœur à Saint-Brieuc en 1933. Avant de mourir, elle nous a donné l’autorisation de reproduire ce mot.