Je n’ai participé qu’à un seul concours, près de deux ans après le scandale de Bruxelles, mon frère enfui dans son bunker, et tout ce qui s’est ensuivi du côté de mon père. J’avais tout juste dix-huit ans. Ma carrière n’avait pas encore décollé mais déjà j’étais mal vue en Europe, un peu parce que j’étais belle, donc superficielle, beaucoup parce que je m’appelais Claessens. La fille du chef qui avait... La sœur du violoniste qui s’était... Enfin, tout le monde était au courant.

Je suis partie pour New York prendre part à cette compétition marginale, sponsorisée par un loueur de pianos, en dehors du circuit des grands concours internationaux, ceux où l’on vous exhibe sur scène après vous avoir fait tirer un numéro, autant dire un dossard, comme les coureurs du Tour de France.

À New York, chaque candidat est anonyme, il joue derrière un paravent. Le jury ignore son nom et de quoi il a l’air, il ne peut voir les effets de manche, les visages déformés par l’émotion, la sueur qui coule à flots dans la lumière des projecteurs.

À New York, le vainqueur ne remporte ni argent ni standing-ovation, mais un contrat pour graver son premier disque et se produire au Carnegie Hall.

À New York j’ai joué libre, sans me soucier un instant du regard des autres ; je pouvais les sentir de l’autre côté de l’écran, mes juges, mais j’ignorais tout d’eux comme ils ignoraient tout de moi, jusqu’à mon sexe.

À New York j’ai joué la sonate en si mineur de Liszt pour un paravent. J’ai perdu toute notion d’espace et de temps. À un moment donné – je suis prête à le jurer sur tout ce que vous voudrez, sauf sur la tête de ma mère ou de mon père –, j’ai eu la sensation que mon piano ne touchait plus terre ; sa demi-tonne de bois et de ferraille flottait au-dessus de la scène, tout paraissait simple, léger, évident. Je n’étais plus Ariane Claessens mais une bulle de savon, lisse, brillante, transparente, où dansaient mille millions de notes. Cette sensation, je vais vous dire, vaut toutes les drogues du monde. Il suffit de la connaître une seule fois pour en faire le but d’une existence tout entière : retrouver l’émotion, la simplicité, la grâce de ce récital pour paravent donné peu après mes dix-huit ans.

Souvent, il suffit de rester parfaitement immobile à la fin d’une pièce, l’air pénétré, pour déclencher une salve d’applaudissements. Tout se joue dans ces quelques secondes de résonance – Elle est si belle et son émotion si intense, elle est toute pleine encore de sa musique immense, l’immense artiste ; célébrons-la comme il se doit pour la faire atterrir en douceur sur un tapis de bravos et d’encore ; alors elle se tournera vers nous, public conquis, et nous gratifiera d’un salut, peut-être même d’un sourire où se mêleront la joie, l’humilité et l’épuisement.

La sonate de Liszt convient on ne peut mieux à ce petit exercice de manipulation des foules. Les dernières notes ménagent à l’interprète désireux de jouer de son charisme un véritable boulevard. À New York, je me suis offert ce plaisir de l’immobilité absolue, du silence lourd de sens, précisément parce que j’étais cachée de tous. Les secondes s’écoulaient. De l’autre côté du paravent, pas un bruit, pas un applaudissement. Juste un discret toussotement. Puis une voix d’homme, un peu haut perchée, a dit Thank you very much en appuyant légèrement sur le very, quelqu’un s’est mouché non loin de là, et je suis sortie de scène en pensant que ce simple remerciement valait trois mille spectateurs en délire.

À New York, il n’y avait pas non plus d’annonce officielle des résultats avec grosse caisse et roulement de tambour. Pour connaître le classement de la compétition, il fallait appeler le soir même un certain numéro à une certaine heure. Digne d’un roman d’espionnage, n’est-ce pas ? Vous allez voir, la suite est encore meilleure.

Je me suis rendue dans un musée, celui des Cloîtres, au nord de Manhattan, pour tuer le temps en attendant de savoir si j’avais bien fait de me payer ce Genève-New York en classe éco, évidemment sans prévenir personne au Conservatoire, et encore moins mon père.

The Cloisters, c’est l’invraisemblable assemblage de cinq monastères romans et gothiques transportés d’Europe en Amérique pour y constituer un musée d’art médiéval, le tout financé par John D. Rockefeller Jr. J’ai erré deux bonnes heures dans cette abbaye d’opérette, songeant à ce frère qui s’était enfermé dans un bunker pour y vivre son idéal monastique et y ressasser son goût immodéré pour le silence.

J’ai fini dans une vaste salle où pendaient sept tapisseries brodées au tournant du XVIe siècle ; elles représentent les sept étapes d’une chasse à la licorne ; ces tableaux-là, je les connais par cœur, ils se sont imprimés à jamais dans ma médiocre mémoire, je peux vous les décrire si vous voulez bien faire travailler votre imaginaire :

 

Les chasseurs et leur meute pénètrent dans la forêt.

Une jeune vierge sert d’appât pour attirer l’animal.

La licorne est débusquée, traquée, cernée par mille lances acérées.

L’assaut est donné.

La licorne se débat.

Les chiens et les lances lui déchirent les chairs.

La licorne blessée dépérit dans un enclos près du château.

 

Proche de sa fin, la pauvre bête se cogne aux barreaux de sa prison dans une ruade désespérée. Ses plaies laissent couler son sang, sa robe blanche en est maculée. Un collier orné de pierres précieuses lui enserre le cou et ses geôliers ont pris soin de l’attacher à un arbre fruitier.

Seule dans la salle, je me suis assise face à la septième tapisserie et, à l’heure dite, j’ai appelé le numéro. Le jury m’avait élue Artist of the year et déclarée vainqueur. J’ai dit Thank you, thank you so much en appuyant légèrement sur le so much. Je n’arrivais plus à détacher mes yeux de la licorne enchaînée. Autour de son enclos poussaient mille millions de fleurs colorées. Alors des pas ont résonné sur le parquet et le vieil homme est venu s’asseoir à côté de moi, se plongeant dans la contemplation des sept tapisseries. Il portait une veste en tweed, peut-être bien la même qu’à Bruxelles, et il sentait le tabac froid.

Savez-vous ? C’est une de mes œuvres favorites, cette chasse à la licorne. Quand je suis de passage à New York je ne manque jamais de venir la voir, si belle et si blessée, pourchassée par la horde des vulgaires. C’est à vous donner envie d’ouvrir l’enclos qui la tient prisonnière... Je le regardais sans dire un mot. J’avais mon téléphone en main, encore tout chaud de la nouvelle de ma victoire. J’étais là tout à l’heure. Je vous ai entendue jouer Liszt. Je me suis demandé qui pouvait jouer ainsi la sonate en si mineur. Homme ou femme ? Je me le suis demandé tout au long de votre performance... Et alors ? Avez-vous pu trancher avant la fin ?... Derrière le paravent, j’étais certain de trouver un garçon. Je ne saurais dire pourquoi, je me l’étais imaginé très brun ; des cheveux bouclés, un visage assez fin mais des mains larges et puissantes... C’est le portrait de mon frère que vous êtes en train de faire... Je me souviens très bien de vous, Ariane. Nous nous sommes vus au Reine Élisabeth il y a deux ans de cela. Vous étiez une adolescente encore tournée vers son enfance et vous voilà devenue femme... Je me souviens de vous aussi... C’était après sa demi-finale à lui ; il m’avait renvoyé ma carte de visite à la figure... Vous exagérez. Il voulait simplement boire son thé tranquille, rester un peu dans sa bulle... Bien sûr, j’exagère. C’est en cela que consiste mon métier. Tout exagérer, rendre visible l’invisible... Ôtez-moi d’un doute, monsieur Bogatt, vous m’avez suivie jusqu’ici ?... Bien entendu, très chère. Je ne pouvais me résoudre à vous laisser filer après votre mémorable interprétation... Vous n’avez pas eu le frère il y a deux ans, alors vous vous êtes dit que vous pourriez convaincre la sœur de rejoindre votre écurie... Vous êtes aussi différente de David qu’une licorne l’est d’un jeune étalon... Quelle si grande différence y a-t-il ?... Mais la corne, très chère, la corne, celle qui sert à transpercer l’adversaire, à survivre dans un monde où l’on doit choisir entre chasseur et chassé... Regardez-la, monsieur, votre licorne, blessée à mort dans sa prison. Vous lui trouvez vraiment fière allure ?... Comme je vous le disais tout à l’heure, Ariane, la clé de l’enclos, c’est moi qui l’ai. Je serai le garant de votre indépendance artistique et de votre liberté de femme. Et je sais qu’en échange vous ne ferez jamais le coup de votre frère en finale à Bruxelles. Jamais. Et si nous allions fêter votre victoire ? Vous êtes libre pour dîner ?

À New York, je n’ai pas joué pour un paravent mais bien pour Miroslav Bogatt, je l’ai compris plus tard. Il a changé ma vie en faisant de moi une star. Il m’a rendue riche à millions. Je pose dans les magazines, régulièrement je fais les couvertures de la presse féminine. Je voyage dans le monde entier pour donner des concerts, une grosse centaine par an ; sur scène je porte des robes de couturier et des bijoux sortis d’un coffre-fort ; à la fin, invariablement, les gens se lèvent et m’applaudissent. Comment voulez-vous que je ne lui transperce pas le cœur à coups de corne à la moindre occasion ? La clé de mon enclos, Miroslav la conserve précieusement, dans la poche de son éternelle veste en tweed, tout à côté de son étui à cigares.

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La maladie de ma mère, Claessens la date de ma naissance. Son déclenchement, du moins. C’est sa version des faits : déraillement post-partum, lent, progressif, à l’inertie phénoménale, jusqu’au mur du silence.

Nous sommes encore à Paris. Le père s’occupe de sa carrière ; à cette époque il est encore un pianiste en vogue. Au moment où Yaël entre à la maternité, il enregistre les sonates de Schubert. Critiques excellentes. Voyage beaucoup pour ses concerts. Argent. Succès.

Seule dans la capitale, Yaël, dans ses bras une petite fille au roux duvet qui gigote sans cesse, à ses pieds un fils aux boucles noires, invariablement silencieux. C’est peu dire que mon frère parle peu, et tard. Comme chacun sait désormais, David prend véritablement la parole le jour où, au beau milieu d’une répétition de Claessens, il pique son instrument à un violon de l’OSR. C’est aussi la date, je vous l’ai dit, de mon premier souvenir. Avant cela, je n’ai pas de mémoire, rien ne s’y inscrit. Je suis forcée de faire avec des témoignages de seconde main. C’est-à-dire, pour l’essentiel, la version paternelle.

Il ne nie pas ses responsabilités, d’ailleurs. Une toute jeune cantatrice, fraîchement débarquée de Tel-Aviv, à qui l’on fait endosser le rôle de mère, une fois, deux fois. Elle ne s’y oppose pas, jamais. Le gosse, n’est-ce pas la preuve, le fruit tétant et vagissant de l’amour ? Seulement voilà, quelle place laisser à la musique dans cette vie de biberons et de couches ? Arrivée à Paris trois ans plus tôt, des étoiles plein les yeux et du velours dans la voix, toute remplie des promesses de Claessens, la soprano n’y arrive pas. Rien à voir avec l’apprentissage du français, ou un quelconque problème d’assimilation. De toute façon elle n’a pas le choix, elle a coupé tous les ponts, toutes les attaches avec son pays natal. Cette question-là, celle de l’apprentissage de la langue et des manières bourgeoises, elle s’en débarrasse en six mois tout au plus à coups de cours intensifs, gardant cependant cet accent qui ne fait qu’ajouter à son charme, en tout cas aux yeux des hommes, c’est-à-dire des gens de pouvoir qui décident d’une carrière. Alors quoi ? Sont-ce les leçons de la rue de Madrid qui ne lui conviennent pas, trop austères, trop corsetées pour son timbre cultivé au bord de la Méditerranée ? Non plus, non, les professeurs du Conservatoire la décrivent comme une élève douée, musicalement mûre, et terriblement solaire. Le réseau parisien, alors, qui tarde à se constituer ? Sans réseau l’on n’est rien ou, pis encore, une inconnue. Mais le réseau est là, c’est celui de Claessens, son mari, son aîné de vingt ans, qui la sort aux premières, aux cocktails, aux soirées, même si elle n’y joue pas le rôle de l’artiste, jamais, seulement celui de la jeune épouse en robe-bustier, chignon serré, le cou ceint d’une rangée de perles sauvages, souriante, charmante, exotique.

Alors qu’est-ce qui ne marche pas ?

C’est là que mon père commence à parler de fragilité. D’instabilité innée. C’est là que Claessens parle de l’enfance de Yaël en Israël. De l’héritage laissé par les générations européennes, détruites, annihilées.

Des raccourcis, tout ça. Des raccourcis, papa.

Le temps passe, les gosses grandissent. Le fluide vital qui tient Yaël Claessens debout s’écoule hors de son corps, finit dans le caniveau. Sa voix se tarit. Ma mère maigrit, s’assèche, s’évide, s’embourgeoise aussi. Bijoux, voitures, chaussures, fourrures. Une poupée défraîchie.

Vous comprenez, maintenant, n’est-ce pas ? Pourquoi je refuse obstinément de me soumettre au jugement des hommes. Jamais ils n’auront de droits sur moi. Je me façonne seule ; je prends sans jamais me laisser prendre ; je choisis sans jamais me laisser choisir. J’assemble mon personnage pièce à pièce. C’est mon œuvre à moi, mon lent travail de compositrice, en dehors des modes, en dehors de toute influence. Je laisse à Miroslav le soin de régler les détails – les hôtels, les avions, les contrats. Mais lorsque je m’assois au clavier sous le feu assommant des lumières, personne – je dis bien, personne – ne me dicte ma façon d’être ou de jouer.

La seconde carrière de Claessens aurait pu tout changer pour ma mère. Ce passage du clavier à la baguette, la nomination à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande, le déménagement à Genève. Après tout, ce sont les chefs qui font et défont les cantatrices. Mais il est bien trop tard, d’un côté comme de l’autre de la frontière, quelque chose s’est cassé entre Yaël et mon père, et l’arrivée en Suisse ne fait qu’accentuer la dégringolade. Bientôt, elle ne chantera plus, si ce n’est comme tout le monde, distraitement, sous la douche, en se shampouinant la tête.

C’est vrai, j’oubliais de vous dire, à vous qui ne la connaissez pas, qui ne l’avez jamais vue. Dans sa jeunesse, la chevelure de ma mère était d’un roux flamboyant. Quand je me regarde dans la glace, c’est elle que je vois à vingt ans, la grâce en moins, l’armure en plus.

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Ma carapace ne vaudra jamais la tienne, celle qui t’a poussé sur le tard, après la finale de Bruxelles ; cent tonnes de béton coulées dans la terre et la roche valaisannes, au bout d’un chemin qu’aucun randonneur n’emprunte jamais, même par erreur, même par désespoir – pas même les suicidaires –, tant la nature à cet endroit semble inhospitalière. Les militaires ont le chic pour dénicher des lieux pareils. Les militaires ou les illuminés qui s’y bâtissent des monastères. Je t’imagine un peu entre les deux, mélange de moine et d’officier d’un autre temps... Non, c’est faux. Tu ne ferais pas de mal à une mouche (du moins pas consciemment ; tes ravages involontaires, c’est autre chose). Les galons, les décorations, le respect de la hiérarchie, très peu pour toi. Même enfant, tu ne jouais pas à la guerre, jamais de fusil de bois, pas de pan-pan ! puisque déjà tu passais tout ton temps avec ton instrument.

As-tu encore une part de musicien en toi ? La dernière fois que tu m’as laissée entrer dans ton bunker, il y a si longtemps en arrière, j’ai vu, sur ton violon pendu, celui que Krikorian t’avait offert, l’épaisseur de la couche de poussière. Tu ne joues plus maintenant. Pries-tu ? Pries-tu seulement ? À la manière des chartreux, tapissant ton temps de murmures et de silence. Vita activa contre vita contemplativa, est-ce ce troc-là que tu as conclu en t’enfermant entre ces quatre murs ? Toi qui ne croyais pas dans le Dieu des chrétiens, pries-tu au moins les dieux païens de la musique pour qu’ils te rendent à ta joie de jouer, celle qu’à la longue ils ont fini par te voler ? Car, sinon, que peux-tu faire de tes journées ? J’ai peur de le savoir. J’ai tellement peur de te revoir. Dans quel état seras-tu après toutes ces années de réclusion volontaire ? Je ne suis bon qu’à cela, petite sœur, à jouer, à jouer, à jouer. Que peux-tu faire de tes journées, alors ?

Sur la table de ta cellule, j’ai vu ces liasses tenues serrées par un jeu de pinces à linge. Sur chaque page, une portée, des notes, celles de l’Opus 77, version de concert, reconnaissable au premier regard, couverte d’une écriture dense que je ne te connaissais pas. Enfant, tu ne m’as jamais vraiment donné l’opportunité de te lire ; tu ne prenais jamais de notes au Conservatoire ; tu laissais peu de traces de ton passage sur terre ; tu gardais tout dans ta mémoire.

Que peux-tu bien inscrire sur tes multiples exemplaires du concerto russe ? Quel monstrueux palimpseste rédiges-tu dans le silence de ton blockhaus ? Recouvres-tu les événements de ton enfance, de ton adolescence d’une couche épaisse d’encre et d’oubli ? Est-ce à cela que tu t’occupes là-haut ? Les cris, les hurlements, mais aussi les non-dits, les absences, les regards lourds de sens, les terrifiants mots d’adieu dans le lavabo de la salle de bains. Est-ce bien cela que tu effaces ? Prends garde, je t’en supplie, de ne pas tout égarer. Garde nos rires et nos caresses complices, nos fuites éperdues au milieu de l’orage. Conserve au fond de toi ces petits gestes de rien du tout que nous avions coutume de nous offrir pour résister. Un jour, je suis venue laper tes larmes, te souviens-tu ? À la manière d’un chiot, j’ai bu à la fontaine de ta tristesse, laissant sur tes joues un film de salive pellucide. Surprise intense sur ton visage si souvent impassible, tu ne t’attendais pas à cela venant de la petite rouquine. Mon geste t’a fait passer en un instant des larmes au rire. Recommence, recommence, recommence...

Dans ton blockhaus, tu as tout peint en blanc. Les murs, bien sûr, mais aussi les tables, les chaises, le lit et la penderie. Seul le violon de Krikorian, à son clou rouillé, a échappé à la vaste entreprise d’effacement du passé. Un jour, dans mille ans, un archéologue explorera ton refuge. Il comprendra que l’ouvrage militaire a été recyclé en ermitage. Et s’il lui vient l’idée de gratter sous la peinture ou la chaux, il exhumera des fresques colorées intitulées La Vie de David Claessens en sept tableaux. Je les connais par cœur, ils sont gravés à tout jamais dans ma médiocre mémoire, je peux vous les décrire, si vous voulez faire travailler votre imaginaire :

L’enfant prodige choisit sa voie.

Il suscite espoirs et ambitions.

Le fils trébuche, s’éloigne, ressasse.

Dans son exil, l’enfant devient un homme.

Le fils prodigue, tentant de regagner son foyer, s’égare.

Blessé, il dépérit dans sa prison de béton.

Mais à la différence des tapisseries de New York, ton histoire est en cours ; il nous reste quelques tableaux à écrire, toi et moi, et je ne désespère pas de te faire sortir un jour du bunker. La clé de ton enclos, de ta cellule 77, c’est moi qui l’ai, David. Moi, Ariane, ta sœur.

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En prenant la direction de l’OSR, Claessens acquiert deux statuts enviés, chef d’un orchestre de renommée européenne et notable genevois. La Suisse lui offre la possibilité de se changer en homme de pouvoir, le soliste errant devient suzerain musical. Mon père fait du Victoria Hall un donjon imprenable. Cela demande du temps, bien sûr, et de la détermination.

D’abord il faut s’imposer auprès de ses musiciens. Le défi n’est pas anodin, un bon pianiste ne fait pas forcément un bon chef, tout soliste qu’il est. La meute commence par le flairer comme un semblable, avec circonspection, en lui montrant parfois les dents, sans lui reconnaître d’emblée une position de mâle dominant. Il faut savoir user de charme autant que d’autorité. La frimousse rousse d’une gamine de quatre ans peut, en ce sens, se révéler utile.

C’est ainsi que l’Orchestre de la Suisse romande devient mon parrain, le plus officiellement du monde, et que je suis autorisée, du moins dans les premières semaines de la prise de poste de Claessens, à galoper dans les couloirs et les allées du Victoria Hall. À chacune de mes apparitions sur scène, pendant les pauses syndicales, je joue innocemment mon rôle : faire fondre d’attendrissement musiciens et musiciennes. Derrière cette heureuse tentative de séduction par procuration, il y a aussi chez mon père une idée qui ne se démentira jamais : un orchestre tout entier peut bien faire office de parrain puisque les individus qui le composent ne font, en définitive, qu’un ; rien ne doit dépasser ; le groupe idéal est un groupe soudé, pas de vedette, pas de mauvaise tête, qui travaille d’arrache-pied au service d’un seul homme : son chef.

Il convient donc d’émasculer d’entrée toute contestation potentielle. Au bout de six semaines seulement, un premier violon quelque peu égotiste est rétrogradé parmi les seconds. L’homme haïra mon père tout le restant de sa carrière, mais ne démissionnera pas. La haine n’empêche pas la soumission, bien au contraire. Claessens remporte cette première victoire, assoit sa souveraineté sur la dépouille d’un martyr, d’un instrument brisé. Hormis le désormais second violon dont l’éternelle aigreur finira par se perdre dans le tintamarre des cordes en train de s’accorder, plus personne, au sein de l’OSR, ne contestera l’autorité de mon père.

En deux saisons, Claessens achève sa mue. Au programme de la première, il dirige encore trois concertos depuis son piano. La deuxième année, il n’en reste plus qu’un. Ce sera le dernier. Il se bâtit dès lors un répertoire des plus classiques et consensuels – une trentaine d’opéras, une cinquantaine d’œuvres pour orchestre – dont il ne s’écartera guère, le ressassant sans cesse en compagnie de sa meute fidèle.

Genève devient une tête de pont. Les invitations se multiplient, de saison en saison. Claessens fait de chaque ville une forteresse à prendre, une ligne de plus à son palmarès. C’est la course au titre le plus ronflant, directeur artistique de tel festival, chef émérite, chef principal, chef émérite principal de telle ville. Jusqu’à Bruxelles, où il est né, dont il ne parle jamais en famille, qui en fait son chef invité, le temps d’un court mandat, d’un concours international et d’un tremblement de terre à l’échelle du microcosme musical.

Longtemps, Genève s’enorgueillit de cette visibilité. Les enchères montent, le salaire est à la hausse. L’appartement des Tranchées est rénové de fond en comble ; priorité est laissée au clinquant. Claessens cède avec délices à la dictature des apparences, garde-robe sur mesure, personnel de maison, puissante voiture, apparitions dans la presse populaire suisse, le plus souvent en famille. Dans cette course au pouvoir qui n’admet pas l’erreur, mon père finit, à force d’insistance, par conquérir le plus enivrant d’entre tous, celui de faire ou défaire une carrière. Pendant vingt ans, c’est aux artistes lyriques qu’il s’intéressera le plus. Précisément aux cantatrices.

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Un matin, mon père nous tire du lit à l’aube. Il commence par ma chambre, use de paroles douces, caresse mes cheveux défaits sur l’oreiller. Dans ses yeux, une lueur que je ne lui connais pas, un je-ne-sais-quoi d’espiègle et d’enfantin. Debout, rouquine, debout, aujourd’hui pas d’école, pas de conservatoire, nous allons faire une surprise à ton frère pour son anniversaire. David a treize ans aujourd’hui. Lui et moi nous habillons en quatrième vitesse. Derrière sa porte, j’entends ma mère, Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? mais Yaël ne paraît pas.

Nous sommes fin novembre, dehors le froid et la pluie nous saisissent ; nous trouvons refuge dans la grosse Mercedes de Claessens. Mon père fait des mystères, ménage une escale à la Coop de Plainpalais pour acheter des croissants au chocolat Cailler que nous grignotons en silence. Les yeux ensommeillés, nous prenons l’autoroute en direction de la France. Sur le pare-brise, les essuie-glaces battent la mesure. Claessens ne nous dit pas où nous allons, simplement que nous ne pouvons pas nous permettre d’arriver en retard, puis il écrase le champignon tout en se mettant à siffloter Mozart. Je suis assise à l’arrière. Dans le rétroviseur, je peux voir son regard, toujours la même lueur du gosse en train de faire une blague. Mon frère est assis à la droite de mon père, sur le siège passager, la place du mort ; David regarde le paysage défiler, curieusement étranger à cette curieuse matinée d’anniversaire.

Nous passons Lyon, poursuivons en direction de Clermont-Ferrand. J’ai un affreux besoin de faire pipi. Retiens-toi encore un peu, rouquine, tu feras là-bas, nous y sommes presque. Bientôt nous quittons l’autoroute ; mon père slalome entre les poids lourds pour respecter l’horaire. Enfin, nous arrivons à Vichy un peu avant onze heures. Nous nous garons dans une rue arborée non loin de la gare, à hauteur d’un bâtiment à la façade mangée par un rideau de fer.

Je comprends où nous sommes en sortant des toilettes où je me suis engouffrée ; c’est une maison d’enchères spécialisée dans les instruments anciens ; deux fois par an, elle organise une grande vente de lutherie ; trois jours durant, des violons et archets de grands maîtres italiens et français défilent sous l’œil averti du commissaire-priseur. Une voix au débit staccato nous parvient de la salle principale ; la vente a débuté depuis près d’une heure ; Claessens nous y pousse ; nous trouvons à nous asseoir au dernier rang.

C’est une pièce au papier peint suranné, entre le jaune pisseux et l’orangé typique des années soixante-dix. Un plafond de polystyrène où s’alignent les néons. Sur la moquette grisâtre, huit rangées de chaises en plastique marronnasse. Tout au fond, face à nous, un podium où trônent un pupitre et un écran ; des chiffres verts sur fond noir y passent à toute vitesse, le numéro des lots et les enchères en cours, égrenés par le commissaire-priseur qui conclut chaque transaction par un coup de marteau. Au pied du podium, un expert annonce le lot suivant ; un assistant en tablier vient brandir l’instrument bien haut pour que chacun le voie ; brève description, nom du luthier, époque, état de conservation, estimation de départ. La valse des offres démarre. Dans la salle bondée, les mains des investisseurs se lèvent, les montants fusent, le commissaire relance quand l’enchère se tasse. Un jeu. Un jeu sans intérêt pour les jeunes musiciens que nous sommes.

L’essentiel est ailleurs, sur ces quatre murs tapissés de violons et d’altos par centaines ; il ne reste plus un mètre carré de libre. Combien peut-il y en avoir ? C’est toute l’histoire de la lutherie qui semble reconstituée le temps d’une vente. Une invraisemblable collection d’instruments anciens réunie pour trois jours, ici, à Vichy. Sans compter les tables par-delà le podium, où s’alignent violoncelles couchés sur le flanc et archets rangés et numérotés par boîtes entières.

Je me tourne vers mon frère. Il a revêtu comme à son habitude le masque neutre de l’impassibilité, sa cuirasse préférée. Sait-il seulement à quel point ses yeux le trahissent, qui papillonnent de violon en violon à une vitesse folle, jaugeant, jugeant chaque instrument à sa ligne, à sa couleur, au brillant du vernis, tentant d’en imaginer le son quand une mèche vient en frotter les quatre cordes ; tout un orchestre imaginaire s’accordant dans sa tête avant un improbable concert. Cette fois, David, treize ans tout juste, ne peut dissimuler le vertige qui l’assaille, du moins pas à sa sœur.

Claessens, lui, s’est figé, bras et jambes croisés, le regard braqué vers l’écran noir où dansent les chiffres verts. Il semble presque s’ennuyer, regretter de s’être levé si tôt, d’avoir fait toute cette route sous la pluie. Les lots et les minutes défilent. Sur les murs, un à un, les violons disparaissent, finissent entre les mains d’acheteurs désireux de leur offrir une nouvelle vie, un musicien flambant neuf.

Le lot 221 est annoncé. Un violon du luthier français Jean-Baptiste Vuillaume daté de 1867, sur le modèle Guarnerius del Gesù, état de conservation exceptionnel. Un instrument rare, très recherché, assurément la pièce maîtresse de la matinée ; enchère de départ : trente-cinq mille.

Très vite, les prix s’envolent. La tension monte d’un cran dans la salle. Ils sont plusieurs à se le disputer. Un vieillard assis au premier rang, un appareil auditif coincé dans chaque oreille, qui n’en met pas moins sa main en cornet pour ne rien rater des hostilités ; deux Asiatiques sur la droite qui dialoguent en messe basse entre deux gestes du menton à l’intention du commissaire-priseur ; enfin une femme très maquillée, chignon serré et pantalon de cuir, restée dans l’embrasure, qui fait ses offres avec une nonchalance travaillée comme d’autres choisiraient une paire de chaussures.

Le Vuillaume dépasse déjà les soixante mille quand soudain Claessens se redresse sur sa chaise. C’est lui qui vient de placer la dernière enchère, le voici dans la course, c’est bien ce violon-là qui valait le voyage depuis Genève.

Soixante-dix. Les deux Japonais se consultent puis finissent par jeter l’éponge. Le vieux au sonotone place une offre à soixante-quinze. Le pantalon de cuir surenchérit à quatre-vingts. Mon père monte à quatre-vingt-dix. Là-bas, au premier rang, la main en cornet a quitté son oreille. En voici un de plus à déserter le champ de bataille, faute de moyens, de légèreté ou d’inconscience.

Un temps de latence. Le commissaire-priseur relance. Quatre-vingt-dix, une fois... Le pantalon de cuir tergiverse, tente une offre à quatre-vingt-quinze. Claessens cherche son regard et lui sourit avant de prononcer distinctement : Cent dix, cent dix mille. Son adversaire d’un jour, furibarde, quitte la pièce. Le marteau tombe, applaudissements.

Alors mon père se lève, comme pour saluer son public. Mais en guise de révérence il désigne mon frère, assis à sa droite, sur le siège passager, à la place du mort.

 

Mesdames et messieurs.

Cet instrument, c’est pour mon fils.

C’est pour mon fils David Claessens.

Regardez-le bien tous.

 

Nouveaux applaudissements, cette fois plus clairsemés. Claessens se rassied. Dans ses yeux, l’espièglerie s’est évanouie. Il semble moins sûr de lui. Bref regard vers le fils. Le silence s’installe. La gêne. Bientôt l’incompréhension. Sur sa chaise en plastique, mon frère fixe obstinément ses chaussures, incapable du moindre sourire, du moindre remerciement.

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À défaut d’autobiographie aux requins, Miroslav a fini par me soutirer un shooting photo en compagnie d’un animal en voie de disparition. C’était il y a peut-être six mois. Quel animal ? ai-je demandé au téléphone. C’est une surprise, ma belle... Je me rends à l’heure convenue dans les locaux d’un hebdomadaire féminin. Je suis accueillie par une styliste. On me choisit un corset en cuir de chez Dior qui m’enserre les hanches jusqu’à la naissance des seins ; une blouse de soie blanche à manches bouffantes viendra en dessous ; en bas, un pantalon charbon et des talons vertigineux. Je passe entre les mains de la maquilleuse et de la coiffeuse. On met en valeur mes yeux verts et mes taches de rousseur, on me tire les cheveux en arrière en une longue tresse nouée serré, ambiance un tantinet dominatrice. Puis on me présente au photographe et au dresseur.

Car, voyez-vous, je suis censée me faire tirer le portrait en compagnie d’une panthère noire. La bestiole est là, d’ailleurs, dans un coin du studio, enfermée dans sa cage parsemée d’un peu de paille, le cou serti d’un collier de strass. Elle s’appelle Rani, c’est une petite star dans le monde de la mode et de la publicité, elle a déjà posé pour Chanel et Cartier.

Rani est sortie de sa prison, tenue serré au bout d’une chaîne par son dresseur. On la laisse un instant se dégourdir les pattes puis on l’invite à monter sur un piano laqué noir qui nous attend sur fond clair. Le photographe – un bellâtre plein de tatouages et de bracelets qui me dit avoir été reporter de guerre avant de se convertir dans les portraits d’artistes – règle ses éclairages. Son assistante orientera les réflecteurs argentés au gré des mouvements du gros chat noir. Celui-là joue les blasés sous la lumière des projecteurs. Il maîtrise mieux l’exercice que moi.

Enfin, j’entre dans le cadre et m’assois au clavier. Je n’ai pas l’autorisation d’approcher Rani de trop près, mes mains sont assurées au Lloyd’s et un coup de griffe ou de crocs serait fort malvenu, tout le monde ici a été prévenu. Le félin me remarque à peine, de toute manière, trop occupé à se mirer dans le couvercle laqué du Yamaha. Le photographe claque des doigts pour attirer l’attention de l’animal vers l’objectif. Le but est de capter nos deux regards verts, la belle et la bête, superbes et sauvages, figées sur papier glacé pour stimuler le désir des lectrices autant que des lecteurs.

Au Moyen Âge, on associait la rousse tantôt à la prostituée, tantôt à la sorcière. Un roi – je crois que c’est le Très-Chrétien Saint Louis – est allé jusqu’à obliger les femmes faisant commerce de leur corps à se teindre les cheveux en roux, couleur des feux de l’enfer et de la luxure, afin de mieux les distinguer des autres, les honnêtes, les soumises, les bonnes mères.

Le photographe me demande de baisser le menton, d’entrouvrir les lèvres, d’esquisser un sourire. Je ne suis pas très souriante de nature... Je le sens un peu ennuyé par ma réponse. Tout ce bazar, la panthère, le dresseur, la location du piano, les vêtements de chez Dior, tout cela pour tomber sur une chieuse. Il tente de m’amadouer tout en nous mitraillant, Rani et moi. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce métier ? C’est beaucoup de pression, non ? Mais j’imagine que jouer Mozart devant des milliers de personnes, c’est un truc de fou. Et qui sont vos idoles, alors ?... Mes idoles ?... Oui, vos modèles, les pianistes qui vous ont fait rêver quand vous étiez petite. Le type à la chaise, là ?... Le type à la chaise ?... Celui qui chantonnait pendant qu’il jouait. Gould, c’est ça ?... Je lui livre un nom, un seul : Buster Keaton... Ah bon ? Il était musicien aussi ?... J’explique que c’est l’impassibilité de son visage qui me fascine. Le masque neutre, libre de choisir à tout instant entre comédie et tragédie. Si Keaton est l’acteur le plus expressif de tous les temps, c’est justement parce que son jeu dépasse la mimique et le cabotinage. Absolument exemplaire. Un véritable aspirateur à spectateurs.

Rani continue de s’admirer dans le miroir du piano. Le photographe se gratte le crâne, perplexe, me demande de faire un geste avec mes mains, la première chose qui me passe par la tête, Un truc à vous, qui vous ressemble bien... Je pose mes doigts sur les touches blanches. C’est ce qui me ressemble le plus... Je le déçois encore. Il s’attendait à ce que je passe la main dans mes cheveux, que je me cache la bouche ou les yeux, qui sait, que je me tripote le bout des seins.

Au tout début de ma carrière, on disait que j’étais belle comme une actrice. Mes cheveux attiraient l’attention, mon visage séduisait. Et du point de vue du jeu j’avais tout pour plaire à la masse. Pas de fausses notes, tempi rapides. Pourtant ce n’était jamais un franc succès. Je ne faisais pas assez étalage de mes émotions. Aucun rictus, nulle extase factice ; un joli corps, certes, mais inexpressif. On me voyait trop froide. On me jugeait non pas à l’oreille, mais avec les yeux. La polyphonie, les nuances, les phrasés audacieux, tout cela ne comptait pas, ou si peu.

Miroslav ne m’a jamais forcée. Lui qui, la première fois, m’avait entendue jouer derrière un paravent, n’a eu de cesse de m’observer à mon clavier, des semaines durant. Ne change rien à ta façon de jouer, a-t-il fini par dire. Cette froideur, nous en ferons ton mystère, et les gens paieront cher pour l’approcher. Publicitaire, c’est un métier. Miroslav le pratique non sans un certain génie.

Mettez vos mains sous le menton, comme ça, et regardez l’objectif par en dessous avec un air un peu coquin, vous voulez bien ?... Je reste collée aux touches, magnétisée, comme la limaille de fer couchée sur l’aimant. Le clavier m’attire. J’ai envie de m’y allonger tout entière, de m’y enfouir. Et d’où vient ce ronronnement sourd ? De la panthère vautrée sur le couvercle noir ou bien de l’intérieur, de ma tête, de mon ventre, de ma poitrine ? Est-ce l’expression de mon angoisse, de ma colère, qui monte, qui monte à mesure que les déclics du Reflex se font de plus en plus pressants et les flashes aveuglants ? La sensation de l’ivoire sous ma peau est mon unique refuge. Il faut s’y retrancher sans cesse face aux agressions extérieures, depuis l’enfance, depuis toujours. La sensibilité des touches à la pression de mes doigts, le discret interstice entre un mi et un fa, la marche immense qu’il faut faire franchir à l’index pour atteindre un do dièse. L’ordonnancement du monde est à ce prix-là : une attention totale, le don de soi, à chaque mesure, à chaque note. Le moindre grain de poussière sous mon pouce devient caillou, rocher, montagne, Himalaya. Aussi comment ne pas s’agacer lorsqu’un tatoué vous met en joue dans la chaleur des projecteurs – clic, clic, clic, clic –, comment ne pas sortir un bref instant de sa réserve, de sa froideur, sous l’hystérique mitraille du boîtier pur plastique, dont la mémoire s’emplit de mon image, s’emplit de moi, me pille, me vole, me viole, jusqu’au ressassement, jusqu’à l’écœurement ? Je suis gonflée de notes et de colère. Que voulez-vous que j’en fasse ? Qui ose ici me réduire au silence ? Qui ose me résumer à ma simple apparence ? Vous l’aurez bien cherché, vous tous ici, et toi aussi la panthère noire, attachée à tes chaînes, réduite à l’esclavage contre un collier de strass et trois repas par jour ; il ne fallait pas me mettre un piano sous les doigts.

Le Yamaha est accordé ?... Le photographe sort un œil du viseur, éberlué. Je vous demande pardon ?... Le piano, vous savez s’il est accordé ?... Qu’est-ce que ça peut foutre, on est là pour faire des photos, non ?...

Je le fixe froidement, puis, sans crier gare, me lance dans une série d’octaves à toute berzingue, pédale forte au plancher, à en faire péter la caisse du pauvre instrument. Le gros chat narcissique est tiré en sursaut de sa contemplation, bondit jusqu’au plafond, couine à la manière d’un chaton, retombe lourdement sur le capot lisse, dérape à sa surface comme sur une patinoire, se casse la gueule par terre, renverse un projecteur, détale entre les jambes de l’assistante qui se met à hurler de peur, finit par se réfugier dans un coin du studio, à l’abri de la lumière, tous crocs dehors. J’achève ma course folle par un accord en la majeur.

Le photographe, la maquilleuse, la coiffeuse, la styliste, le dresseur. Jusqu’à Rani la panthère noire. Tous me fixent d’un air terrifié.

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Puis, un matin, David s’est manifesté ; à sa façon.

Je venais de rentrer de l’hôpital avec Claessens, c’était jour de thérapie. Là-bas j’avais fait part aux médecins de mon inquiétude quant à ses incohérences, de plus en plus fréquentes, de plus en plus prononcées. On m’avait parlé de surveillance étroite tout en me donnant les coordonnées d’infirmières à domicile censées soulager le malade autant que sa famille. Désormais, c’était une question de moyens ; nous n’en avons jamais manqué chez les Claessens.

J’ai mis mon père au lit puis je suis allée chercher le courrier. Des factures, des publicités ; depuis son hospitalisation, la boîte aux lettres s’était mise à charrier comme par enchantement des prospectus d’assurance décès. Aucun mot de compassion ou d’encouragement venu d’un ami, d’un collègue musicien, pas un ; à cet instant précis, Claessens jouait son ultime partition avec sa fille pour unique accompagnatrice, et je réalisais que mon père, tout directeur musical qu’il était, vivait depuis des années en homme seul dans son appartement des Tranchées.

Il y avait aussi une enveloppe matelassée dont l’adresse avait été écrite en capitales d’imprimerie, comme ces demandes de rançon dans les films de gangsters, expédiées par des ravisseurs à la mine patibulaire. Elle contenait une vieille cassette audio BASF, vierge de toute inscription à l’exception du mot Murillo sur la tranche. Le cachet indiquait qu’elle avait été postée la veille depuis Sion.

Une fois remontée dans l’appartement, j’ai fouillé mes placards à la recherche de mon ancien radiocassette, contrainte de repasser par chaque étape de mon adolescence ; chaque armoire, chaque tiroir ouverts ravivaient cet instinct de fuite qui m’habitait à l’époque et m’avait fait quitter Genève pour Paris sitôt le contrat avec Miroslav signé. Je mesurais le chemin parcouru durant ces années d’absence ; j’avais déserté les Tranchées simple musicienne, j’y revenais soliste internationale ; je comprenais aussi dans quelle terrible solitude j’avais laissé Claessens. J’avais été la dernière à partir, achevant, le jour de mon départ, la désagrégation de notre curieux quatuor, cette drôle de famille que mon père avait tenté de bâtir en parallèle de sa propre carrière.

Le lecteur à cassettes, je l’ai comme par hasard retrouvé sous le lit de David, cerné par les moutons de poussière. Je suis allée me fourrer sous le Steinway pour y écouter la bande envoyée par mon ermite de frère, et poursuivre ainsi le voyage qu’il m’imposait, à distance, sur les traces de notre enfance. C’était l’enregistrement d’une séance de travail, rue Murillo à Paris, où nous habitions avant que Claessens soit nommé à l’OSR. Je n’ai aucun souvenir de cet appartement. J’avais trois ans et demi quand nous avons déménagé en Suisse. Je sais simplement qu’il donnait sur le parc Monceau, et qu’il fallait remonter les rues de Lisbonne et de Madrid pour rejoindre le Conservatoire. C’est dans cet immuable aller-retour entre deux cages dorées, j’en suis sûre, que ma mère a commencé à s’emmurer.

La cassette que m’expédiait David datait d’avant ma naissance. Je pouvais le deviner à la voix de Yaël, si solaire, et au jeu de mon père, très proche de ses derniers enregistrements, dont le legato ne souffrait pas encore de ces tendinites à répétition qui bientôt précipiteraient la fin de sa première carrière. Surtout, c’était l’entente entre le pianiste et la chanteuse, entre le mari et la femme qui transpirait de la prise de son. Yaël, malléable, docile, mais aussi inspirée, inventive, espiègle. Claessens, attentif et patient, amoureux comme jamais.

C’est un extrait de Salomé. Pendant un gros quart d’heure, ils retravaillent le même passage, revenant sur d’infimes détails d’interprétation, sculptant la partition avec un plaisir évident. Parfois un rire fuse. La soprano s’amuse. Au clavier, Claessens amplifie l’aspect dramatique de la scène, en fait des tonnes, use et abuse de la pédale forte. Encore des rires. Deux gosses, deux gosses comme jamais je n’ai eu l’occasion de les voir en vrai.

Puis tout à coup le silence. La bande continue de se dérouler dans le radiocassette ; les secondes passent ; je manque de l’arrêter, supposant la séance terminée, mais un bruit de talons m’en dissuade, un craquement de parquet, un gloussement étouffé, et je devine de suite. Bientôt le bruit des étoffes qu’on entrouvre et qu’on ôte. Deux souffles se mêlent, respirations à l’unisson. Un choc sourd, puis deux, contre la caisse du piano. Un gémissement, puis deux, puis une série entière tandis que le tempo s’accélère. Et pour finir, une main, un ventre, un cul, que sais-je encore, écrasant le clavier en un phénoménal et dissonant accord.

J’éjecte la cassette du lecteur, entre écœurement et culpabilité. À presque trente ans d’intervalle, je viens de surprendre mes parents, non pas tant à se prendre contre un piano, mais à se donner du plaisir. Que ce soit en musique ou en amour, la chose, pour moi, est nouvelle ; à croire que Claessens et Yaël ont bien été, à un moment donné, avant ma naissance, peut-être aussi avant celle de mon frère, deux êtres de feu et de chair, deux êtres vivants.

Je reste de longues minutes dans le silence du salon des Tranchées, cachée sous le Steinway ; c’est le même instrument sur lequel mes parents, à Paris, il y a longtemps, ont fait cet enregistrement.

Comment as-tu mis la main sur cette cassette ? Et pourquoi me l’as-tu envoyée, à moi, maintenant, pour seule réponse à mon mot déposé dans la fente d’un volet, à l’entrée de ton fichu bunker ?

Un bruit mat du côté de la chambre de mon père. Je me précipite, non sans me cogner la tête en sortant de sous le piano.

Claessens est tombé en voulant se rendre aux toilettes. Il s’est fait dessus aussi. Il est beaucoup trop lourd, je ne parviens pas à le relever. Je le fais glisser sur le carrelage de la salle de bains, lui ôte son pantalon de pyjama. Mon père s’énerve, se crispe, refuse de m’aider, ne comprend pas ce qui se passe.

Je ne vois son poing en mouvement qu’au tout dernier moment ; sur l’annulaire, le bref éclair de son alliance ; le coup me fait vaciller et je m’étale à mon tour sur le carrelage. Claessens se lance dans une bordée d’insultes, registre scatologique. J’essaie de recouvrer mes esprits, j’ai mal à la tempe ; j’y trouve un peu de sang lorsque j’y porte les doigts, sans que je puisse savoir si la plaie vient du poing de mon père ou du choc contre le piano tout à l’heure.

Claessens est pris de tremblements. Ses intestins se vident à toute vitesse. Le dos calé contre la douche, je le serre dans mes bras, aussi fort que mes muscles le permettent. Je tente de fredonner quelques notes rassurantes mais les sons restent coincés dans ma gorge. Il semble s’apaiser, cependant, revenir à lui tout doucement. J’attrape le téléphone dans ma poche. David, je t’en supplie, grand frère, viens à mon aide, je ne pourrai pas le soulever toute seule, je n’y arriverai jamais. Bitte rufen Sie später an, der gewünschte Teilnehmer kann momentan nicht erreicht werden.

Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? répète sans cesse mon père. Je me résous à appeler le 144. Les larmes coulent sur mes joues sans que je ne puisse rien y faire.

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Hypothèse de départ, hypothèse de colère : tu n’existes qu’à travers ton conflit au père. Si l’on t’enlève cette colonne vertébrale, tu t’effondres comme une poupée de chiffon. Sans cette opposition frontale, consciente ou non, née d’une course enfantine sur la scène du Victoria Hall, tu n’es qu’un petit-bourgeois paumé, un gosse de riche foncièrement transparent.

Cette plaie, purulente depuis tant d’années, comme tu aimes la gratter, l’entretenir, la soigner pour mieux la rouvrir. Tu as beau jeu de te poser en victime de Claessens ; le grand rival, le père soi-disant castrateur, assoiffé de pouvoir, obsédé par l’astiquage de sa statue du Commandeur ; comme tu l’aimes, cette statue, comme tu la vénères ; tu as grandi dans son ombre, tu t’y es adossé si souvent, même si parfois tu as aussi pissé dessus ; toi, le Fils, prodige ou prodigue, à la fin on ne sait plus, tu t’es entiché de ton propre malheur. Il n’y a qu’à voir ce que tu nous as fait en finale à Bruxelles. Désormais, tu cultives ta singularité dans tes hauteurs valaisannes, supérieur, complaisant, méprisant. Et lorsque la statue finit par s’effondrer, rongée par la rouille, bouffée de l’intérieur, tu ne trouves rien d’autre à faire que de m’envoyer des petites cassettes du temps passé.

Tu me fais vomir, grand frère. Tu me laisses essuyer la merde. Le cambouis de mon père, comme disait l’infirmière.

Je sais, je t’entends d’ici. Mais moi j’ai mon violon, c’est lui, petite sœur, c’est lui qui, depuis toujours, me tient debout, sur lequel j’ai tout construit, tout misé. Il faut être si fort pour le faire, il faut tellement de volonté pour rester pur... Ah oui ? Alors pourquoi le gardes-tu pendu à un clou depuis tant d’années, tu peux me dire ? Pourquoi le laisses-tu prendre la poussière ?

Un de ces jours, crois-moi, je vais venir t’extraire de ton maudit bunker et te replonger dans la vraie vie. Je tirerai dessus au bazooka ou, mieux, je le bombarderai de mille Bösendorfer de concert, modèle Imperial, cinq cent cinquante kilos l’unité, que je larguerai depuis une escadrille d’hélicoptères. En touchant le sol, ils exploseront en milliards de notes incendiaires, creuseront des cratères, raseront ta forêt de conte de fées, détruiront ta montagne, attaqueront ta maison de béton armé ; à la fin, il ne restera plus que cendres et gravats, et tu seras bien obligé de sortir embrasser ta sœur.

Voilà qui est dit.

Pardonnez-moi, chers spectateurs, d’avoir trop cogné sur le clavier. Les mélomanes à l’oreille éduquée m’en tiendront certainement rigueur. On ne martyrise pas ainsi un instrument de prix, à plus forte raison lors des funérailles de son père. Mais voyez-vous, j’avais grandement besoin de me soulager. Pour l’instant la fureur s’est enfuie. Reprenons, si vous le voulez bien, le fil totalement décousu de ce récit.

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Parlons-en, justement, de la statue du Commandeur.

À Genève, Claessens se veut découvreur de talents. À mesure qu’il assoit son pouvoir au sein de l’OSR, il se bâtit une écurie d’artistes ; bien entendu, elles sont de préférence jeunes et jolies. Ainsi va le monde, ainsi va l’industrie du disque classique. La photogénie compte autant que la technique. On appelle cela avoir de la personnalité. Ce n’est pas moi qui cracherai dans la soupe. Miroslav joue de mon physique parfois jusqu’à l’obscénité. Il n’est pas le seul, je ne vous le fais pas dire. Moi-même, en interview, j’aime faire des mystères, travailler mes regards verts, jouer avec mon interlocuteur. Lorsque je rentre chez moi le soir, devant la glace, je peine à me démaquiller tant j’ai déjà passé la journée à me regarder minauder. Jusqu’à maintenant j’ai préservé l’instant du concert de ces insupportables contorsions. Pour combien de temps encore ?

Mais revenons à Claessens.

Très vite, mon père se complaît dans son rôle de mentor. Le chef d’orchestre – faut-il le rappeler ? – n’est pas qu’un musicien. Il est aussi là pour sauver la planète. Ou tout au moins pour lui éviter de passer à côté de la prochaine Callas, celle qui, par la beauté de sa voix, raccommodera les plaies de ce monde à feu et à sang. Il écume donc les pouponnières à virtuoses que sont les conservatoires pour dénicher une Maria au berceau. C’est une question de réputation. Le chef a de l’oreille ; par conséquent il sait reconnaître le potentiel, déceler dans un morceau de cristal blond pisseux le diamant qui, une fois taillé par ses soins, deviendra le plus brillant joyau de sa couronne.

Je vous l’ai déjà dit, n’est-ce pas ? Claessens s’intéresse particulièrement aux cantatrices. Dans le lot sans fin d’échantillons testés puis rejetés, je pense spontanément à Stiina, Finlandaise à longues tresses dégotée Dieu sait où, qui pendant deux interminables saisons fera l’objet de toutes les attentions du maestro. La pauvresse ira jusqu’à déclarer dans la presse que Claessens lui fait office de second père. Et cependant la carrière de la blonde Valkyrie ne décollera jamais, pas plus que celle de ma mère.

Couche-t-il avec Stiina ? Couche-t-il avec les autres ? Pas moyen de le savoir. Mon père a le chic pour enrober sa mission sacrée d’une épaisse couche de mystère. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les répétitions se terminent tard. Claessens découche de plus en plus. Et là je ne vous parle pas de ses concerts à l’étranger ; parfois il disparaît des jours entiers alors que nous le savons en Suisse. Il ne rentre aux Tranchées qu’au petit matin, la mine froissée par la fatigue mais encore plein, dit-il, de cette fraîcheur que lui apportent ses jeunes musiciennes. Elles ont toutes peu ou prou l’âge de Yaël lorsqu’il a fait sa connaissance en Israël. Et tandis que ma mère prend des rides et se mure dans le silence, Claessens joue les pygmalions pour mieux conjurer le temps qui passe.

Une fois sa réputation internationale acquise, il est aussi de bon ton que le chef s’investisse pour la paix dans le monde. Ainsi va-t-il jusqu’à financer et accueillir à Genève un orchestre formé de jeunes musiciens israéliens et palestiniens. C’est ce qui s’appelle l’ironie du sort. Tandis qu’il peaufine son statut de Nobel potentiel, Claessens délaisse sa femme, artiste lyrique formée à Tel-Aviv, vieillie avant l’heure, en panne de contrats, en panne de voix, en panne d’amour.

Et les enfants, me direz-vous ? Claessens s’en occupe aussi, rassurez-vous. Ainsi se fait-il nommer ambassadeur de l’Unicef, dont il soutient la collecte de fonds en donnant des concerts au profit de l’organisation. Bien entendu il ne manque jamais une occasion d’emmener ses musiciens jouer dans les écoles et les hôpitaux pédiatriques.

Il existe, en ce sens, un charmant reportage paru dans L’Illustré il y a une grosse quinzaine d’années ; longtemps, je l’ai gardé dans mes placards, avec le reportage de la télé israélienne, cette double page à la gloire du directeur musical de l’OSR. À gauche, il se trouve au milieu d’une classe de bambins, montrant à une tête blonde comment l’artiste se tient sur son podium ; perché sur l’estrade de la maîtresse, l’enfant imite l’impressionnant monsieur en costume trois-pièces, une règle en plexiglas en guise de baguette ; l’effet est des plus comiques, on ne sait trop lequel du gosse ou de l’adulte joue le plus au chef d’orchestre.

Page de droite, Claessens apparaît en famille, sur le canapé du salon, rue François-Le-Fort. Assis sur l’accoudoir, mon frère exhibe le Vuillaume conquis de haute lutte aux enchères de Vichy. Son regard se dissimule derrière un long rideau de boucles noires ; David, à l’époque, fait dans l’esthétique bobtail. Je suis la seule à sourire, douze ans à tout casser, coupe garçonne et taches de rousseur, déjà très forte pour faire comme si de rien n’était face à l’objectif du photographe. L’article s’intitule pompeusement : « Une vie au service de la musique ». Dans l’appartement autour, tout est rangé, clinquant, épousseté. On se dit que la bonne vient de passer l’aspirateur. On note les chaussettes rouges sous les revers de pantalon de mon père, assorties à sa cravate, et l’air absent de ma mère, genoux serrés, bas noirs et tailleur sombre, à ses côtés. De qui, de quoi porte-t-elle le deuil ? C’est l’une des dernières photos où elle apparaît encore. Bientôt elle s’évanouira des portraits officiels à la gloire de Claessens, disparaissant sous la surface lisse du lac de Genève. Et l’on ne trouvera plus trace d’elle nulle part, si ce n’est, pour ainsi dire, entre les lignes de notre histoire.

Qu’est-ce que Claessens cherche à cacher derrière le masque de la réussite ? Quel vide abyssal ? Quel manque obsessionnel ? Est-ce parce qu’il ne parvient pas à franchir ce dernier promontoire avant le Valhalla, à conquérir Berlin, New York ou Paris, faisant du Victoria Hall, au fil des ans, non plus une forteresse de prestige mais sa propre prison ? Ou bien est-ce autre chose ? Le directeur musical de l’OSR s’épuise en allers-retours entre ses deux personnages de prédilection, tantôt Don Giovanni, tantôt le Commandeur. Mais qui est-il vraiment ? Qui est vraiment mon père ?

À cette époque, il travaille sa gestuelle une heure par jour avec un comédien de théâtre. L’orchestre produit du son mais le chef, lui, n’est qu’une image muette. Il faut absolument la maîtriser pour conquérir les foules et poursuivre sa progression dans le gotha musical.

Claessens place l’OSR sur le marché de l’enregistrement de musiques de film. Il en devient l’un des spécialistes en Europe et fait beaucoup d’argent avec. Rencontre des réalisateurs, des producteurs et des vedettes. L’image encore, l’image toujours.

En 1965, Leni Riefenstahl donne une interview à la télévision américaine. Dans un anglais tartiné d’accent allemand à couper au couteau, elle réaffirme l’absence de toute influence, de toute intention politique dans son documentaire Le Triomphe de la volonté. « C’était ma condition, je l’avais dit à Hitler : J’ignore si ce monsieur-ci est quelqu’un d’important, ou si cette dame-là est quelqu’un d’important, je n’en ai pas la moindre idée. Si je tourne ce film, je le fais uniquement pour les images, pour l’intérêt du montage et des mouvements de caméra. Et Hitler m’a répondu : C’est exactement ce que je souhaite ; les films compliqués qui racontent tout un tas de choses ne m’intéressent pas, ils sont beaucoup trop... » La réalisatrice cherche soudain ses mots. « Comment dit-on, déjà ?... Langweilig... » Le journaliste de CBS se risque à traduire : « Assommant ? » Sourire radieux sur le visage de Riefenstahl : « C’est ça ! »

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Personne à la sortie de l’école.

Nous sommes un vendredi après-midi – je dois avoir huit ou neuf ans. D’habitude Josefa m’attend à la sortie. Josefa, c’est la nanny. Souvent, avant de rentrer rue François-Le-Fort, nous passons à la Migros y acheter un goûter et de quoi préparer le souper. Mais ce vendredi-là Josefa n’est pas là : ce matin elle a prévenu Yaël. Son fils est malade. Elle rattrapera sa journée plus tard. C’est ma mère qui viendra me chercher.

Sur le trottoir, devant l’école, j’attends, longtemps, seule, mais Yaël ne vient pas.

Je connais le chemin de la maison par cœur. Je passe à Plainpalais acheter un croissant fourré. À la caisse, je constate que je n’ai pas d’argent. Si j’avais été violoniste, j’aurais pu sortir mon instrument devant le magasin et gagner de quoi payer mon goûter. Mais je suis une petite pianiste, alors je ressors le ventre vide.

Je longe la plaine. Le trafic se densifie sur l’avenue et la nuit commence à tomber. Dans mon souvenir, Noël n’est pas loin. Le week-end s’annonce. Les courses, les cadeaux. David et moi nous travaillerons notre violon et notre piano. Au bout du grand losange se dresse la silhouette anguleuse du Victoria Hall. Mon père doit être là. Ce soir il n’y a pas de concert. Il sera sûrement en répétition ou dans son bureau de directeur. Il me donnera quelques francs, lui, pour acheter mon croissant.

Je connais toutes les entrées du Victoria Hall, là-bas ma tignasse rousse fait office de laissez-passer. Pourtant, je les ignore une à une. À quelques minutes de là, il y a la grande synagogue Beth Yaacov. Vendredi soir, c’est le début du shabbat. Ma mère y sera, j’en suis sûre. Peut-être y aura-t-elle encore emmené mon frère.

Depuis trois mois, Yaël ne manque pas un office. Depuis trois mois elle a retrouvé une foi, ses rites, ses superstitions, ceux qu’on lui a inculqués dans son enfance avant que la musique ne conquière toute la place. Elle s’est souvenue de sa judéité comme d’un talisman oublié dans une poche, et que l’on finit par triturer à longueur de journée, d’un geste obsessionnel. Claessens ne comprend pas ce qui se passe. Pourquoi sa femme chavire-t-elle ainsi dans cette contemplation mystique qui la tire en arrière, avant le mariage, avant l’Europe, avant la musique ?

De plus en plus souvent elle traîne David à Beth Yaacov. Là-bas le rabbin l’a repérée. Qui est cette élégante au regard vide, aux attitudes bizarres ? Souvent elle refuse de sortir.

Je suis devant la synagogue. Il fait nuit noire. À l’intérieur, l’office a commencé. Est-ce que mon frère est avec elle ? M’obligera-t-elle, moi aussi, à rester pour la prière du vendredi soir ?

Je finis par renoncer, fais demi-tour et rejoins Victoria Hall. C’est là que se joue ma partition, mon avenir. C’est là aussi qu’est mon goûter, mon croissant fourré.

Dans un studio de répétition en marge de la grande salle, je trouve mon père en compagnie de Stiina, sa protégée finlandaise. Une grande bouche rouge, des tresses blondes et des baskets fluo. Soprano elle aussi. Calée dans le creux du piano à queue, là où se tenait ma mère du temps où elle chantait encore.

Le maître et l’élève s’interrompent en me voyant entrer. J’ai laissé la porte ouverte. Qu’est-ce qui t’arrive, rouquine ?... Je n’ai pas de sous pour mon croissant Cailler... Maman ne t’en a pas donné en venant te chercher ?... Maman n’est pas venue me chercher.

Claessens plonge la main dans sa poche, en sort une pièce de cinq francs, se ravise, puis tire son portefeuille et me tend un billet de cent. Je t’appelle un taxi pour rentrer.

Je chouine. Je préfère rentrer à la maison à pied ; par les Bastions c’est à moins d’un quart d’heure. Sur le chemin je m’arrêterai à la Coop acheter mon goûter.

Soudain, la blonde aux baskets fluo pâlit, et de son accent chantant : Maestro ? Il me semble que votre femme vient de passer... Ma femme ? Où ça ?... Là-bas, par l’ouverture. En direction de la grande scène. Avec votre fils, je crois...

David est là, alors ? David est là avec ma mère ? L’office doit être fini à Beth Yaacov ! J’esquisse un pas. Claessens me retient. Sa main si ferme, forte, peut-être même fortissimo, sur mon poignet de petite fille. Il m’assoit au piano. Attrape une partition. Je reviens bientôt, je reviens tout à l’heure, rouquine. Déchiffre-moi le premier morceau. À mon retour nous le jouerons ensemble, tu veux ?

La Finlandaise et moi nous retrouvons à nous regarder en chiens de faïence. Elle est si jeune avec son air si gêné. Son pied droit écrase le gauche. Je joue un accord. J’ai l’impression que votre répétition est terminée. Alors, si vous n’avez plus besoin du piano... Je la libère, la soprano ; moi la rouquine, huit ou neuf ans à tout casser, je libère la bouche rouge d’un regard de glace ; je les maîtrise déjà, mes regards, autant qu’une sonate de Mozart.

Elle ramasse ses paperasses entassées. Des notes, des notes dans tous les sens. Oh, la bonne écolière ! Ses baskets fluo se dirigent vers la sortie, couinent à chaque pas sur le parquet ciré. Je les entends s’arrêter, hésiter. Devant le seuil, Stiina ressasse son humiliation. Pour être musicienne professionnelle, embrasser une carrière, il faut de la fierté, du caractère. Je l’entends, à l’autre bout du studio, gonfler d’air ses poumons : Alors ta mère est encore venue foutre le bazar ?

La porte claque.

Impassible et dévastée, j’ouvre la partition que m’a confiée mon père, comme si de rien n’était. Treize courtes pièces d’une minute en moyenne, certaines plus ardues que d’autres. Rien qui ne puisse résister à mon désir de petite fille de satisfaire Claessens. Ce sont les Scènes d’enfants de Schumann.

Vous êtes au courant, j’ai toujours eu du mal à mémoriser les morceaux ; en revanche, le déchiffrage ne m’a jamais posé de problème. J’ai appris à lire les notes avant les lettres. L’œil galope d’une mesure à l’autre et les doigts courent sur les touches. Entre les deux, un simple lien organique, une évidence.

J’effleure le clavier.

C’est alors que résonne la voix de ma mère, en provenance de la salle voisine, la grande salle de concert. Je la situe à l’oreille, au mètre près. Elle a escaladé la scène, a planté ses deux talons aiguilles en plein centre du plateau, face aux fauteuils vides. Elle s’essaie à chanter.

J’expédie Gens et pays étrangers et passe à Drôle d’histoire. De Drôle d’histoire je passe à Colin-maillard. Mes mains s’agitent sur le clavier, toujours très rapprochées. Dans les silences, les interstices, quand mon piano se tait, s’insinue le cri de ma mère. Alors je joue pour la faire taire. Et pour que cesse sa douleur.

L’enfant supplie, la quatrième pièce des Kinderszenen. Le chant se fait hurlement. Arrête, maman, arrête, je t’en supplie. Ta voix, que j’aimais tant, ta si belle voix toute de lumière, tu vas la casser à force de crier. Elle va éclater en mille morceaux sur la scène du Victoria Hall. Et personne ne pourra la recoller. Personne. Ni toi ni ton mari. Pas même ton fils. Pas même ta fille.

Bonheur parfait. Est-ce que mon frère est là ? Un événement important. Voit-il son père rejoindre sa mère pour essayer de la faire taire ? Rêverie. Au coin du feu. Cavalier sur cheval de bois. Est-ce la fin de l’enfance ? Déjà ? Claessens saisit Yaël par les poignets, fortississimo. Il n’y a qu’un chef pour déclencher un tel effet d’orchestre. Demain elle aura des marques bleues aux avant-bras. Est-ce que David assiste à tout cela ? Tais-toi ! Tais-toi ! Vas-tu te taire ? hurle mon père. Presque trop sérieux. Croquemitaine. Dixième, onzième morceau des Kinderszenen. Je continue à déchiffrer, la partition est ma bouée. Je ne coulerai pas. Je domine le temps qui passe. Je travaille mon piano tandis que dans la grande salle de concert vide, ils se déchirent, se défient, se cassent la vie et la voix sous les yeux et les oreilles de leur fils. J’y mets de l’ordre avec mes mains, du sentiment et des nuances. Mon visage, lui, reste impassible, à jamais.

L’accalmie, après une ultime note suraiguë, sans que je puisse savoir si c’est la voix de Yaël qui a lâché, ou si c’est Claessens qui, d’une façon ou d’une autre, l’a bâillonnée. L’enfant s’endort. Entre les interstices de mes silences ne filtrent plus que des murmures. Bruits de pas étouffés. On fait très discrètement descendre la soprano. Elle ne remontera plus jamais sur une scène, chacun en est conscient.

Le poète parle. Treizième et dernière pièce des Kinderszenen. Je referme la partition. Il est tard ; je suis enfermée à l’intérieur de l’immense boîte à chaussures. Je reviens bientôt, a dit mon père. Je reviens tout à l’heure. Le silence est total et je n’ose plus poser mes mains sur le clavier. J’ai déchiffré le livret tout entier, qu’est-ce que je fais maintenant ?

Le temps passe.

Où ont-ils emmené ma mère ?

Le silence est terrifiant.

Au commissariat de police ? À l’hôpital ? Peut-être l’ont-ils ramenée rue François-Le-Fort ?

Le temps passe encore.

Je suis enchaînée à mon piano de répétition.

J’ai huit ans. Peut-être neuf. Je viens de déchiffrer Scènes d’enfants de Schumann. Plus rien ne sera jamais comme avant.

Des bruits dans le couloir.

Qui est-ce ?

Le temps est-il enfin passé ?

Il est revenu me chercher, n’est-ce pas ? Il est revenu, mon papa ?

On ouvre la porte du studio. Une dame en blouse bleu clair tire un aspirateur. Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ? Je te reconnais, tu es la petite Claessens. Qu’est-ce qu’il fait, ton papa ? Il ne t’a pas oubliée, tout de même ? Ah, ces artistes ! Tu dois mourir de faim. Viens, ma chérie, ne pleure pas, je t’assure, ça ne sert à rien. Les hommes, tu sais, ils sont comme ça. Toi et moi on va descendre à la cuisine, je te ferai chauffer un chocolat.

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Pourquoi est-ce à cet instant que je pense ? Pourquoi maintenant, à cet instant précis ? Je revois Claessens à Bruxelles. Nous sommes peut-être à une demi-heure de la finale. La finale de David. Le Palais des Beaux-Arts commence à se remplir. Mon père est là, dans la salle. Frac sur mesure, comme toujours impeccable. Chaussures vernies. Raie sur le côté. Sourire de circonstance. Léger fond de teint pour ne pas briller dans la lumière des projecteurs. J’assiste à tout cela, j’en suis la spectatrice éberluée, dans ma main un ticket numéroté.

Dans une demi-heure il dirigera l’Orchestre national de Belgique en tant que chef invité. C’est ainsi que les choses se sont goupillées. Il dirigera son propre fils en finale du Reine Élisabeth.

En attendant, il s’est lancé dans une tournée sans fin, de rangée en rangée, saluant chaque visage connu et parfois même inconnu. Il serre des mains. Il serre des mains. Il serre des mains. Il serre des mains.

Et pendant ce temps David s’échauffe seul en coulisses.

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Dans le monde de la musique classique, il y a ceux qu’on appelle les connaisseurs. Si l’on veut faire carrière, il est indispensable de les caresser dans le sens du poil. Ce sont eux qui décident du sort des solistes en déterminant ce qui relève du bon et du mauvais goût. Cet establishment composé d’une poignée de journalistes, d’agents, de dirigeants de maison de disques, de musiciens et de professeurs, auxquels viennent s’ajouter quelques riches mélomanes, se choisit ses champions, les porte aux nues, leur fournit soutien inconditionnel et parfois financier à chaque étape de leur progression. En échange, il faut filer doux, flatter, remercier, faire des courbettes, surtout ne pas sortir des clous.

Qu’un artiste décide de suivre une ligne différente, orienter sa recherche dans une autre direction sans en demander la permission à ces gardiens du temple, et c’est la profession entière qui, comme un seul homme, lui tourne le dos. La pire des punitions n’est jamais la critique, même acerbe, mais l’oubli. Lorsque le téléphone cesse de sonner. Lorsque le musicien passe de mode. Son carnet de bal se vide pour ainsi dire du jour au lendemain. D’autres, plus jeunes, plus photogéniques, jugés plus talentueux ou plus singuliers, se bousculent pour signer les contrats à sa place. La traversée du désert commence.

Le plus sage est de se ménager un créneau et n’en plus bouger. Entendons-nous bien : tous, au niveau où nous sommes, nous affichons une technique en béton. La différence ne se fait plus tant au niveau du talent, mais dans notre capacité d’attirer l’attention. Il faut faire preuve d’une originalité bien calculée. Ni trop ni pas assez. Le détail physique ou vestimentaire qui change tout, qui rend populaire, qui fait acheter des disques. Bien entendu les femmes sont condamnées à afficher une beauté ravageuse, sinon ce n’est pas même la peine de mettre un pied sur scène. Et en même temps vous trouverez toujours quelqu’un parmi la meute des connaisseurs pour vous dézinguer en coulisses, précisément parce que vous êtes trop belle pour être une véritable artiste. Allez comprendre.

Il est aussi recommandé de prêter son nom à une grande cause humanitaire. N’en déplaise à Miroslav, la cause animale est un peu dépassée de nos jours. Les enfants décharnés ou trisomiques, ça marche toujours, mais rien ne vaut la lutte contre le réchauffement climatique, la défense des glaciers, des icebergs au pôle Nord.

Moi je m’en tiens à ces deux marques de fabrique : ma tignasse rousse et ma froideur légendaire, qui n’empêche pas d’ailleurs, de temps à autre, un regard de braise en direction des spectateurs ; pour le moment j’occupe seule le créneau, hormis une ou deux Russes soi-disant incendiaires, pâles copies d’Ariane Claessens, y compris du point de vue capillaire.

Et puis, bien sûr, il y a le rapport au public. En d’autres termes, la capacité à susciter non pas la sympathie mais l’admiration extatique. Il faut trouver la juste distance. Lui donner l’impression qu’il est en train d’assister à un moment unique dans l’histoire de la musique, une espèce de striptease à la fois audacieux et pudique. De cela dépend votre salaire d’applaudissements à la fin du concert.

Un jour on créera une classe de charisme dans tous les conservatoires de France et de Navarre. Et dans le plus grand d’entre tous, à Paris, c’est à moi qu’on attribuera la chaire de professeur.

David, lui, a toujours fait le contraire, régulier et méthodique dans son acharnement à détruire, à étouffer dans l’œuf toute relation avec les gens venus le voir. Lorsqu’il entrait en scène, invariablement mal fagoté, sans un regard pour la salle, évidemment sans saluer, il filait se placer vingt centimètres derrière la croix blanche marquant au sol l’emplacement du soliste. Cette petite croix, il la fixait le temps du concert, n’accordant qu’un coup d’œil expéditif au chef, lorsque cela s’avérait absolument nécessaire, comme une aumône consentie au monde extérieur.

Alors pourquoi – ils sont nombreux dans le milieu à s’être posé la question en le voyant débarquer au Palais des Beaux-Arts, venu de nulle part –, pourquoi, malgré cette attitude distante, quasi autistique, malgré cette silhouette dégingandée qui n’avait rien d’harmonieux, que l’on pouvait même trouver laide à certains égards, pourquoi, en dépit de cette volonté manifeste de tenir à distance respectable la salle tout entière, pourquoi le public de Bruxelles s’est-il trouvé comme instantanément suspendu à son archet sitôt la première note sortie de son violon ?

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Laissez-moi vous parler du premier concerto pour violon de Chostakovitch. Pour rappel, c’est sa partie orchestrale, ou tout du moins sa réduction, que je suis en train de vous jouer, malgré les yeux au ciel et les grimaces outrées des quelques connaisseurs présents dans la salle, ou plutôt dans l’église. Le temps d’un enterrement, je fais office d’orchestre symphonique, et tant pis pour les esprits chagrins, il faudra se contenter des mains d’Ariane Claessens en guise de flûtes, de piccolo et de hautbois. Les clarinettes et la clarinette basse, c’est moi qui les remplace. Idem pour les bassons, cors, tubas et percussions. Les deux harpes, le célesta et le régiment de cordes, devinez quoi, c’est encore moi.

Vous l’avez entendu déjà, tout commence par un Nocturne noir et cataleptique. Décidément l’ambiance sied bien à un mort, en l’occurrence mon père, mais aussi à une absence, celle de mon frère. David Oïstrakh, qui créa le concerto à Leningrad en 1955, disait de ce premier mouvement qu’il exprimait l’absence totale de sentiments. Il y a un terme clinique, l’alexithymie, pour désigner l’impossibilité d’exprimer ses émotions. Dans la famille Claessens, finalement, il n’y aura eu que ma mère à ne pas être atteinte d’alexithymie, et l’on sait comment tout cela a fini.

Mais revenons à l’Opus 77. Le Nocturne est le seul des quatre mouvements à user d’instruments fantasmagoriques, harpes, tam-tam, célesta. Le soliste traverse ce paysage de mort et de désolation en ruminant la même mélodie obsessionnelle. C’est une quête sans espoir, l’histoire d’une âme errante armée d’un petit violon pour unique compagnon.

Et tout à coup, voici que surgit le démon dans le second mouvement. Le début du Scherzo, joué allegro, frappe par son apparence désordonnée, hystérique, comme si les vents et les violons s’étaient lancés dans une compétition : c’est à celui qui fera le plus de bastringue ; dans cette tempête insensée, le violon solo se retrouve ballotté comme un fétu et doit lutter pour sa survie en faisant le clown, en se donnant en spectacle, en sautillant dans tous les sens. D’autant qu’à mi-parcours une nouvelle mélodie fait irruption, tirée du folklore juif, que Chostakovitch décrit lui-même comme exprimant une joie forcée. Mais encore, maestro ? Une danse à travers les larmes, dit-il encore. Cette fois on ne saurait être plus clair. Le violon se bat pour sauver sa peau. C’est L’homme qui rit de Victor Hugo, un sourire sanguinolent lui balafre les joues, taillé au couteau. Il engage le combat contre les bois, avant de voir l’orchestre fondre sur lui. Le Scherzo s’achève en un féroce corps à corps, un contre tous, dont tous les adversaires sortent lessivés.

Pourtant le cœur de l’œuvre est encore à venir. La Passacaille, intégrant l’immense Cadence, ressasse le même thème, encore et encore, joué par les basses, jusqu’à l’écœurement, tandis que le violon tente désespérément d’y échapper en proposant des variations mélancoliques. Mais sans cesse les basses ressurgissent, même pompe, même autorité, jamais ne relâchent leur surveillance, ramenant le soliste dans le rang, une fois, deux fois, jusqu’à neuf fois d’affilée.

Le violon, vaincu, épuisé, est laissé seul à macérer. D’abord il bouge à peine. Il ne peut que reprendre timidement le thème intimé par les basses. Cette fois c’est bien fini pour lui, c’est du moins ce qu’il laisse à penser. Or la vie revient progressivement, sans que l’on sache quel fol espoir la lui a insufflée. Le violon solo finit par se relever, dégoulinant, hagard, et fixe l’orchestre faisant office de bourreau bien en face. Et pendant les cinq interminables minutes que dure la Cadence, il va se ruer à l’assaut, percutant la glace froide et transparente du silence, la couvrant de son sang, choc après choc, tentative après tentative, jusqu’à sombrer dans la folie de celui qui n’a pas d’autre porte de sortie.

Alors l’orchestre n’a plus qu’à le cueillir, à ramasser les morceaux. Pourtant le petit instrument refuse de se laisser broyer. Il préfère le sarcasme à la mort, reprenant le thème principal du Nocturne, mais accéléré, ajusté jusqu’aux frontières extrêmes de la tonalité pour en faire voir toute l’absurdité. Burlesque, c’est le nom du quatrième et dernier mouvement. L’autorité de la Passacaille est aussi parodiée. Le violon solo saute sur les bois et les cors, il leur danse sur le ventre à tous et multiplie les bras d’honneur. Le tempo s’accélère d’allegro à presto. Les motifs s’enchaînent, plus déments les uns que les autres. Comme par miracle, les autres instruments semblent contaminés par cette frénésie. Le violon atteint les limites les plus hautes de son registre. Il s’envole, s’évade à jamais dans son monde intérieur, sans que la conclusion emphatique de l’orchestre – tagada-pom-pom – parvienne à le rabattre au sol.

Un pareil concerto se prépare longtemps à l’avance ; c’est un effort démesuré ; la partition comporte très peu de temps de pause pour le soliste. Il faut être prêt, physiquement et mentalement.

Pour jouer l’Opus 77, il faut avoir été tout au fond, et y être resté un moment. C’est ce que le vieil Arménien disait toujours.

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Krikorian disait aussi : Ce n’est pas le temps qu’on met pour arriver au sommet qui compte, mais le temps qu’on est capable d’y rester. De nos jours ce n’est guère un discours à la mode dans le microcosme musical, je peux vous le garantir.

À dix-sept ans, mon frère n’a rien d’un Wunderkind. Pour dire les choses franchement, il est déjà beaucoup trop vieux pour le devenir un jour. Bien sûr, il a cette mémoire d’ordinateur qui plaide en sa faveur, ce petit côté singe savant qui, systématiquement, se passe de partition. Tous les enfants prodiges ont une mémoire exceptionnelle. C’est le minimum syndical.

Question technique, David compte aussi parmi les meilleurs. À Genève, au Conservatoire, ils sont peut-être deux ou trois à vaguement rivaliser sur les pièces virtuoses, Paganini ou Ysaÿe, celles par lesquelles on débute un récital, histoire de clouer d’emblée le spectateur à son fauteuil, ou bien qu’on place à la fin, pour les rappels, afin de montrer que la bête est loin d’être épuisée, qu’elle pourrait aisément repartir pour un tour.

Et puis David a son joli violon, celui que Claessens lui a payé aux enchères de Vichy. Tout musicien avec une once d’ambition doit pouvoir se targuer de jouer un instrument remarquable. C’est d’ailleurs l’une des premières questions, l’une des questions fondamentales qu’il faut poser à un soliste international. Quel violon jouez-vous ? Il est du meilleur effet de donner le nom d’un luthier légendaire, de préférence italien, agrémenté d’une date, idéalement entre 1700 et 1800. Si l’instrument vous a été prêté par une prestigieuse fondation financée par une multinationale, c’est encore mieux, cela signifie que vous avez été choisi parmi des candidats triés sur le volet pour jouer un morceau de bois valant plus d’un million de dollars. Voilà la règle du jeu. Le violoniste et son violon sont censés ne faire qu’un, et le prestige de l’un déteint assurément sur l’autre. À tel point que l’on se demande parfois si ce n’est pas l’instrument qui fait le champion.

Certes, le Vuillaume de mon frère n’a pas le prestige d’un Strad ou d’un Guarnerius, mais c’est un instrument suffisamment brillant, y compris par son prix d’adjudication, pour attirer l’attention et prétendre à une carrière internationale.

Mais alors pourquoi David, à cet âge où tout se joue, n’a-t-il pas encore été repéré par le marché ? C’est qu’il lui manque, comprenez-vous, cette caractéristique essentielle à tout bon enfant prodige : la maturité précoce. C’est tout le paradoxe de cette espèce de course à l’échalote. À dix-sept ans on vous demande de jouer Mozart avec la fraîcheur d’un enfant et la roublardise d’un vieux maître en fin de parcours. Impossible grand écart, auquel certains, pourtant, les fameux Wunderkinder, se plient avec une apparente facilité sans que personne se demande par quels chemins, sombres ou lumineux, sont passés ces enfants vieillis avant l’âge. À ceux-là, les maisons de disques, les chefs d’orchestre et les agents font les yeux doux. Toujours cette obsession de dénicher le prodige au berceau, afin de mieux le façonner aux exigences de l’industrie.

Est-ce que Claessens s’inquiète du retard relatif pris par son fils ? Nourrit-il une quelconque ambition à son égard ? Difficile à dire. En famille, les discussions au sujet de la carrière sont rares ; à la maison, mon père brille surtout par ses absences. Lorsqu’il est là, nous passons, David et moi, ces espèces d’auditions où revient invariablement la même injonction : Recommence ! Pourtant l’achat du Vuillaume semble aller dans ce sens. Claessens a le désir de pousser son fils jusqu’au bord extrême de la planche. Nous verrons bien ensuite s’il a la force de sauter dans la fosse.

Un après-midi, au Conservatoire, David et moi sommes en train de travailler une sonate de Beethoven. Claessens entre dans la salle, sourire en coin, serre la main du professeur. Mon Russe s’est désisté. Soi-disant qu’il a le dos bloqué et que les piqûres n’y changent rien. En bas tout le monde s’agite pour lui trouver un remplaçant... Un remplaçant ?... Le concerto, fils. Je leur ai dit, au Victoria Hall, que je pensais à toi. Tu l’as déjà travaillé, n’est-ce pas ?... Mais le concert est dans combien de temps, papa ?... Cinq jours. Si tu l’as déjà travaillé, alors tu as largement le temps. Ariane t’aidera, n’est-ce pas ? Le professeur, un léger tremblement dans la voix, confirme. Ce concerto-là, David l’a déjà dans la tête, à défaut de l’avoir dans les doigts. Mon frère, le Vuillaume entre ses bras, fixe encore ses chaussures, comme à Vichy le matin des enchères.

Lorsqu’un soliste débarque dans une ville pour y donner un concerto, le temps de répétition lui est toujours chichement compté. Un service d’une heure trente, la générale, et puis c’est tout. Pas le temps d’atermoyer. Quand tout se passe bien avec le chef, c’est suffisant. Un peu juste, mais suffisant. Quand chef et soliste diffèrent dans leur vision de l’œuvre, les choses peuvent se compliquer sérieusement. Et quand l’orchestre donne en plus du fil à retordre à son directeur musical, alors la soirée peut virer au calvaire. Tout cela, évidemment, en supposant au préalable que le musicien se présente face à la meute en maîtrisant à la perfection l’œuvre au programme.

Dix-sept ans. Dans cinq jours le grand bain.

Ariane t’aidera, n’est-ce pas ? C’est cette phrase qui m’inquiète le plus. Cinq jours, c’est très peu pour un novice. Le défi est énorme, quasiment impossible, mais il peut être relevé, à une seule condition : s’assurer la complicité du chef et avoir du temps pour travailler avec l’orchestre.

Ariane t’aidera, n’est-ce pas ? Oui, j’aiderai mon frère. Le professeur aussi l’assistera. Ensemble nous préparerons ce concerto pour ainsi dire jour et nuit. Nous en ferons des cauchemars, dormant par tranches de deux ou trois heures sur un mauvais matelas du Conservatoire – David refuse obstinément de retourner dormir rue François-Le-Fort –, frère et sœur enlacés sous une couverture tandis que le professeur est rentré chez lui prendre une douche et un café avant de travailler encore.

J’accompagne mon frère au piano, du haut de mes quinze ans ; ensemble nous répétons le concerto. Claessens, lui, s’est éclipsé. Quatre jours durant, il se tient soigneusement éloigné de son fils.

Nous ne le revoyons que la veille du concert. Le chef a consenti à une répétition extraordinaire. Tout l’OSR est là, bien sûr, bienveillant mais aussi tendu. Ce jeune soliste aux boucles noires, ils le connaissent bien, ils l’ont vu galoper tout minot sur la scène du Victoria Hall, choisir son instrument, et d’une certaine manière défier son père. Mais demain ce sera le grand soir. Si la salle est pleine, le concerto se jouera devant quinze cents spectateurs. Il faudra tenir ses nerfs. être attentif face à l’inexpérience de ce soliste encore élève au Conservatoire. C’est un drôle de pari que lance Claessens. Tout le monde y engage sa réputation, et l’on ne saurait dire qui prend le plus gros risque entre le chef et le violoniste.

Je suis assise sur une mer de sièges vides, hagarde de fatigue. Les curieux ont été refoulés aux portes de la salle. La répétition aura lieu à huis clos, ordre du directeur musical. Pour le moment, l’orchestre s’accorde. Claessens sur son podium, partition fermée, comme à son habitude. David, jean, baskets et tee-shirt noir ; je n’ose imaginer l’état de mon frère. Demain, pour le concert, il faudra s’attifer d’un habit, marcher sur scène dans des chaussures vernies qui feront mal aux pieds. Pour le moment ne pas y penser. Se concentrer sur l’instant. Surtout ne pas rater son entrée.

Claessens rappelle brièvement le tempo. Lance la meute. Violoncelles et contrebasses pour commencer. Cinquième mesure, c’est là qu’est supposé entrer le violon solo.

Mais le Vuillaume demeure muet.

David fixe la petite croix blanche.

Claessens fait signe à son orchestre, silence.

Aucune importance, fils. Reprenons.

Violoncelles, contrebasses.

Cinquième mesure.

Le Vuillaume se tait encore.

Eh bien alors, qu’est-ce qui se passe ? Tu as besoin de la partition ?

Il la lui tend. David regarde la croix entre ses pieds, paralysé.

On recommence.

Violoncelles.

Contrebasses.

Silence.

Toussotements, gênés ou ironiques, parmi les cordes.

Dans la salle, cinquième rang, plein centre, larmes d’Ariane Claessens.

Le lendemain soir, c’est une Anglaise de quatorze ans qui joue. Le Victoria Hall, plein à craquer, lui fait un véritable triomphe.

Après le concert, devant la presse, Claessens insiste, en fait des tonnes. La performance est rarissime. Se rendre disponible en moins de vingt-quatre heures à cause du désistement du soliste russe. Jouer, à son âge, avec un tel aplomb, un tel degré de sécurité. Sans compter son éblouissant sourire, ses boucles blondes, son ineffable grâce. Bref, sa carrière est lancée.

Un peu plus tard, autour d’un verre, l’adolescente, qui joue comme une déesse mais n’a pas l’habitude du champagne, un peu pompette, avoue qu’elle a eu peur quand Claessens l’a appelée il y a cinq jours. Peur de ne pas être à la hauteur, bien sûr. Et finalement ce n’était pas si sorcier. Le maestro a su la mettre en confiance. Confidence. That’s what makes the whole difference, isn’t it ?

Aux yeux du monde musical, tout le monde s’en sort, ou presque. L’incident de la veille est passé totalement inaperçu. Aucun accroc à la réputation de mon père, pas plus qu’à celle de l’OSR. En privé, il fera toujours allusion à cette répétition ratée de mon frère comme à un accident industriel.

David, lui, a plongé dans la nuit. Elle durera plus d’une année.

J’ai oublié de vous dire quel était ce fameux concerto, celui qui avait bloqué le dos du grand violoniste russe.

Mais est-ce vraiment nécessaire ?

Vous ne vous en doutez pas déjà ?

Alors voici : Chostakovitch, Opus 77.