L’orage se déversa dans un fracas assourdissant. L’air vibra à cause des impacts du tonnerre. Sous les trombes d’eau, le cimetière parut encore plus lugubre qu’à l’accoutumée. Les stèles et les ornements se transformèrent en scènes cauchemardesques. Même les anges semblèrent diaboliques face aux ombres que créait la tempête. Le vent tournoya avec force, faisant voler les pots de fleurs et les branchages. Les objets décorant les tombes se renversèrent les uns après les autres. Romain, qui était remonté à la surface, observait le désastre avec un sentiment d’impuissance. Il regarda encore un instant ce spectacle d’apocalypse avant de réintégrer son antre pour se protéger des éléments qui se déchaînaient de plus belle. Quand le jeune homme alla dans le souterrain pour rejoindre ses amis, il aperçut Tim dans un piteux état. S’il ne l’avait pas vu bouger, il aurait pu croire que son camarade se trouvait dans le coma. Il l’aida à descendre et l’installa sur le canapé. Le garçon s’affala, ne se souciant pas du petit groupe ni de leurs regards remplis de reproches. Ses compagnons remarquèrent les griffures sur ses bras, son visage tuméfié et le sang sur ses vêtements. Ils pensèrent à une rixe et ne posèrent pas de questions, même si elles leur brûlaient les lèvres. De toute façon, visiblement sous emprise de drogue, Tim n’était pas en état de répondre.
*
Le lendemain matin, Miguel et Romain prirent leur service tous les deux à neuf heures. Ils n’eurent pas besoin de faire plus de deux pas dans le cimetière pour constater le paysage de désolation, et les dégâts qu’avait occasionnés la tempête de la nuit. Les statues imposantes brisées pour la moitié d’entre elles jonchaient le sol au milieu des anges en plâtre et en céramique, des stèles cassées, des vases et des fleurs. Le tout jeté dans la boue et les flaques. Même des vandales n’auraient pas pu faire autant de dommages.
Les deux hommes furent interloqués devant ce piteux spectacle. Ils restèrent là, comme anesthésiés, sans parler, puis reprirent leurs esprits. Même le gardien, qui d’ordinaire ne bougeait pas de sa loge, aida Romain dans le but de remettre de l’ordre avant que les premiers visiteurs ne pénètrent dans ces lieux saccagés. Les employés prirent des photos à l’intention des assurances des familles et de la ville, puis déblayèrent les carcasses de plâtre, de verre, de marbre et de végétation. Ils consolidèrent les ornements qui avaient souffert, mais qui tenaient par miracle encore debout.
Les monuments funéraires se découpèrent dans les rayons timides du soleil. Majestueux, ils paraissaient observer les agents communaux dans leur tâche. Romain ressentait souvent ce sentiment, cependant ce matin il persista, comme s’il se sentait coupable d’avoir laissé la nature détruire la sérénité de l’endroit. Le jeune homme fut toutefois soulagé de constater que l’entrée de son sanctuaire avait été épargnée. La famille ne débarquerait pas paniquée à dessein de fourrer son nez dans la concession.
Une fois qu’ils eurent redonné au lieu la propreté qu’il méritait, le gardien s’adressa à son collègue.
— Je te laisse terminer seul le fignolage, petit. Je dois noter les noms des familles que je vais avoir la tâche de prévenir pour leur signaler que la tombe de leur proche a été touchée par la tempête.
— OK, pas de soucis. Je préfère mon rôle au tien. Cela ne va pas être agréable pour toi.
— Mouais, en plus cela va me prendre une bonne partie de la journée pour dresser cette liste, et l’autre moitié pour prendre des gants avec les descendants !
— Si tu as besoin d’aide pour répertorier chaque allée, n’hésite pas à me le demander.
— Merci, petit.
Sur ce, Miguel laissa Romain au nettoyage et commença son inventaire. Il fut presque heureux de constater qu’il allait devoir téléphoner à Ninon Vignali, car la tombe de sa tante n’avait pas été épargnée.
La journée s’étira péniblement.
*
Joshua rentra plus tôt que d’habitude dans le souterrain. Il y était seul. Autant, quand ses amis se trouvaient avec lui, il aimait ce lieu, cependant sans eux, il le jugeait lugubre. Josh décida de se rendre dans son deux-pièces improvisé. Entre ses murs, il se sentirait mieux. Il passa devant l’entrée du logement de Tim. La porte était entrouverte. Il hésita à y pénétrer. Il violerait son intimité et leur code de conduite s’il faisait cela. Un objet traînant sur le sol attira son attention. Il scruta le couloir pour vérifier que personne ne venait, et glissa un pied dans le refuge de son ami. Il découvrit un badge portant le prénom de Linéa avec sa fonction d’infirmière. Joshua se demanda si Tim sortait avec cette femme ou si elle lui fournissait de la méthadone. Une idée bien pire l’étreignit, et si elle lui donnait quelques doses. Josh n’était pas dupe, il avait remarqué que son camarade était retombé dans ses travers. Ses démons l’avaient rattrapé. Le jeune homme entendit du bruit. Il se dépêcha de rejoindre ce qu’il appelait son appartement.
*
Pendant ce temps, l’homme se promena dans l’Estérel afin de tenter de se détendre. Sa colère intérieure le dévorait jusqu’aux tripes. Son sang bouillonnait tout comme ses envies de meurtres.
Les avions zébrèrent le ciel bleu azur de sillons blancs. L’individu les observa un moment, comme fasciné. En réalité, il réfléchissait à son obsession de vengeance. Bien que le lieu fût magnifique et calme, il ne parvenait pas à retrouver sa sérénité.
Chloé, petite blonde dynamique, avait choisi cette belle journée pour randonner sur les sentiers de la corniche d’or. Elle eut le malheur de croiser le chemin du psychopathe. Elle allait lui dire bonjour de son ton enjoué, toutefois, elle se ravisa. Il semblait peu avenant, et une alarme ténue s’alluma dans un coin de son cerveau. Devant les yeux du tueur, l’image de cette femme et surtout son visage se transformèrent. Les traits de sa mère se superposèrent à ceux de la marcheuse, puis Linéa lui apparut à son tour, alors se succédèrent une foule de faciès féminins qu’il détestait, et d’autres qu’il ne parvenait pas à identifier. Il n’aurait su dire à qui ils appartenaient, il comprit juste que c’était ses ennemis. L’homme se devait d’effacer ces bouches moqueuses et ces yeux rieurs. Il vit rouge. Pris dans les limbes de sa folie, l’individu ne possédait plus de conscience. Les fêlures formaient des plaies ouvertes qui ne se refermaient plus, et d’où la lave de la haine s’écoulait sans discontinuer. Sans crier gare, il attrapa la randonneuse, abattit son poing sur son visage plus dans le but de l’estourbir et dans l’intention de la défigurer sans vouloir pour autant l’assassiner. Elle perdit connaissance. Il perdit la raison une fraction de seconde. Sa pulsion se fit meurtrière. Il lui enfonça un poignard près du cœur. Il savait qu’elle n’avait rien fait, elle n’était dans ce lieu que dans le but de prendre l’air et admirer le paysage, néanmoins elle paya pour toutes les autres. Il alluma un feu avec des brindilles et l’alimenta avec des branchages. Il ramassa les bûches qui avaient été tronçonnées après la chute des arbres lors de la tempête. Avec la pluie qui était tombée récemment, le bois était mouillé. Le foyer ne s’embrasa pas. Il dut abandonner l’idée de brûler le corps. S’il continuait, il allait alerter les gardes forestiers et se faire prendre. Il resta là, un moment à contempler les branchettes en flamme qui ne parvenaient pas à alimenter le brasier. Il réfléchit à la meilleure méthode de faire disparaître sa victime. Le bruit d’un hélicoptère le sortit de sa torpeur. Il s’ébroua, éteignit avec ses chaussures les flammèches. Il cacha la jeune femme derrière des rochers qui formaient un petit cercle, tout juste assez grand, afin de dissimuler le corps en le recroquevillant. Il avait eu tellement de mal à le hisser à cet emplacement, qu’il était certain que seuls les animaux sauvages pouvaient y accéder. Il espéra secrètement que des bêtes affamées s’occuperaient de sa chair, et pourquoi pas, de ses os.
Sa besogne exécutée, il courut vers la plage à seule fin de rejoindre son antre. Il ne ressentit pas même une petite pointe de culpabilité. La marcheuse blonde se trouvait là, au mauvais endroit, au mauvais moment. Un dommage collatéral, comme le disait la police. Cette pensée le fit sourire.
L’homme était entièrement plongé dans sa folie. Il venait visiblement de franchir le point de non-retour. À cet instant précis, il se sentait le plus puissant du monde. Une belle revanche sur la vie qui l’avait conçu pleutre, une vraie chiffe molle, comme l’affirmait sa génitrice, incapable de se défendre, juste bon à encaisser les coups. Il était devenu un monstre dénué de pitié. Son muscle cardiaque avait été remplacé par du granit à force d’être malmené, mal-aimé. Ses sentiments de glace ressemblaient à son cœur de pierre. L’individu savait qu’il irait en enfer, mais il y était déjà de son vivant, alors un peu plus, un peu moins, cela ne lui importait plus ces derniers temps. Il cachait son cœur brisé derrière une apparence qui s’apparentait à de l’indifférence. Mais au fond de lui, sa sensibilité l’avait toujours possédé. Au fil des ans, il était parvenu à la faire taire en l’enfouissant loin au fond de lui. Son praticien l’aidait à se sentir mieux, à devenir moins vulnérable.
Justement, à cet instant, il éprouva le besoin de voir Franck. Cela tombait bien, l’heure de sa consultation approchait. Il savait que Vonhermart serait furieux d’avoir raté cette exécution, car il aimait assister à ce qu’il appelait son changement.
Le médecin vint chercher son patient en personne. Ils se donnaient rendez-vous toujours au même endroit, sur le front de mer. Immuablement, la berline noire l’emmenait discrètement au manoir de Vonhermart. L’homme était constamment impressionné devant cette demeure qui était protégée par des murs d’enceinte et une haute grille imposante. L’allée majestueuse bordée de chênes centenaires suscitait son admiration. La bâtisse était flanquée de deux tourelles sur ses côtés, ce qui la faisait ressembler à un mini château médiéval. Les pierres érodées par le temps accentuaient son cachet, rendant la résidence plus ancienne que sa date réelle de construction. Des barreaux clôturaient les fenêtres les plus basses, donnant à l’ensemble l’allure d’une forteresse. Lors de sa première venue, il avait été surpris. Il se serait attendu à entendre le grincement terrifiant de la lourde porte sculptée dans du chêne massif, mais les gonds n’émirent aucun son. Le rez-de-chaussée s’ouvrait sur un vaste hall d’entrée éclairé par une verrière en dôme. Les paliers étaient libres en leur centre de façon à mieux laisser passer la lumière. Seuls deux meubles Louis XIV de style rocaille agençaient l’espace du vestibule. Une toile au mur, qui lui fut présentée comme une des œuvres de Scala, attirait le regard. L’endroit majestueux ne transpirait pas le faste, mais l’homme se doutait que s’il le visitait, il serait agréablement surpris. Il imaginait les pièces et le mobilier somptueux qui devaient se cacher derrière chaque porte close. L’immense escalier de marbre montant aux étages le fascinait. Il n’eut jamais l’occasion d’explorer le manoir. Au lieu de cela, on le dirigeait toujours vers une sorte de réduit qui l’amenait invariablement au sous-sol. Le cabinet se situait sous terre. Il fallait descendre au garage, puis passer par un sas, camouflé au fond des étagères pleines de désherbants et d’autres produits de jardinage et d’entretien pour les voitures de Franck qu’il chouchoutait comme si elles étaient ses enfants. Une poignée, dissimulée dans une anfractuosité de la paroi, était cachée derrière la prise murale. Elle permettait de faire coulisser le meuble d’un bloc. Il était nécessaire de connaître le système pour la trouver. Une volée de marches amenait tout d’abord à un petit salon, jouxté par une salle de bain et par une cuisine fonctionnelle qui comportait des extracteurs d’air. Le lieu était un véritable bunker, et Vonhermart l’avait installé en vue d’un repli forcé. Il pouvait y vivre plusieurs mois sans en sortir. Au fond, à la place de la chambre, un cabinet avait été aménagé, rien de bien clinquant, un bureau, deux chaises de chaque côté et un lit médical.
L’homme avait hâte que sa séance commençât. Il croyait que cela lui faisait du bien. Tel un serpent venimeux, le praticien s’insinuait dans son cerveau, injectant son poison. Cela fonctionnait à merveille, l’agressivité de son patient remontait à la surface. Il avait pu le constater avec cette malheureuse randonneuse. Même s’il avait été contrarié de ne pas avoir assisté à la scène, il se félicitait des résultats de ses soins.
<>