1.– Sur la première ligne de pensée : le démantèlement poussé sans restriction de l’imaginaire de la survie.
a) L’accomplissement jusqu’à son terme du travail de deuil : l’exercer aux dépens de l’attachement à soi. Le « détachement », selon Maître Eckhart, poussé jusqu’au renoncement aux projections imaginaires du soi identitaire après la mort propre : le même (indifféremment idem et ipse ?) dans le même temps, celui de la propre vie avant la mort et celui des survivants qui me survivront : voilà ce qui est à perdre. La mort est vraiment la fin de la vie dans le temps commun à moi vivant et à ceux qui me survivront. La survie, c’est les autres.
b) La dimension éthique de ce détachement conduit jusqu’à son terme ? Ce n’est pas le courage du renoncement aux projections imaginaires – quoique cette composante « stoïcienne » ne soit pas rien – mais le transfert sur l’autre de l’amour de la vie. Aimer l’autre, mon survivant. Cette composante « agapè » du renoncement à la survie propre complète le « détachement » en deçà de la mort : il n’est pas seulement perte, mais gain : libération pour l’essentiel. Les grands mystiques rhénans ne se sont pas seulement « niés », mais rendus disponibles pour l’essentiel. Au point d’être étonnamment actifs : créateurs d’ordres, enseignants, voyageurs, fondateurs (en de nombreuses acceptions du terme). C’est qu’ils étaient ouverts sur le fondamental par le « détachement » à l’égard de l’inessentiel. Eh bien ! c’est la disponibilité pour le fondamental qui motive le transfert sur l’autre de l’amour de la vie. Le rapport est réciproque entre disponibilité pour l’essentiel, pour le fondamental, et le transfert sur l’autrui qui me survit : la disponibilité pour le fondamental, libéré par le « détachement », fonde le transfert – le transfert vérifie, atteste, met à l’épreuve, « éprouve » le détachement dans sa dimension de générosité.
2.– Sur la seconde ligne de pensée : les implications de la confiance en Dieu. Elles concernent le sens, l’intelligibilité, la justification de l’existence. Mais penser ces implications sans aucune concession à la survie dans une temporalité parallèle à la survie des autres. Autre chose que la survie. Autre chose que des projections imaginaires.
Caractère purement exploratoire de cette percée.
a) J’ai été souvent touché par une idée que je crois venir de Whitehead : la mémoire de Dieu. Dieu se souvient de moi. Difficile de ne pas le mettre au futur : Dieu se souviendra de moi. Risque d’en faire une forme hypocrite de la projection imaginaire, de la « consolation » comme concession à l’imaginaire – bref, comme détachement imparfait. Apparaît ici, pour la première fois, la question du rapport vertical entre temps et éternité. La phrase « Dieu se souvient de moi » est dite au présent éternel, qui est le temps du fondamental, de l’essentiel. Mais, en raison de la finitude de la compréhension humaine, parfaitement exprimée concernant le temps dans l’Esthétique Transcendantale de la première Critique kantienne, je ne puis que « schématiser » ce présent éternel du souci divin. C’est ce « schématisme » de l’éternel qui, me semble-t-il, s’exprime dans la Process Theology, comme « devenir » de Dieu.
C’est alors par rapport à ce devenir de Dieu que le sens d’une existence éphémère peut être à son tour schématisé comme « marque » en Dieu. Chaque existence « makes a difference » en Dieu.
La difficulté immense est de ne pas représenter cette « différence » comme survie, dans ce que j’appelle la temporalité parallèle, conférée par l’imagination aux défunts, comme temporalité bis des défunts. À proprement parler : temporalité des âmes-fantômes.
Qu’est-ce qui peut m’aider à séparer le « schématisme » du mémoriel divin du détachement imparfait ?
Seulement l’idée de la grâce. La confiance dans la grâce. Rien ne m’est dû. Je n’attends rien pour moi ; je ne demande rien ; j’ai renoncé – j’essaie de renoncer ! – à réclamer, à revendiquer. Je dis : Dieu, tu feras ce que tu voudras de moi. Peut-être rien. J’accepte de n’être plus.
Alors, une autre espérance que le désir de continuer d’exister se lève.
Peut-on penser encore cette espérance dans la mémoire de Dieu dans les catégories du « salut » ? Difficilement : au prix d’une radicale purification par rapport à l’héritage paulinien de la rédemption des péchés. Il s’agit d’un sauvetage infiniment plus radical que la justification des pécheurs : la justification de l’existence.
b) J’ai cru apercevoir quelque chose de cette justification de l’existence dans la reconstruction par Xavier Léon-Dufour de l’attitude de Jésus face à la mort, en deçà de l’interprétation paulinienne ; le noyau est [constitué] par le paradoxe répété six (?) fois dans les Synoptiques1 : Lc 17,33 « Qui cherchera à conserver son existence la perdra, – et qui la perdra la maintiendra vivante. »
Le commentaire de X. Léon-Dufour 61 sq. Face à la mort. Jésus et Paul2. Cf : « section : la vie à travers la mort ». Mais, déjà plus haut p. 56 : « Le langage de l’éternel dans le temps », 56 sq. : « Jésus a utilisé un autre langage que celui de l’après-mort et de la fin des temps, et en cela il s’écarte de la tradition prophétique », où tout est au futur. Selon cette tradition, la survie personnelle est alors incluse et emportée dans l’élan vers les « derniers temps », eux-mêmes pensés de façon précritique, comme temps ultérieur. Toute la rhétorique du Jugement à venir exploite cette futurité eschatologique. Jésus a-t-il pensé à la limite de cette futurité ? Traces dans Synoptiques : le Règne de Dieu « est parmi nous » (Lc 17,21). « Ce qui est suggéré dans les Synoptiques devient parfaitement clair avec le IVe évangile. Le jugement est actualisé dans l’attitude de l’accueil ou du refus face à Jésus qui parle. Ce n’est pas seulement à la fin des temps que sera accordée “la résurrection au dernier jour”, c’est dès maintenant que le croyant “est passé de la mort à la vie” » (Jn 5,24).
Voilà ce que signifie « passer de la mort à la vie », sans concession à l’imaginaire de la survie ?
Peut-être faut-il démythologiser radicalement l’idée de jugement, non seulement à cause de sa trop grande dépendance à punition → de même à salut-acquittement, donc à « péché ». Ou, ce qui revient au même, mais ce qui est considérablement plus difficile, démythologiser « péché » – infraction à la Loi comme séparation de Dieu. Or la mémoire de Dieu est « pardon » au sens plus que juridique d’acquittement ou de rachat, au sens de proximité retrouvée. Il est plus économique, au point de vue argumentatif, de contourner la catégorie de péché et d’aller droit à la catégorie sens / non-sens. On risque alors de pouvoir éviter la dichotomie après / avant la mort.
c) La question du sens peut-elle être pensée comme récapitulation de l’existence, dans une temporalité non successive, dans une temporalité cumulative, dense, raccourcie dans l’instant totalisant ?
Peut-on alors essayer de repenser rachat autrement que rançon, mais : sauver le sens ? Jean est sans doute celui qui est allé le plus loin dans cette direction, en compensant, selon X. Léon-Dufour, l’avant / après de la perspective prophétique par le déjà-là de la perspective apocalyptique (Jn 5,24-29).
Peut-on alors garder quelque chose de la futurité du Jugement comme un « schématisme » de l’Éternel ? Oui, peut-être, en équilibrant par un « schématisme » inverse plus proche de la mémoire. Mais une mémoire elle-même distincte du rappel du souvenir. Une mémoire irréductible à la passéité du « ne-plus » et en quelque sorte exaltée en préservation de l’avoir-été, le « encore-là » du passé « sauvé » du ne-plus, faisant équilibre et pendant au « déjà-là » du futur, sauvé du « pas-encore ».
Continuer dans la ligne de la préservation de l’avoir-été comme schématisation « au passé » du souci de Dieu, lui-même schématisé comme mémoire de Dieu.
Rien n’est perdu de ce qui a été. Signification minimale : nul ne pourra faire que cet être n’ait pas existé. Mais à cette signification manque la grâce du sens préservé.
Ne pas avoir existé en vain : « du point de vue de Dieu » (?) est vrai ce que l’imaginaire projette comme providence protectrice, épargnante – à savoir : nul cheveu de ta tête ne tombe que Dieu ne l’ait consenti. Cela veut dire : tout fait sens, rien n’arrive en vain. Schème ? inscription dans la mémoire de Dieu. [En marge : Entretien avec Olivier Abel.]
Peut-être peut-on ajouter : reprise du paradoxe « les premiers seront les derniers » : dans la préservation de l’avoir-été ceux qui en apparence ont le moins « reçu » et « donné » recevront plus. On garde ainsi quelque chose de l’idée de réparation des injustices dans une autre vie. Thème qui a motivé bien des plaidoyers pour la survie. Mais le penser autrement que survie du même. Inscription corrective dans l’Éternel.
La difficulté : comment conserver quelque chose de la temporalité vécue (passé, présent, futur), mais comme « schème de l’éternité » ? C’est la dimension temporelle du fondamental. Une manière de « penser » selon ce schématisme : équilibrer mémoire (préservation de l’avoir-été) par attente (celui qui vient, ercomenod). Mais c’est avec attente que le danger est le plus grand de réintroduire en fraude la survie. Pour cela, enraciner attente dans le désir de vie sous le signe du détachement parfait. Dieu est le Dieu des vivants et non des morts. Que veut dire : et non des morts ? Des morts, comme défunts selon l’imaginaire. Les ghosts du shéol, lieu imaginaire de la survie fantasmatique / fantomatique.
Le langage peut aider cette difficile schématisation : préserver conserver.
d) Est-ce que ma distinction ipse / idem peut aider ?
Je suis prudent : (peut-être ruse de l’imaginaire) refuge dans l’ipse ? Renoncer même à l’ipséité ?
Ici le « bouddhisme » peut aider, dans la mesure où dans mon thème de l’attestation peut se cacher une résistance au « détachement ».
Je dirais aujourd’hui : défensive philosophique de l’ipse pour une éthique de la responsabilité et de la justice. Renoncement à l’ipse pour une préparation à la mort.
3. Peut-on penser ensemble les deux lignes : d’un côté le « détachement », poussé jusqu’au renoncement à l’imaginaire de la survie ; de l’autre la confiance dans le souci de Dieu, « schématisé » comme mémoire de Dieu et préservation durable [écrit au-dessus de durable : pérenne] de l’avoir-été ?
Ici : la reconstruction par X. Léon-Dufour du paradoxe de Jésus : « c’est à travers la mort que l’existence s’assure définitivement. Ce paradoxe appartient certainement dans sa substance aux paroles authentiques de Jésus. Or la tradition évangélique l’a exceptionnellement répercuté à six reprises ; c’est dire l’importance qu’elle lui a reconnue. Derrière les diverses recensions du paradoxe, les critiques estiment pour la plupart qu’on peut reconstituer à l’origine la parole suivante :
Qui veut sauvegarder sa psyché la perdra,
Qui perd sa psyché la sauvegardera ».
[Noté en marge : lire X. Léon-Dufour 61 sq., [à propos de] Mc 8,35, Lc 9,24, Lc 17,33, Mt 10,39, Jn 12,25.]
[Le passage qui suit est constitué de notes éparses, écrites sous forme de colonnes.]
Je lis dans ce paradoxe l’union paradoxale du détachement parfait :
Qui perd sa psyché la sauvegardera → préserver dans le souci de Dieu.
Jn 12,25 exprime au plus près : Qui s’attache à son existence la perd et qui ne s’attache pas à son existence en ce monde la gardera en vie éternelle.
Penser le paradoxe dans la verticalité, temporalité, éternité / sauvegarder [=] s’accrocher à la vie, perdre [=] se dessaisir, lâcher prise.
Commentaire excellent de Jn 12,25, p. 69-70 : sôsai / apolesei [=] s’attacher → perdre → garder.
X. Léon-Dufour propose p. 63 :
« Qui veut sauvegarder son existence la perdra
Qui aura perdu son existence la sauvegardera. »
Mais ce n’est pas temps de survie, parallèle, pour les défunts-fantômes, au temps des survivants.
Comment empêcher que le futur du paradoxe ne réintroduise en fraude le futur imaginaire de la survie ? Sur la frontière du « schématisme » de l’éternité et de l’imaginaire temporel… Sur la frontière de l’espérance et de la projection imaginaire. C’est toute la question de l’eschatologie et de son imposition impérieuse du futur des « derniers temps ».
C’est ici que la motivation fondamentale de Jésus est exemplaire, dans la mesure où l’idée de service reverse sur le futur des survivants le sens de la mort immanente.
Ce n’est pas la certitude de la propre résurrection qui doit être ici soulignée – et qui peut être voire probablement [est] une projection de la foi pascale des disciples relayés par les évangélistes. Si c’était le cas, Jésus ne serait pas mort comme un homme ordinaire, même comme le plus bafoué des condamnés. L’hymne de Philippiens 2 sur l’abaissement et kénose / nécrose serait vidé de tout sens. Tout [doit] être mis à nu, et isolé de ce contexte pascal le mourir de Jésus. Alors ce n’est pas sa résurrection assurée, mais la transmission de [à] l’autre de son obéissance dans le service. On n’insistera jamais assez sur la corrélation dans la catégorie du service du « détachement » (de soi-même) et du « transfert sur l’autre » de l’efficace du détachement, ce que j’ai appelé plus haut l’éthique positive du détachement. La prédication du règne de Dieu conjoint le détachement négatif (se renoncer) et la force positive du détachement, la disponibilité à l’essentiel qui régit le transfert de toutes mes attentes vitales sur l’autre qui est ma survie.
Jésus sait que sa confrontation et ses fréquentations mènent à la mort (X. Léon-Dufour tient pour authentique Mc 2,19-20 : « Viendront des jours où l’époux leur sera enlevé ; alors ils jeûneront en ce jour »). Perte pour les amis ; leur deuil anticipé. Jésus manquera. Parole [qui] résonne avec véracité, sans la surcharge des « prophéties rédigées après coup » (o.c. 78). Une mort violente annoncée, accueillie dans l’obéissance et la douleur. Jésus a pu (ou dû) s’appliquer à lui-même le sort tragique des prophètes. D’où le : « il fallait ». « Le Fils de l’Homme qu’il [est] doit beaucoup souffrir et être méprisé » (83), « Il faut que le Fils de l’Homme souffre beaucoup et soit rejeté » (Mc 8,31, Lc 17,25).
La mort violente. Lc 11,47-51, Mt 23,29-34.
La mort du Juste persécuté.
Jésus, dit X. Léon-Dufour, n’est pas le sujet de l’action, mais l’objet de la décision divine, d’un « il faut » qui se rapporte de toute évidence au dessein de Dieu (88).
De même Lc 22,22 : « Le Fils s’en va selon ce qui a été fixé. »
Je ne voudrais pas verser dans quelque fatalisme théologique, dans quelque « tragique », sans au moins en marquer la contrepartie : dessein anticipé et accepté. Mort située dans une tradition du mourir violent du prophète.
C’est précisément en ce nœud que [se] conjuguent le détachement de soi, par obéissance à la mission, et le report sur les autres. Mourir au bénéfice de. Ce lien, qui a été théorisé dans une théologie sacrificielle douteuse comme substitution victimaire, est au cœur des Chants du Serviteur Souffrant comme mourir pour. Donner [c’est ?] vie. Le don transfère [transforme ?] le détachement en bénéfice pour l’autre. C’est de nouveau que l’imaginaire théologique revient en force comme « mort rédemptrice ».
Très beau texte d’Urs von Balthasar, cité par X. Léon-Dufour p. 913. Disponibilité à l’événement. Tenir son rôle jusqu’au bout. Mais rôle qui a son sens [manque une fin de phrase en bas de page]. En ce sens on peut reprendre Mt 20,28 [et] Mc 10,45. Le Fils de l’Homme est venu… donner sa vie en rédemption de la multitude (lytron anti pollôn). Quoi qu’il en soit de la concession à l’idéologie de la substitution victimaire [noté dans la marge : le sacré et la violence]. Le court-circuit : donner sa vie [pour la] multitude se suffit, sans nécessairement passer par résurrection matérielle, corporelle. La Croix-Pentecôte en court-circuit. Délaissement de l’un, libération de beaucoup → institution eucharistique. Ceci est mon sang versé pour la multitude. Sang sacrifice sanglant. Sang = vie. X. Léon-Dufour est ici fort : « La rédemption n’est pas un terme sacrificiel. » Contre-interprétation sacrificielle de mort violente annoncée. Libère le champ par la pure pensée du don de la vie pour. Au reste, alors que le paradoxe (plus haut) est répété cinq ou six fois, un seul texte de Mc et Mt, et pas Lc, recourt au langage sacrificiel de rédemption.
La marque de Jésus se suffit : « je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert » (Lc 22,27). L’inverse de la domination politique : Mc 10,42-45 ; Lc 22,25-27. X. Léon-Dufour a raison d’oser dire que Mc 10,45 : « donner sa vie en rédemption pour la multitude » est un ajout, que le contexte [est] le service.
Le service seul, lié au don de la vie, à la fois destin et obéissance.
J’y vois pour ma part le lien Croix-Pentecôte sur lequel je reviendrai dans ma critique des récits de résurrection physique. La mort sans survie prend sens dans le don-service qui engendre une communauté.
Le Fils de l’Homme est venu non pour être servi mais pour servir. Le lien mort-survie dans l’autre est noué dans le service pour… associé au don de la vie.
Lien entre service et repas. La Cène joint le mourir (de soi) [et] le service (de l’autre) dans le partage du repas qui joint l’homme de la mort à la multitude des survivants réunis en ecclésia.
Il est remarquable que Jésus lui-même n’a pas théorisé ce rapport et n’a jamais dit qui il était. Il ne l’a peut-être pas su ; il l’avait vécu dans le geste eucharistique qui joint l’imminence de la mort et son au-delà communautaire.
Lire X. Léon-Dufour p. 96-100 (insistance sur Hb4, sur souffrance de Jésus). Jn : passage à la gloire. Mais aucune perspective sacrificielle.