Jusqu’à la mort :
 du deuil et de la gaieté

Par où commencer ce tardif apprentissage ? Par l’essentiel, tout de suite ? par la nécessité et la difficulté de faire le deuil d’un vouloir-exister après la mort ? par la joie – non, plutôt, par la gaieté jointe à la grâce espérée d’exister vivant jusqu’à la mort ?

Non : l’essentiel est trop proche, donc trop recouvert, trop dissimulé. Il se découvre peu à peu, à la fin.

[Les trois paragraphes qui suivent sont biffés, pour être reportés plus loin. Nous les recopions ici, puisqu’il n’y a pas eu de suite où les insérer.]

Je commencerai par le plus abstrait, en ce sens le plus aisé à dire, à articuler. [On lit en marge, face à cette phrase, un rectificatif : Non, par l’imaginaire qui recouvre – et dissimule.]

Le plus abstrait ? Les équivoques de la mort, du mot mort.

Je vois trois significations majeures – peut-être plus ? – qu’il importe de distinguer car c’est leur empiétement mutuel et la confusion qui en résulte qui entretiennent l’angoisse épaisse de la mort. À cet égard, je le pense ici comme face à d’autres situations de confusion conceptuelle, la clarification conceptuelle a déjà valeur thérapeutique. C’est là comme ailleurs la tâche minimale de la réflexion philosophique : analyser, clarifier. [Fin des paragraphes biffés.]

 

1. Il y a d’abord la rencontre de la mort d’un autre cher, des autres inconnus. Quelqu’un a disparu. Une question surgit et resurgit obstinément : existe-t-il encore ? et où ? en quel ailleurs ? sous quelle forme invisible à nos yeux ? visible autrement ? Cette question lie la mort au mort, aux morts. C’est une question de vivants, peut-être de bien-portants dirai-je plus loin. La question Quelle sorte d’êtres sont les morts ? est si insistante que même dans nos sociétés sécularisées nous ne savons pas quoi faire des morts, c’est-à-dire des cadavres. Nous ne les jetons pas aux ordures comme des déchets domestiques, que physiquement ils sont pourtant. L’imaginaire procède par glissement et généralisation : mon mort, nos morts, les morts. Généralisation par dissipation des différences : l’aimé → le tiers. Les morts comme tiers disparus, les défunts. Le jour des Morts. La place de la sépulture, parmi les critères d’humanité, à côté de l’outil, du langage, de la norme morale et sociale, témoigne de l’antiquité et de la persistance de ce fait certain [?] : on ne se débarrasse pas des morts, on n’en a jamais fini avec eux.

Et c’est pourtant cette interrogation sur le sort des morts que je veux exorciser, dont je veux faire le deuil pour moi-même. Pourquoi ?

Pourquoi ?

Parce que mon rapport à la mort non encore échue est obscurci, oblitéré, altéré par l’anticipation et l’intériorisation de la question du sort des morts déjà morts. C’est le mort de demain, au futur antérieur en quelque sorte, que j’imagine. Et c’est cette image du mort que je serai pour les autres qui veut occuper toute la place, avec sa charge de questions : que sont, où sont, comment sont les morts ?

Ma bataille est avec et contre cette image du mort de demain, de ce mort que je serai pour les survivants. Avec et contre cet imaginaire où la mort est en quelque sorte aspirée par le mort et les morts. Pour entrer dans cette lutte avec l’imaginaire, je reprends l’analyse au point où j’ai introduit la référence aux survivants. Le fait premier est celui-là. D’autres vivants survivent à la mort des leurs. De la même façon d’autres me survivront. La question de la survie est ainsi d’abord une question de survivants qui se demandent si les morts eux aussi continuent d’exister, dans le même temps chronologique ou du moins sur un registre temporel parallèle à celui des vivants, même si cette modalité temporelle est tenue pour imperceptible. Toutes les réponses données par les cultures concernant la survie des morts se greffent sur cette question non remise en question : passage à un autre état d’être, attente de résurrection, réincarnation, ou, pour des esprits plus philosophiques, changement de statut temporel, élévation à une éternité immortelle. Mais ces réponses le sont à une question posée par les survivants, concernant le sort des morts déjà morts.

Je reviens sur le mot clef de ma réponse au pourquoi du deuil dans lequel je veux entrer – en travail de deuil… : l’intériorisation avant ma mort d’une question post mortem, de la question : que sont les morts ? Me voir déjà mort avant que d’être mort, et m’appliquer à moi-même par anticipation une question de survivant. Bref, la hantise du futur antérieur. J’ai dit, comme en passant, que c’est une question de bien-portants. En effet sa capacité de hantise est la plus forte lorsqu’elle vient inquiéter, braver, insulter l’insolence de l’appétit de vivre invulnérable. L’adjectif invulnérable fait d’entrée de jeu la différence avec ce que je dirai plus loin, plus tard, vers la fin, si mon discours y arrive, sur la joie de vivre jusqu’à la fin, donc sur l’appétit de vivre coloré par une certaine insouciance que j’appelle gaieté. Mais n’allons pas trop vite. Nous n’en sommes pas là. Nous n’en sommes qu’au début. C’est-à-dire aux abstractions, aux significations mêlées, aux confusions à clarifier.

[Le paragraphe qui suit a été accompagné dans la marge de la remarque : à sa place ? Non.]

La troisième idée de la mort, c’est la mortalité, le devoir-mourir un jour, l’avoir-à-mourir. Les philosophies de la finitude se sont employées à porter cette catégorie de l’existence à la pointe de leur réflexion. Elles en font ainsi un corollaire, une variante de la finitude. Elles vont jusqu’au bout de leur propos lorsqu’elles pensent la finitude, l’être vers la fin ou pour la fin, du dedans, je veux dire par un regard qui s’interdit le regard plongeant, le surplomb, sur une borne dont on regarderait les deux côtés – de haut. Vue du dedans la finitude va vers une limite à partir du toujours en deçà et non vers une borne que le regard franchit, instaurant la question : quid après ? En un sens, ma méditation est parente de celle des penseurs de la finitude. Mais, contrairement aux apparences, la finitude est une idée abstraite. L’idée qu’il me faudra bien mourir un jour, je ne sais pas quand, ni comment, véhicule une certitude (mors certa, hora incerta) trop flottante pour mordre sur le désir – sur ce que j’appellerai plus loin (en distinguant les deux termes) : désir d’être, effort pour exister. Je sais tout ce qui a été dit et écrit sur l’angoisse du ne plus être un jour. Mais, si le chemin doit être repris de la finitude acceptée, c’est après avoir lutté avec l’imaginaire de la mort dont je n’ai dit encore qu’une figure, l’anticipation intériorisée du mort de demain que je serai pour les survivants, mes survivants.

 

2. [En marge, devant le chiffre 2 : Il s’agit de figures de l’imaginaire.] Une deuxième signification s’attache au mot mort. Le mourir comme événement : passer, finir, terminer. Pour une part, mon mourir de demain est du même côté que mon être-déjà-mort de demain. Du côté du futur antérieur. Ce qu’on appelle moribond n’est tel que pour celui qui assiste à son agonie, qui peut-être l’assiste dans son agonie – j’y reviendrai plus loin. Me penser moi-même comme un de ces moribonds, c’est m’imaginer comme le moribond que je serai pour ceux qui assisteront au mourir. Toutefois la différence entre ces deux situations imaginaires est grande. Assister à la mort est plus précis, plus poignant que simplement survivre. Assister est une épreuve ponctuelle, événementielle. Survivre, c’est un long trajet, au mieux celui du deuil, c’est-à-dire de la séparation acceptée du défunt qui s’éloigne, se détache du vivant pour que celui-ci survive. Mais, enfin, c’est encore pour moi une anticipation intériorisée, la plus terrifiante, celle du moribond que je serai pour ceux qui assisteront à ma mort, qui l’assisteront. Eh bien ! je dis que c’est l’anticipation de l’agonie qui constitue le noyau concret de la « peur de la mort », dans toute la confusion de ses significations empiétant l’une sur l’autre.

C’est pourquoi je voudrais me confronter d’abord avec cette idée de la mort comme agonie anticipée. Pour cela je m’efforcerai de délivrer l’inévitable anticipation du mourir et de l’agonie elle-même de l’image du moribond dans le regard de l’autre. M’y aidera d’abord le témoignage de médecins « spécialisés (?) » dans les soins palliatifs accordés à des sidaïques, des cancéreux incurables, bref, des malades en phase terminale. Ils ne disent pas qu’il est facile de mourir. Ils disent deux ou trois choses qui me sont très précieuses. D’abord, ceci : tant qu’ils sont lucides les malades en train de mourir ne se perçoivent pas comme moribonds, comme bientôt morts, mais comme encore vivants, et cela, ai-je appris de Mme Hacpille, encore une demi-heure avant de décéder. Encore vivants, voilà le mot important. Ensuite, encore ceci : ce qui occupe la capacité de pensée encore préservée, ce n’est pas le souci de ce qu’il y a après la mort, mais la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie à s’affirmer encore. Les ressources les plus profondes de la vie : qu’est-ce à dire ? Ici j’anticipe. Je ne peux pas ne pas anticiper. Car c’est cette expérience qui va m’aider à dissocier l’anticipation de l’agonie de l’anticipation du regard porté par un spectateur extérieur sur le moribond. L’agonisant comme distinct du moribond. Le fond du fond du témoignage du médecin de l’unité de soins palliatifs est que la grâce intérieure qui distingue l’agonisant du moribond consiste dans l’émergence de l’Essentiel dans la trame même du temps de l’agonie. Ce vocabulaire de l’Essentiel m’accompagnera dans toute ma méditation. J’anticipe, j’anticipe encore : l’Essentiel, c’est en un sens (que j’essaierai de dire plus loin avec plus d’exactitude) le religieux ; c’est, si j’ose dire, le religieux commun qui, au seuil de la mort, transgresse les limitations consubstantielles au religieux confessant et confessé. Je le dirai assez, je ne méprise pas ce que j’appelle, pour faire vite, les « codes » (je pense au Great Code de Blake repris par Northrop Frye1) ; non, mais le religieux est comme un langage fondamental qui n’existe que dans des langues naturelles, historiquement limitées. De même que chacun naît dans une langue et n’accède aux autres langues que par un apprentissage second, et le plus souvent, seulement par la traduction, le religieux n’existe culturellement qu’articulé dans la langue et le code d’une religion historique ; langue et code qui n’articulent qu’à condition de filtrer, et en ce sens de limiter cette amplitude, cette profondeur, cette densité du religieux que j’appelle ici l’Essentiel. Cela dit, ce dont témoigne le médecin de l’unité de soins palliatifs, c’est la grâce accordée à certains agonisants d’assurer ce que j’ai appelé la mobilisation des ressources les plus profondes de la vie dans la venue à la lumière de l’Essentiel, fracturant les limitations du religieux confessionnel. C’est pourquoi, observe ce témoin, il n’est pas important, pour la qualité de ce moment de grâce, que l’agonisant s’identifie, se reconnaisse – aussi vaguement que le permet la conscience déclinante – comme le confessant de telle religion, de telle confession. Ce n’est peut-être que face à la mort que le religieux s’égale à l’Essentiel et que la barrière entre les religions, y compris les non-religions (je pense, bien sûr, au bouddhisme), est transcendée. Mais parce que le mourir est transculturel, il est transconfessionnel, transreligieux en ce sens : et cela dans la mesure où l’Essentiel perce la grille de lecture des « langues » de lecture. C’est peut-être la seule situation où l’on puisse parler d’expérience religieuse. Par ailleurs je me méfie de l’immédiat, du fusionnel, de l’intuitif, du mystique. Il y a une exception, dans la grâce d’un certain mourir.

Ici, une objection. Je bataille contre l’imaginaire du mourir attaché au regard du spectateur pour qui l’agonisant est un moribond, celui dont on prévoit, dont on sait avec une précision variable que bientôt il sera mort. C’est de ce regard du dehors sur le moribond et de l’anticipation intériorisée de ce regard du dehors sur moi moribond que je veux me délivrer. Soit. Mais, dira-t-on, c’est à un témoignage que vous avez fait appel, au témoignage d’un médecin d’une unité de soins palliatifs. C’est donc encore d’un regard que vous êtes tributaire dans votre tentative de dissocier l’agonisant du moribond. Vous n’avez pas accès au vécu de l’agonisant en soi et pour soi, si j’ose dire, autrement qu’à travers l’interprétation de signes recueillis par le témoin que vous convoquez à la barre de votre argument. Bonne objection et bonne question au bout de l’objection. Oui, c’est encore à un regard que j’en appelle. Mais c’est à un2 autre regard que celui qui voit l’[agonisant] comme moribond, ayant bientôt cessé de vivre. Le regard qui voit l’agonisant comme encore vivant, comme en appelant aux ressources les plus profondes de la vie, comme porté par l’émergence de l’Essentiel dans son vécu de vivant-encore, est un autre regard. C’est le regard de la compassion et non du spectateur devançant le déjà-mort.

Compassion, avez-vous dit ? Oui, mais encore faut-il bien entendre le souffrir-avec que le mot signifie. Ce n’est pas un gémir-avec, comme la pitié, la commisération, figures de la déploration, pourraient l’être ; c’est un lutter-avec, un accompagnement – à défaut d’un partage identifiant, qui n’est ni possible, ni souhaitable, la juste distance restant la règle de l’amitié comme de la justice. Accompagner est peut-être le mot le plus adéquat pour désigner l’attitude à la faveur de laquelle le regard sur le mourant se tourne vers un agonisant, qui lutte pour la vie jusqu’à la mort [noté en marge : compréhension + amitié], et non vers un moribond qui va bientôt être un mort. On peut parler de partage en dépit de la réserve concernant le penchant fusionnel du partage identifiant. Mais partage de quoi ? du mouvement de transcendance – transcendance immanente, ô paradoxe –, de transcendance intime de l’Essentiel déchirant les voiles des codes du religieux confessionnel.

Il y a certes un aspect professionnel à cette culture du regard de compassion, d’accompagnement : un entraînement à maîtriser les émotions qui inclinent vers le fusionnel ; il y a aussi un aspect déontologique concernant les comportements à tenir (entre autres entre ces deux extrêmes si prompts à se rapprocher, l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie passive, voire active) ; mais il y a aussi une dimension proprement éthique, concernant la capacité à accompagner en imagination et en sympathie la lutte de l’agonisant encore vivant, vivant encore jusqu’à la mort.

Cet autre regard ne pourrait-il être que celui du médecin « entraîné » à accompagner les malades en fin de vie ? Il me vient ici l’évocation d’un autre témoignage, celui de Jorge Semprun dans L’Écriture ou la Vie (1994). C’est le témoignage du survivant des camps de déportation (je parlerai plus loin de cette autre signification des termes survivre, survivant, liée à une autre signification de la mort que celles considérées jusqu’ici) évoquant, au prix d’une longue agonie comme écrivant racontant, la mort de Maurice Halbwachs, au bloc des agonisants de Buchenwald en 1944. Maurice Halbwachs épuisé à l’extrême est accompagné par Jorge Semprun. D’abord, dans le récit, les signes les plus ténus, mais les plus ineffaçables du donner-recevoir, dont Peter Kemp dit dans Éthique et Médecine3 que c’est l’irréductible lien d’humanité – j’allais dire, par anticipation, d’amitié dans le mourir accompagné : « Il souriait mourant, son regard sur moi, fraternel… J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible [le donner-recevoir encore là4]. » Et ici le témoignage sur l’affleurement de l’Essentiel : dans les yeux, « une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement, souverainement ». Mais il fallait encore aider par une parole non médicale, non confessionnelle, poétique et en ce sens proche de l’essentiel, l’agonisant non moribond : « Alors dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.

 

Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…

Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner. Je continue de réciter. Quand j’en arrive à

 

… nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,

 

un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel » (32-33).

Cette dernière phrase dit tout. M. H. est en cet instant seul à mourir, mais il ne meurt pas seul. On comprendra cette réflexion par le contraste avec un autre épisode aussi extrême du même livre. Il s’agit de la voix entendue qui chante le Kaddish. « Une voix ? plainte inhumaine, plutôt. Gémissement inarticulé de bête blessée. Mélopée funèbre, glaçant le sang… – C’est quoi ? a demandé Albert, d’une voix blanche et basse. – La mort, lui ai-je dit. Qui d’autre ?… C’était la mort qui chantonnait, sans doute, quelque part au milieu de l’amoncellement de cadavres. La vie de la mort, en somme, qui se faisait entendre. L’agonie de la mort, sa présence rayonnante et funèbrement loquace… Albert est devenu livide. Il a tendu l’oreille, m’a serré le bras à me faire mal, frénétique soudain. – Yiddish ! s’est-il exclamé. Elle parle yiddish ! Ainsi la mort parlait yiddish. »

Quelle différence avec le récit précédent : certes une parole est dite. De plus, c’est une parole confessante, confessionnelle : le Kaddish. Et toute une histoire, toute une tradition de souffrances y est résumée. Mais l’agonisant, seul à mourir, meurt seul. Ce n’est pas un autre qui dit le Kaddish. Ce n’est pas un hasard, ni un artifice littéraire, si le narrateur dit que cette voix est celle de la mort : « C’était la mort qui chantonnait… » Un mourir non accompagné rend indiscernable le moribond de la mort elle-même devenue personnage. Aussi bien le vocabulaire est-il alors à la dérive : l’agonisant, la mort, les morts : le Kaddish n’est-il pas appelé « prière des morts » ? Prière dite pour les mourants sur eux-mêmes ? par d’autres avec les mourants ? par la mort ? sur les morts ? Inquiétante hésitation. On peut certes concevoir le Kaddish dit par le mourant sur lui-même : c’est alors une parole d’accompagnement où toute l’histoire juive est condensée (« somme toute, ça n’avait rien de surprenant que la mort parlât yiddish », 39). Ce serait alors une parole d’accompagnement intériorisée. Mais il manque à cette parole dite sur soi la réelle compassion du donner-recevoir qui implique l’« extériorité » au sens de Lévinas.

Je reviens sur la qualité non médicale du regard et surtout du geste d’accompagnement. Il marque la fusion, dans l’herméneutique de la médecine des soins palliatifs, entre la compréhension et l’amitié. La compréhension se porte vers le vivre finissant et son recours à l’essentiel. L’amitié aide non seulement l’agonisant, mais la compréhension elle-même.

 

3. Le livre de Jorge Semprun, comme celui de Primo Levi Si c’est un homme, me force, un peu contre mon gré, à traiter comme une troisième configuration imaginaire (conceptuelle) la désignation de la mort elle-même comme un personnage agissant. On dira que nous sommes dans l’imaginaire rhétorique, le même que celui qui engendre la prosopopée, cet artifice rhétorique qui fait surgir les morts se présentant eux-mêmes et tenant discours. Mais les deux configurations précédentes relevaient déjà de l’imaginaire que je m’emploie à exorciser dans une conduite de deuil.

À première vue, il n’y a rien de spécifique, quant au sens, à ce qui paraît une fusion entre 1) le mort, sur lequel pèse [autour duquel rôde5] la question des survivants : vit-il encore, ailleurs, autrement ?, et 2) le moribond, vu du dehors pour qui assiste à la mort sans assister le mourant et accéder à lui comme agonisant6. Oui, j’aurais tendance à croire que la mort personnifiée, agissante et destructrice, surgit dans l’imaginaire au point où les morts déjà morts et les moribonds qui vont être morts deviennent eux-mêmes indistincts.

C’est le cas dans les grandes épidémies – de peste, de choléra… – et ce fut celui dans les camps de concentration, dans cette situation extrême où le survivant provisoire est environné, cerné, submergé par la masse indistincte des morts et des moribonds et habité par le sentiment de la très grande probabilité de sa mort prochaine, de l’imminence de cette mort. Alors il s’imagine, il se perçoit comme faisant déjà partie de cette masse indistincte des morts et des moribonds. J’insiste sur l’effet de masse et l’effet d’indistinction. Il n’est effectif que dans les situations limites que j’ai dites : épidémie, extermination. Je réserve l’hypothèse que tous les vivants peuvent dans certaines circonstances de la vie, voire du rêve et de l’imagination littéraire, apercevoir toute l’humanité déjà morte et devant mourir comme masse (Augustin parlant du péché parle de massa perdita), dans une sorte d’abréviation, de raccourci. Mais laissons à l’extrême vécu ce que l’onirique peut relayer, voire suppléer. La mort en masse, voilà le thème. C’est elle qui tout à l’heure « parlait yiddish ».

Masse indistincte de morts et de moribonds.

La hantise qui place Jorge Semprun, sorti de Buchenwald, face à l’alternative : ou vivre au prix d’oublier, ou se souvenir, écrire, raconter, mais être empêché de vivre, parce que la mort dépassée serait le vrai réel et la vie un songe, une illusion. Il faut prendre au sérieux cette alternative non rhétorique, vécue. Mais qu’est-ce que cette mort plus réelle que la vie ? Jusqu’à quel point n’est-elle qu’une hantise après coup, ou est-elle fidèle dans la hantise même et par la hantise – au sens de fantôme, de Ghost – à ce qui fut vécu dans l’environnement de la mort, dans le côtoiement des morts vivants, des agonisants, mêlés aux morts déjà morts ? Déjà dans le chapitre Kaddish c’est la mort qui chantonne : « la vie de la mort, en somme, qui se faisait entendre » (38). La « fumée du crématoire » comme attestation de la mort « à l’œuvre » (39). L’agonisant, bouche de la mort. Raconter, c’est raconter la mort. L’indistinction essentielle : les moribonds, les « cadavres ambulants » (signifiés après coup par les « promeneurs de Giacometti » à la Fondation Maeght, 55). Rôle de la contagion qui d’un vivant fait un moribond et du même trait un mort. La contagion qui agglutine à la massa perdita. C’est là la naissance d’un nouveau sens de « survivant » : à l’environnement de la massa perdita. Survivant comme celui qui y avait été (pogroms, Oradour…). Horreur des chambres desquelles personne n’aura été survivant. Survivre : en avoir été épargné, les épargnés de l’horreur. C’est à l’occasion de cette évocation des rescapés de l’horreur que la figure de Malraux surgit, retravaillant lui-même la Lutte avec l’ange, dont seule la première partie avait paru – Les Noyers de l’Altenburg –, dans le souvenir de l’attaque par les gaz déclenchée par les Allemands sur le front russe de la Vistule en 1916 : « Peu de “sujets”, écrit Malraux dans Le Miroir des limbes, résistent à la menace de la mort. Celle-là met en jeu l’affrontement de la fraternité, de la mort – et de la part de l’homme qui cherche aujourd’hui son nom, qui n’est certes pas l’individu. Le sacrifice poursuit avec le Mal le plus profond et le plus vieux dialogue chrétien : depuis cette attaque du front russe, se sont succédé Verdun, l’ypérite des Flandres, Hitler, les camps d’extermination… » Et Malraux de conclure (je cite encore J. S.) : « Si je retrouve ceci, c’est parce que je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité » (63). Et cette phrase devient l’exergue – un des deux exergues – de L’Écriture ou la Vie. L’important est ceci : pour faire coaguler la massa perdita des moribonds et des morts il faut que la menace de la mort, dirigée contre vous, sciemment, soit elle-même placée sous le signe du Mal absolu, en tant qu’opposé à la fraternité. Le couple Mal absolu-fraternité. « Le plus vieux dialogue chrétien », dit Malraux l’agnostique. Ne faut-il pas alors que le Mal soit nommé pour que la mort le soit et, nommée, s’avance agissante contre nous ? Sans le ciment du mal, la menace de la mort ne confondrait pas elle-même les moribonds et la mort, dans une horrible épidémie de la mort. Ici le vécu transforme en hantise l’imagerie de la Mort armée de sa Faux. Contagion de la massa perdita rassemblée par la menace, elle-même convoquée par le « Mal absolu », l’autre très fort de la fraternité. Alors, « une même méditation » (65) peut envelopper Kant, Malraux, le récit du survivant d’Auschwitz à Buchenwald, l’agonie de Maurice Halbwachs. Pour ce « même » la phrase de Malraux joue le rôle de connecteur.

Alors, ma question : la Mort serait-elle plus réelle que la vie hors de la prosopopée du « Mal absolu » ?

Cela pose, il est vrai, un autre problème que je rencontrerai sans doute plus loin : ma conviction que les figures du mal ne font pas système, comme on peut le penser du bien. Auschwitz et le Goulag sont distincts. L’un n’est pas plus que l’autre : incomparables en degré de mal. Est-ce une objection à une énumération rassemblée autrement que par la comparaison ? par la figuration, pourquoi pas l’incarnation (une fois Jorge Semprun emploie le mot pour les irruptions de la mort) ? Quoi qu’il en soit – j’y reviendrai peut-être – ce n’est pas la mort qui porte majuscule, mais le Mal, quand la contagion est extermination, c’est-à-dire programme de mort organisée par le Méchant.

Faut-il alors penser que, sans les expériences limites de la mort infligée en masse, jamais la Mort n’aurait été pensée comme un agent opérant ? La grande peur. Les grandes peurs. Voir7… Mais alors, pour maintenir la primauté de l’extermination, il faut que dans l’imaginaire populaire – le nôtre à tous – la contagion des grandes épidémies soit perçue comme entreprise d’extermination : première généralisation par glissement à la faveur de quoi la mort violente devient figure du Mal absolu, de l’inimitié (du Diable ? de Dieu ? de quel Dieu vengeur ? peut-être Méchant ?). La contagion comme extermination dans les grandes peurs. Mais cela ne suffit pas : il faut que toutes les morts – les morts de maladie, de vieillesse, donc les morts par exhaustion de la vie – soient assimilées à la mort violente : alors l’extermination se rabat sur la contagion, qui elle-même absorbe dans ses marges la mort banale.

Nulle mort n’est plus banale dans ce raccourci évoqué plus haut, où toutes les morts s’agglutinent dans la massa perdita. Une théologie de la souffrance comme punition a certainement facilité cette fusion-confusion. Il n’y a plus que la mort-poena dont on a perdu la trace de filiation à partir de l’Extermination. Toute mort extermine. C’est ce que je tiens pour le troisième imaginaire. Il n’est pas simple fusion du mort et du moribond, mais catalyse de la massa perdita par le Mal absolu. Massa perdita devient sinistrement le mot juste dans une théologie [punitive ?] qui retire au mal de souffrance sa différence – j’oserais dire son bon droit – retranchée par le mal de péché à travers le mal de peine. Alors le « vieux dialogue chrétien » bien identifié par Malraux l’agnostique est maquillé par une atroce théologie, victime et agent responsable de la terreur de l’imaginaire. Ce qu’il nous faut c’est reconduire le fleuve dans son lit, ramener l’imaginaire dans son lieu d’origine (1). [La note (1) correspondant à ce renvoi est écrite en marge : En ce sens c’est ce que fait J. Semprun dans son livre : « L’essentiel ? Je crois savoir, oui. Je crois que je commence à savoir. L’essentiel c’est de pouvoir parvenir à dépasser l’évidence de l’horreur pour essayer d’atteindre à la racine du Mal radical, das radikal Böse » (98). Voir ce que j’ai écrit dans Temps et Récit III8 sur le tremendum horrendum, inverse de l’admirable. L’horrible, l’horreur de l’horrible. « Car l’horreur n’était pas le Mal, n’était pas son essence, du moins. Elle n’en était que l’habillement, la parure, l’apparat. L’apparence, en somme » (98).] L’extermination, la mort infligée en masse par le Méchant. Alors la majuscule de la Mort est empruntée au Mal absolu, l’Ennemi de la fraternité.

Du même coup, un chemin difficile se dessine : si le Mal absolu fait couple avec la fraternité, le deuil doit passer par l’exorcisme des fantômes générés par le Mal absolu à partir de la pourriture de la massa perdita où moribonds et cadavres sont confondus dans leur puissance de contagion pestilentielle. C’est avec ces fantômes que J. Semprun, survivant des camps de la mort, se bat : ce sont eux qui engendrent l’alternative ou vivre et oublier ou écrire (raconter) et ne plus pouvoir vivre.

Le fantôme : que la Mort soit plus réelle que la Vie. L’horreur de la mort n’est pas le Mal, mais son apparence.

Le fantôme : « nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants… » (99).

Les camps ont révélé la vraie nature de l’horreur de la mort sur la base de la situation limite encore ignorée de Karl Jaspers : l’extermination, œuvre non de la mort, mais du Mal.

Mon problème naît de là : dans quelle condition la mort ordinaire est-elle contaminée elle-même par la mort-limite, la mort horrible ? Et comment lutter contre cette contrefaçon ? [Noté en marge : « L’enjeu ne sera pas la description de l’horreur. Pas seulement en tout cas, ni même principalement. L’enjeu en sera l’exploration [en] l’âme humaine de l’horreur du Mal… Il nous faudra un Dostoïevski » (138).]

J. S. greffe sur le thème du revenant celui de l’indicible. Vrai de toute mort, l’événement n’étant là ni pour l’assistant ni pour l’agonisant quand il « passe ». Le seul événement dont nous ne pourrons jamais faire l’expérience individuellement (99). Lucrèce et les Épicuriens pourtant ne convainquent. Leur fameux mot fait sophisme. Parce qu’il n’est pas question d’expérience mais d’imagination, toujours après coup, toujours imminente. Trop tôt, trop tard. « Angoisse », « pressentiment », « désir funeste » (99). [Noté en marge : v. Landsberg, cité p. 102, p. 178, 216, L’expérience de la mort9.]

J. Semprun [est] la première victime de l’imaginaire dans le tout juste passé, inverse de l’imminence. Ou plutôt l’imminence remémorée dans le tout juste passé vaut mort. « La mort que je voulais oublier » (119), « la mémoire de la mort » (120). Notez : la mort. Comme celle qui chantonnait le Kaddish. [Noté en marge : « une parcelle de la mémoire collective de notre mort », massa perdita, cit. 131).] Ne pas séparer : « mémoire de la mort » et « revenant ». Seuls les fantômes se souviennent de la mort. Début du deuil : « j’ai pensé qu’il fallait avoir vécu leur mort, comme nous l’avions fait, nous qui avions survécu à leur mort – mais qui ne savions pas encore si nous avions survécu à la nôtre –, pour poser sur eux un regard pur et fraternel ». Le regard que nous devrions poser sur notre mort, assimilée prétentieusement à la mort exterminatrice. « Les morts horribles et fraternels » (133). « Ils avaient besoin que nous vivions, tout simplement, que nous vivions de toutes nos forces dans la mémoire de leur mort. » [Bas de page en partie tronqué ; restent lisibles les mots : la mémoire guérit l’imaginaire.]

 

Mais la mémoire n’est rien sans raconter. Et raconter n’est rien sans écouter. Le problème de J. S. : « Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable, si ce n’est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective ? Avec un peu d’artifice, donc ! » (135).

Est-ce que je m’éloigne ici de ma propre question, de ma propre angoisse, de mon propre imaginaire ? Nullement, le détour est celui-ci : si le modèle de l’horreur, c’est l’extermination, alors, la conjuration de l’horreur ordinaire passe par le travail de mémoire et le travail de deuil (on verra dans la deuxième partie que c’est partie liée) accompli par ceux qui sont revenus de la mort par extermination, de l’horreur extraordinaire et qui de revenants sont devenus témoins, et ainsi ont dépassé – Aufhebung – l’alternative la littérature ou la vie. [Noté en marge : « La vérité essentielle de l’expérience n’est pas transmissible… ou plutôt elle ne l’est que par l’écriture littéraire… », 136.]

C’est ce que Malraux [a] anticipé : « chercher » – et trouver ? – la « région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité ». Cette recherche, pour moi, passe par le deuil et le deuil a pour relais, pour secours, pour recours, le travail de mémoire de ceux qui ont fait prévaloir la vie sur « la mémoire de la mort ». Aide fraternelle des revenants devenus à nouveau des vivants parmi nous. C’est pourquoi la transmission de leur expérience est le chemin obligé de la thérapie du mourir ordinaire. [Noté en marge : Ici la rencontre de Claude-Edmonde Magny10 et sa Lettre sur le pouvoir d’écrire (147, passim).]

Ce que l’horreur met à nu, c’est l’expérience que la vie a d’elle-même et que l’espagnol vivencia dit mieux que le français « vécu » et peut-être même que l’allemand Erlebnis. L’imaginaire de la mort dont je viens d’essayer de faire l’exégèse de sens à partir de l’extermination jusqu’à la massa perdita est si ancré dans la vivencia qu’elle devient indiscernable de l’« angoisse nue de vivre » dans son caractère de « chance ». Le Luck de la tragédie, selon Martha Nussbaum11. Pourquoi mon enfant ? pourquoi pas moi ? Survivre comme chacun sans mérite, donc aussi sans faute.

[Noté en marge : Comment comprendre le vers de César Vallejo : « En somme, je ne possède rien d’autre que ma mort pour exprimer ma vie » (154) ? Est-ce trop près encore de l’imaginaire non exorcisé ? Encore plus près de l’horreur : « toute cette vie n’était qu’un rêve, n’était qu’illusion » (164), « le savoir mortifère » (166), « Écouter les voix de la mort… » (167). Tentation de l’oubli, contre « ce malheur de la mémoire » (171).]

Entre le fantôme et la vie : « je me sentais flotter dans l’avenir de cette mémoire » (150). Guérir la mémoire en racontant sans en mourir. C’est le « pouvoir d’écrire », selon Claude-Edmonde Magny. « Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre » (174). Mais : « Avais-je le droit de vivre dans l’oubli ? de vivre grâce à cet oubli, à ses dépens ? » (194) ; lire 218 à 235. Que peut alors signifier le passage par Schelling, à savoir que le Mal n’est pas inhumain, dès lors que la même liberté fondamentale produit l’humain et l’inhumain ? Est-ce, comme chez Nabert12, l’injustifiable au-delà de l’en-deçà des normes ; ici au-delà de l’en-deçà de l’inhumain ? « La frontière du Mal n’est pas celle de l’inhumain, c’est tout autre chose » (175). Vers une éthique de la Loi dégagée des théodicées ? ? (ibid.).

La difficulté d’écrire, de raconter par écrit : « Mon problème à moi, mais il n’est pas technique, il est moral, c’est que je ne parviens pas, par l’écriture, à pénétrer dans le présent du camp, à le raconter au présent… Comme s’il y avait un interdit de la figuration du présent… »

Étendre cet interdit à l’imaginaire de la mort ordinaire. Pas de figuration au présent, à savoir le moment du mourir comme passage. Ici Wittgenstein : « Der Tod ist kein Ereignis des Lebens. Den Tod erlebt man nicht » (cit. 180). La mort n’est pas une expérience vécue, pas de vivencia pour ma mort. [Noté en marge : Char, Seuls demeurent13.]

→ La jonction du travail de la mémoire et du travail de deuil : « ce long travail de deuil de la mémoire » (196).

C’est celui-là qui m’aide dans le travail de deuil de l’imaginaire, dans la mesure où son futur antérieur m’a déjà plongé par anticipation dans la massa perdita des moribonds et des cadavres. Alors le chemin des revenants, de ceux qui sont revenus et ont marché vers la vie, le chemin de mémoire devient le chemin de l’anticipation de l’imminence d’être englouti à mon tour dans la massa perdita. Pour pouvoir entendre Baudelaire : « Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre… », l’entendre comme l’a entendu Halbwachs.

Que l’horreur contamine toute mort. L’évocation de Keats par Claude-Edmonde Magny :

Tout le « ne craignez pas » est ici en négatif : « la faille au cœur de toute existence » (203).

L’alternative du titre de Jorge Semprun : seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de « deuil inachevé » (204) mis en demeure de « choisir entre l’écriture ou la vie ». (N’est-ce pas – soit dit plus qu’en passant – une autre figure de la mort : le suicide… ? ?)

Peut-être fallait-il d’abord choisir la vie contre l’écriture pour pouvoir un jour écrire et vivre. Passage de tous, de moi aussi, par l’aphasie ? Mais n’est-ce pas de cet état que je sors en écrivant ces pages ? « Deuil de l’écriture » en vue du deuil de la mémoire ? Car nous ne sommes pas forts. Il faut plier un peu, longtemps, avant d’affronter l’orage. Car c’est aussi son suicide qu’il me faut accepter. Ici me touche la question de J. S. : « Suis-je vraiment revenu ? » (206).

Pas d’anamnèse sans « exorcisme » (209).

Mal guérie, la mémoire n’offre encore que « le reflet glacial et néanmoins brûlant » du Mal : « la réalité radicale, extériorisée, du Mal… » (210).

Le retour du souvenir : « c’était ainsi, par le retour de ce souvenir, du malheur de vivre, que j’avais été chassé du bonheur fou de l’oubli » (229). Dire adieu à l’oubli (« à Lorène, inoubliable maîtresse de l’oubli », 230).

235, sur la stratégie de l’oubli.

Jusqu’à ce qu’on puisse prononcer : l’Écriture ou la mort, 241.

C’est peut-être de cela que Primo Levi est mort. Pour lui la vie après n’aura été « qu’un rêve à l’intérieur d’un autre rêve » (244)… N’est-ce pas le chemin du suicide ? Que la massa perdita est plus réelle que la communauté des vivants. Alors elle aspire à elle. Rejoindre la massa perdita. Lire le texte de Primo Levi cité, 245 : « À portée de la main, cette certitude : rien n’est vrai que le camp, tout le reste n’aura été qu’un rêve, depuis lors. » Triomphe du futur antérieur : n’aura été… La Trêve de Primo Levi. [Noté en marge : « Un rêve à l’intérieur d’un autre rêve sans doute. Le rêve de la mort, seule réalité d’une vie qui n’est elle-même qu’un rêve », 252. C’est la définition de l’inespoir, selon le mot approprié de Gabriel Marcel. Le suicide : signature de ce verdict.]

Pourquoi J. Semprun a-t-il pu vivre et écrire, non Primo Levi ?

À cause de sa stratégie de l’oubli ? → « Le courage d’affronter la mort à travers l’écriture » (251). Voir Abel sur le courage → Tillich, The Courage to Be14.

La tentation du suicide [de] Primo Levi. Régression : « J’ai compris que la mort était de nouveau dans mon avenir, à l’horizon du futur. » En effet, dans le deuil à peine commencé du souvenir de la mort, « je vivais dans l’immortalité désinvolte du revenant ». L’annonce de la mort de Primo Levi : « je redevenais mortel »… « La mort avait rattrapé Primo Levi. » Et pourtant lui aussi avait tenté de guérir de la mort par l’écriture (cit. p. 258). L’échec du livre. Primo Levi fait à l’envers le chemin de J. Semprun, alors que d’abord l’expérience fut inverse (259). Levi avait réussi là où Jorge Semprun avait échoué. Et puis l’inversion seconde qui fait écrire : Nulla era vero all’infuori del lageo [?]. Il resto era breve vacanza, inganno dei sensi, sogno…, cit. 260. [Note en marge : voir Eugen Kogon, L’enfer organisé15.]

Voilà ce qui menace quiconque est hanté par la massa perdita.

Si l’écriture a quelque chance de se réconcilier avec la vie, lorsqu’elle est au service de la « mémoire de la mort », tout n’est pas attendu de la technique du récit, de l’artifice. Encore faut-il que la mémoire elle-même unisse travail de mémoire et travail de deuil. C’est cela qui importe pour le bon usage de la mémoire de la mort au cours de l’exorcisme des anticipations imaginaires de cette mémoire qui souscrivent à l’élévation de la mort au-dessus de la massa perdita, à une place usurpée qui revient au « Mal absolu » nommé par Malraux. Vaincre la hantise issue de l’expérience de la mort, de la présence de la mort dans la situation limite de l’extermination. [En marge : la vivencia de aquella antigua muerte, 290.] Hantise qui ne peut être affrontée qu’en la reconduisant à « la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité » (Malraux).

Alors, on découvre peut-être qu’il n’y a jamais eu pour personne de vécu de la mort. Wittgenstein dirait plus vrai que la hantise des [bas de page manquant].

Ce qu’il faut, c’est le mot que n’a pas prononcé Heidegger en dépit de la pressante demande de Celan, consignée dans le poème « Todtnauberg16 » que cite J. Semprun, p. 298-299, « la ligne écrite von einer Hoffnung, heute17 ». « L’espoir d’un mot du penseur qui vienne du cœur. » Ce serait le mot qui signerait l’exorcisme du fantôme. Mais le non-dit heideggérien est le nôtre, aussi longtemps que le fantôme de la mort qui tue n’est pas reconduit à son statut d’apparence au regard du Mal absolu, l’autre de son autre, la fraternité. Le silence sur l’insistance et la consistance du Mal, seule « vérité » du fantôme.

Est-ce parce que la prière de Paul Celan – einer Hoffnung, heute – n’a pas été entendue que le poète s’est tué, comme Primo Levi ?

Qu’il est difficile et ardu – eût dit Spinoza – le chemin que Cl.-E. Magny indiquait au futur écrivain : « Nul ne peut écrire s’il n’a le cœur pur, c’est-à-dire s’il n’est pas assez dépris de soi… » (303). « L’écriture, si elle prétend être davantage qu’un jeu, ou un enjeu, n’est qu’un long, interminable travail d’ascèse, une façon de se déprendre de soi en prenant sur soi : en devenant soi-même parce qu’on aura reconnu, mis au monde l’autre qu’on est toujours » (304).

Voilà le nœud : travail de mémoire est travail de deuil. Et l’un et l’autre sont parole d’espoir, arrachée au non-dit. [En marge : Sinon, les vers de César Allejo restent sans réplique :

(mais le cadavre, hélas, continua de mourir…). Le verbe au passé : le futur hanté par le passé.]

C’est la fraternité qui avait fait écrire, par le détenu communiste accueillant le nouveau venu Stukateur et non étudiant : « Une idée de la fraternité s’opposant encore au déploiement funeste du Mal absolu » (312). Oui, atteindre le point où la vérité qui chasse les fantômes est celle-là : l’éternelle lutte entre la fraternité et le Mal absolu.

1.

Northrop Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1984.

2.

Le texte porte « d’un ». Quelques mots auparavant, Ricœur a fait passer le texte « d’un regard » à « à un regard », mais il a sans doute oublié de corriger dans la phrase suivante.

3.

Paris, Tierce, 1987.

4.

Ces mots entre crochets sont de Ricœur.

5.

Ricœur place cette seconde formulation sous la première, sans raturer cette dernière.

6.

Rajouté au-dessus, dans l’interligne : « Une autre sorte de survivant = assistant. »

7.

Référence non donnée. Allusion peut-être aux travaux de Jean Delumeau sur la peur : La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978.

8.

Temps et Récit, t. 3, Le Temps raconté, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1995, p. 340-342.

9.

Allusion à Paul-Louis Landsberg, Essai sur l’expérience de la mort, Paris, Seuil, 1951, repris dans la collection « Points Sagesses » en 1993. P. R. avait rendu compte de ce livre dans Esprit, 1951 (texte repris dans Lectures 3, Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994).

10.

Claude-Edmonde Magny est citée dans le texte de Semprun.

11.

Martha Nussbaum, The Fragility of Goodness : Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

12.

Jean Nabert, Essai sur le mal, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1955 (rééd. Aubier, 1970). Cf. P. Ricœur, Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1999, p. 237-252 (chapitre intitulé « L’Essai sur le mal », 1959).

13.

René Char, Seuls demeurent, texte de 1945. Il a été publié dans le recueil d’œuvres poétiques de Char intitulé Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, 1948.

14.

Allusions au livre d’Olivier Abel sur le découragement (non publié) et à celui de Paul Tillich, traduit en français sous le titre Le Courage d’être, Paris, Seuil, coll. « Livre de vie », 1971.

15.

Allusion à un ouvrage d’Eugen Kogon, L’Enfer organisé, La Jeune Parque, 1947 ; texte repris dans L’État SS. Le système des camps de concentration allemands, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1993.

16.

Todtnauberg est le nom du village de la Forêt-Noire où habitait Heidegger.

17.

« D’une espérance, aujourd’hui ».