Fragments

Fragment I.

1.– « Un hasard transformé en destin par un choix continu » : mon christianisme.

Cette formule, qui m’a servi par ailleurs à éliminer de mon champ d’option interreligieux l’hypothèse d’une violence du religieux en tant que tel, appelle un éclaircissement à la hauteur de son ambition. J’attends de celui-ci qu’il m’aide à assumer, au plan herméneutique, la charge d’apories qu’il véhicule.

Un hasard : de naissance et plus largement d’héritage culturel. Il m’est arrivé de répliquer ceci à l’objection : « Si vous étiez chinois, il y a peu de chances que vous seriez [sic] chrétien. » Certes, mais vous parlez d’un autre que moi. Je ne peux choisir ni mes ancêtres, ni mes contemporains. Il y a, dans mes origines, une part d’aléa, si je regarde les choses du dehors, et si je les considère du dedans, un fait situationnel irréductible. Ainsi suis-je, par naissance et héritage. Et je l’assume. Je suis né et j’ai grandi dans la foi chrétienne de tradition réformée. C’est cet héritage, indéfiniment confronté, au plan de l’étude, à toutes les traditions adverses ou compatibles, que je dis transformé en destin par un choix continu. C’est ce choix dont je suis sommé de rendre compte, ma vie durant, par des arguments plausibles, c’est-à-dire dignes d’être plaidés dans une discussion avec des protagonistes de bonne foi, qui sont dans la même situation que moi, incapables de rendre raison des racines de leurs convictions. Le titre de mes entretiens avec Azouvi et de Launay reflète bien ce paradoxe : La Critique et la Conviction1. Il m’est arrivé aussi de proposer la distinction entre argument et motivation : dans le premier il y a promesse de rendre compte de la part transparente de mes convictions ; sous le nom de motivation je fais place à la part opaque de ces convictions ; cette part ne se borne pas aux affects, émotions et passions, en bref au côté irrationnel de mes convictions, opposé au côté rationnel de mes arguments ; elle inclut tout ce que je place sous le titre d’héritage, de naissance et de culture. À ce choix continu répond la vertu d’honnêteté intellectuelle, de Redlichkeit, que Nietzsche refuse aux chrétiens. Je ne cache pas que toute l’histoire argumentative, que je place sous le titre de « choix continu », comporte des arbitrages qui, outre la plausibilité de tout argument de bonne foi, ne dépassent pas, au plan épistémologique, un degré variable de probabilité, celui que Platon, si je ne me trompe, plaçait sous le vocable d’« opinion droite » (orthê doxa).

Par ce choix continu, un hasard transformé en destin. Par ce mot de destin je ne désigne aucune contrainte, aucune charge insupportable, aucun malheur, mais le statut même d’une conviction, dont je peux dire : ainsi, je me tiens ; à cela j’adhère. (Chouraqui2 ne traduit-il pas le grec [pistis3] par « adhésion » plutôt que par « foi » ?) Le terme adhésion est en outre approprié dans le cas du christianisme auquel… j’adhère et qui comporte l’attachement à une figure personnelle sous laquelle l’Infini, le Très-Haut, se donne à aimer.

C’est maintenant de ce destin que je cherche à exprimer le statut herméneutique. Je me risque à caractériser le « ici je me tiens » – autre formule du destin en quoi le hasard s’est transformé – par le paradoxe d’un absolu relatif. Relatif, du point de vue « objectif » de la sociologie des religions. La sorte de christianisme à laquelle j’adhère se laisse distinguer comme une religion parmi les autres sur la carte de la « dispersion » et [de la] « confusion » après Babel ; après Babel ne désigne aucune catastrophe, mais la simple constatation de la pluralité caractéristique de tous les phénomènes humains. Relativisme, si l’on veut. J’assume ce jugement du dehors. Mais pour moi, vécue du dedans, mon adhésion est absolue, en tant qu’incomparable, non radicalement choisie, non arbitrairement posée. Je tiens à l’insertion du prédicat « relatif » dans le syntagme « absolu relatif » pour inscrire dans l’aveu de l’adhésion la marque de l’aléa originaire, élevé au rang de destin par le choix continu. Accepterais-je de parler de préférence ? Oui, dans une situation de discussion et de confrontation, où le caractère plausible, probabiliste, de l’argumentation est rendu manifeste par l’incapacité à emporter l’adhésion de mon contradicteur. Aveu de faiblesse publique, d’une adhésion forte dans mon cœur.

[En marge des deux paragraphes qui suivent, numérotés 2 et 3, Ricœur a placé un grand crochet avec l’indication : + loin.]

2.– Mon dilemme sur la signification pour moi de la personne de Jésus : quid des idées de satisfaction et de substitution de la christologie sacrificielle ? Peut-on les éliminer sans reste ? Un Christ seulement modèle ? Quid du « pour » – pour nous – du « sacrifice » de l’agneau de Dieu ?

3.– Appui, dans la recherche d’une troisième voie, de l’hypothèse d’une histoire de Dieu organisée ailleurs que dans les Écritures bibliques, voire d’une conversion du divin, à la façon de la transformation des Érinyes en Euménides dans l’Orestie d’Eschyle (lecture de François Ost dans Raconter la Loi4). La colère de Dieu dépassée et conservée en « crainte » de Dieu ? [Fin de l’excursus.]

 

2.– Je ne quitte pas le terrain du statut herméneutique de l’adhésion sans m’être confronté avec le problème corollaire de la réciprocité dans la situation de confrontation interreligieuse. L’autre aussi peut revendiquer le même hasard transformé en destin par un choix continu. Certes, et d’un point de vue extérieur, Moïse, Jésus, Mahomet, Bouddha sont à mettre sur le même plan dans l’énumération des fondateurs de religion, et les croyants de ces multiples obédiences ont droit à une considération égale. Mais si l’on parle en termes d’adhésion personnelle du communautaire, la question devient celle de la réciprocité et non de la comparaison ; et se pose l’aporie de la dissymétrie dans la mutualité que [je] rencontre à la fin de Parcours de la reconnaissance5. L’autre ne sera jamais un alter ego. En langage husserlien il ne sera au mieux qu’appréhendé, atteint par saisie analogisante quant à son acte intime d’adhésion à son fond de conviction. Je parlais en termes d’imagination et d’empathie.

Cela exclut-il tout emprunt, tout syncrétisme ? Oui, en tant que donjuanisme irresponsable et superficiel ; non en tant qu’étude et transformation en profondeur des contenus de croyance. Mais l’altérité de l’autre en tant qu’autre reste irréductible. C’est alors un problème politique au sens large de la cohabitation des allégeances religieuses.

Encore ne faut-il pas confondre comparaison et controverse : la comparaison est le regard du dehors, la controverse marque l’engagement du croyant fidèle d’une tradition de sa propre religion. Chaque religion est sommée de se définir par distinction et opposition aux autres : c’est en ce sens que la controverse est intégrée à l’adhésion. Or une confession ne sort pas indemne de cette controverse. Comme le dit Renée Piettre au terme d’un article portant sur les rapports éventuels de la prédication de Paul avec des cercles épicuriens, à l’occasion de la confrontation avec les philosophes athéniens à l’Aréopage d’Athènes (dans les Actes des Apôtres) : « La doctrine naît d’interactions constantes et s’alimente de ce qu’elle nie » (Diogène 205, p. 67)6. C’est ainsi que la controverse s’inscrit dans l’histoire de l’interprétation et contribue à la formation des traditions de lecture et d’interprétation dont je suis l’héritier redevable.

 

[Le complément qui suit, ajouté in fine à ce fragment, est inclus dans un crochet en marge avec l’indication + haut ; il se rattache à ce qui est dit précédemment de l’adhésion.]

À propos de l’adhésion (pistis) et de son enracinement dans mes héritages culturels.

Ceux-ci sont riches de médiations textuelles chargées d’histoire : histoires d’interprétations génératrices de traditions. Mon rapport à la personne et à la figure de Jésus est ainsi doublement médiatisé : par des textes canoniques eux-mêmes chargés d’interprétation et par des traditions d’interprétation qui font partie de l’héritage culturel et de la motivation profonde de mes convictions. C’est en ce sens que je me reconnais « adhérer » à la tradition évangélique réformée. Pas de foi « immédiate »7.

1.

La Critique et la Conviction. Entretiens avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

2.

La traduction de la Bible par André Chouraqui (aux éditions Desclée de Brouwer) est connue comme une tentative – à la fois admirée et contestée – pour rendre la force et l’originalité de l’hébreu et de la culture biblique.

3.

Mot manquant, mais rappelé plus loin.

4.

François Ost, Raconter la Loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004.

5.

Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 227-238.

6.

Cf. Renée Piettre, « Pluralisme et diversité culturelle », Diogène, n° 205, janvier-mars 2004. Ce numéro a été coordonné par R. Piettre. Elle y est l’auteure de l’Avant-propos (p. 3-10) et de l’article intitulé « Paul et les Épicuriens d’Athènes : entre polythéisme, athéisme et monothéismes » (p. 52-68). Elle y rend aussi compte (p. 159-165) de l’ouvrage de Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil, 2004.

7.

« Pas de foi “immédiate” » est barré, puis rétabli.