Ce qui devra nous arrêter, avant le problème de l’écriture de la saga, rebroussant du VIIe s. vers [le] Xe-VIIIe(?) s. fictif, c’est la fonction attachée à cette invention – à savoir la fondation d’une entité politique qui s’autorise de l’histoire qu’elle [a] racontée.
Voilà une monarchie non seulement justifiée d’exister par Yahvé, mais par l’historicité prétendue de sa longue histoire. En somme une théologie politique – une figure du théologico-politique. La vétusté d’Abraham fonctionne comme l’autorité de la vétusté et [la] vétusté de l’autorité. Mais surtout, d’une part la généalogie à l’échelle ancestrale permet, par voie de procréation et de filiation, de rendre compte de la totalité du peuplement connu de la terre dans un vaste et lointain cousinage oublié ; d’autre part, à cet essaimage exogamique, correspond un essaimage qu’on peut dire endogamique, puisque l’on peut considérer les Hébreux comme une seule grande famille qui, elle aussi, a perdu la trace d’elle-même sous la double figure de l’Israël du Nord et du Juda du Sud. Leur unité généalogique justifie, outre la dénégation pour les Judéens du droit à exister comme une entité distincte légitime, la prétention de remembrer tous les Hébreux sous une même entité théologico-politique sous l’égide du premier Israël, Jacob. Les Judéens seront désormais les Israélites authentiques. Un chaînon. À cet égard l’invention – sinon des personnages mêmes de David et de Salomon – du moins de la gloire et de la splendeur de leur règne est devenue une pièce maîtresse de cette prétention au rassemblement hégémonique à contrecourant d[e l]’histoire véritable attestée.
Que dire de cette construction essentiellement politique ?
Deux choses très contrastées.
D’une part l’admiration reportée de l’historicité sur le mytho-poétique. Quel génie [?] littéraire ce rêve politique a suscité. Ce qui met à part, une première fois, cette saga, c’est qu’elle ne fonctionne pas comme dans L’Illiade et L’Odyssée comme fiction parallèle à l’histoire politique – même si ressource morale à haute valeur pédagogique –, mais précisément comme histoire présumée vraie, et à ce titre fondatrice de l’histoire présente (trace de genre [?] de saga chez moi : sainte Geneviève, Roland, Jeanne d’Arc, voire Clovis et Charlemagne, mieux attestés). Donc, quelle puissance mytho-poétique mise en mouvement, mise au service d’une requête théologico-politique ; fonder « historique[ment] » une prétention théocratique.
Jusque-là je suis avec reconnaissance mon guide archéologue. Mais ce que celui-ci n’expliquera jamais, surtout s’il ne joint pas à la critique textuelle [mots manquants] ; c’est pourquoi cette théologie politique comporte la dimension théologique qui la met en marge de toutes les théologies politiques de l’Orient – de l’Égypte à l’Assyrie, la Mésopotamie et même la Perse (on y reviendra). Ce que l’histoire comparée des religions (avec Borgeaud et Piettre) qualifie comme aniconicité : un dieu qui est un Nom, mais n’a pas d’idole à forme humaine à la façon grecque ou à forme mixte (animal-homme).
Une théologie qui met à part le peuple qui construit sa théologie politique sur cette spécificité aniconique. En découle le déploiement éthico-théologique impensable sans cette dévotion au Nom sans image ; ni figure, ni statue, ni représentation plastique. Cela, l’explication archéologique ne l’expliquera jamais. Au contraire elle se place elle-même au bénéfice de cette anomalie théologique au regard du comparatisme. Pourquoi Yahvé et pas Baal ? On n’extermine physiquement les idoles que pour [le] renforcer, voire le recouvrer. La foi sans cesse perdue, dont les Prophètes harcèlent le peuple à la nuque raide.
Noyau opaque d’une théologie politique mise hors pair par cette confession prime que le Deutéronome proclame et peut-être fonde du même coup. Shema Israël…
Nos auteurs archéologues peuvent être fiers d’appartenir à un peuple qui fonde le judéo-christianisme et, en un sens, la culture éthique de l’Occident, au même titre que la philosophie et la tragédie grecque.
La saga serait restée, comme d’autres, plaisante, instructive, par la puissance d’évocation d’un éventail immense d’expériences, de rêves, d’échecs, non seulement si elle s’était cantonnée dans la fiction et si elle n’avait [pas] fondé une histoire sur une histoire imaginaire, mais si elle avait adossé sa théologie politique sur une autre variante de culte d’idole.
L’admiration pour le génie mytho-poétique d’Israël compense vite la première déception d’avoir perdu… une idole historique : le vrai Abraham, le vrai Moïse ; mais se redouble en une admiration reconnaissante pour le présupposé théologique lui-même.