La vérité est que l’on perd à tous les coups. Se plier au jeu de l’image et de l’exposition médiatique, c’est se consumer dans la lumière, s’égarer, ne plus reconnaître son visage dans le miroir. Refuser les règles, c’est se condamner à la quête solitaire, à l’errance, à l’épuisement ; à force de s’en vouloir d’être passé à côté du succès, on finit par s’assécher, se ratatiner, vieillir avant l’heure.
Enfant, adolescente, je n’en avais guère conscience. J’étais tout à la joie de jouer, de progresser. Le simple contact de mes doigts sur le clavier me procurait la jouissance. Je pressais les touches et la succession de sons sans cesse renouvelés m’emplissait d’un bonheur intense.
J’ai compris à seize ans. J’ai compris à Bruxelles devant le spectacle de mon frère. Toutes les voies sont fatales, il n’y a que des chemins de mort. Désormais femme – et désormais soliste internationale –, je sais. Pourtant, chaque soir ou presque, je monte sur scène ; chaque soir ou presque, je me carbonise un peu plus. C’est plus fort que moi. Nous appellerons cela : l’irrépressible appel de la musique.
Nous avons pris l’avion dans le plus grand secret, affichant des mines et des manières de conspirateurs. À l’aéroport de Genève, je refusais obstinément de quitter mes lunettes noires, je craignais de tomber sur une connaissance, que sais-je, un musicien de l’OSR ou bien un professeur du Conservatoire, qui serait venu, tout sourire, nous demander, à mon frère ou à moi, ce que nous faisions là, affublés d’un vieillard en débardeur jacquard et d’un vieil étui à violon que David serrait contre son cœur.
Au contrôle de sécurité, il a fallu l’ouvrir parce qu’il refusait de s’en séparer. L’instrument de Krikorian était devenu le sien. Au fil des semaines et des répétitions, il se l’était approprié, en avait fait le prolongement de ses bras, de ses mains, de sa voix, aussi. David, déjà si peu bavard, s’était réfugié dans un silence dont il sortait de plus en plus rarement. Ce n’était pas de la fébrilité. Plutôt un état de concentration dans lequel il s’était plongé sitôt acceptée l’idée de participer au Reine Élisabeth. Il paraissait économiser son souffle, percevoir instinctivement qu’il en aurait besoin pour affronter la montagne, pour passer le premier tour, franchir le gouffre des demi-finales, et accéder enfin à l’Opus 77.
Quatre-vingt-quatre. C’était le nombre de candidats cette année-là, présélectionnés après le visionnage de centaines de vidéos postées depuis les quatre coins du monde.
Quatre-vingt-quatre, c’était le nombre de jeunes musiciens qui allaient s’affronter, à peine descendus du train ou de l’avion, formés dans les meilleures écoles, les meilleurs conservatoires, par les meilleurs professeurs.
La plus jeune avait seize ans et en paraissait treize. Le plus âgé, vingt-six. Sagement assis aux premiers rangs du grand auditorium de Flagey, ils faisaient face au jury international qui allait présider au supplice initial, celui-là sans violon ni archet : le tirage au sort. Douze jurés et éminents solistes – dont trois Russes –, derrière leur table interminable. Isaac Stern, en son temps, les nommait la rangée d’assassins.
Chaque candidat se lève à l’appel de son nom, descend l’allée centrale, monte sur scène d’un pas plus ou moins assuré, salue les assassins, puis plonge une main anxieuse dans une espèce de pot dont il finit par tirer un numéro. Ce petit bout de papier, il faut le faire tourner bien haut ; les plus bravaches vont jusqu’à le crier fort. C’est l’ordre d’appel à ce vaste rituel d’exécution publique qu’est le Reine Élisabeth.
Le pire est déjà sorti ; c’est un Américain qui, dès le lendemain, se présentera le premier à ses bourreaux ; lorsque le malheureux a sorti le chiffre 1, la salle entière a frémi, de soulagement ou de compassion.
C’est au tour de mon frère. Il est le seul à monter saluer avec sa boîte à violon sous le bras. L’étui en bois et les vêtements qu’il porte depuis des mois lui donnent une allure de saltimbanque. Va-t-il tirer son instrument et leur jouer un petit air, comme il le fait parfois sur le marché de la Riponne, contre quelques piécettes ?
Je me retourne constamment sur mon fauteuil, j’inspecte les gradins. Pourtant – je me suis renseignée en douce –, à cette heure-ci, Claessens est encore à Genève, il n’a pas fait le déplacement pour assister au tirage au sort. Il est fort à parier qu’il ignore encore tout de la participation de David au concours. Le chef invité ne sait pas qu’il risque de diriger son propre fils en finale.
Pour l’heure, mon frère plonge la main dans le pot, fouille à l’intérieur, sort le petit carton, le considère un long moment, le plie en quatre et le fourre dans sa poche, puis, sans un mot, sans un regard pour le jury ou l’auditoire, amorce de quitter la scène. On le rappelle. Quelques rires fusent. Il faut montrer son numéro, c’est le règlement. Il faut que chacun voie quelle place on prendra dans la file des condamnés à l’exploit. David revient sur ses pas, brandit son papier : quatre-vingt-quatre. Il passera en dernier. C’est lui qui, tout au long de la compétition, laissera la dernière impression.
Le concurrent a mis sa main en visière. Il semble aveuglé par la lumière des projecteurs et peine à retrouver les marches menant au parterre. Il erre de long en large, sa boîte à violon dans une main, son numéro dans l’autre, égaré, pris au piège des phares au beau milieu de la nuit noire. Un membre du comité d’organisation esquisse un geste, mais déjà le vieillard vêtu d’un débardeur jacquard s’est levé dans les gradins. Il descend l’allée centrale, s’approche du plateau, jusqu’à y poser la main, jusqu’à ce que son visage s’inscrive dans le faisceau des projecteurs, puis il fait signe au fils Claessens, qui se libère enfin de sa colonne de lumière.
Si la saynète est anecdotique pour le public, les membres du jury n’en ont pas raté une miette. Tous, ils scrutent le vieil homme à l’accoutrement démodé, convoquant de lointains souvenirs. Et lorsque Krikorian adresse aux douze assassins un discret signe de tête, les trois Russes, en bout de table, lui retournent son salut comme un seul homme.
À Lausanne, Krikorian et moi avions pris l’habitude de marcher jusqu’à la gare, toute proche, après les répétitions. Nous descendions la rue piétonne du Petit-Chêne sans dire grand-chose, laissant simplement le travail de la journée résonner dans nos mémoires, faire son chemin dans nos têtes et nos corps. Pendant ce temps-là David rentrerait chez lui, dans les hauteurs de la ville, tout à côté de l’hôpital. Une fois dans sa chambre, il s’étendrait sur son lit au-dessus duquel il avait pris pour habitude d’accrocher l’instrument du vieux professeur, puis il rêverait à Bruxelles, à l’Opus 77, avant de reprendre son violon pour une ultime séance de travail avant de sombrer dans le sommeil.
Les premiers jours, nous nous étions quittés dans le grand hall, Krikorian et moi, sous le panneau d’affichage. Mon train pour Genève était annoncé. Je lui disais poliment au revoir. J’ignorais tout de sa trajectoire. Je m’enfonçais dans le passage sous voies tandis qu’il caressait des yeux la vitrine de la boulangerie de la gare. Je l’imaginais s’offrir une brioche, une tartelette aux myrtilles ou au citron. Je le voyais gourmand sans être gastronome, plutôt friand de sucreries malgré sa silhouette gracile.
Puis, un après-midi, il m’a proposé d’aller boire un café. J’ai consulté la liste des départs, le temps de réfléchir. Des trains pour Genève, il y en avait tous les quarts d’heure. Je n’avais aucune excuse, rien d’autre à faire, sinon accepter son invitation et sauter dans l’inconnu de cet échange hors du Conservatoire. Nous nous sommes assis au Buffet de la gare. Le vieillard y était dans son élément. Le décor n’avait pas dû changer depuis cent ans. Aux murs, toujours les mêmes peintures, des représentations du lac en long, en large et en travers, au printemps, en été, en hiver. Il a commandé un thé noir et une pâtisserie maison.
Je m’attendais à un bombardement de questions, sur ma famille, sur notre enfance à David et à moi. Après tout, je lui servais de clé pour accéder au coffre-fort où s’était enfermé mon frère. Avec ma complicité et sa patience infinie, il l’en faisait sortir morceau après morceau, note après note, comme font les dresseurs de serpents. Mais au lieu de cela, il me parla de lui, de son histoire, de sa jeunesse, tout en dégustant tranquillement sa part de tarte aux poires.
Issu d’une famille de commerçants aisés, il était né dans ce qui était alors la République soviétique d’Arménie. Son grand-père, violoniste amateur, avait été son professeur et lui avait offert son premier violon adulte, le seul qu’il eût jamais joué. Remarqué, encore adolescent, pour son talent évident, il avait quitté son pays natal pour étudier au prestigieux conservatoire Tchaïkovski à Moscou. Il y avait suivi l’enseignement de David Oïstrakh, l’un des plus extraordinaires violonistes du siècle mais aussi l’un des plus grands pédagogues. Oïstrakh l’avait encouragé à se présenter au concours des États de l’Union soviétique avant même sa sortie du Conservatoire. Krikorian y avait remporté un premier prix censé lui ouvrir les portes d’une carrière de soliste. Dans les années cinquante, après la mort de Staline, les musiciens russes commençaient tout juste à se produire hors de leurs frontières. D’abord dans les pays du bloc communiste, puis, de plus en plus souvent, en Occident. Les concerts, les concours internationaux, représentaient une occasion rêvée de faire valoir la supériorité de l’école soviétique ; ses artistes trustaient les premières places dans toutes les compétitions, que ce soit au piano ou au violon.
Dans ce contexte de propagande acharnée, le jeune Krikorian avait été retenu pour participer à une tournée dans les Républiques populaires. Un véritable test avant de l’envoyer promouvoir le communisme par-delà le rideau de fer. Bien entendu, le programme était imposé, et un concerto au-dessus de tout soupçon y avait été inscrit, celui de Beethoven, dont on ne pouvait supposer qu’il attirerait les foudres de la censure politique ou des antimodernistes. Mais le diable se loge dans les détails. Ainsi un fonctionnaire du parti était-il venu trouver Krikorian peu avant son départ, lui demandant quelle cadence il comptait jouer pendant sa tournée. La cadence, ce solo placé au cœur des grands concertos, où le violoniste a en théorie toute liberté pour improviser. En réalité, il est rare que les solistes proposent leur propre version, préférant reprendre celle composée par un illustre aîné, Joachim, Kreisler... En l’occurrence, le jeune Krikorian avait choisi celle de Leopold Auer agrémentée de quelques inflexions personnelles. Le fonctionnaire lui avait aussitôt opposé une fin de non-recevoir. Auer était hongrois, et la Hongrie n’était guère à la mode étant donné les événements des derniers mois. Cela se passait en 1957, peu après l’écrasement de l’insurrection à Budapest. Et le jeune violoniste avait eu beau protester, arguant que sa musique n’avait que faire des considérations politiques, il n’avait pu fléchir l’apparatchik.
Durant toute la tournée, en Pologne, en RDA, en Tchécoslovaquie, Krikorian avait obéi docilement. Mais le dernier soir, à Budapest précisément, il n’avait pu s’empêcher de jouer la cadence interdite, comme un pied de nez aux censeurs qui ne connaissaient rien à la musique. Pour enfoncer le clou, il avait interprété une danse hongroise au débotté en guise de rappel, et la salle entière s’était levée pour l’applaudir de longues minutes.
Krikorian avait repoussé son assiette, désormais vide, dans un coin de la table. Il n’y restait que quelques miettes et une serviette en papier, froissée. Je n’avais pu m’empêcher de demander : Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?... Il m’avait regardée de longues secondes sans rien dire, derrière ses lunettes aux montures carrées, sur ses lèvres l’inaltérable sourire, modeste, discret, plus impénétrable que jamais. Ce fut la fin de ma courte carrière de soliste. Puis il avait réglé l’addition et consulté sa montre ; le prochain train pour Genève partait dans moins de cinq minutes.
Je l’avais perdu de vue sur un quai de gare, sous la lumière grisâtre de la grande verrière, silhouette gracile et fantomatique ballottée par la foule pressée des heures de pointe. Pourquoi m’avait-il raconté tout cela ? Que s’était-il passé à son retour en URSS ? Quand et comment était-il arrivé en Suisse ? Et à quoi pouvait-il bien occuper ses soirées ? À ressasser sa carrière avortée ? À regarder passer les trains, jusque tard le soir, jusqu’à la réouverture du Conservatoire où, dès le lendemain matin, il retrouverait mon frère ?
Je vous l’ai déjà dit, non ? Lorsque mon frère entrait en scène, il allait directement se placer quelques centimètres derrière la croix en adhésif fluorescent désignant l’emplacement du soliste. Et durant tout le concert ou presque, il jouait en fixant cette petite croix, qu’il soit seul face au public, ou bien accompagné d’un pianiste, voire d’un orchestre symphonique. Cette façon qu’il avait de se couper de tout et de tous frisait la provocation, du moins aux yeux de certains observateurs ; mais pas aux miens.
Lorsque lui et moi étions associés, notre duo se passait du moindre regard, du moindre signe perceptible aux spectateurs. Il suffisait à l’un de se caler sur la respiration de l’autre pour être au même diapason. David m’emmenait en lui et je l’attirais en moi. Et quiconque assis dans les fauteuils en face était invité aussi, pour peu qu’il fasse l’effort de se projeter au-delà des apparences. Car voyez-vous, avec David, il y avait peu à regarder et beaucoup à entendre. Le paradoxe de l’interprétation est que la façon la plus directe de communiquer avec le public est d’oublier son existence.
Cette façon de jouer, je le conçois, pouvait agacer, surtout à notre époque où tout artiste se doit d’étaler grassement ses émotions comme le beurre sur la tartine. Je vous invite à faire le test : allez chercher les captations vidéo du premier tour ou de la demi-finale à Bruxelles, et veuillez couper le son. Regardez-le se tenir droit comme un cyprès derrière sa petite croix, la tête inclinée sur la gauche, l’oreille collée à la table d’épicéa. Vous le trouverez sans nul doute ennuyeux, rapiat de ses émotions. Laissez passer quelques minutes encore, toujours sans le son, et bientôt le spectacle de ce garçon parfaitement immobile en dehors de ce bras droit qui s’agite en tous sens vous paraîtra insupportable, voire terrifiant. Il vous viendra l’envie de l’abattre, ce Claessens, à coups de fusil ou de hache, bref, de tout faire pour qu’il cesse.
Vous me suivez toujours ? Maintenant portez votre attention sur sa main gauche. S’il faut vous focaliser sur un détail visuel, c’est bien celui-là. (C’est un conseil que je vous donne en général, vous en ferez ce que vous voudrez : chez un musicien, regardez toujours les mains ; évitez le visage comme la peste. Les mains ne portent pas de masque, celui de l’émotion feinte, de l’extase de pacotille. Les mains sont incapables du moindre mensonge, tandis que le visage, lui...) Regardez-la danser sur son manche, cette main gauche, regardez-la courir, sautiller, caracoler sur l’ébène en toute liberté. J’ai souvent eu la sensation que le monde de David se limitait à cette touche de bois noir. Une trentaine de centimètres tout au plus, qu’il écumait inlassablement jusqu’à ce que cette réglette d’écolier soit à l’échelle de l’univers. David savait qu’il n’aurait pas assez d’une vie pour ce voyage au long cours, cet éternel aller-retour ; quatre octaves et quatorze positions de haut en bas du manche, un continent que des générations entières de musiciens n’étaient pas parvenues à cartographier de façon définitive.
Durant les éliminatoires, fort heureusement, nous avons joué avec le son. Quand tous les candidats soignaient leur apparence et s’avançaient sur scène en costume du dimanche, en robe de bal, mon frère s’est présenté – comment vous dire ? – en habits du lundi matin, pantalon informe et chaussures éculées.
J’étais avec lui en coulisses, ma partition de sonate sous le bras. Dans un instant nous marcherions sur scène, mon frère pour faire sonner le violon d’un vieil Arménien acheté à Odessa cent ans plus tôt, moi pour l’accompagner au piano. Je me souviens du regard du régisseur plateau chargé de nous donner le top départ, sa manière de nous jauger ; je me souviens de son petit sourire derrière son casque-micro tandis que dans les haut-parleurs une voix annonçait le candidat suivant, no 84, David Claessens, Suisse. Je me souviens de sa remarque à destination de ses collègues en régie chargés d’envoyer la lumière. Dix mots à peine, murmurés dans son petit micro, de son petit accent bruxellois, au moment même de notre entrée en scène : C’est la Belle et la Bête, ces deux-là...
Pour être honnête, je garde assez peu de souvenirs de ce premier tour. Je suis restée sagement assise à mon piano, le temps que David interprète sa sonate de Bach pour violon seul. Puis nous avons joué Schubert comme si nous nous étions trouvés dans le salon des Tranchées. Le grand auditorium de Flagey, le public, le jury, les autres candidats et la compétition, tout cela n’existait pas, ou n’était qu’anecdote. Nous étions là, David et moi, comme toujours, comme depuis l’enfance, nous protégeant mutuellement de l’orage. Le frère et la sœur, yeux fermés, blottis l’un contre l’autre, jouant avec les notes comme avec la pluie martelant le toit de notre refuge secret, de notre grotte. Sur scène comme ailleurs, tant que nous serions ensemble nous resterions en vie, et la musique continuerait de circuler dans nos veines.
Les applaudissements nourris nous ont sortis de notre bulle. Le public avait aimé. Les commentaires, les pronostics quant au dossard 84, le dernier à passer, allaient déjà bon train. Nous étions de retour dans le monde réel. La Belle et la Bête, comme avait dit l’autre imbécile.
Le soir même, nous avons appris que David était qualifié pour la demi-finale.
Trois jours plus tard, nous y avons interprété Tzigane de Ravel pendant l’épreuve du récital. Vous connaissez ce morceau, n’est-ce pas ? David et moi l’avions joué je ne sais combien de fois dans notre adolescence, mais jamais en public. Le violoniste progresse seul dans sa partition virtuose pendant plus de quatre minutes, dans le plus pur style des improvisations tziganes, avant que l’échange avec le pianiste s’engage et se poursuive en une folle conversation.
Je me souviens de cette attente. David qui n’en finit plus de monter et descendre sur sa corde de sol, seul, tout seul, et le violon de Krikorian, puisant dans le son râpeux des rhapsodies populaires, prêt à se fendre de plaisir sous les doigts de mon frère. C’est une jouissance de l’entendre jouer. C’est tout aussi insupportable d’être renvoyée au rang de spectatrice, seule, toute seule, sans possibilité aucune de le rejoindre avant quatre longues minutes ; c’est la partition qui le dit, et la partition est formelle. Les tables de la Loi selon Maurice Ravel. Et moi, gonflant d’impatience. Il me faut jouer à tout prix avec lui. Entrer dans le jeu avant qu’il ne s’éloigne trop, qu’il disparaisse à jamais. Et les secondes qui passent, sans fin, et les notes, et les temps, et les silences, longs comme le jour ; les mesures défilent avec une lenteur exaspérante ; mon entrée est si loin encore, si loin, un petit point, une tête d’épingle à l’horizon.
Je me souviens de cet instant où, enfin, nous nous retrouvons, le frère et la sœur. Les touches roulent sous mes doigts. Tout près de moi, j’entends sa respiration à lui qui s’accélère. Ensemble nous montons vers les hauteurs, sous mes yeux les notes s’affranchissent de la portée. Le violon de David geint et soupire, assume ses dissonances avant de revenir à moi, à mon piano. Comme nous nous amusons de tout cela. Rires, pizzicati, impudents et impudiques. Enlacés, nous tournons et tournons au vu et su de tous. Pause. Silence. Ricanements étouffés du clavier. Enfin le tempo s’accélère vers l’emballement final. Une véritable locomotive lancée à pleine vapeur que ce morceau de M. Ravel. Mes bras, mes épaules, ma nuque me font mal tellement nous jouons vite et fort. Nous atteignons la note finale.
Que le silence qui suit est bon aussi. David fixe sa croix au sol. Je garde les yeux baissés sur le clavier. Tous deux hors de souffle. Viennent les applaudissements. D’abord comme des gouttelettes sur un toit de tôle, puis la pluie s’intensifie, se fait averse d’été. Ma peau, ma robe, mes sous-vêtements, je suis trempée. Et dans la salle, ceux-là qui ont tout vu, tout entendu, se sont levés et crient Encore, encore, encore !
À l’automne dernier, j’ai participé à un concert caritatif en faveur de la lutte contre le cancer. Nous nous sommes succédé sur scène, tous musiciens de haut niveau, violonistes, guitaristes, flûtistes, violoncellistes, altistes, nous avons joué chacun un ou deux morceaux, dit un petit mot dans le micro, puis la marraine de l’association nous a emmenés dans son appartement du 7e arrondissement y finir la soirée. Là-bas il y avait un gros jouet noir pour moi – un Bösendorfer Imperial – et beaucoup de vodka.
Vers une heure du matin, ceux qui étaient restés ont saisi leur instrument et je me suis installée au clavier. Il y avait toutes les nationalités, russe, serbe, allemande, israélienne, américaine ; nous parlions toutes les langues à la fois. Les improvisations et les fous rires fusaient. Je fouillais dans le coffre à partitions de la maîtresse de maison, j’en sortais d’improbables sonates que je mettais mes camarades au défi de déchiffrer sur-le-champ. Vers deux heures du matin, la fatigue et l’alcool aidant, les premiers bégaiements, les premières pertes d’équilibre ont fait leur apparition. Ce n’est que vers trois heures que les fausses notes ont commencé à se multiplier. Les verres et les bouteilles vides s’accumulaient sur le 290 mais il restait encore pas mal de place sur le couvercle laqué, et le chemin jusqu’à l’aube paraissait encore long. Je n’avais pas bougé un instant de mon tabouret sinon pour aller pisser. J’avais cessé de compter les vodkas versées dans mon gosier, mes doigts fonctionnaient merveilleusement, souples, sensibles, déliés ; je déchiffrais les partitions inconnues avec une désespérante facilité. J’usais mes partenaires un par un, de plus en plus titubants, au souffle court, aux doigts gourds, aux archets imprécis.
Sur les coups de cinq heures, nous ne nous sommes plus retrouvés que deux, un violoniste ukrainien et moi, Ariane Claessens. Les autres étaient rentrés à leur hôtel ou bien ronflaient, ivres morts, dans les fauteuils et les canapés en velours. Au fond du coffre à partitions, j’ai mis la main sur une sonate de je ne sais plus quel compositeur, peut-être Scriabine, et j’ai défié mon soliste international qui avait toutes les peines du monde à maintenir son instrument à plus d’un million calé sous son menton. Il avait oublié ses derniers mots d’anglais au fond de son verre. À nous deux nous devions dépasser les cinq grammes d’alcool dans le sang.
Moins de dix minutes plus tard, il posait son Strad parmi les cadavres de Stolichnaya pour aller vomir. Le pauvre garçon jouait comme un gamin de huit ans.
La maîtresse de maison, qui luttait elle-même contre un cancer du sein et avait pris soin toute la nuit de ses invités musiciens, s’est assise sur le tabouret, à côté de moi, puis elle a caressé doucement mes cheveux. Je vous ai bien observée, Ariane. Comme tout le monde ici, vous avez beaucoup bu. Je vous ai écoutée aussi. Je ne crois pas avoir entendu la moindre fausse note. Pas une seule en une nuit. Elle avait des yeux clairs et tranquilles. Sa main sur mes cheveux faisait un bien immense. C’était la main d’une mère sur la tête de sa fille.
Le jour commençait à poindre à la fenêtre. J’avais du mal à me détacher de cette main si apaisante. Elle l’a posée sur mon visage et j’ai réalisé que c’était pour en chasser mes larmes.
J’ai refermé le couvercle au-dessus du clavier. J’étais si fatiguée.
La vraie virtuose de classe mondiale, c’est celle qui cuve une cuite à coucher un bataillon ou un orchestre philharmonique sans faire une seule fausse note. Je m’en doutais déjà.
Vous me suivez toujours, n’est-ce pas ? – moi je n’y peux rien si le Reine Élisabeth est aux musiciens classiques ce que le décathlon est aux dieux du stade : une compétition de force et d’endurance où chaque note, chaque démanché, chaque coup d’archet peut vous faire trébucher.
Trois jours après avoir joué Ravel et mis Flagey en ébullition, David passait la seconde épreuve des demi-finales : Mozart, Concerto no 4 en ré majeur avec l’Orchestre royal de Wallonie. J’étais désormais condamnée à suivre la fin de la compétition depuis la salle. J’avais fait mon travail d’accompagnatrice sur les épreuves de récital. Sur la route de mon frère ne se dressaient plus que des concertos. Mon père, qui dirigerait l’Orchestre national de Belgique en finale, n’avait toujours pas fait son entrée.
Krikorian s’activait en coulisses, passant ses journées à tomber par hasard sur des membres du jury, les trois Russes en particulier, qui semblaient en savoir plus que moi sur la trajectoire brisée du vieil Arménien. Je les voyais palabrer, de loin, entre deux portes, captivés par ce que Krikorian avait à leur raconter. Tôt ou tard, entre les souvenirs, les éclats de rire, les évocations d’Oïstrakh et Richter, il leur parlerait de mon frère, de son talent, de son jeu, de son urgence vitale à s’exprimer par le violon.
Derrière chaque grand soliste il y a un grand enseignant. On dit parfois que tous ces concours internationaux où s’affrontent des musiciens à peine sortis de l’adolescence ne sont en réalité qu’une façon de départager leurs illustres aînés. Certains observateurs se risquent à deviner le classement final de la compétition dès le tirage au sort, le premier jour, simplement en consultant la liste des candidats ; à côté de chaque jeune violoniste doit être indiqué le nom de son professeur, qui, parfois, fait partie du jury.
Ce concerto de Mozart, David l’a joué comme dans un rêve. Je dois vous dire que je l’ai vécu comme un cauchemar, soudain privée de mon frère, collée à mon siège numéroté, spectatrice passive et impuissante tandis qu’il s’envolait dans la lumière. Et lorsque, le soir venu, la liste des finalistes a été divulguée, j’ai compris que ce sentiment de solitude et d’abandon ne faisait que commencer. David, comme tous les autres, devait maintenant s’éclipser dans la Chapelle musicale, coupé du monde et de sa sœur.
La Chapelle Reine Élisabeth n’a rien d’un bâtiment religieux. Elle a été construite à la fin des années trente, à une quinzaine de kilomètres de Bruxelles, pour y accueillir de jeunes musiciens en résidence. Lors du grand concours annuel, elle se mue en véritable forteresse, le temps pour les douze artistes encore en lice d’y préparer leur finale, en reclus ; les articles 30 à 32 du règlement sont des plus clairs :
30. Les finalistes entrent à la Chapelle musicale dans l’ordre fixé par le tirage au sort, à raison de deux par jour. La semaine passée à la Chapelle musicale doit permettre aux finalistes de se préparer sereinement à l’épreuve finale.
31. L’épreuve finale commencera une semaine après que les premiers finalistes seront entrés à la Chapelle.
32. Pendant cette période, les finalistes ne pourront pas communiquer avec des personnes étrangères aux services de l’administration du concours. Ils devront se soumettre aux règles prescrites par la direction. Ils se rendront aux répétitions d’orchestre aux jours et heures qui leur seront indiqués, accompagnés d’une personne désignée par la direction.
Personne n’entre ; personne ne sort. Ordinateurs et téléphones interdits. Violons, partitions, accompagnateurs désignés par la direction, et basta. Et l’on est prié de ne pas plaisanter avec le règlement.
De par son tirage au sort, mon frère a rejoint la Chapelle en dernier ; le hasard l’avait associé à ce Coréen au visage impassible dont les connaisseurs avaient fait leur favori. Le temps d’une nuit, le bâtiment a dû résonner du son de douze violons, fébriles, studieux, privés de leur professeur mais prêts à en découdre, chacun disposant d’un petit studio de répétition. Puis, dès le lendemain, les deux premiers finalistes ont quitté la Chapelle pour se présenter au public, au jury, à l’Orchestre national de Belgique, à son chef invité, et jouer ainsi leur avenir sur quelques notes de musique. La finale s’étalerait sur six jours à raison de deux candidats par jour. C’était le temps qu’il faudrait à la Chapelle pour se vider progressivement. Six jours. C’était le temps de ma condamnation à vivre sans mon frère.
Je dois vous dire que j’ai craqué. Pas le premier soir, non, tout de même. Mais peut-être le deuxième ; oui, peut-être bien. J’ai pris un taxi jusqu’à Waterloo, chemin de la Chapelle musicale, j’ai dit au chauffeur de me déposer devant le portail, Ça m’a l’air fermé, vous savez, mademoiselle... Ne vous inquiétez pas, monsieur, j’ai la clé. Je vous dois combien pour le trajet ?... J’ai attendu que la Mercedes à damiers jaunes s’éloigne puis j’ai cherché un passage pour escalader la grille. Il devait être pas loin de minuit.
J’ai marché entre les arbres du parc, prenant soin d’éviter les allées de gravier, ombre furtive et silencieuse. Il y avait un petit bassin où se reflétaient les fenêtres encore éclairées de la Chapelle. C’est là que je me suis postée, derrière l’épais rideau de guirlandes d’un saule pleureur, face à cette grande maison immaculée qui semblait flotter dans la nuit.
Laquelle était-ce, celle de mon frère ? Laquelle de ces cases de lumière et de verre ? Logeait-il à l’étage ou bien au rez-de-chaussée ? L’air était doux, c’était déjà la fin du mois de mai. À travers les fenêtres entrouvertes, je les entendais répéter malgré l’heure avancée, au son de l’Opus 77. J’essayais de repérer le violon de Krikorian, celui acheté à Odessa par son grand-père, mais ils étaient encore trop nombreux là-dedans pour qu’il me soit possible d’isoler la voix de mon frère.
Le lendemain, deux autres musiciens ont quitté Waterloo pour le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Le soir venu, ils n’étaient plus que huit à la Chapelle. J’ai compté les fenêtres allumées sur la façade du bâtiment, ouvert grand mes oreilles. Longtemps, j’ai guetté l’instrument de mon frère, mais cette fois encore je ne suis pas parvenue à l’isoler des autres.
Les nuits suivantes, ils n’ont plus été que six, puis quatre, mais je n’arrivais toujours pas à l’entendre par les fenêtres ouvertes. Je rentrais à Bruxelles épuisée, transie, en manque, sur les coups de trois ou quatre heures. Dans le couloir de l’hôtel, un fil de lumière brillait invariablement sous la porte voisine de la mienne. C’était la chambre du vieil Arménien revisitant ses insomnies.
Le dernier soir avant la finale de mon frère, je me suis à nouveau postée sous le saule pleureur de Waterloo. Cette fois j’étais venue plus tôt, pensant que David se coucherait de bonne heure. Deux carrés de lumière se détachaient encore sur la façade blanche, l’un à l’étage et l’autre au rez-de-chaussée ; tous deux se reflétaient à la surface du petit bassin mais, dans la nuit, un seul instrument jouait ; ce n’était pas le violon d’Odessa, mais bien celui du Coréen. Alors j’ai compris.
En rentrant à l’hôtel, j’ai trouvé la porte de Krikorian entrebâillée. Par l’embrasure filtrait une forte odeur de cigarette. J’ai frappé. Il était assis sur son lit, encore tout habillé. C’était la première fois que je le voyais sans ses lunettes. Il me fixait de son regard de chouette. Il avait l’air encore plus vieux que d’habitude. Il ne m’a pas même demandé d’où je venais à cette heure-ci de la nuit.
Toute la journée, une folle rumeur avait gonflé dans les coulisses du Palais des Beaux-Arts : on racontait que David Claessens avait renoncé purement et simplement à ses répétitions avec l’Orchestre national de Belgique. Et certains, qui certifiaient tenir l’information de la direction elle-même, informée de tout ce qui se passait à la Chapelle musicale, allaient jusqu’à affirmer que le jeune Claessens s’était enfermé dans le silence depuis six jours, et que pas une fois il n’avait touché à son violon.
Je ne montre jamais mon dos à mes amants, pas plus que je ne les laisse passer la nuit dans mon lit. L’acte consommé, ils s’en retournent Dieu sait où, dans leur chambre d’hôtel ou chez eux. Parfois femme et enfants les y attendent ; cela ne me regarde pas. Chacun chez soi.
Je ne leur montre jamais mon dos car il est constellé de grains de beauté. En concert, je m’interdis tout décolleté plongeant vers mes reins. Devant, oui, possiblement, selon l’humeur et le répertoire du moment. Derrière, non, c’est tout à fait proscrit.
Tous les six mois je passe sous l’œil de métal et de verre d’un scanner ultra-perfectionné. La machine répertorie, mesure, mémorise le diamètre de chaque tache sur ma peau. Il y en a des centaines. Chacune est une bombe en puissance. Parfois le dermatologue m’annonce que l’une d’elles grandit trop, qu’il va falloir l’ôter d’un coup de bistouri. Un grain de beauté en moins. Une cicatrice de plus. Il y en a des dizaines. Entre les îlots bistrés et les cratères blanchâtres, mon dos a des allures de mer lunaire dont les médecins, deux fois par an, depuis ma petite enfance, dressent la carte inquiète.
Une fois, il y a plusieurs mois de cela, j’ai baissé la garde le temps d’une nuit d’été, à Saint-Pétersbourg. Je me suis endormie. J’étais si fatiguée. Toute la soirée, j’avais lutté contre le chien noir. Je l’avais maintenu à distance au prix de mille efforts, luttant pour sortir chaque note, chaque inflexion de l’instrument et de mon corps. J’ai préféré marcher après le concert plutôt que d’aller boire un verre. L’hôtel était à dix minutes à pied. Un clarinettiste a proposé de me raccompagner, ni beau ni laid, aux cheveux noirs de jais. J’ai accepté sa proposition parce que je me sentais au bord de tomber, et parce que sa voix était douce et berçante ; j’ai réalisé après coup qu’il avait le timbre de son instrument – il jouait de la clarinette basse –, un peu voilé, plein de nuances.
Après l’amour, il m’a prise à son propre silence. Avec moi, les hommes se sentent obligés de parler. Ils cherchent à prolonger l’instant. Ils ont conscience d’avoir pénétré ma chair sans rien avoir conquis. Alors les mots coulent. Inquiets ou fiers, ils sortent pour combler le vide, tenter de retenir cette chevelure rousse qui déjà s’éclipse dans la nuit.
Le clarinettiste, lui, s’est contenté de m’offrir sa respiration, calme et profonde, comme seuls les joueurs d’instrument à vent en possèdent. Le monde entier semblait plongé dans un état de stase dicté par le souffle tranquille d’un musicien russe. C’était si bon. Tellement inhabituel.
Lorsque j’ai rouvert les yeux, le jour semblait levé depuis longtemps. J’ai senti la lumière sur mon dos nu, et aussitôt après, sa main, aussi légère sur mes reins que son souffle était lourd. J’ai voulu me tourner, masquer à son regard, à son toucher, ce qu’aucun de ces hommes de passage n’avait eu l’occasion de voir. Mais mes muscles refusaient d’obéir, comme si cette paume au creux de mon dos avait eu pour effet de prolonger l’engourdissement de la nuit.
Allez savoir ce qui m’a traversé l’esprit, je lui ai demandé pourquoi il parlait si bien le français, presque sans accent.
Tu ne te souviens pas de moi, alors ? Je m’en doutais.
Il avait étudié au conservatoire de Genève, durant toute une année. Nous avions dû nous y croiser en pleine adolescence. Dans ma mémoire nulle trace de sa noire tignasse, aucun souvenir de sa clarinette basse.
Cela ne m’étonne guère. Tu ne m’as jamais accordé le moindre regard. Tu n’en avais que pour ton frère. J’habitais rue Toepffer, tout à côté de l’église orthodoxe. Le matin je vous suivais à distance, toi et David, sur le chemin du Conservatoire. Tu étais très garçon manqué, à l’époque. Je n’ai jamais osé t’adresser la parole. Tu m’aurais envoyé tes partitions à la figure. Tu en avais toujours plein les bras, de pleines liasses, que tu laissais tomber par terre dans les couloirs, en classe, partout, sur les trottoirs.
Je suis enfin parvenue à me retourner et j’ai remonté les draps sur ma peau. Tu es réveillé depuis longtemps ?... Je n’ai pas dormi. En ce moment le soleil sort de terre entre trois heures et trois heures et demie. Tu venais à peine de fermer les yeux que le jour se levait... Mais qu’est-ce que tu as bien pu faire pendant tout ce temps ?... Je t’ai regardée, puisque le temps m’était compté... Tu as vu mon dos, alors ?... Ton dos est comme une partition de blanches et de noires. Je l’ai apprise par cœur parce que je savais que je n’aurais qu’une seule occasion de la lire. Je l’ai apprise par cœur pour pouvoir la rejouer de mémoire. Ta peau, Ariane, est la plus belle musique jamais écrite.
Je me suis assise sur le lit, face à la fenêtre. Le drap est tombé, je ne l’ai pas relevé.
Une drôle de chaleur me gagnait, ni invasive ni agressive. C’était comme de sentir la caresse du soleil sur ma nudité ; curieusement, je n’éprouvais aucun danger à lui exposer mon dos. Peut-être était-ce ce soleil-là précisément, ce soleil russe de six heures du matin, qui seul pouvait m’apaiser, qu’il me fallait juger inoffensif, enfin.
Dehors, le dôme de la cathédrale Saint-Isaac étincelait de mille reflets dorés.
Derrière moi, le clarinettiste continuait, imperturbable, de respirer.
Mon père était entré en unité de soins palliatifs. Je passais une partie de mes journées avec lui, dans sa chambre, à tenter d’alimenter des conversations qu’il n’était plus capable de soutenir. La fonction du langage se dégradait à toute vitesse. D’un jour sur l’autre, on pouvait entendre la différence. Les mots sortaient, anarchiques, hésitants, bégayés, intervertis, sans que l’on puisse en saisir le sens, puis soudain Claessens s’enfermait dans le silence, comme s’il avait vu la mort en face. Son corps, lui aussi, s’asséchait. Petit à petit, la vie s’en allait. À chaque visite, le périmètre de ses mouvements s’était réduit un peu plus. J’avais sans cesse en tête la chanson de Brel : Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit. Je passais quelques heures avec lui puis quittais la clinique, laissant les infirmières gérer les hauts et les bas, l’épuisement, les douleurs, la colère et les crises de violence.
Je conduisais beaucoup, faisais de longs détours ; j’écumais les sinueux itinéraires de montagne, côté Jura suisse ou côté Alpes françaises. Je m’arrêtais dans les stations-service, discutais mécanique avec le pompiste qui finissait toujours par m’offrir un café au distributeur automatique. Le gobelet fumant à la main, nous ouvrions le capot moteur de la 911 et nous lancions dans d’interminables conversations. Moi-même, je devenais machine. Et quand le pompiste finissait par me demander si j’étais libre pour aller boire un verre après la fermeture, je lui répondais simplement que mon père était en train de mourir. Alors je repartais au hasard, retrouvant mes repères lorsque, au détour d’un virage, j’entrapercevais, au loin, le lac et les premières lumières du soir.
J’évitais le Valais. J’évitais Sion.
Je rentrais rue François-Le-Fort à une heure avancée. Je laissais le Steinway fermé. La simple vision des touches noires et blanches me donnait la nausée. Je me contentais de laisser passer les heures jusqu’au petit matin. Je m’étais remise à fumer.
Et puis, un soir, je ne sais plus exactement comment ça s’est passé, je suis entrée dans la chambre de mon frère et mon regard est tombé sur son étagère, celle au-dessus du lit, où s’alignaient non pas les partitions mais les romans, ceux qu’il avait lus dans son adolescence, dans les rares moments où il laissait ses mains et son violon au repos. Quelques auteurs américains, beaucoup d’Allemands. J’ai bien vite délaissé les gros volumes, je n’avais pas la tête à cela, je n’aurais jamais pu me concentrer au-delà d’une cinquantaine de pages. J’ai choisi les deux plus petits, les deux plus fins, des éditions de poche aux couvertures cornées et fatiguées, et, un cendrier posé sur le ventre, une cigarette entre les lèvres, je me suis allongée sur ton lit.
Bartleby de Melville.
Le Terrier de Kafka.
À l’intérieur, certains passages soulignés par tes soins.
L’invention du silence, voilà ce qui s’est passé à la Chapelle musicale, n’est-ce pas ? Dans ce lieu dédié aux sons, aux notes, aux tempi, aux inflexions, tu as fait l’expérience du retrait. Je préférerais ne pas, dit Bartleby, puis il se laisse lentement glisser vers le mutisme le plus complet.
Là-bas, dans la grande maison blanche à Waterloo, tandis que tous les autres répétaient nuit et jour à en avoir le bout des doigts et le creux du cou en sang, tu pendais ton violon à un clou comme tu avais pris l’habitude de le faire dans ta petite chambre d’étudiant à Lausanne, mais cette fois-ci tu l’y laissais pour de bon. Tu t’asseyais sur une simple chaise à l’assise de paille, te perdais des heures durant dans la contemplation des murs blancs. L’Opus 77, tu le jouais dans ta tête. Encore et encore et encore, jusqu’à ce que l’œuvre et toi ne fassiez qu’un, jusqu’à ce que la partition du compositeur russe devienne ta propre respiration et que ses souffrances soient les tiennes.
Dans Le Terrier, Kafka décrit la construction d’une prodigieuse citadelle souterraine, édifiée par un mystérieux animal. Son obsession : se protéger de l’ennemi quel qu’il soit, grouillant à la surface, et, par-dessus tout, du bruit du monde.
Dans la montagne au-dessus de Sion, tu as creusé toi aussi ton terrier. Te souviens-tu seulement ? Une fois tu m’y as laissée entrer. C’était presque deux ans après l’avoir acquis auprès de l’armée. Tu venais de finir de l’aménager, de tout repeindre en blanc. Une fois seulement, tu as laissé entrer ta sœur à l’intérieur. Sur la table de travail, j’ai vu les partitions de l’Opus 77 couvertes d’une écriture serrée. Tu ressassais les mêmes pensées en laissant ton violon prendre la poussière. J’ai quitté le bunker parce que tout à coup j’ai eu peur. C’est toi, David, par ton geste insensé, qui m’as fait fuir de peur.
Bartleby meurt en prison. Melville s’est tu pendant trente ans sans publier un seul récit. Quant au Terrier de Kafka, il est resté inachevé. Le texte s’arrête au beau milieu d’une phrase, note de l’éditeur, ça ne te rappelle rien, mon frère ? Parmi les artistes qui se sont réfugiés dans le silence, sais-tu, très peu ont trouvé une porte de sortie. Toujours, elle débouchait sur un monde tragique et noir.
Tous, nous fuyons quelque chose. Nous cherchons la porte de sortie. Nous pensons que c’est cela, l’existence. Certains, les plus forts d’entre nous, parviennent à faire comme si de rien n’était. Toi tu as décidé qu’il n’y avait rien à fuir, qu’il n’y avait rien à faire, pas moyen de s’échapper, alors tu restes assis dans ta chambre, cloîtré, à regarder le mur, à griffonner tes partitions.
À quoi tient la trajectoire d’une vie ? À son père. À sa mère. À son frère ou à sa sœur. À ses échecs, à ses succès. À la musique qu’on entend et aux livres qu’on lit.
Sixième et dernier jour de finale. Le Coréen vient de passer. Il a été éblouissant dans le concerto de Chostakovitch. Le Palais des Beaux-Arts lui a fait un triomphe. Sur son visage, j’ai lu, l’espace d’un bref instant, tandis qu’il saluait, l’ombre d’une émotion.
Dans les jours précédents, un Russe a fait forte impression, sorte de clone d’Oïstrakh, physique de déménageur, les doigts plus gros que des saucisses, dans son jeu une finesse insoupçonnable. Une petite Allemande, aussi, à la jolie frimousse, à la blondeur rafraîchissante, à la technique impressionnante, qui a fait chavirer les spectateurs pas plus tard qu’hier soir.
Il n’en reste plus qu’un. Dossard 84. D’ici une vingtaine de minutes, à la fin de l’entracte, il se présentera sur scène, face au public, cerné par les musiciens de l’Orchestre national de Belgique dirigé par son chef invité, l’enfant du pays qui a préféré s’exiler en France puis en Suisse, Claessens.
Pour l’heure, mon père est dans la salle – je vous l’ai raconté, n’est-ce pas ? ; je ressasse, rumine comme une vieille canasse ; j’ai l’impression de rejouer en boucle le même passage, encore et encore, c’est une véritable horreur ; da capo, m’intime la partition, reprends depuis le commencement, rejoue, Ariane, rejoue toujours les mêmes mesures ; tu verras bien ce qu’il en sort, de ton inconscient ou d’ailleurs.
Il serre des mains, Claessens – tandis que David s’échauffe en coulisses –, remonte l’allée centrale, tout sourire, salue professionnels, critiques et connaisseurs, s’immobilise enfin face à moi, assise au bout de la rangée F, m’embrasse, exhibe ses dents blanches, dans ses yeux une immense tristesse. Pendant des semaines, nous avons préparé cette compétition sans lui en toucher le moindre mot. Il n’a appris la participation de son propre fils au Reine Élisabeth qu’en arrivant à Bruxelles. Dans la foulée on lui a dit que David renonçait à son service de répétition, qu’il préférait jouer l’Opus 77 sans raccord. C’est-à-dire sans voir son père.
Lui et moi peinons à trouver les mots. J’ai l’impression que le Palais des Beaux-Arts tout entier nous observe. D’un doigt, il balaye une mèche rousse sur mon front, C’est du suicide, rouquine. C’est du suicide, ce que va faire ton frère.
Même rangée, place d’à côté, Krikorian s’est levé. Le masque de publicité pour dentifrice réapparaît aussitôt sur la face de Claessens. Le vieil Arménien lui tend la main, le sonde derrière ses lunettes épaisses. Il a le visage grave. Aujourd’hui le professeur a renoncé à son sourire, à son armure, il n’est qu’une ville ouverte aux vents, aux juges internationaux et aux envahisseurs. Mon père lui rend sa poignée de main, fait mine de repartir, puis soudain, dans un murmure, Merci, monsieur. Merci pour mon fils. Nous nous regardons, Krikorian et moi. Déjà Claessens est au niveau de la rangée K.
Plus haut encore, vers le fond, là où les places sont les moins chères, il fait une nouvelle pause. C’est une vieillarde au cheveu rare, à la peau blanche et parcheminée qui s’est levée à son approche. Minuscule et douloureuse, elle agite sa canne en direction du chef d’orchestre, le fixe sans un mot, de ses petits yeux enfoncés dans leurs orbites. Lui, dans son habit des grands soirs, s’avance, se penche sur ce gilet vieillot, ce visage cartonneux, l’embrasse sur les deux joues. Comme il a soudain l’air d’un petit garçon, mon père ! Et comme il a perdu son sourire publicitaire ! Est-ce cela, la famille de Belgique, celle que nous n’avons jamais pu voir ? Est-il sorti de ce ventre-là, mon père ? Est-ce sur sa propre enfance qu’il se penche ainsi, sur ce quartier populaire des Marolles où il a grandi ? Est-ce tout cela qu’il embrasse sur les joues de cette femme qui sent déjà le pin du cercueil, est-ce tout cela qu’il considère à moins de vingt minutes de ce concert suicidaire où père et fils, pour la première fois en une vie, vont jouer sur la même scène, devant deux mille personnes, devant les connaisseurs et les plus grands professionnels, après tant de notes jouées en l’air, après tant de mots jetés par les fenêtres, après ce long silence aussi, cette longue bouderie qui a suivi l’accident industriel. Ils seront si près l’un de l’autre, quelques centimètres à peine, cernés par cet orchestre symphonique ; ils seront si près qu’ils pourront s’étreindre à la moindre envie, ou s’écharper au premier incident.
Krikorian me prend le poignet. Sa main est moite et glacée.
Tu n’as pas faim, Ariane ? Moi si. Sortons d’ici un instant.
Cette photo d’Horowitz qui m’accompagne de ville en ville, de concert en concert, et que j’affiche sur le miroir des loges, c’est celle de juin 83. Horowitz a quatre-vingts ans. Pour la première fois de sa carrière, on ne sait trop pourquoi, il a accepté de se produire au Japon alors qu’il a une peur panique de prendre l’avion. La télévision nippone doit assurer la captation de cette soirée nécessairement mémorable. Bien entendu l’arène où se tiendra le récital sera pleine à craquer.
Mais Horowitz va mal. Depuis des mois il a replongé. Il abuse des antidépresseurs et s’adonne à la boisson sur le tard.
Ce soir-là, il se présente sur scène totalement hagard, le pas mal assuré, les mains tremblantes. Il met un temps fou à rejoindre son instrument, comme s’il savait déjà ce qui l’attend. Il ne parvient pas à trouver ses marques, n’en finit pas de régler la hauteur de son siège. Enfin, il tire un mouchoir de sa poche gauche, s’essuie longuement les mains, hésite, abandonne le carré de tissu sur les cordes puis se lance dans un supplice qui durera plus d’une heure trente. Fausses notes en cascade, trous de mémoire, erreurs grossières – Beethoven, Schumann, Chopin –, le Steinway de concert a le son d’un Pianola désaccordé. L’un des plus grands artistes du siècle est en train de faire naufrage devant les caméras de télévision. Et, entre chaque pièce, entre Beethoven et Schumann (dont il joue Carnaval !), puis entre Schumann et Chopin, Horowitz se lève tel un pantin et sourit à la salle, qui l’applaudit à tout rompre et lui lance des bravos par gerbes entières.
Puis, sur un dernier accord à la hauteur de tout le concert, il rempoche son mouchoir, se lève, marchotte sur scène, sourit, sourit encore à la manière d’un vieux clown épuisé par les milliers de représentations, qui n’en peut plus de tourner en rond dans la sciure, qui n’en peut plus de l’odeur de la sueur et des animaux, qui n’en peut plus des rires et des applaudissements idiots, qui n’en peut plus de tout ce cirque. Il a le regard vide, le regard d’un mort. La salle s’est levée et lui fait un triomphe. Horowitz, hagard, n’en finit plus de sourire.
Je regarde longuement cette photo avant d’entrer moi-même en scène. Je l’ai tirée de la captation vidéo qui, bien entendu, n’a jamais été diffusée, à la télévision japonaise pas plus qu’ailleurs. Horowitz lève le nez de son clavier et fixe la caméra un court instant. Il a le front ridé, les bajoues tombantes, le crâne jaune et dégarni, les oreilles en chou-fleur ; son nœud papillon est de travers ; il est au cœur de son calvaire, à la fois Lear et son bouffon.
Je plonge mes yeux dans les siens, épuisés, vaincus. Dans cinq minutes, ce sera mon tour de me présenter dans la fosse aux lions. Je pense au courage qu’il a fallu à ce vieillard, peut-être le plus grand pianiste de tous les temps, pour boire le calice jusqu’à la lie, jouer jusqu’à la dernière note de ce concert maudit. La force inouïe. La volonté de marcher à tâtons dans le brouillard, à la recherche de son âme perdue.
Lorsqu’il sort de scène ce soir-là, Horowitz replonge dans une énième dépression. Les connaisseurs ne donnent pas cher de sa peau : Cette fois c’en est terminé de lui, c’est à Tokyo que le roi aura fini par rendre les armes.
Alors, patiemment, à quatre-vingts ans passés, Volodia se met à reconstruire.
Trois ans plus tard, après une longue période de réclusion, Horowitz repart pour une dernière tournée vers ses origines et sa jeunesse – Moscou, Saint-Pétersbourg –, et vers les villes qui lui ont offert ses premiers succès, soixante ans plus tôt – Hambourg, Berlin.
C’est un triomphe.
Et chaque soir, ses mains volent au-dessus du clavier comme au jour de ses vingt ans.
Ils m’attendaient chez moi à mon retour de Budapest, installés à la table de la cuisine. La porte n’avait pas été forcée. Ils s’étaient préparé du café. Et dans mes tasses il y avait des cigarettes écrasées. J’avais encore mon violon dans une main et ma valise dans l’autre, je ne savais pas où les poser, mon propre appartement m’était devenu étranger. Ils portaient tous les deux des pardessus – l’un noir et l’autre gris souris – et des chapeaux mous assortis. On a fini ton café, a dit l’un. Il n’en restait presque plus, a dit l’autre, il faudra penser à en racheter... Oui, j’ai répondu, de toute façon il fallait que je redescende faire une course. Alors le pardessus noir m’a avancé une chaise, Tu ne veux pas t’asseoir ? et j’ai compris que l’épicerie attendrait.
J’avais fini par abandonner ma valise sur le carrelage. Le violon, je l’avais gardé sur mes genoux. Le pardessus noir a montré l’étui verni d’un geste du menton, C’est l’instrument de ton grand-père, c’est ça ?... Comment vous le savez ? j’ai dit, mais l’autre a fait comme s’il n’avait rien entendu. Le gris souris a pris le relais, Il est encore de ce monde, ton grand-père ?... En quoi ça vous concerne ? j’ai dit... Il vit toujours en Arménie, c’est ça ?... Peut-être bien, j’ai dit... Avec le reste de ta famille ?... C’est pas vos affaires, j’ai dit... Ton père, ta mère, ta petite sœur ?... Cette fois, je n’ai rien répondu. Alors l’autre, le noir, Ah oui, la petite sœur, Lusine, c’est ça ? Une jolie petite brune. Qu’est-ce qu’elle étudie, déjà, Lusine ? Et son complice, le gris souris, Les mathématiques, à ce qu’il paraît, elle veut venir ici... À l’université de Moscou ?... Oui !... Et ils ont ri.
Alors le noir a dit Prenons le temps d’y réfléchir, et ils ont allumé chacun une cigarette. Le pardessus gris a dit Toi tu ne fumes pas, si ?... Non, j’ai dit, la fumée me fait tousser.
Il s’est passé quelques minutes dans le silence le plus complet. À un moment donné, un chien a aboyé dans la rue, et puis le calme est revenu. Je pouvais entendre leurs cigarettes se consumer, le grésillement chaque fois qu’ils tiraient dessus.
Ils ont fini par les écraser dans mes tasses à café, et puis le gris souris a dit : Ton grand-père, il vit toujours en Arménie, n’est-ce pas ?... Vous me l’avez déjà demandé, mais l’autre a fait comme s’il n’avait rien entendu. Avec le reste de ta famille, c’est ça ? Le père, la mère et la petite sœur, c’est ça ?... Mais je vous ai répondu, j’ai dit, et l’autre, le noir, Comment qu’elle s’appelle, déjà, la petite sœur ? Alors le gris souris a sorti un carnet de sa poche revolver et a dit Lusine, c’est ça ? Elle s’appelle Lusine... C’est ça, une jolie petite brune. Et qu’est-ce qu’elle étudie, déjà, Lusine ?... Et le gris souris, consultant de nouveau son carnet, Les mathématiques ; imagine-toi qu’elle voudrait venir étudier ici... Ici à Moscou ?... Ici à Moscou... Et ils ont ri.
Alors, le noir, qui avait l’air d’être le chef, a dit Prenons un moment pour y réfléchir, et ils ont rallumé chacun une cigarette.
Ma cuisine s’emplissait de fumée. Le gris souris la rejetait par le nez sans cesser de me fixer ; le noir, lui, expirait par la bouche, en contemplant mon plafond, et son souffle grisâtre émettait un curieux sifflement qui remontait de ses poumons. Il s’est passé encore quelques minutes où seul le chien dehors a donné de la voix, puis les deux pardessus ont écrasé leurs mégots dans mes tasses à café.
Ton violon, c’est un cadeau du grand-père, non ?... Alors j’ai balbutié Mais qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? C’est à cause de la cadence à Budapest, c’est ça ? puis j’ai détourné le regard parce que je commençais sérieusement à avoir peur. Le noir a demandé Ta famille, elle vit toujours en Arménie ? Ton grand-père, et ton père, et ta mère. Et la petite sœur aussi. Ils sont en Arménie, n’est-ce pas ? J’ai demandé s’il était possible d’entrouvrir la fenêtre et l’un des deux pardessus, je ne sais plus lequel, a secoué la tête en disant qu’il faisait froid dehors et qu’il n’y avait pas de raison de gâcher le chauffage à l’intérieur. Puis il m’a encore demandé ce que ma petite sœur étudiait, et j’ai réalisé que j’avais de plus en plus de mal à respirer. J’ai déboutonné mon col de chemise pendant que l’autre répondait Les mathématiques, si je m’en souviens bien, c’est elle qui veut venir étudier à Moscou... À l’Université d’État ?... À l’Université d’État... Et ils ont ri.
Puis l’un des deux, peut-être cette fois était-ce le gris souris, a dit Il faut y réfléchir, et ils ont allumé chacun une cigarette. L’immeuble entier semblait s’être muré dans le silence. Personne ne circulait dans les couloirs, comme si tous mes voisins avaient été au courant, comme s’ils avaient su quel genre de visiteurs j’étais en train de recevoir. Jusqu’au corniaud dehors qui avait cessé d’aboyer. Je sentais la transpiration glacée dégouliner sous mes aisselles.
Les pardessus ont écrasé leur énième cigarette. Mes tasses débordaient de mégots. Je voyais à peine le bout de la pièce tellement la fumée était dense, pourtant Dieu sait si ma cuisine moscovite était petite. Le pardessus noir a fini par se lever, bientôt suivi du gris souris. Ils m’ont reposé les mêmes questions, cette fois debout, mais toujours sur le même ton, et soudain j’ai compris. Je n’avais pas vingt-cinq ans, j’étais un violoniste en fin de carrière. Le violon, c’est celui de ton grand-père ?... Oui... Il est toujours en Arménie, ton grand-père ?... Oui... Avec ton père, avec ta mère ?... Oui... Avec ta sœur aussi ?... Oui... Et qu’est-ce qu’elle fait ta sœur ?... Des mathématiques... Ce n’est pas elle qui voulait venir étudier à Moscou ?... Si... Tu penses que ce sera encore possible ?... Je ne sais pas ; ça dépend de vous, je crois...
Le pardessus gris a tiré son paquet de cigarettes pour constater qu’il était vide. Il a eu l’air contrarié et l’a chiffonné dans son poing. Puis il a dit Il n’y a plus de café, tu sais... Oui, j’ai dit, je sortirai en acheter quand je rentrerai chez moi. Ma réponse a eu l’air de les satisfaire, surtout le pardessus noir, parce que alors il a dit Prépare tes affaires. Tu peux laisser ton violon ici, tu n’en auras pas besoin là où tu pars.
Krikorian a regardé sa montre, puis il a poussé sa part de tarte à peine entamée vers un coin de la table. Il est resté ainsi un moment, le regard perdu dans le vague, ou peut-être vers son passé. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander s’il regrettait. Regretter quoi, jeune fille ?... D’avoir joué cette cadence-là à Budapest. Il m’a considérée à l’abri de ses lunettes, comme s’il ne s’était jamais véritablement posé la question. Son sourire s’est évanoui, ses traits se sont creusés, son visage a vieilli. Comment savoir ? J’ai passé le restant de ma vie à payer pour ces quelques minutes. Je suis devenu une sorte de contorsionniste. Il fallait en faire assez pour se faire expulser ; mais si l’on en faisait trop, vois-tu, on finissait en prison, ou chez les fous. Pourtant, ce soir-là, à Budapest, j’ai tutoyé la perfection, tu sais, et mieux encore, la liberté.
Il a allumé une cigarette. La serveuse derrière son comptoir l’a fusillé du regard et la Romiennes à peine entamée a fini dans la tarte aux poires.
La sonnerie marquant la fin de l’entracte a retenti. Les derniers spectateurs ont quitté le foyer du Palais des Beaux-Arts.
Viens, Ariane. Voici l’heure d’écouter ce que ton frère a à dire.
Ils s’avancent sous les applaudissements, fendant les rangs des musiciens d’orchestre, le fils devant, le père derrière. Claessens se hausse sur son petit podium, vingt centimètres au-dessus de la masse, tandis que David se place, comme à son habitude, derrière sa minuscule croix blanche.
Regard circulaire de mon père, inspection des troupes avant la bataille, remobilisation générale, baguette prête à battre l’air. Déjà la main gauche des violoncellistes vibre sur le manche quand l’archet n’a pas même effleuré les cordes graves. C’est la douzième et dernière fois de la semaine que Claessens dirige l’Orchestre national de Belgique ; la douzième et dernière fois, à raison de deux par jour, qu’il joue l’Opus 77. Les onze premières, les musiciens et leur chef se sont montrés solides, à l’écoute des jeunes candidats cernés par les cordes et les vents, par la peur et l’ambition. Il s’agit de tenir le cap de ce gigantesque navire lancé à pleine vitesse tout en laissant le maximum de place au soliste, car ici, à Bruxelles, chacun des douze finalistes espère repartir avec un précieux certificat de naissance, un morceau de papier sur lequel on pourra lire en lettres capitales, « Premier prix du concours Reine Élisabeth ».
Mais David ne participe pas à la même bataille. Il n’est pas là pour gagner une compétition. C’est son existence d’homme, le passage de l’adolescence à l’âge adulte, qui se joue ; et s’il faut lui en trouver un, c’est bien ce monsieur au frac noir, celui qui dirigera l’orchestre dans un instant, qui fait office de rival.
Contrebasses, violoncelles, puis violon solo. David se lance. Ses premières notes sont pures et limpides. Son bras ne tremble pas. Bientôt les premiers et seconds violons, les altos, les clarinettes et les clarinettes basses se joignent à la meute grondant autour du jeune garçon. Lui, parfaitement immobile, à l’exception de son bras droit, de sa main gauche, garde son calme, comme si les loups au pelage charbon n’étaient pas à ses trousses. Claessens, tignasse poivre et sel, commande sa horde au doigt et à l’œil ; seul ce fils, comme fasciné par une petite croix blanche, s’entête à ne pas lui rendre ses regards.
Pourtant, et c’est une évidence sur ces premières mesures, ils sont à l’unisson, le soliste et l’orchestre ; ils se renvoient le son comme s’ils se connaissaient par cœur, depuis toujours, ce qui, d’une certaine façon, est bien le cas. Nulle trace ici de cette rencontre ratée, plus tôt dans la semaine, cette répétition à laquelle le jeune Claessens a refusé de se rendre sans que personne parmi les membres de l’organisation ne puisse tirer de lui la moindre explication hormis ces quelques mots énigmatiques, frisant l’insolence : Je préférerais ne pas quitter la Chapelle.
Ambiance crépusculaire. C’est bien Chostakovitch qui l’a voulu ainsi dans son premier mouvement, Nocturne ; et comme ils y réussissent, le père et le fils, comme ils parviennent à restituer la noirceur de la nuit, les jeux d’ombres, les non-dits. Toute une vie de rivalité et d’incompréhension étalée là sur scène, devant les caméras de télévision et les deux mille spectateurs du Palais des Beaux-Arts.
À mi-mouvement, là où l’obscurité est la plus dense, la harpe et le célesta font entendre deux séries de huit notes cristallines, comme un signal au milieu des ténèbres : voilà la direction à prendre, la lumière est par là. Mais cela ne suffit pas à éclaircir quoi que ce soit, ni à les rapprocher, le père et le fils, qui se tiennent à moins d’un mètre de distance – il suffirait qu’ils tendent l’un sa baguette et l’autre son archet pour se toucher. Tout au contraire, mon frère s’enfonce dans la dissonance dictée par la partition de l’Opus 77. Il est de plus en plus seul sur ce chemin nocturne, fasciné par la croix blanche entre ses pieds, qui semble sur le point de se fendre, de s’ouvrir en une immense matrice prête à l’absorber tout entier. Et face à lui, Claessens, dont on ne voit que le dos, bat des bras, fantoche aux gestes saccadés, impuissant à tirer son fils vers la clarté.
Ainsi se conclut Nocturne, par une note harmonique que David va chercher tout en haut de son manche, d’une simple caresse, main grande ouverte, sur la corde de mi, et cette note qui expire sonne comme un avertissement : entre le père et le fils il n’y a plus qu’un fil.
Fin du premier mouvement.
Deux mille personnes soudain toussotent, se mouchent, s’agitent sur leurs deux fesses. Le bruit, la vie sont de retour. Les préoccupations quotidiennes, les tracas incessants, les angines à répétition du cadet, les mauvaises notes de la grande à l’école, l’odieux petit chef au bureau, les pannes, les grèves, les embouteillages, les disputes sur la date des vacances... Deux mille personnes qui soudain pensent à respirer, retournent, pour une poignée de secondes, à leur propre existence, avant de replonger. Pendant près de douze minutes, David Claessens leur a fait tout oublier ; plus rien n’existait hormis le son sortant de son instrument ; il suffisait d’entendre le silence dans la salle, assourdissant, pour comprendre que le premier volet de sa performance était monumental.
L’un de ses principaux biographes associe Chostakovitch à la figure du iourodivy russe. Iourodivy, que l’on traduirait ici par fol-en-Christ. Le compositeur a joué avec le gouffre de la folie toute sa vie, écartelé entre la terreur de la répression, les incessantes compromissions et son désir de poursuivre une œuvre inclassable qui n’avait pas l’heur de plaire au parti et à ses censeurs. Le fol-en-Christ moyenâgeux se fait passer pour un idiot, se dépouille de tous ses biens matériels et se réfugie dans l’ermitage de sa démence, errant à moitié nu, s’exprimant par énigmes pour mieux dénoncer l’absurdité de la condition humaine, et parfois aussi la barbarie du pouvoir. Dépouillés de leur peur, débarrassés de toute convention sociale, simplement parce qu’ils sont ailleurs, les iourodivy disent leur fait aux puissants. Et personne, pas même les tsars, n’ose s’en prendre à eux. L’Église orthodoxe va même jusqu’à les reconnaître parmi ses saints et bienheureux.
Oui, Chostakovitch a fait office de fol-en-Christ contemporain. Et le deuxième mouvement de son concerto pour violon, composé dans la tourmente de la dictature stalinienne, retranscrit ses errances et ses peurs mais aussi ses révoltes. Qui d’autre pour les exprimer ce soir-là sur la scène du Palais des Beaux-Arts ? Qui d’autre que toi, mon frère ?
Cette danse à travers les larmes voulue par le compositeur russe dans son Scherzo, tu vas l’incarner dès la première note, sitôt les toussotements terminés. Oh, personne ne te verra danser sur scène, que les choses soient bien claires, tu n’es pas du genre à t’agiter en tous sens pour faire voir l’émotion qui t’habite ; droit, immobile et fier, tu le demeures quel que soit le mouvement, quel que soit l’instant ; mais ton violon, lui, oui, ton violon s’agite, frénétique, grimaçant, moqueur, malgré la douleur et l’angoisse, bien que l’orchestre te tienne en joue sous l’œil inquisiteur du chef. Car tu évolues à la limite du tempo imposé par l’homme à la baguette, cherchant à t’évader, à les tirer vers ta révolte et ta colère, sans pour autant quitter des yeux ta petite croix blanche ; une mutinerie, voilà ce que tu fomentes sans trop en avoir l’air.
Et savez-vous le plus beau ? Une section se laisse tenter par la danse, flûtes, hautbois, clarinettes basses. Non pas que les musiciens soufflent des vents contraires sur leur despote à tous, Claessens, l’homme au frac noir ; le tempo ne varie guère malgré l’agitation certaine du garçon au violon au milieu de la nasse ; quoi alors ? ; voici : c’est comme si la folie du iourodivy, ses gesticulations et ses grimaces gagnaient l’orchestre entier. D’ailleurs l’agitation se lit dans les corps ; pas celui de mon frère, non, combien de fois faudra-t-il vous le dire ? ; mais dans ceux des musiciens tout autour ; il faut voir leurs visages, joues rouges, fronts luisants ; ça jouit tout en jouant, ça prend des airs canailles ; si tout ce beau monde avait les mains libres, je peux vous garantir qu’il y aurait des bras d’honneur en pagaille ; des langues dehors, et d’autres encore qui montreraient leur vieux cul flasque ; seulement voilà, nous sommes en plein concert, en plein Palais des Beaux-Arts, et chaque section d’orchestre est composée de grands professionnels qui préfèrent insuffler cet instant de pure déraison dans leur instrument pour mieux le projeter dans les airs.
J’ai oublié le meilleur, les cordes, les violons, les violoncelles s’y mettent aussi ; je vous le garantis, leurs pizz sont pires que des piqûres de moustique ; c’est à se donner des claques sur la nuque dans le public. Si bien que le tempo, malgré la vigilance acérée du gardien de la Loi, s’accélère sous la pression conjuguée du soliste et de l’orchestre. C’est beau à entendre, c’est beau à voir, un vaisseau fait de chair, de notes, de bois et de métal, qui file à toute vitesse vers la conclusion de ce Scherzo du diable, et pas moyen pour le capitaine d’en reprendre la maîtrise, tout s’en va à vau-l’eau dans une admirable consistance.
Comprenez-vous maintenant ? Comprenez-vous ce qui se passe ? Le jeune Claessens fait souffler un vent de folie sur Bruxelles. Un truc à faire sortir feue Reine Élisabeth du catafalque royal. C’est sa main gauche à lui, vous comprenez, pas celle à la baguette, pas celle de Claessens père, mais celle du fils, je vous dis, celle qui danse sur le manche du violon d’Odessa, c’est bien cette main-là, en équilibre instable sur quatre cordes de métal, qui commande au cœur des musiciens et du public.
David incline la tête vers son instrument ; je sais qu’il sonde en lui, profond, profond, lorsqu’il colle son oreille ainsi sur la table d’harmonie. C’est sa manière à lui de s’isoler, de rester pur ; il sait qu’il vient de prendre le pouvoir. L’iourodivy est intouchable. Ni les tsars ni les dictateurs ne pourront l’empêcher de jouer sa musique comme il l’entend. Et pour la première fois, ce visage juvénile, habituellement si blanc et sec, se pare de couleurs, brille de rigoles de sueur qui pleuvent en gouttelettes, de son menton, de son front, et bombardent comme par un fait exprès la croix blanche à ses pieds.
Scherzo s’achève en un orgasme collectif. Silence soudain. Cette fois pas de toussotements. Dans la salle, deux mille statues, figées, soufflées, dont on entend à peine la respiration. Mon frère, lui, exhale un soupir sans fin. Le violon a quitté le creux de son cou, exhibant l’inamovible marque rouge imprimée dans sa chair. Il est à bout, exsangue. Il a donné sans compter, mais nous ne sommes qu’à la moitié du concerto. David, il te reste la Passacaille ! Il te reste l’immense Cadence et le Burlesque !
Tu essuies ton visage d’un revers de manche, surpris, exaspéré par cette averse qui mouille jusqu’à ton instrument. Tu tiens à peine debout. Où trouveras-tu l’énergie de jouer jusqu’au bout ? Nocturne et Scherzo t’ont épuisé plus que de raison. Au bout de ton bras, pendu le long de ton corps, ton instrument paraît peser une tonne.
Alors une main se tend vers toi. C’est celle de l’homme au frac noir. Elle vient enfin capter ton regard, te tirer du sombre sous-sol où tu t’es enfermé. Et, pour la première fois du concert, vous vous regardez, le fils et le père. Viens, fils, disent ses yeux ; Suis-moi, dit sa main. Aie confiance. Je ferais tout pour toi. Ensemble nous irons jusqu’au bout, nous finirons de jouer ce concerto et tu marcheras, pur et fier, vers la victoire. Je t’aime tant, fils. Je t’aime tant.
Que faut-il vous jouer de plus ? Moi aussi, je suis épuisée. J’ai l’impression d’être au clavier, de vous raconter cette histoire depuis des heures, peut-être même des jours. Qui me tendra la main, ici ? Vous n’avez pas encore compris ? Moi aussi, je voudrais faire comme Kafka, disparaître dans mon terrier, m’arrêter en plein milieu d’une phrase, note de l’éditeur, et le lecteur ou l’auditeur – c’est tout comme – serait prié de se débrouiller seul. Après tout, chacun est libre de s’inventer une fin, de s’ériger en compositeur de ce récit, de faire sa propre lecture des événements. Mais alors on m’accuserait d’être faible, de ne pas être à la hauteur de ma réputation de soliste internationale.
J’ai passé ma vie à presser des touches, tantôt noires, tantôt blanches, à en souffrir, à en jouir, parfois à ne plus savoir quoi faire de ce gros instrument qui prenait tant de place. Cette ombre noire sous mon piano, c’est une flaque de sang. Toutes ces années ne m’ont enseigné qu’une seule leçon, un jour il faudra bien que je me décide à l’appliquer : la vraie richesse, le vrai succès, c’est avoir la force de faire silence.
Cette leçon, c’est toi qui me l’as apprise, ce soir-là, à Bruxelles.
Voici venu, chers spectateurs, le temps de la Passacaille.
Le chef lance ses troupes d’infanterie – cors, timbales, violoncelles, contrebasses, rien que du lourd, et Dieu sait si ce début de mouvement convient bien à Claessens, pompeux, autoritaire, grandiloquent. Chostakovitch l’iourodivy a fait preuve de la plus cinglante ironie. Mais cette première minute aux accents martiaux est aussi l’une des seules dans tout le concerto où le soliste peut reprendre son souffle. Et c’est ainsi que Claessens procède : tempo lent et lourd ; pendant ce temps, David récupère ; et lorsqu’enfin il se lance à son tour, l’orchestre, qui quelques instants plus tôt défilait avec la pesanteur d’une parade militaire sur la place Rouge, se fait soudain léger comme un corps de ballerines en chaussons et tutu. Les cordes progressent sur la pointe des pieds. Pizzicati. Sotto voce. Tout est fait pour qu’il se sente en confiance, lui, le garçon longiligne qui joue sa vie ce soir, dont on pensait qu’il ne repartirait jamais à l’assaut de la seconde moitié du concerto. Et c’est bien l’homme en noir debout sur son podium qui veille à lui laisser la place. La meute est muselée sur ordre du dresseur. David s’avance, son violon respire à nouveau et l’émotion reprend ses droits.
Ils ont encore cette pudeur insatiable, le père et le fils ; de nouveau, leurs regards s’évitent, pourtant le lien est là, en train de se tisser ; Claessens guette la main gauche de son fils sur le manche du violon d’Odessa ; David guigne la main droite de son père, celle qui tient la baguette. Ainsi, à distance, ils se tiennent par la main et marchent de concert dans cette Passacaille, prenant les musiciens, le public et le jury à témoin de cet apprentissage de l’amour.
Les mesures défilent. Et ce mouvement habituellement mélancolique s’emplit d’espoir et de lumière. Enfin, Claessens pose un doigt sur ses lèvres, éteint le son de son armée noire, lui intime le silence. Les instruments s’abaissent. La baguette du chef repose désormais sur son pupitre, inutile. C’est le moment de la Cadence, long tunnel solitaire, d’une grande difficulté technique, dont personne, aucun soliste, aussi talentueux et expérimenté soit-il, ne sort jamais indemne.
Et cela commence de la plus simple des façons ; une série de ré, répétitive, récurrente, récidivante. Puis le violon semble vouloir s’affranchir, par deux fois, de cette partition débilitante. Aussi tente-t-il de monter dans les aigus, les harmoniques, incapable pourtant de s’échapper par le haut. Ici le ciel n’est qu’un trompe-l’œil de plâtre et de stuc illuminé par des projecteurs électriques. Alors violon et violoniste redescendent dans l’arène. Il n’y a pas d’autre choix. Ces murs épais qui les oppressent, chargés de dorures, ils vont les pilonner à coups de poing, à coups d’archet rageurs, jusqu’à les faire céder, et tant pis si l’instrument finit par rompre le premier, tant pis si le sang finit par couler. Le rythme s’accélère. Doubles cordes incessantes. La main du soliste se contorsionne sur le manche. Les positions sont impossibles. Pourquoi infliger pareille torture à ses doigts ? Il transpire à grosses gouttes sous le regard de Claessens. David s’enfonce en lui-même, en son monde, en sa solitude, voyage au centre de la terre, noyau de sa mémoire, à travers boyaux, terriers et corridors, à la recherche d’une porte de sortie, d’un rayon de lumière. C’est toute sa vie qu’il nous balance dans cette Cadence. Le violon d’Odessa n’est plus qu’un instrument excavateur. Au sortir de ce mouvement, David sera un homme, non plus seulement un fils, ou bien ne sera plus.
Lui se moque bien de tout cela. C’est sa musique qui l’intéresse, et c’est le plus fascinant. Le monde n’est plus que notes, une partition rédigée dans le plus grand secret par un fol-en-Christ russe. Et l’instrument qui vibre à se rompre, assumant ses dissonances, nous hurle à tous le même message : il n’y a qu’une seule façon de jouer ce concerto, c’est celle de l’instant présent, celle de David Claessens ; les autres avaient tout faux ; rien n’existait avant Bruxelles ; après ce soir, plus rien ne sera pareil.
À quelques secondes de la fin de la Cadence, Claessens saisit sa baguette et recommence à battre la mesure. Près de cinq minutes. La lutte du fils, seul face à lui-même, a duré près de cinq minutes. Maintenant les musiciens se préparent. Au premier signe du frac noir, ils se lanceront comme des possédés dans la danse, avec cette énergie vitale communiquée par ce garçon dressé au centre de l’arène.
Entre le moment où le soliste achève sa Cadence et celui où il reprend son dialogue avec l’orchestre, il se passe une vingtaine de secondes tout au plus, courte respiration où la meute se déchaîne, où le soliste reprend son souffle ; ces précieuses secondes, David Oïstrakh les avait implorées au compositeur au moment de la création du concerto en 1955.
Voilà. Le jeune Claessens s’est tu. Le long tunnel de solitude s’est interrompu. Le timbalier, d’un coup de tonnerre, a déclenché l’orage sur ordre du chef. L’orchestre symphonique au grand complet se jette dans une brève cavalcade. Dès qu’il aura détendu sa main au bord de la crampe, David les rejoindra et tous, lancés à pleine vitesse, célébreront les retrouvailles du père et du fils. Ce Burlesque insensé scellera le triomphe de David sous les yeux de Claessens. Maintenant c’est une évidence, mon frère va gagner le Reine Élisabeth. Oubliés, Russes, Américains, Japonais, Israéliens. Oublié, le grand favori coréen ; tous ceux-là, aussi talentueux soient-ils, se contenteront des accessits.
Sur sa petite estrade, mon père s’agite comme un possédé. Je sens la jouissance dans son corps tout entier. Dans un instant, d’un bref regard sur sa gauche, il indiquera à son fils d’entrer dans la danse pour cette ultime ligne droite avant le premier prix du jury et, très probablement, le prix du public aussi.
Mais à la vingt-neuvième mesure, à l’instant prévu par la partition, le violon d’Odessa demeure silencieux. Mon frère a baissé son archet. L’orchestre poursuit quelques instants sur sa lancée puis se désagrège au fil des secondes. Claessens, soudain blanc comme un linge, stoppe la machine d’un signe, puis se tourne vers le fils impassible, statuesque ; son regard s’est perdu au-delà du public, au-delà de sa sœur et de son vieux professeur. Il se tourne vers son père, le dévisage comme s’il était un parfait étranger. Un bref salut dans un silence de mort. David sort de scène, son violon sous le bras, laissant le concerto inachevé. Claessens regarde s’éloigner son fils vers les coulisses. À ma droite, Krikorian a retiré ses lunettes. Son monde, à lui aussi, vient de sombrer dans le brouillard.
Bientôt le brouhaha naissant ramène Claessens à ses responsabilités. Déchu de son podium, contraint de faire face à la salle, il tente d’expliquer l’inexplicable, dans un balbutiement aussitôt recouvert par les murmures, tantôt d’incompréhension, tantôt scandalisés. Je vois au mouvement de ses lèvres que rien ne sort de sa bouche, pas un mot, pas un son, pas même une note, juste un souffle de vie qui s’enfuit hors de lui. Ses mains tremblent. Il ne songe pas même à les cacher. Il semble avoir égaré sa baguette, la cherche un instant du regard, tantôt sur son pupitre, tantôt par terre.
Je ne peux me détacher de ces mains que je connais si bien. Les mains de mon père. Leur tremblement me renvoie bien des années en arrière. Soudain je me souviens. Soudain tout est clair. Je suis sous le piano. J’ai trois ans. Depuis des mois les plus grands médecins, les spécialistes du monde entier s’échinent à comprendre d’où lui viennent ces douleurs articulaires. S’il continue ainsi, le pianiste qu’il est devra probablement mettre un terme à sa carrière. J’ai trois ans. Je suis sous le piano. Comme tous les jours que Dieu fait, j’écoute mon père souffrir à chaque note, à chaque accord ; ses mains sont en train de se gripper. J’ai trois ans, je suis sous le piano. Claessens s’est arrêté de jouer. Le temps passe. Silence. Immobilité. Puis ses chaussures vernies abandonnent les pédales dorées. À quatre pattes, je me rapproche. Je peux sentir l’odeur de cirage sur ses souliers. Je retiens mon souffle. Mon père ignore tout de ma présence entre ses pieds. Depuis tout ce temps qu’il est à son clavier il m’a probablement oubliée. J’ai trois ans. Je suis sous le Steinway du salon, dans l’appartement de la rue Murillo, à Paris. Mon père referme lentement le couvercle du clavier sur ses doigts. Et il appuie. De plus en plus fort. Puisque je vous dis que je le vois faire. La main droite d’abord. Puis la gauche, soumise au même martyre. J’ai trois ans. Je suis sous le Steinway transformé en instrument de torture par son propriétaire. Le clavier s’ouvre et se ferme. Encore, et encore, et encore. Dans le silence le plus complet. Pas un soupir, pas un cri de douleur. Simplement le bruit sourd du couvercle broyant ses doigts, ses jointures, ses poignets suppliciés. Des gouttes tombent sur le tapis, entre les souliers vernis, sans que je sache s’il s’agit de mes larmes ou de celles de mon père en train de saborder sa carrière.