Nous commencerons par un silence.
Mais les minutes de silence, vous savez bien, ne durent jamais soixante secondes pleines, y compris dans le recueillement d’une basilique genevoise, un jour de funérailles. L’impatience a vite fait de surgir, quoique l’assemblée se compose pour l’essentiel de musiciens de l’OSR, par définition respectueux du tempo imposé par leur chef. Cette fois, Claessens n’est pas au pupitre. Il est couché dans son cercueil, devant l’autel, couvé des yeux par un curé pénétré de sa mission. Célébrer l’artiste. Glisser deux ou trois mots sur une possible inspiration divine ; on ne sait jamais, ça ne mange pas de pain, un peu de prosélytisme ne nuira pas au défunt. Quant à sa fille, assise au piano quelques mètres plus loin, elle ne dira probablement rien tellement elle a l’air ailleurs.
Il y a, surplombant mon clavier, nichée dans la pierre, une Vierge à l’Enfant. Son visage tourné vers le vitrail accroche la lumière du jour. Le Christ, poupon joufflu, cheveux bouclés, me fixe de ses yeux d’albâtre, l’air supérieur. Pas moyen de savoir ce qu’il pense ; sous la Mère et son Fils, dans ma robe de soie noire un peu trop décolletée pour l’occasion, ma tignasse rousse au-dessus des touches ivoire, je dois sûrement faire mauvais genre, une véritable Marie Madeleine. Je suis venue jouer un air à l’enterrement de mon père. Je n’ai rien trouvé d’autre que d’enfiler la première robe de concert dénichée dans un placard. Là-bas, au deuxième rang, quelqu’un renifle et pleure, à la fin c’est agaçant. Je me sens si étrange, voire étrangère, comme si je donnais un récital à l’autre bout du monde, à Sydney, à Tokyo, encore sonnée par le décalage horaire.
Plus tôt dans la matinée, tandis que l’église était vide de tout spectateur, un accordeur est passé régler le Bösendorfer – c’est en tout cas ce que le prêtre m’a assuré. J’aurais voulu lui dire un mot, causer réglages et mécanique – j’aime tant parler aux facteurs d’instrument, aux techniciens, aux accordeurs. Pas pu ; on m’attendait au funérarium à la même heure.
Il était si fripé, Claessens. Si vieux dans son cercueil. Une momie déjà. Comme si tous les efforts consentis pour préserver sa jeunesse, les crèmes, les implants capillaires, le bistouri, avaient été réduits à rien par la mort et la maladie. Juste avant qu’ils ne referment la bière, j’y ai glissé sa baguette, pensant qu’il serait rassuré de l’avoir, pour pouvoir battre la mesure là où il part, six pieds sous terre, et nulle part ailleurs.
Dans la nef, les musiciens d’orchestre se sont spontanément assis en ordre de concert. La meute, c’est ainsi que Claessens les appelait, prête à vous écharper au moindre signe de faiblesse, n’oublie jamais ça, ma fille. Je n’oublie pas, papa. De soir en soir, lorsqu’il faut jouer un concerto de Rachmaninov, Beethoven ou Mozart, je n’oublie jamais. Cordes aux premiers rangs. Violons à gauche, altos au centre ; à droite les grosses cylindrées, violoncelles, contrebasses. Plus loin la « banda », clarinettes et bassons, flûtes et hautbois, cors, trompettes, trombones, tubas. Enfin, là-bas tout au fond, ceux qu’on ne remarque pas, ou si peu, les percussions, parmi lesquels j’aime tant piocher, après le concert et les autographes, après les mondanités, à New York, Milan ou Berlin, lorsque vient l’heure de rentrer à l’hôtel. Parmi les loups hurlants je prends toujours le plus soumis, le plus insignifiant, et je l’invite à prendre un dernier verre, afin de rendre fous les mâles alpha, de jalousie et de colère.
Ici, en cette basilique, j’en vois plusieurs, parmi les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande sur qui régnait mon père, à s’être vêtus de leur frac des grands soirs. La minute de silence n’est pas encore achevée mais déjà ils veulent presser le tempo, passer à la cérémonie religieuse proprement dite. Je les vois depuis mon clavier, je les vois s’agiter sur leur chaise, croiser puis décroiser les jambes ; je les entends toussoter, faire craquer leurs jointures, se moucher avec plus ou moins de discrétion (il faut dire que nous sommes en hiver ; froide, froide et humide Genève). Sans instrument entre les mains ils ne savent pas quoi faire. Le silence leur est insupportable.
Il leur faudra pourtant m’entendre d’abord.
On m’a fait comprendre hier soir (qui, je ne sais plus, un type en costume sombre à fines rayures – l’administrateur de l’OSR, peut-être ?) qu’il serait de bon ton que j’interprète un morceau à l’église en mémoire de mon père. J’ai été prise de court. Moi, Ariane Claessens, je ne savais pas quoi jouer.
Dans les tout derniers jours, au centre de soins palliatifs, j’étais devenue la spectatrice de sa mort à venir. Oubliés les concerts. J’essayais de le nourrir à la petite cuillère, de le faire boire, mais il s’y refusait toujours. Je regardais les aides-soignantes changer ses couches, lui arranger son lit, une en particulier, rousse aussi, mais fausse, qui répétait sans cesse Laissez-moi faire, mademoiselle Claessens, ce n’est pas à vous de mettre les mains dans le cambouis (c’étaient ses mots), et moi Mais si, madame, mais si, je peux bien vous aider un peu. Seulement je ne bougeais pas de l’encoignure.
Il vous faudra m’entendre d’abord, chers spectateurs vêtus de noir.
En arrivant ici, je pensais jouer Funérailles de Liszt. Un programme de circonstance. Et puis j’aime jouer les passages forte en travaillant le clavier jusqu’à l’épuisement. De quoi se décharger sur l’instrument, étant donné le jour et l’ambiance. Mais il y a eu ces condoléances d’avant-cérémonie sur les marches de l’église, devant une poignée de journalistes agrippés à leur parapluie (dehors, il pleut à seaux ; froide, froide et pluvieuse Genève). J’étais toute destinée, comprenez-vous, à recevoir les hommages vibrants de la profession. Moi, dernière survivante, ou presque, dernière des Mohicans, ou plutôt des Claessens. Ariane, un quart de siècle bien tassé. Sous mon teint de pêche et mes cheveux de feu, je dois avoir au moins cent ans.
C’est un percussionniste qui m’a serré la main en premier. Un de ces types du fond près des radiateurs. Oh, Ariane, les choses sont allées tellement vite. (Vraiment ? Si vite ? Plutôt un lent et long déraillement, non ?) Avant l’été encore, nous discutions de la saison à venir avec ton père. Oui, vraiment, si vite...
Tout percussionniste qu’il est, celui-là ne m’a évidemment jamais touchée. L’OSR, c’est la famille. On n’emmène pas son parrain boire un verre passé deux heures du matin, il y aurait là quelque chose d’incestueux, je vous expliquerai cette histoire de parrainage un peu plus tard. Ils ont tous défilé devant moi, sur les marches de Notre-Dame de Genève, à quelques encablures de la gare ; tous, ils m’ont serré la main, pour ainsi dire dans l’ordre protocolaire, ou, mieux encore, dans l’ordre de placement d’un orchestre symphonique. Jusqu’à ce violon rétrogradé par mon père bien des années plus tôt – de premier à second – qui s’est avancé toutes dents dehors sans que je puisse savoir si c’était pour sourire ou m’écharper les chairs. Un immense musicien. Une perte immense pour la musique. Je le pense comme je te le dis, ma petite Ariane. Puis il fait mine de rejoindre l’intérieur de la basilique où l’orgue demeure muet puisque c’est moi qui, tout à l’heure, dois marteler le Bösendorfer en guise de marche funèbre ; mais au dernier moment il semble se raviser ; nous sommes alors les deux derniers dehors, il pleut toujours, il pleut encore – froide, froide et sinistre Genève –, et le second violon me susurre à l’oreille, pianissimo : Ton frère ne vient pas ? Après tout, ça ne m’étonne pas... Alors moi, Ça ne t’étonne pas de quoi ?... Et lui, Qu’il ne daigne pas même dire au revoir à son père. Il n’arrive pas à gérer, n’est-ce pas ? De toute façon, David n’a jamais su gérer la moindre pression. C’était déjà comme ça avant, mais depuis Bruxelles, bien sûr, c’est encore pire.
Je suis restée impassible, comme je sais si bien faire, tandis qu’en moi se déversaient tristesse et colère. Alors j’ai su que je ne jouerais pas Funérailles de Liszt, mais une pièce bien plus longue, en quatre mouvements, sans compter la cadence réservée au soliste. Une œuvre écrite pour violon et orchestre, dont je connaissais la transcription au piano par cœur pour l’avoir répétée mille fois avec mon frère.
L’Opus 77.
La minute de silence est passée, ou à peu près, et c’est à moi de jouer. Ils me déshabillent du regard, me clouent au cercueil de bois noir estampillé Bösendorfer. Qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir nous interpréter ? Il y a trois mois encore elle enflammait Salzbourg. Six minutes d’applaudissements montre en main et quatre rappels. Puis elle a dû rentrer ici en Suisse au chevet de Claessens. Vous voyez, soit dit en passant, que l’on m’attend sans cesse au tournant ; même lorsque j’ouvre le couvercle d’un clavier à l’enterrement de mon père, il faut que les critiques présents dans la salle sortent leur stylo et leur calepin. J’entends d’ici siffler leurs langues de vipères. Qu’est-ce qu’elle peut bien valoir en ce jour si particulier ? Va-t-elle enfin s’ouvrir, se lâcher, va-t-elle enfin se mettre à nu devant nous autres qui sommes au parfum ? Ou bien se réfugiera-t-elle derrière son habituelle, son hallucinante virtuosité qui nous la rend sans cesse inaccessible ? Pour ces gens-là de toute façon je ne suis qu’un phénomène de foire.
Longue inspiration de départ. C’est comme une plongée en apnée vers les profondeurs. Paupières closes et tignasse en arrière pour leur laisser une chance à tous, l’espace d’un instant, de voir mon beau visage moucheté de taches de rousseur. Mes doigts caressent les touches – la fa mi la, la-bémol sol fa do, si mi do la, sol la fa-dièse ré. Il leur faut moins de cinq secondes pour reconnaître l’opus russe. Quoi ! Chostakovitch ? C’est donc cela qu’elle compte nous jouer ? Un concerto pour violon sans violoniste ? Ne sera-t-elle aujourd’hui, elle la soliste de classe internationale, qu’une simple accompagnatrice ? Est-ce donc cela qu’elle veut nous faire entendre ? Un vide ? Une absence ? Une transparence ?
Oui, mesdames. Oui, messieurs. C’est exactement cela. À moi toute seule je serai un orchestre au service de mon éthéré de frère. Il aura fallu attendre que David fasse silence pour que je prenne enfin la parole. Vous êtes priés de vous tenir avec un minimum de dignité devant la dépouille de mon père. Votre patience, croyez-le bien, sera récompensée. Écoutez bien, maintenant, écoutez notre histoire ; celle de ma mère, celle de mon frère et celle d’Ariane Claessens, qui joue pour vous de mémoire ; cette fois, je vous le garantis, vous m’aurez nue comme au premier jour.
L’un de mes plus lointains souvenirs est un souvenir qui ne m’appartient pas. Je dois avoir quatre ans et David six. Depuis deux ou trois mois, en tout cas depuis notre arrivée à Genève, mon frère pianote tous les matins sur le Steinway du salon, entre son bol de céréales et le départ pour l’école, sous l’œil caressant de Claessens. Ma mère, elle, s’enferme déjà dans sa chambre dès que quelqu’un ouvre le couvercle de l’instrument. Même un gosse de six ans la terrifie. Même son propre fils, jouant, au sens premier, comme un enfant ferait joujou sur un gros jouet laqué à deux cent mille francs suisses.
Dans ma mémoire, il est près de quatre heures. Je le sais parce qu’il est temps d’aller chercher David à l’école. D’habitude c’est la nanny qui s’y colle, mais cet après-midi-là, allez savoir pourquoi, Yaël jaillit de sa chambre comme un ouragan, lèvres et paupières peinturlurées, affublée d’une robe rouge pétant, à croire qu’elle se prépare à remonter sur scène dans je ne sais quelle production kitsch de Carmen. C’est qu’aujourd’hui, vous comprenez, elle a trouvé le courage de sortir. Moi, comme toujours, je suis fourrée sous le piano ; je fais rouler une petite voiture sur les motifs géométriques du tapis d’Iran (je n’ai jamais été très Barbie). Yaël fond sur mon refuge, ses talons hauts, aussi vernis que l’instrument, martelant le plancher. Tu viens, chérie ?... Où ça, maman ?... Mais où veux-tu ? Chercher ton frère. Ensuite nous irons faire une visite surprise à papa. Elle a toujours son accent rocailleux. Elle ne le perd ou ne parvient à le camoufler que lorsqu’elle chante, parce qu’alors elle a la possibilité de rouler les r. Mais ma soprano de mère chante de moins en moins souvent.
Nous passons en coup de vent à l’école. La tête de David en voyant débarquer maman fagotée comme un arbre de Noël, moi crochée à sa main comme un paquet qu’on traîne de magasin en magasin. La tête de David, je vous dis.
Nous nous arrêtons prendre le goûter au Remor et je l’entends alors – mon frère en est témoin –, j’entends Yaël nous chantonner Casta Diva tandis que le serveur apporte les viennoiseries et les chocolats chauds. Le ventre plein et la moustache au cacao au-dessus des lèvres, il ne nous reste plus qu’à traverser le boulevard. Les autos pilent, les insultes fusent sous les coups de klaxon – Qui c’est cette dingue avec ses gosses ? Là-bas, l’impressionnante porte d’entrée surmontée de leurs noms à tous, les pères fondateurs. Côté gauche, Haendel, Bach, Mendelssohn, Mozart, Schumann ; à droite, Wagner, Liszt, Beethoven, Chopin, Berlioz. C’est mon frère qui m’a appris à les déchiffrer.
Une fois à l’intérieur, le foyer, où l’on entend des relents de musique, puis très vite les toilettes (comme souvent ici, David a mal au ventre ; la faute au cacao trop chaud, avance ma mère). Ensuite l’escalier de pierre. Enfin la salle enrubannée de dorures et de velours cramoisi. Victoria Hall : une bonbonnière rococo emballée dans une boîte à chaussures aux allures de bunker.
Et là-haut, sur la scène, suspendu entre ciel et terre, l’Orchestre de la Suisse romande et son tout nouveau chef, mon père. Je n’ai pas le moindre souvenir de ce qu’ils sont en train de répéter. Un concerto pour piano, à coup sûr, puisque Claessens est au clavier. Nous sommes à l’époque où mon père dirige depuis l’instrument, pour quelques mois encore. Je crois savoir – ou sentir – qu’il y a concert ce soir. Quelque chose à voir avec le degré de concentration, un je-ne-sais-quoi d’inquiet et d’inquiétant dans l’air. C’est son profil qu’il nous offre d’abord, harnaché à l’énorme paquebot noir ; mais très vite il se tourne sur sa droite, alerté – qui sait ? – par le regard surpris ou amusé d’un musicien – ou bien est-ce une alarme qui sonne en lui dès que ma mère pénètre quelque part ? Claessens pivote sur son tabouret, plonge les yeux dans la salle tandis que ses mains continuent de jouer comme le poulet poursuit sa course folle une fois décapité par la fermière. Sa tête quand il nous voit débouler dans l’allée. Yaël la Rouge perchée sur ses talons, un mouflet à chaque main, qui chantonne toujours Norma. La tête de Claessens, je vous dis. Je ne l’oublierai pas, papa.
Le piano mécanique s’interrompt et l’orchestre, aussitôt, se désagrège. Les notes retombent sur scène comme une averse de noires et de blanches. Les instruments regagnent le gras d’une cuisse ou la moiteur d’une aisselle.
Alors voici ce qui se passe précisément. Je vous le décris comme si cela se passait au ralenti parce que c’est bien ma perception de la chose. Voyez-vous, chers spectateurs, la scène, à mes yeux d’enfant, a bien duré mille heures. Peut-être même dure-t-elle encore.
David lâche la main de Yaël et se met à courir dans l’allée. On n’entend plus que le tam-tam sourd de ses pas sur la moquette puisque l’orchestre a fait silence. Mon frère emprunte l’escalier de droite, escalade la scène, et le visage de Claessens passe instantanément de l’ombre à la lumière, comme si le régisseur venait de braquer sur ses dents blanches le plus puissant des projecteurs. Devant tout l’OSR David galope sur le plateau ; Claessens sourit comme dans une publicité pour dentifrice ; il pose un genou à terre, ouvre grand les bras pour accueillir sur sa poitrine le petit corps, la chair de sa chair, sa reproduction en miniature. Mais David ignore allègrement le pianiste et son piano, fonce côté gauche au milieu des seconds violons, s’empare de l’un d’entre eux – je veux parler de l’instrument et non du musicien –, le cale comme il peut au creux d’un cou bien trop menu pour accueillir l’immense morceau de bois, enfin se met à cisailler les quatre cordes à furieux coups d’archet.
Sur la scène du Victoria Hall où sont passés Kogan, Menuhin, Milstein ou Ferras, s’élève une bouillie de notes, un solo de grincements effarants produits par un môme de six ans à la bouille hilare. Voilà, c’est fait, David Claessens vient de choisir son instrument. Il sera violoniste.
Son père s’est relevé, époussette son pantalon comme pour en retirer une saleté invisible. Sur son visage le projecteur s’est éteint. Le sourire publicitaire a disparu.
Dans la salle, du côté de l’allée centrale, ma mère, complètement ailleurs, chantonne toujours Casta Diva.
C’est arrivé un soir, il y a trois mois environ, en plein concert. Mon père a eu un trou de mémoire.
Mais il n’y a rien de tragique à cela, me direz-vous. Un trou de mémoire, c’est humain. Faut-il vraiment y voir le début de la fin ? Combien de milliards de notes un chef peut-il faire jouer à son orchestre tout au long d’une carrière ? S’il oublie deux, trois ou même dix mesures, quelle importance ? Il n’a qu’à consulter sa partition, non ?
Non.
Laissez-moi corriger, alors.
Ce soir-là, Claessens a eu un trou de mémoire.
Or voici ce que Claessens faisait lorsqu’il entrait en scène, son modus operandi. Concerto, opéra, symphonie, le rituel était immuable depuis plus de vingt ans, depuis qu’il avait cessé de jouer pour se consacrer entièrement à la direction. Le chef gagnait son podium d’un pas pressé, comme s’il avait souhaité mettre la salle derrière lui le plus vite possible. Il n’agissait pas ainsi par mépris ou snobisme – chacun le comprenait et ne lui en tenait pas rigueur –, mais bien pour ménager le mystère, son mystère. Le chef est un homme qui se tient dos au public. C’est une silhouette possédée par son art. Les spectateurs n’ont droit à son visage inondé de lumière et de sueur qu’à la toute fin, lorsque la dernière note a résonné, que les applaudissements commencent à crépiter, comme une pluie d’orage sur le trottoir, pour s’achever en triomphe, en grondement de tonnerre, en encore épandus des balcons au parterre.
Claessens tournait le dos à la masse et affrontait l’orchestre. Sous ses yeux, le pupitre où reposait la partition, ouverte à la dernière page. C’est ainsi qu’il demandait au régisseur de la lui disposer. Il patientait, mains jointes sur le pubis, jusqu’à ce que les applaudissements cessent, en profitait pour fixer chaque musicien droit dans les yeux. Puis, une fois le silence installé, il refermait sa partition en prenant soin de bien la faire claquer. Et, dans un geste éminemment ostentatoire, il la poussait sur le bord du pupitre afin que chacun voie, dans l’orchestre comme dans la salle, qu’il dirigerait de mémoire.
À moi qui lui demandais un jour (je n’avais pas dix ans alors) pourquoi il imposait au technicien de lui ouvrir l’inutile partition non pas à la première page, mais bien à la dernière, il avait répondu Pour qu’elle claque mieux à l’oreille du public. Le poids des pages, tu comprends, rouquine. Le poids des notes. C’est à ce moment-là que le concert commence. Claessens avait une prodigieuse mémoire. Il se voulait le reliquaire des grands chefs-d’œuvre de la musique classique.
Quand il a perdu le fil ce soir-là, l’orchestre a poursuivi sans lui. Il a continué d’agiter les bras comme si de rien n’était mais l’OSR lui avait bel et bien échappé, train fou, hors de contrôle, décidant de lui-même du tempo à donner, faisant de son chef un pantin décharné, un automate en frac noir. Dans la salle personne n’a rien remarqué. Au sein de l’orchestre on s’est bien gardé de lui faire le moindre reproche, d’autant que le lendemain soir s’est déroulé sans incident. Mais, notamment parmi les violons, on n’en a pas moins pensé.
La semaine suivante, Claessens a encore trébuché, dans un passage ne présentant aucune difficulté particulière, et, pour la première fois de sa carrière, il a feuilleté sa partition en plein concert.
En fin de soirée, dans sa loge, il a perdu l’équilibre en sortant de la douche. L’administrateur, dans son immuable costume de croque-mort, l’a trouvé sur le carrelage, nu, tremblant, luisant comme un nouveau-né.
On l’a emmené aux urgences, derrière Plainpalais, il y a passé la nuit en observation. Le lendemain matin, on lui a fait passer une batterie d’examens, dont un scanner du cerveau.
Lorsqu’il m’a appelé depuis sa chambre d’hôpital pour me faire le récit de ses dernières vingt-quatre heures, la nuit était déjà tombée. J’étais à Paris, je sortais d’une répétition salle Cortot en vue d’un enregistrement pour la radio. J’avais voulu rentrer chez moi à pied parce que l’air était doux.
Au téléphone, il a dit d’une voix blanche qu’il devait reporter son concert du lendemain soir. Sine die.
Il m’arrive de donner des master class. En général, c’est à l’invitation d’une prestigieuse fondation américaine, partenaire d’un prestigieux conservatoire, tous deux souhaitant s’offrir, le temps d’une heure, l’aura d’un prestigieux soliste. L’intérêt de chacun bien compris, et quelques enjeux financiers en plus. L’exercice est substantiellement rémunéré. Les élèves brillants, nerveux, respectueux jusqu’à l’excès ; pourtant nous avons, eux et moi, presque le même âge. J’ai franchi ce gouffre que la plupart ne passeront jamais, celui de la célébrité. Ils deviendront d’excellents musiciens, pour certains des solistes de niveau international, mais peu se hisseront au niveau où je suis.
Lorsque, sous le regard des caméras et d’un public trié sur le volet, nous travaillons la sonate en si bémol de Schubert (un grand pianiste russe la définissait d’un simple mot : horreur), je sens toujours cette interrogation muette dans leurs yeux, et peut-être plus encore dans leurs mains. Ils ont cette part d’arrogance propre à la jeunesse. Ils sont parfois venus de loin, de l’autre bout du monde, de Russie, d’Argentine ou de Chine, pour étudier l’art du clavier entourés des meilleurs professeurs. La concurrence est féroce. La somme de travail phénoménale, le don de soi total, obligatoire, sine qua non. Et derrière chaque phrasé que nous analysons et reprenons ensemble se cache l’invariable question : Comment as-tu fait, toi, si forte, si calme, pour arriver en haut ?
Une fois sur cent, je tombe sur un élève qui sort du lot. Technique exceptionnelle, intelligence et maturité de jeu malgré son jeune âge. Déjà véritable interprète, un musicien qui s’approprie sans broncher la matière brute laissée par le compositeur, qui la fait sienne avec respect mais sans complexe, afin de produire un son reconnaissable entre tous. Et par-dessus tout, ce charisme naissant qu’il lui faudra cultiver comme son bien le plus précieux. À celui-là, si rare, si unique, je suis tentée de tout avouer. Devant ses camarades brillants et médiocres à la fois, devant ce public acquis d’avance, ces caméras qui fixent mes boucles rousses et ma leçon pour la postérité, j’ai cette tentation irrépressible de venir m’asseoir à ses côtés et de le serrer fort, fort, pour qu’il puisse sentir mon cœur sous l’armure de fer, mon cœur prêt à se rompre tant il bat vite.
Il m’arrive même de faire le geste, ou pour le moins de l’esquisser : je rejoins le jeune élève sur le tabouret, tout près, tout près, au point que nos épaules, nos hanches, nos cuisses se touchent. Je fais semblant de consulter la partition, j’attends qu’il achève sa phrase, si solidement exécutée que c’en est à pleurer, pour me tourner vers lui et l’enlacer. Mais quelque chose m’arrête. Dans son épaule, dans sa hanche ou sa cuisse, je sens le même tremblement, la même terreur, et je comprends qu’il sait déjà ; lui et moi sommes de vieux complices.
Le vrai virtuose mondial, c’est celui qui a peur à s’en pisser dessus et qui s’avance seul devant trois mille spectateurs pour jouer Ravel, Chopin, Rachmaninov, sans ciller.
Je suis tout de suite passée chez moi jeter quelques affaires dans un sac ; j’ai pris les clés de la Porsche dans le tiroir de l’entrée, puis, dans la foulée, le trousseau de l’appartement des Tranchées. Je n’ai pas même vérifié s’il restait un train ou un avion en partance pour la Suisse. J’avais besoin de conduire, franchir par moi-même ces cinq cent cinquante kilomètres qui me séparaient de mon père, passer un à un les panneaux autoroutiers révélés par mes phares.
Je pilote une 911 Targa vert métallisé de 1977.
La Porsche est une espèce de tradition chez nombre de solistes internationaux. Chez certains chefs aussi. J’ignore si c’est bien Karajan, comme on le dit, qui a lancé la mode. La sienne était célèbre parce qu’il confiait à qui voulait l’entendre qu’il aimait la conduire juste avant ses concerts. Sur scène, il s’efforçait ensuite d’égaler la perfection technique de sa voiture de sport. C’était du moins l’histoire qu’il servait aux journalistes.
Pour ma part, ce serait plutôt le contraire. J’aime conduire ma Targa en pleine nuit après m’être donnée en spectacle. J’aime retrouver les sièges baquets en cuir beige, la tête encore grisée par les applaudissements et le cœur inondé par l’insatisfaction, le désir de mieux faire, de frôler la limite d’un peu plus près, ce parapet en dessous duquel il n’y a que le vide abyssal.
Mais pourquoi, me direz-vous, avoir acheté une antiquité plutôt qu’un bolide flambant neuf ? Ce n’est pas une question de moyens, tout de même, si ?
Non.
La 911 contemporaine est un bijou de modernité, une flèche d’acier bourrée d’électronique et d’équipements de sécurité. Son système de gestion stabilise le châssis dans toutes les situations périlleuses. Le couple moteur autorise des changements de trajectoire insensés. Aujourd’hui toutes les 911 bénéficient du système de protection anti-encastrement latéral ultra-rigide. Le freinage, grâce aux étriers monoblocs à quatre pistons, est tout simplement phénoménal. Et sur les modèles à propulsion, un servo-frein à vide de dix pouces réduit les forces en cas d’urgence. Tout est pensé pour assurer une protection optimale aux passagers.
Précisément.
Sous le capot de ma Porsche de 1977 il y a une petite bombe de trois litres et six cylindres à plat délivrant cent quatre-vingt-quinze chevaux. Mais aucun système de sécurité. Pas de correcteur de trajectoire. Sous la pluie cette automobile est une vraie savonnette. Ni airbag, ni capteur anti-retournement. Rien de rien. Quant à la ceinture de sécurité, j’oublie toujours de la boucler. Même les gendarmes ne m’y font pas penser.
En pleine nuit, après le concert, surtout quand la route est sinueuse et mouillée, j’adore conduire à tombeau ouvert.
J’ai pris le périphérique à la porte d’Asnières. Il était presque vingt-trois heures. Calée sur la file de gauche, à grands coups d’appels de phare, j’ai fait le tour de Paris en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. En planifiant une pause pipi vers Dijon, j’en avais pour moins de quatre heures. Ce trajet-là, je le connaissais par cœur. Toujours le même tempo, une fois tous les quinze jours, depuis tant d’années, été comme hiver, quel que soit le programme de mes concerts, Paris-Genève un lundi sur deux.
J’ai essayé de joindre mon frère.
En Suisse, y compris romande, c’est un message en allemand qui vous informe que la ligne est en dérangement. Bitte rufen Sie später an, der gewünschte Teilnehmer kann momentan nicht erreicht werden.
La quatre-voies était quasi déserte. Le volant vibrait sous mes doigts. J’ai mis la Suite anglaise no 2 enregistrée par Argerich en 1979 à fond dans l’habitacle et j’ai poussé la machine dans ses derniers retranchements. Les réverbères autoroutiers se sont mis à défiler au-dessus du pare-brise en verre, de plus en plus vite à mesure que je m’éloignais de Paris. Puis, tout à coup, ils ont disparu du terre-plein central et je me suis retrouvée seule dans le noir, fendant la nuit du faisceau de mes phares. J’ai placé la voiture sur la ligne blanche discontinue et j’ai pressé encore un peu l’accélérateur.
Je me trouvais dans une pièce aux murs de chaux. Ç’aurait pu être une chambre d’hôpital d’un autre temps, une espèce de blockhaus datant de la guerre, ou la cellule d’un monastère. Au fond, dans l’angle, un placard métallique fermé par un cadenas. Au mur, un portemanteau garni de trois patères. Sur l’une d’elles, un duffle-coat de couleur brune, pendu par la capuche. L’une des attaches brandebourgs est manquante au revers. Pas d’autre habit ailleurs (peut-être sont-ils dans le placard). Une table calée sous un minuscule vasistas, ou plus exactement une lucarne hermétique faite de briques de verre, qui déverse une lumière grise de fin de jour sur une liasse de feuilles couvertes d’une écriture serrée. Des crayons à papier, un petit couteau suisse abandonnés à sa surface. Une lampe d’architecte au pied articulé ainsi qu’une chaise à l’assise de paille, peut-être bien une chaise de messe, parachèvent la nature morte dans ce coin-là de la pièce.
Il y a aussi, à l’autre bout, côté porte, un lit très simple. Pas de sommier mais une planche en bois sous le matelas une place, elle-même posée sur quatre parpaings. Le lit est recouvert d’un duvet beige au toucher rêche. Un cageot, servant de table de nuit, porte la mention Fragile. Là encore, une lampe au pied articulé. L’ameublement, spartiate, sent la récup’ à plein nez, le vide-grenier de grand-mère, le magasin du centre social, peut-être même certains objets ont-ils été chinés dans les poubelles.
J’oubliais le principal.
Juste au-dessus du lit, sur le mur de chaux blanche, pendu par la volute à un clou et une ficelle, un violon, disposé là en lieu et place du crucifix habituel.
Bitte rufen Sie später an, der gewünschte Teilnehmer kann momentan nicht erreicht werden. C’est à ce moment précis que la lumière bleue d’un gyrophare a repeint les murs du bunker de mon frère. J’ai coupé mon téléphone, bouclé ma ceinture et baissé les yeux sur le compteur qui indiquait cent soixante-quinze kilomètres-heure. Puis un motard en uniforme est apparu à hauteur de ma vitre et m’a fait signe de prendre la prochaine sortie direction Avallon.
Je me souviens aussi, juste après ta demi-finale à Bruxelles. Ton récital avait été tout simplement éblouissant. Il nous fallait attendre la proclamation, dans la soirée, par le président du jury, des douze élus. Ceux-là, sélectionnés par leurs aînés et pairs, accéderaient à la mythique Chapelle musicale pour, sept jours durant, dans la plus stricte solitude, y préparer la finale. Puis ils joueraient un concerto sur la scène du Palais des Beaux-Arts qui déciderait de leur carrière, c’est-à-dire de leur vie.
Pour l’heure, les observateurs avertis t’imaginaient volontiers parmi les finalistes ; certains commençaient à parler de toi comme d’un sérieux candidat pour un accessit. Bien sûr, il y avait ce Coréen qui, dès les éliminatoires, s’était positionné, avait pour ainsi dire pris rendez-vous pour le premier prix, celui qui ouvrait les portes d’un parcours de soliste international, tapis rouge et contrat avec grosse maison de disques à l’appui. Les autres ne se contenteraient-ils que des miettes ? Allait-on assister en finale à un retournement ? Ceux qui jugeaient que l’épreuve de violon, cette année-là, était pliée d’avance en seraient-ils pour leurs frais ?
Ce David Claessens, par exemple, dont on ne savait trop s’il était français, belge ou suisse – le fils du chef d’orchestre, absolument –, ce jeune Claessens avait un je-ne-sais-quoi de particulier dans son jeu qui pouvait créer la surprise. Une sorte d’originalité, une sensibilité à fleur de peau alliée à une fameuse technique. Mais, une fois en finale, il lui faudrait conquérir le jury tout en sachant tenir ses nerfs, et le Coréen, dont personne n’arrivait à prononcer le nom mais dont le sang-froid nourrissait les conversations, semblait inoxydable en la matière.
Dans les allées du Studio 4 à Flagey où se déroulaient les demi-finales, les pronostics allaient bon train. Le Reine Élisabeth est peut-être le seul concours musical au monde, du fait de son prestige mais aussi de l’engouement populaire qu’il suscite, où l’on parie sur les jeunes musiciens comme sur des canassons de course.
Et toi, au milieu de cette effervescence, tandis que les autres s’agitaient en tous sens, que faisais-tu ?
Je te revois dans ce foyer réservé aux musiciens et aux personnes accréditées, ton étui à violon sagement posé entre tes pieds. Tu trempes un sachet de thé dans une tasse à fleurs. Sur ton cou, la tache rouge, cette marque au fer que portent les violonistes de haut niveau, où le violon appuie contre la peau, témoignage d’innombrables heures de répétition avant l’aboutissement du concert. Tu tournes la tête et me fixes de ton regard noir. Je sais, pour te connaître par cœur, que c’est une invitation à m’asseoir.
Tu n’aimes pas parler juste après avoir joué. (C’est, entre multiples choses, ce qui nous rapproche, le grand frère et la petite sœur, cette attitude quasi mutique, pendant bien une demi-heure, dont personne n’arrive à nous tirer.) Notre silence fait de nous des complices, depuis l’enfance, depuis la nuit des temps. La ville entière peut être mise à sac, à feu et à sang, les deux Claessens auront toujours ce réflexe partagé, ce temps de latence avant de commencer, ce temps de résonance après avoir fini de jouer, qui met le monde à distance, qui fait de notre fratrie une cité à part entière, aux frontières étroitement contrôlées, aux accès difficiles. Entre ces deux silences, à l’intérieur, nous bâtissons une forteresse de notes, infranchissable, imprenable, pourtant si belle à écouter de l’extérieur.
Le sachet de thé entre et sort de son bain bouillant, colore l’eau d’une teinte auburn qui ressemble à celle de ton instrument, celui que t’a offert Krikorian et que tu as choisi de jouer ici à Bruxelles. Le Vuillaume de Claessens, qui lui a coûté un bras comme chacun sait, tu l’as laissé dans un placard en Suisse. Tu te décides à boire une gorgée. Je te regarde reprendre des couleurs. J’aimerais bien, moi aussi, te boire ou te manger.
La plupart des violonistes transpirent abondamment pendant le concert. Le stress, l’effort, la chaleur des projecteurs. Souvent, ils s’épongent le front entre deux mouvements. Les cinéastes, les réalisateurs de documentaire, parfois les écrivains, adorent faire voir les gouttes de sueur du soliste giclant au ralenti dans la lumière. Toi, du plus loin que je me souvienne, dès tes premières apparitions d’enfant devant un public, je t’ai toujours vu sec comme l’amadou, et aussi pâle qu’un mort. Caméramans et scribouillards ont été priés dès le départ d’aller voir ailleurs. Une fois, je suis allée jusqu’à te demander pourquoi, pourquoi cette pâleur, pensant qu’il y avait nécessairement une réponse sensée à ma question – j’étais gamine quand je te l’ai posée ; tu as réfléchi un long moment puis tu as dit, le plus sérieusement du monde, C’est parce que mon sang passe dans le violon.
Un vieux type habillé de tweed, qui empestait le cigare, s’est approché de nous et a demandé s’il pouvait s’asseoir. Beaucoup ici, parmi les connaisseurs, s’interrogent sur le violon que vous jouez. Un son exceptionnel, à la mesure de votre talent. Un instrument italien, n’est-ce pas ? Mon frère a continué de tremper son sachet dans sa tasse sans esquisser le moindre geste en direction de son étui. L’autre a tiré une carte de visite et l’a fait doucement glisser sur la table jusqu’à ce qu’elle touche la soucoupe. À l’époque – j’avais seize ans et toi dix-huit –, je n’avais pas encore été lancée dans le grand bain ; en dehors de Genève, je n’avais qu’assez peu de relations dans le milieu musical, pourtant je connaissais déjà ce nom : Miroslav Bogatt. Personne, absolument personne ne pouvait l’ignorer, même pas toi. Cette façon que vous avez de jouer, David. Je n’ai jamais entendu cela ailleurs. Ce style très particulier. Si vous avez un petit moment, je serais heureux d’en discuter.
Après ma victoire à New York, deux ans plus tard, Bogatt est devenu mon agent. C’est lui qui m’a fait connaître, qui a fait de moi une star internationale. Voici maintenant neuf ans qu’il prend soin de mes intérêts (et des siens par la même occasion). Ensemble nous avons donné près de mille concerts, fait beaucoup d’argent, voyagé aux quatre coins du monde, passé des jours entiers côte à côte dans un avion, pris quelques cuites mémorables aussi. J’étais là quand on l’a prévenu qu’un baryton parmi ses poulains, ivre mort, s’était fait arrêter pour exhibitionnisme dans un supermarché de Bayreuth ; j’étais là quand son téléphone a sonné pour lui annoncer que l’orchestre de Philadelphie tout entier s’était mis en grève une heure avant l’ouverture de la saison ; et j’étais là aussi la première fois qu’il a appris que sa fille avait été hospitalisée d’urgence pour overdose. Pourtant jamais, je dis bien jamais, je ne l’ai vu aussi surpris – non, pas surpris, plutôt ahuri, ébahi, ébaubi – que ce jour-là à Bruxelles, après ta demi-finale, quand tu lui as dit, sur un ton des plus neutres et polis, que tu étais en train de boire ton thé, que pour l’instant tu n’avais pas envie de parler, et que tu préférais qu’il repasse dans une heure.
Je suis arrivée tard dans la nuit, avec sept points en moins sur mon permis, une amende de trois cent soixante-quinze euros à payer dans les quarante-cinq jours et le numéro de portable du motard au cas où il me prendrait l’envie de boire un verre sur le trajet retour.
Il ne servait à rien de me rendre à l’hôpital à cette heure-là, alors je me suis garée au bas de l’appartement des Tranchées. La rue François-Le-Fort se trouve à deux pas du Conservatoire. Quand nous étions enfants, David et moi nous y rendions à pied, lui mains dans les poches et son petit violon sur le dos, moi mes liasses de partitions plein les bras.
Je vais vous dire, pianistes et violonistes ne sont pas égaux face aux problèmes de mémorisation. Mon instrument à moi est une usine à trous, un véritable gruyère. Il suffit de voir l’épaisseur des livrets, la quantité de notes à retenir. Quatre-vingt-huit touches et huit octaves d’un côté, quatre cordes et quatre octaves de l’autre. Il ne faut pas s’étonner que je me fasse chroniqueuse du passé familial. C’est une habitude chez moi, tout s’ancre, tout pèse, tout macère, les dièses, les bémols et les souvenirs. Je retiens avec facilité. Mon frère, lui, en choisissant l’exil intérieur, a décidé de voyager léger. Dans le temps, il ramassait mes partitions quand elles tombaient par terre ; désormais il vit retiré dans un bunker, sur les hauteurs valaisannes au-dessus de Sion. Il s’y est enfermé voilà onze ans, faisant table rase du passé. Ou bien, tout au contraire, dans l’incapacité totale de le digérer.
Question mémoire, je tiens plutôt de mon père. Il me suffit de lire le morceau puis de le déchiffrer une fois au clavier pour le connaître par cœur. Ensuite, plus besoin d’y revenir, il s’agit plutôt de se forcer à tout oublier pour tout réinventer à sa manière. L’interprète doit jouer l’histoire d’un autre comme s’il racontait sa propre vie, pour la toute première fois, ou pour la toute dernière avant de mourir, alors qu’en réalité tout est déjà consigné, tout s’est déjà passé. Un autre, le grand, l’immense compositeur, a tracé le destin de la pièce, nuances comprises, de fortissimo à pianissimo, du hurlement total au silence absolu. Que voulez-vous y faire sinon tout ressasser ?
L’appartement de la rue François-Le-Fort sentait le tabac froid. Tout y semblait figé comme dans un musée. Le lustre à huit branches garnies de feuilles de chêne dorées, les bibelots précieux dans les niches lambrissées. Je suis allée droit au salon pour y voir le Steinway. Dans la pénombre, j’ai ouvert le clavier, vu les touches blanches briller, joué un arpège ascendant ; l’instrument n’avait pas été accordé depuis des années.
J’ai allumé la lumière. Le piano tout entier s’était changé en mémorial à la gloire de mon père. Sur son capot fermé trônaient je ne sais combien de cadres le mettant en scène, lui, le chef, en pleine représentation, baguette en main, en pleine représentation, en train de serrer des mains, en pleine représentation, au milieu de ses musiciens, en pleine représentation, dans les studios de la TSR1, en pleine représentation, avec un ancien président américain, en pleine représentation, lors d’une conférence sur la musique et le conflit israélo-palestinien, en pleine représentation, tenant ses deux gosses chacun par une main.
Nulle autre photo de David à part celle-ci, en culotte courte, sans son instrument.
J’avais en revanche, moi, un emplacement dédié sur le Steinway, trois cadres d’argent, l’un où je suis au clavier, à dix ans, dans l’appartement des Tranchées, l’autre où je suis au clavier, à seize, le soir de mon premier récital professionnel, un dernier où je suis au clavier, à dix-neuf, pour mon premier enregistrement.
Aucune trace de Yaël, ni sur le piano, ni ailleurs. J’ai bien regardé, je vous assure, j’ai même un peu fouillé. J’ai trouvé des cadavres de bouteilles dans un placard, un DVD porno dans la discothèque, entre Mendelssohn et Mozart. Je suis allée dans les deux chambres d’enfant. Rien n’y avait bougé, c’était comme si nous n’étions jamais partis, comme si nous n’avions jamais grandi. Je me retrouvais en jupe plissée et socquettes blanches ; sur mes étagères, à la place des livres de classe et des romans classiques, des partitions de Chopin à ne plus savoir qu’en faire. Je suis passée dans la chambre de la nanny, devenue, après son départ, la chambre de ma mère ; c’est à ce moment-là, après avoir licencié Josefa, que mes parents ont commencé à faire lit à part, sans que je sache qui en avait décidé ainsi. Mais là non plus, nulle relique de Yaël.
Je n’ai pas poussé jusque dans sa chambre à lui, je n’en avais pas le courage ou l’envie, alors je suis retournée dans le salon. L’épuisement avait fini par me rattraper. Pendant des heures, j’avais roulé à bloc à bord de ma Targa pour tenter de le fuir, lui et bien d’autres choses. En vain. Ils finissaient toujours par me ramener à Genève.
J’ai pris deux coussins sur le canapé et je les ai lancés sous le Steinway, puis je m’y suis glissée, regagnant la grotte de mon enfance, me pelotonnant sous les jupes du piano, comme je disais alors. Et je me suis souvenue, loin, loin derrière, de mon père, si jeune, si beau, qui jouait juste au-dessus de moi, qui jouait Schumann, Schubert, qui jouait des journées entières. Et parfois, il y a très longtemps, lorsqu’elle se sentait bien – j’étais vraiment toute petite alors –, Yaël venait le rejoindre et se calait au creux de l’instrument. Je ne voyais que ses jambes, si minces, si fines. Je n’arrivais pas à comprendre comment une voix si belle pouvait sortir d’un corps si gracile.
Mon père jouait et ma mère chantait, et c’était le bonheur.
À ma dernière soirée d’anniversaire (organisée, comme toujours, par mon agent), Miroslav m’a suggéré de publier mon autobiographie. J’ai vingt-sept ans, tu ne penses pas que c’est un peu tôt ?... Au contraire, à voir comment tourne le monde, tu es déjà en retard ; de toute manière, pour quelqu’un de ta stature, il faut réécrire son histoire tous les dix ou quinze ans, remettre à jour ce que tu racontes aux gens, tu comprends ?... Pas bien, Miroslav, pas bien... Mais si, c’est à toi de bâtir ta propre légende, en ouvrant à tes admirateurs les portes de ton intimité... Mais je croyais que tu m’avais construit une image de sublime rousse glaciale... Justement, ma chérie ! Il est temps de fendre l’armure, ou plutôt, comme tu le dis toi-même, de briser la glace. Le moment est venu de t’humaniser un peu. Tu es intelligente, tu sais que ta beauté ne durera pas toute la vie. Les rides et les cheveux blancs sont tes ennemis... Et mon jeu ?... Quoi, ton jeu ?... Veux-tu que je l’humanise aussi, que j’injecte quelques fausses notes à chacun de mes concerts ? Bogatt a ri avant de vider son verre. Tu sais, Ariane, de toute façon ils seraient si peu nombreux à les remarquer. Tant que tu suivras mes conseils, tu crouleras sous l’argent et les applaudissements, avec ou sans fausses notes.
Un peu plus tard – je m’apprêtais à quitter ma propre fête d’anniversaire accompagnée d’un trombone estonien –, mon agent est revenu à la charge. Alors, tu me promets d’y réfléchir ?... J’ai préféré faire l’idiote. C’est que j’ai peur de ne pas savoir quoi dire, ou plutôt de ne pas savoir trouver les mots. J’ai toujours préféré m’exprimer avec des notes, tu sais. Il a pris le temps de vider un autre verre. Si tu as besoin, je te paie un nègre, bien sûr. Puis il a ajouté, comme soudain frappé par le génie, Tu n’as jamais pensé à vivre parmi les requins, par hasard ?... Les requins ?... Oui, les requins ou les cachalots. J’y pense parce que ce sont des animaux à sang froid, un peu comme toi. Je pense que tu devrais sérieusement envisager de te passionner pour les requins, prendre leur défense, parce que ce sont des bestioles mal aimées, donc une espèce en voie de disparition. De nos jours, si tu n’es pas aimé, tu disparais de la surface de la Terre en moins de trois générations... Charmant, je vois déjà le titre et ma photo en couverture : Ariane Claessens : ma vie avec les requins... Ne plaisante pas avec ça, ma belle, tu devrais te trouver un animal fétiche. Il a dit ça en dénudant ses dents jusqu’aux gencives. Il avait l’air content de son petit effet. Avec Miroslav, on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon. Alors j’ai préféré lui faire mal, vite et bien, pour que cette histoire d’autobiographie soit enterrée avant la fin de la nuit. (Sous ses airs de vieux charognard, Bogatt est un nounours et je sais qu’il m’aime bien ; il faut sans cesse contenir ses assauts de papa-gâteau.) Tu sais, Miroslav, je vis déjà au milieu des requins, tous les jours je joue ma survie dans un aquarium ; mais il ne faut surtout pas le dire, dans un livre ou ailleurs, sinon je ne ferai plus rêver personne. Au fait, comment va ta fille ? Toujours à la clinique ?... Il m’a regardée sans rien dire, comme électrocuté, puis a plongé les yeux au fond de son verre vide. Parfois, Ariane, j’ai l’impression que tu es encore plus froide que cette image de toi que j’ai bâtie ; pardonne-moi, je vais aller me resservir à boire. Joyeux anniversaire.
Mon Estonien patientait dans l’entrée, bercé par le clapotis de l’alcool et le va-et-vient des invités. Je l’ai fixé, silencieuse, immobile, flottant entre deux eaux. Il portait une espèce de chemise hawaïenne avec des motifs nénuphar. Elle était assez ajustée pour voir, sous l’étoffe, ses pectoraux saillir. Avant la fin de la nuit je l’aurais dévoré, tout cru et tout entier.
Le plus curieux, voyez-vous, c’est que je suis en train de tout déballer, exactement comme Miroslav me l’avait suggéré. À cette différence près que je le fais non plus en interprète mais en compositrice, à ma manière, rédigeant ma propre partition, selon mon propre tempo.
Je n’ai pas trouvé mon père dans sa chambre d’hôpital ; une aide-soignante refaisait un lit vide ; l’infirmière m’a dit qu’on l’avait descendu à l’IRM ; j’ai demandé à parler au médecin ; on m’a envoyé l’interne ; j’ai dit que je voulais voir le chef de service.
L’opération au cerveau était programmée pour le surlendemain mais il paraissait déjà acquis que la chirurgie ne suffirait pas à tout nettoyer. Six semaines de traitement seraient à prévoir. Ensuite il faudrait voir venir, au jour le jour.
On a remonté Claessens de l’imagerie sur un fauteuil roulant. Mon père portait une chemise de nuit estampillée HUG – Hôpitaux universitaires de Genève. Il avait les mollets maigres et blancs. Le brancardier l’a aidé à s’allonger sous les draps et mon père a voulu garder ses chaussettes parce qu’il avait eu froid en bas dans la machine. Puis il m’a demandé à quelle heure j’étais arrivée et où j’avais dormi. Sous le piano, ai-je dit. Il n’a pas eu l’air plus surpris que ça. Tu t’occupes de prévenir ton frère ?... Je m’en occupe, oui... Je préfère si c’est toi. De toute façon je ne suis pas sûr d’avoir encore son numéro. Je n’ai pas précisé que j’avais essayé de le joindre toute la nuit, sans succès, Bitte rufen Sie später an, der gewünschte Teilnehmer kann momentan nicht erreicht werden. Je t’ai pris du linge à l’appartement, ta robe de chambre et tes affaires de toilette ; et ne t’inquiète pas pour David, je trouverai bien le moyen de le mettre au courant. L’infirmière est passée lui faire une prise de sang en me demandant de sortir un instant.
Quand je suis retournée dans la chambre, il était pâle comme un linge. J’ai pensé que c’était la piqûre, la vue du sang qui coule dans le tube, mais il m’a demandé Tu crois qu’il faut mettre ta mère au courant ?... J’ai dit qu’il valait mieux qu’il s’allonge un peu et qu’il essaie de dormir parce qu’il avait l’air fatigué. Puis je suis ressortie sous prétexte de demander une briquette de jus d’orange à l’infirmière. C’est seulement dans le couloir, au prix d’un gros effort, que j’ai refoulé mes larmes.
Une caméra a été le témoin de la première rencontre entre mes parents. Le reportage, d’un peu plus d’une minute, est passé au journal télévisé sur Aroutz 1 il y a trente ans. Claessens, de passage à Tel-Aviv pour y donner le concerto pour piano de Tchaïkovski, rencontre la classe d’art lyrique de l’Académie de musique.
Pendant longtemps nous avons eu la cassette à la maison, je la regardais en boucle lorsque j’étais enfant. Je l’enfournais dans le magnétoscope et me collais à l’écran pour essayer de déceler, sur les visages pixélisés de mes futurs géniteurs, l’instant précis, l’étincelle, la naissance de l’amour.
Mon père entre dans une salle de répétition où étudiantes et étudiants sont alignés en rang d’oignons. Le directeur de l’Académie les lui présente brièvement, Claessens serre la main à chacun. Une demi-seconde, on aperçoit Yaël au deuxième rang, yeux baissés, cheveux lumineux et défaits, sans que l’on sache si leurs regards se sont déjà croisés à cet instant, ou si leurs paumes se sont déjà touchées. La voix off souligne que le soliste franco-belge, en parallèle de sa carrière pianistique, s’intéresse de plus en plus à la direction d’orchestre, avouant une passion non dissimulée pour l’opéra et les belles voix.
L’instant d’après, par le miracle du montage, on l’aperçoit au piano accompagnant une toute jeune soprano dans un exercice de vocalises un peu factice, probablement mis en scène pour la caméra. Cette élève au timbre légèrement voilé, dans sa robe à fleurs un peu démodée, c’est ma mère. Elle a des facilités techniques quel que soit son registre, c’est indéniable. Mais c’est surtout lorsqu’elle monte dans les aigus que sa voix se fait inimitable. C’est comme si quelqu’un venait d’ouvrir la fenêtre du studio de répétition pour y faire entrer le soleil de la Méditerranée. Est-ce à cet instant que Claessens succombe ? Sous l’effet d’une seule note, un contre-mi sortant du lot, par le pouvoir d’un vibrato n’appartenant qu’à elle ?
À force d’être lue et relue, la bande a fini par s’user. Une espèce de neige blanche est apparue sur l’image et la voix de soprano s’est ternie dans les haut-parleurs. Plus je visionnais le reportage et moins il me renseignait. Yaël et Claessens, dans la beauté de leur jeunesse, se changeaient un peu plus, chaque fois qu’ils paraissaient sur l’écran, en figures spectrales noyées sous les flocons, dissoutes par le passage du temps.
La cassette VHS a fini dans un placard avec les dessins animés de notre enfance. Puis le contenu du placard s’en est allé dans la cave avec le lecteur désormais démodé. Je suppose qu’elle y est encore, à moins que le box en sous-sol ait subi le même lavement de cerveau, la même cure d’amnésie que l’appartement.
Je sais qu’il y a eu des lettres aussi, innombrables, par liasses entières, conservées pendant des années par ma mère dans deux boîtes à chaussures. Je le sais parce qu’elle me les a montrées sans pour autant me les laisser lire. J’étais bien trop petite, disait-elle, je m’y serais brûlée tant les mots étaient incandescents.
Le soir même de leur rencontre à l’Académie de musique, Yaël est allée voir Claessens jouer avec le Philharmonique de Tel-Aviv. J’ignore qui a fait le premier pas. A-t-elle eu l’audace d’aller le trouver dans sa loge après le concert ? Est-ce lui qui a inscrit son adresse en douce, dans la cohue du foyer, au moment de la séance de dédicaces, sur la jaquette du disque qu’il s’apprêtait à lui signer ? Allez savoir comment ça s’est passé entre le pianiste à la carrière déjà riche et la quasi-adolescente rêvant de chanter un jour sur les grandes scènes européennes. J’ai fait le calcul : mon père remportait son premier prix au conservatoire de Paris que ma mère n’était pas encore née.
Bien entendu j’ai ma petite idée sur la question. Malgré son âge et sa silhouette gracile, la jeune Yaël porte en elle cette force, cette foi irrépressible dans la musique classique, visible dès qu’elle ouvre la bouche, audible dès qu’elle tire une note. C’est cette foi-là qui, déjà adolescente, l’a poussée à balayer les réserves d’une famille flirtant avec l’orthodoxie religieuse. La place d’une femme n’est pas sur scène. Ce sont les hommes qui chantent Dieu. La place d’une femme est à l’arrière, cachée par un treillage ou suspendue dans une tribune. Son rôle est d’enfanter, c’est une mission sacrée autant qu’un devoir national. Qu’à cela ne tienne, Yaël prépare seule l’audition d’entrée à l’académie de Tel-Aviv. Une fois reçue, elle s’y installe seule contre l’avis de ses parents, finance seule le coût de ses études. Que lui importe puisque désormais elle peut chanter du matin jusqu’au soir. Que lui importe puisque bientôt elle rencontrera un virtuose franco-belge de presque vingt ans son aîné sous le regard d’une caméra de télévision. Elle l’éblouira de sa voix. Elle en tombera follement amoureuse, fascinée par la course de ses doigts sur les touches blanches, étourdie par la perspective d’un voyage vers la France. Alors qui est allé retrouver l’autre après le concert ?
Ils se sont écrit pendant près de deux ans, de part et d’autre de la Méditerranée, le temps que ma mère achève son cursus musical et fasse son service militaire. Je vous l’ai dit, tout tient dans deux boîtes à chaussures pleines à ras bord. Ils ont vécu, pour commencer, un amour essentiellement épistolaire, bien que mon père se soit débrouillé, dans l’intervalle, pour se faire inviter deux fois par l’orchestre d’Israël.
Puis Claessens a tout organisé pour que la jeune soprano vienne consolider sa technique à Paris, dans la classe de chant lyrique. En arrivant en France, elle a occupé une chambre de bonne juste au-dessus de son appartement à lui. Elle avait vingt et un ans et lui trente-huit. Le petit manège a duré quelques semaines, puis elle a descendu ses valises d’un étage.
Claessens fréquentait à nouveau le Conservatoire pour se parfaire à la direction d’orchestre. Il s’y essayait depuis son piano à la moindre occasion.
C’est à Paris qu’ils se sont mariés. David et moi y sommes nés.
Tout cela, je le sais parce que ma mère ou mon père, c’est selon, me l’a raconté.
De sa vie passée en Israël, ma mère n’a rien gardé ou presque. Quelques bijoux sans valeur. Pas une photo, pas une carte postale. Ou bien elle ne me les a jamais montrées. Ses racines, sa culture, sa religion, elle les a enfouies au plus profond d’elle-même, avant que tout cela ne finisse par ressortir, des années plus tard, sur la scène du Victoria Hall, sous la forme d’un cri monstrueux.
Notre ciment, c’est la musique. Voilà le genre de fadaise que Claessens ressassait en public lorsqu’on l’interrogeait sur sa petite tribu d’artistes. En réalité, tout tient en quelques mots, en quelques plans filmés il y a trente ans par un caméraman de la télévision israélienne. Notre histoire, notre famille. Tout tient en une poignée de souvenirs, à quelques notes, à quelques airs, pour ne pas dire à un fil.
Quant aux deux boîtes à chaussures remplies de lettres d’amour, je ne les ai jamais retrouvées.
Les Suisses sont les champions du monde de l’abri antiatomique. Le pays en dénombre assez pour accueillir toute sa population, en cas de conflit nucléaire, et même un peu plus. La course à la barricade a débuté dans les années soixante, face au spectre du communisme, quand une loi fédérale a décrété que chaque citoyen devait disposer d’une place protégée à proximité de son lieu d’habitation. Chaque nouvelle construction prévoirait donc un abri équipé. La Suisse compte aujourd’hui trois cent mille de ces forteresses miniatures, fournies en eau, médicaments et nourriture, auxquelles il faut ajouter les cinq mille bunkers creusés dans la roche, un gruyère géologique élaboré pour abriter tout l’arsenal militaire helvète afin de parer à la moindre attaque surprise.
Dans les années quatre-vingt, lors d’un exercice national grandeur nature, dix mille volontaires se sont laissé enfermer dans un tunnel autoroutier recyclé en abri antinucléaire. Les portes blindées d’un mètre cinquante d’épaisseur ont mis près de vingt-quatre heures à se refermer. Il a fallu moins de deux jours pour qu’éclatent les premières bagarres à l’intérieur.
Depuis, si les nouveaux propriétaires doivent toujours s’équiper, l’armée, elle, brade ses bunkers. On les a habilement camouflés derrière une fausse façade de chalet suisse. Souci de dissimulation stratégique autant que de protection des apparences ; l’image de carte postale est un trésor national à défendre au même titre qu’une escadrille de chasse.
C’est dans l’un de ces abris souterrains que mon frère s’est réfugié après sa finale de Bruxelles.
J’ai récupéré la 911 en sortant de l’hôpital et, calée comme à mon habitude sur la file de gauche, j’ai pris l’autoroute en direction du Valais. Une heure un quart plus tard, après avoir survolé le lac et remonté le Rhône, j’arrivais à Sion. Dès la vallée, la pluie avait viré à la neige. Je me suis arrêtée en centre-ville pour boire un vin chaud. Il n’était pas encore midi. Dans l’auberge, des piliers de comptoir éclusaient leur carafon de blanc. On m’a complimentée sur ma carrosserie, garée juste devant, puis sur ma chevelure. J’ai essuyé la vitre embuée du bar. Sur les contreforts enneigés, on distinguait une myriade de chalets d’alpage. Était-ce l’un de ceux-là ? Ou David s’était-il exilé encore plus haut, entre ciel et montagne, où le regard ne va plus ?
Vous comptez monter là-haut avec vos talons ? Vous avez des chaînes ou des pneus neige, au moins, sur votre auto ?... Ne vous inquiétez pas, monsieur, combien je vous dois pour le vin chaud ?
La Porsche chassait du cul au moindre coup de volant. Les roues arrière patinaient, le moteur hurlait ; du pare-chocs, je râpais les congères. Cent fois, j’ai failli verser dans le fossé et repartir en tonneaux en direction de Sion. Cent fois j’ai maudit mon frère de s’être fourré tout là-haut.
J’ai reconnu le virage en épingle à cheveux et, juste au-dessus, le sentier de randonnée qui s’enfonçait dans la forêt. J’ai coupé le moteur et suis restée sur le bas-côté, les mains sur le volant, puis j’ai ouvert la portière. Le patron du bar n’avait pas tort. Une voiture de sport à propulsion et des escarpins à talons, ce n’était pas la meilleure option pour monter à mille cinq cents mètres au milieu de l’hiver.
Il m’a fallu du temps pour retrouver l’ancien abreuvoir ; enfoui sous la couche immaculée, il ressemblait à un cercueil de bois laqué. Je n’étais pas venue depuis des années. La dernière fois, j’étais repartie précipitamment, confuse et furieuse, le cœur battant et les cheveux défaits.
Je suis descendue entre les sapins avec de la neige jusqu’aux mollets. Pas un bruit, pas un oiseau, seul le crissement sous mes pas. Je ne sentais plus mes orteils.
J’ai failli renoncer, mais au moment de faire demi-tour, je l’ai aperçu, enfin, le couloir taillé entre les congères, fraîchement entretenu, qui menait au bunker.
La neige avait été tassée à coups de pelle ; j’y lisais les empreintes d’une semelle crantée.
Mes pieds gelés m’ont menée à la façade en béton où les militaires avaient peint un jeu de colombages et trois fenêtres garnies de rideaux en trompe-l’œil.
Derrière la façade factice j’ai retrouvé la porte blindée. Ni sonnette ni boîte aux lettres. Voilà ce que mon frère s’était payé après Bruxelles : deux pièces creusées dans la roche, doublées de béton armé, pour plus de sûreté.
Pour l’acheter à l’armée et l’aménager, David avait vendu son Vuillaume, celui que notre père lui avait payé pour ses treize ans. Claessens affirmait que c’était un instrument exceptionnel et il avait raison. David ne s’y était jamais fait, éprouvant les pires difficultés à le jouer, des années durant.
Puis Krikorian lui avait fait son cadeau insensé, celui d’un grand-père à son petit-fils ; le paysage s’était éclairci et le Vuillaume de Claessens avait fini dans son étui.
Mon frère avait choisi de le revendre ou, pour mieux dire, de le brader – cela relevait quasiment de la conjuration – au second violon déchu de l’OSR qui s’en était porté acquéreur, un soir, sur l’esplanade déserte de Plainpalais, en liquide, à la manière d’un brocanteur du marché aux puces, énième affront d’un subordonné à son chef, ultime provocation d’un fils envers son père. Puis le second violon s’était présenté au Victoria Hall lors d’une générale, quelques jours à peine après le cataclysme bruxellois, le Vuillaume de mon frère calé sous son bras. Mon père, encore hagard, avait blêmi en reconnaissant l’instrument.
Il régnait dans cette forêt un silence de cathédrale. Bitte rufen Sie später an, der gewünschte Teilnehmer kann momentan nicht erreicht werden. Je suis ressortie du décor de pacotille, et j’ai déniché une pierre – que j’ai eu toutes les peines du monde à desceller de l’humus vitrifié – pour cogner contre la porte blindée de mon frère. C’est à ce moment précis, tandis que je me métamorphosais en poupée de glace, que m’est apparu le cerf.
Il a débouché sans crier gare. Nous n’étions pas à dix mètres l’un de l’autre. Il s’est figé dans la neige et m’a fixée, longtemps, vigilant, altier, sous sa ramure curieusement asymétrique. Le bois gauche paraissait atrophié tandis que le droit, par un effet de compensation, s’élevait en de multiples ramifications. Son souffle gonflait sa poitrine amaigrie. Un jet de vapeur a filtré de ses naseaux et un frisson a parcouru son épiderme. Je me suis relevée pianissimo, le gros caillou toujours entre les mains. Alors le cerf s’est éclipsé entre les arbres vêtus de givre, passant de l’immobilité au galop, dans un silence total.
J’ai lâché la pierre et fixé les traces qu’il avait laissées. Ce n’était pas un mirage.
La douleur s’est réveillée, une brûlure intense, comme si j’avais marché sur des braises. Je me suis laissée tomber et mes larmes ont creusé la neige. Combien de temps cela a-t-il duré ? Je pensais à mes orteils en train de geler. Pourquoi ces chaussures au cœur de l’hiver pour chercher mon frère ? Pourquoi pas une robe longue de concert, tant que j’y étais, avec un décolleté vertigineux ? Et des diamants au poignet ? Dans mes habits de star, clown égaré au milieu de la forêt, je pleurai sans fin.
Quand je me suis enfin relevée j’ai fouillé les poches de mon manteau, récupérant le programme d’un récital que j’avais donné à Salzbourg quinze jours plus tôt. D’une main engourdie, j’ai écrit quelques mots sur le papier glacé, juste sous ma photo, puis j’ai tenté de coincer le billet dans un volet. Un courant d’air l’en a aussitôt fait glisser. Alors j’ai fourragé dans ma tignasse et j’ai fixé mon message sur la façade en béton grâce à l’épingle dérobée à ma chevelure.
J’ai pris le chemin pour retourner à la voiture. La nuit était peut-être tombée, je ne sais plus ; j’avais perdu toute sensation du temps. J’avançais dans la neige en tremblant de tout mon corps, quand soudain, je m’en souviens comme si c’était hier, je me suis mise à fredonner la sonate que j’avais jouée à Salzbourg. La Sonate no 16 de Mozart.
Je dois vous dire que j’ai menti.
En réalité j’ai toutes les peines du monde à mémoriser mes partitions. C’est un long effort, laborieux, ingrat, abrutissant, source de souffrances puisqu’il me met face à mes insuffisances et mes faiblesses ; il refait de moi une petite fille anonyme ahanant au-dessus de son clavier. Et le pire n’est pas l’apprentissage, le travail préparatoire, mais bien le concert. Vient toujours le moment, en plein mouvement, où le gouffre s’ouvre sans crier gare. Je suis au bord du précipice, au-dessous de moi c’est la nuit noire : j’ai l’impression de ne plus savoir, d’avoir tout oublié, la note, la phrase suivante, si c’est à moi de jouer, s’il me faut faire silence ; mon sang se fige et je suis prise d’un terrifiant vertige. Je me vois déjà m’arrêter en plein mouvement, frotter mes paumes l’une contre l’autre, me tourner vers l’orchestre, le chef, ou bien vers le public si je suis seule en récital. Je m’imagine bredouiller des excuses confuses. J’ai huit ans. Dix à tout casser. Pardon, mesdames et messieurs les jurés, j’ai oublié les notes, je ne sais plus ce que je suis censée raconter. Je sais que vous avez payé très cher votre place, je sais que vous êtes venus me voir et m’écouter, moi, Ariane Claessens, qui joue sans cesse à la limite, qui danse sur un fil en robe du soir, et dont tout le monde se demande si elle va se casser la figure, se fracasser par terre, mais qui ne tombe jamais.
Car, voyez-vous, je me rattrape toujours. Le gouffre du silence s’ouvre sous mes mains et je sais d’expérience qu’il faut fermer les yeux de toute urgence. S’oublier. Ne plus être une soliste de premier plan mais simplement dix doigts galopant sur des touches noires et blanches.
Un soir, il y a longtemps, j’ai cru ma dernière heure de pianiste arrivée. J’étais en train de basculer dans le trou de mémoire. Cette fois je ne me rattraperais pas. Autour de moi, une cohorte d’ambitieux musiciens faisait la queue, une poignée de terre dans la main, attendant que mon cercueil soit descendu au fond du caveau pour signer à ma place tous les juteux contrats ; juste derrière, une équipe de critiques, la pelle sur l’épaule à la manière des fossoyeurs, jacassait au spectacle de cet enterrement de première classe. Ce soir-là, oui, j’ai bien cru y passer pour de bon. C’est là que j’ai fermé les yeux pour la première fois et que j’ai cessé d’être Ariane Claessens, laissant mes doigts prendre le commandement.
C’est usant. C’est épuisant. Parce qu’il n’y a aucune garantie que le miracle se reproduise de concert en concert. Cent ans, vous dis-je, et non vingt-sept. Je ne suis qu’une vieillarde en costume de princesse. J’ignore combien de temps j’arriverai à tenir. La corde se défait brin à brin et je ne sais plus si je peux m’y suspendre de tout mon poids.
Un jour peut-être aurai-je cette sagesse, cette maturité d’entrer sur scène ma partition à la main, de la poser sous mes yeux, sur le piano, et de jouer libérée, au moins de cette trouille-là, de cette imbécile course à l’apparence – le virtuose joue par cœur car le virtuose a une mémoire d’ordinateur. Un jour peut-être en arriverai-je là. Mais je n’y suis pas encore parce que, voyez-vous, chers spectateurs, derrière la file de vautours qui attendent ma mort pour me déchiqueter les chairs, derrière les pianistes concurrents et derrière les critiques, il y a aussi le fantôme de mon grand frère.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu avais des facilités de ce côté-là. Gamin déjà, ton instrument était ta voix. Yaël chantait et toi tu t’amusais à reprendre l’air sur ton violon. Tu aimais tant mémoriser à l’oreille. Les partitions, c’était bon pour y mettre les annotations en classe d’interprétation, or toi tu ne prenais pas de notes. Pourtant tu n’avais rien d’une tête de mule. Pendant des années tu as sagement absorbé les conseils des professeurs, en élève assidu du conservatoire de Genève, en bon fils aussi, car il était impensable que le rejeton du directeur musical de l’OSR ne figure pas parmi les meilleurs. Simplement tu ne notais jamais rien par écrit ; tout s’inscrivait dans ta mémoire, les notes comme les remarques des enseignants, si bien que tes partitions, que tu laissais la plupart du temps à la maison, restaient d’une propreté immaculée.
Très vite, tu as voulu vibrer. C’était le timbre de notre mère que tu cherchais à imiter. Ce timbre si particulier, que nous avions tant entendu dans notre petite enfance, et puis qui s’était tu. Ce timbre-là que tu essayais nuit et jour de reproduire, de mémoire. Pour que ton son se rapproche du sien, il te fallait expérimenter cette technique si particulière, ce mouvement conjugué du poignet et de l’avant-bras transmis au gras du doigt, entraînant une oscillation du son autour de la note jouée. Le vibrato, ce qui fait d’un violoniste ce qu’il est, ce qui le rend immédiatement reconnaissable à l’oreille de tous.
Nous sommes naturellement devenus partenaires de sonates. David Claessens et sa petite sœur Ariane. La rouquine un peu garçonne, au visage grêlé de taches de rousseur, et l’échalas aux cheveux charbon, dont les yeux noirs semblaient interroger la terre entière, en permanence et en silence. Tu te souviens comme nous nous sommes trouvés sans même avoir à nous regarder ? Bon sang ne saurait mentir, c’est ce qu’on disait de nous au terme des petits concerts que nous avions pris l’habitude de donner.
À la maison aussi, enfants, adolescents, il nous fallait passer des auditions, plus exigeantes encore qu’au Conservatoire, sous l’œil d’un Claessens qui nous faisait reprendre et reprendre sans cesse. Les séances de travail n’en finissaient pas, avant les classes, après les classes. Ma mère, elle, n’y assistait plus depuis longtemps.
C’est bien simple, le mot que j’associe à mon père, que je lui ai le plus souvent entendu dire, c’est Recommence ! Avec moi, Claessens était d’une exigence insatiable, mais il nous arrivait aussi de rire lorsqu’il s’asseyait à mes côtés pour me montrer comment jouer tel ou tel passage à la manière de Gilels, Gould ou Gulda. Mon père était un vrai petit-maître dans l’imitation, un remarquable photocopieur.
Cette exigence, lorsqu’elle ciblait mon frère, prenait plus volontiers le chemin du reproche, souvent cassant, parfois blessant. David encaissait en silence, comme si l’injonction paternelle – Recommence ! – avait été une sorte de fatalité, la marque d’un destin qui lui aurait imposé de rejouer chaque exercice ou chaque passage de sa vie quinze fois sans se tromper. Sans quoi, à la moindre imprécision, le couperet tomberait aussi sûrement que la pomme finit par se détacher de l’arbre – Recommence ! –, et il faudrait en effet tout reprendre à zéro.
Pourquoi Claessens se comportait-il ainsi avec mon frère ? C’était comme si toute notion de plaisir, de joie dans le jeu avait été bannie sitôt qu’il s’adressait à lui. Était-ce parce qu’il était de toute évidence le plus doué de nous deux ? Ou bien parce que David avait, quelques années plus tôt, du haut de ses six petits printemps, infligé son premier camouflet à mon père, en préférant le violon au piano, devant tout l’OSR goguenard ?
Ils ont passé Claessens sur le billard et l’ont gardé quelques jours pour lui faire subir les traitements les plus lourds. Puis ils ont voulu le renvoyer chez lui, avec des rendez-vous hebdomadaires pour la thérapie. Est-ce que votre père a quelqu’un ?... Vous voulez dire à l’appartement ?... Je veux dire dans la vie... Disons qu’il connaît beaucoup de monde dans le milieu de la musique... Il vit seul ?... Je crois, oui... Et vous, vous habitez Genève ?... Non, Paris... Il y a quelqu’un qui pourrait prendre soin de lui ?... Je réfléchis... Vous avez bien un frère ?... Qui vous l’a dit ?... Votre père, avant l’anesthésie. Il avait l’air soucieux à son sujet. Il vit en Suisse ?... Mon frère ? Oui, à Sion... Je ne vous cache pas que les prochaines semaines risquent d’être difficiles. M. Claessens aura besoin de beaucoup d’attention. C’est dans ces moments-là que les liens familiaux sont appelés à se resserrer.
J’ai appelé Miroslav pour annuler mon enregistrement à Radio France et, dans la foulée, tout mon programme de février. Sa fille entamait une énième cure de désintoxication dans une clinique privée. Je m’en occupe, ne t’en fais pas pour les contrats. J’espère que ça ira pour ton père. C’est dans ces moments-là, tu sais... Je sais, Miroslav, le médecin m’a déjà sermonnée tout à l’heure. Je t’en supplie, prends du temps avec ta fille. C’est tout ce qu’elle cherche, tu sais. Ton attention.
Claessens s’est montré soulagé de retrouver l’appartement des Tranchées après quinze jours d’hospitalisation. Sitôt rentré il a refermé le couvercle du clavier que j’avais laissé ouvert dans le salon, puis il est allé se coucher.
Plus tard dans la nuit, j’ai entendu du bruit. Je m’étais installée dans ma chambre, au milieu des partitions. Dans le placard, j’avais trouvé une housse de couette imprimée de petits requins (ou étaient-ce des dauphins ?) et je m’étais allongée dans mon lit d’enfant. Je fixais les ombres au plafond en pensant qu’il faudrait trouver un accordeur pour prendre soin du Steinway. Le bruit venait de la cuisine, alors je me suis levée pour aller voir.
Mon père était là, pieds nus sur le carrelage, en pyjama, une flûte à champagne entre les doigts. Qu’est-ce qui se passe, papa ?... J’ai très soif. Et toi, rouquine, qu’est-ce que tu fais là ?... C’était la première fois qu’il m’appelait rouquine depuis bien longtemps. Il a porté le verre à ses lèvres et mes yeux sont tombés sur la bouteille de lessive liquide encore ouverte. Je l’ai empêché de boire son Omo Sensitive d’extrême justesse.
À l’hôpital, on m’avait prévenue qu’il risquait d’adopter des comportements incohérents. Son langage, aussi, allait se dégrader rapidement. Les phrases qui vont se raccourcissant. Un mot à la place d’un autre. Et puis quelques poussées d’agressivité.
Je l’ai remis au lit sans qu’il comprenne ce qu’il avait pu faire de mal, pourquoi je m’étais mise à hurler en pleine nuit, au beau milieu de la cuisine. Il avait toujours soif et je lui ai apporté une bouteille d’eau avant d’éteindre les lumières. Puis je l’ai bordé comme un enfant. J’ai attendu, longtemps, que sa respiration se fasse plus régulière, dans le silence et dans le noir. J’entendais le décompte s’égrener à chacune de ses expirations. Tic-tac, tic-tac, faisait la Mort tout en fixant mon père.