L’homme entraperçut Teddy marchant sur la plage. Il espérait que le jeune garçon ne l’ait pas vu, mais il se douta que cela n’était pas le cas. Ce fouineur avait été aux premières loges, il lui fallait lui régler son compte. Il lui donna rendez-vous à l’arrière du cimetière.
La brume enveloppa les lieux, avala les reliefs, rendant à l’horizon une impression d’infini, comme s’il n’y avait aucune limite. La masse cotonneuse fit régner une atmosphère presque irréelle. Le calme ambiant fut seulement dérangé par les vagues qui ne se voyaient pas, la mer ayant été recouverte par l’épais voile blanc.
Cinq minutes déjà que Teddy patientait, avachi sur le muret du fond. Il n’entendit pas l’individu venir. Le meurtrier s’approcha de lui à pas de loup, et abattit avec violence un démonte-pneu sur la nuque de Teddy. Le jeune homme s’écroula sous le choc. Son bourreau lui asséna plusieurs coups au niveau du crâne et des tempes. Son intention semblait claire, il ne comptait pas laisser un éventuel témoin de son acte vivant. Il ne pouvait pas s’en payer le luxe. L’assassin jeta ensuite le corps, ainsi que son arme par-dessus le parapet. Il sut déjà que cette disparition allait créer un vide et une grande douleur.
Deux silhouettes, embusquées non loin de là, assistèrent à la scène, chacune de leur côté, ignorant la présence l’une de l’autre. Ces personnes venaient de voir un meurtre, en se sentant totalement impuissantes. Si elles avaient eu conscience qu’elles étaient plusieurs, elles auraient certainement trouvé le courage nécessaire pour sauver la victime. Malheureusement, avec la purée de pois, les témoins ne purent identifier l’agresseur. À cause de cela, ils n’auraient pas pu le signaler à la police et ils n’en eurent pas envie. La loi du silence restait la meilleure solution ou ils seraient les prochaines cibles.
Si la disparition de Teddy inquiéta son entourage, l’un d’eux sut qu’il ne reviendrait plus.
Malgré la brume, il fut assez proche pour apercevoir la forme qui s’était approchée de son ami sournoisement, courbée, comme pour mieux se dissimuler dans la nuit cotonneuse. Il la vit abattre un objet à plusieurs reprises sur Teddy, puis pousser son corps dans le vide.
*
Il planait une ambiance électrique sur et aux alentours du cimetière. Pourtant, à cette heure le ciel était clair, dépourvu de nuages. La suspicion et la haine grandissaient entre les murs de pierre et de terre. Le climat se faisait de plus en plus tendu. Beaucoup n’en comprenaient pas la cause, toutefois pour d’autres c’était évident.
*
Les flots rejetèrent la dépouille de Teddy. Alfred, qui cherchait son ami, se rendit naturellement sur la plage, car il savait combien son camarade aimait s’y promener. Le fait de travailler et de dormir régulièrement chez Margareth ne les empêchait pas de discuter et de partager des moments de confidence, comme ils le faisaient quand ils vivaient dans la rue. Il découvrit son frère de cœur sur le sable, ballotté par les vagues. Il avisa une silhouette non loin et sans réfléchir courut vers elle pour lui demander assistance.
— S’il vous plaît, aidez-moi, mon ami est… Cool, c’est toi, il faut que tu m’aides…
Il sentit la morsure d’une lame lui traverser le torse. Alfred trébucha, se traîna vers Teddy et s’effondra sans vie à ses côtés, l’organe vital perforé.
L’individu s’empressa d’emmener les deux corps dans son antre pour que la police n’en fût pas avertie et que son secret ne fût découvert. Il lui fallait de l’aide pour se sortir de ses pulsions, et se sauver de lui-même, cependant il n’était pas prêt à l’admettre. Pour se donner du courage, il sniffa une ligne de coque. Le produit fit son effet rapidement, le rendant indestructible, du moins, le pensait-il.
L’homme tolérait la présence de son praticien qui disait l’étudier pendant l’acte. Vonhermart semblait concentré et prenait des notes. Le meurtrier ne percevait pas en Franck un certain voyeurisme malsain. Il discernait en lui un professionnel méticuleux. En fait, Vonhermart se délectait des crimes de son sujet. Il exultait littéralement dès que l’individu cédait à l’action. Il aimait les enlèvements, mais les assassinats lui apportaient l’adrénaline que même un shoot ne lui procurerait pas. L’impatience se muait en excitation. Il tentait de garder le contrôle de lui-même, car cela l’aurait trahi. Le scientifique se sentait incapable de passer à l’acte, et pourtant il en avait le désir. Il enviait son patient et vivait le crime par procuration.
Dès que Vonhermart pénétrait dans l’antre de son cobaye, il recouvrait son complet impeccable d’une combinaison blanche et systématiquement, enfilait des surchaussures et des gants. Ses cheveux étaient protégés d’un bonnet de chirurgie. Ainsi, il ne laissait aucune trace organique ou de semelles qui auraient pu l’identifier en cas de découverte de l’alcôve macabre. Il laissait tomber son affreux cigare, afin de ne pas contaminer les lieux de sa présence. Franck avait dit à l’homme qu’il ne souhaitait pas abîmer son repaire par ses venues régulières, et il avait l’air d’avoir accepté cette explication simple.
Installé sur une sorte de siège pliable qu’il prenait soin de transporter et de ramener en sortant de la grotte, le praticien observait son sujet tapi dans un coin avec satisfaction. Il l’admirait faire, fasciné. Un frisson d’impatience le parcourait à chaque fois. Même s’il se délectait de ces moments où la victime se rongeait les sangs, il préférait l’acte final, la mise à mort.
Ninon reprit connaissance lentement. La nausée la submergea. Hébétée, elle fit courir son regard sur sa prison, comme si elle la découvrait pour la première fois. L’humidité montait des murs. Le froid l’envahit progressivement. Des tremblements sillonnèrent son corps. L’inquiétude l’habitait, laissant place à une peur grandissante, au fur et à mesure, où la jeune femme prenait conscience de sa situation. Les frissons la parcoururent tout autant que l’angoisse. Elle tenta de se calmer et de réfléchir. Elle vivait un cauchemar éveillée. Elle scruta les moindres recoins à la recherche de caméras dissimulées à son insu.
— Oui, ça doit être ça, je participe malgré moi à une caméra cachée. Ou pire, à un film d’horreur et je suis l’actrice principale ! Arrête de délirer ma pauvre fille, tu deviens complètement cinglée, réfléchis un peu plutôt que de dire des bêtises.
Le tonnerre roula au loin. Le vent mugit de plus belle, venant se répercuter sur les parois. Il lui fit penser à des hurlements de douleur. L’orage grossissait, se renforçant de minute en minute. Il n’allait pas tarder à éclater au niveau de sa geôle. Mlle Vignali eut à peine le temps de se rendre compte qu’elle était attachée au sommier et à la pierre derrière elle, que la foudre claqua bruyamment au-dessus de sa tête. Ninon sursauta et lâcha toute sa détresse dans un hurlement long et strident. L’intensité de l’orage couvrit ses plaintes. L’instinct de survie prit le dessus. Elle tenta de se délivrer en tirant sur ses liens avec violence, quitte à s’arracher les mains pour se libérer. Rien d’autre n’avait d’importance, même pas la souffrance que lui provoquèrent les lanières qui mangeaient sa chair. La jeune femme ne pensait qu’à une chose, se dégager de ses chaînes pour s’enfuir le plus loin possible, afin de sauver sa peau. Elle se figea quand une silhouette apparut dans son champ de vision.
L’homme sentit une présence dans son dos. Il se retourna vivement. Il crut voir une ombre à l’extérieur. Il s’approcha prudemment de l’entrée, cependant à part les oiseaux, il n’aperçut rien d’autre. Soulagé, il rentra pour accomplir sa tâche. Il se replaça devant la jeune femme.
Le vidéaste que le meurtrier avait failli surprendre se cacha dans les anfractuosités de la roche. L’intrus se repositionna correctement pour filmer à l’insu de tous. La caméra se trouva de nouveau dans l’embrasure de la grotte.
Quand Ninon comprit qui se tenait face à elle, elle se plaqua contre le mur, effrayée. En voyant son visage, elle sentit son pouls s’accélérer. Elle se pétrifia. La tête lui tournait et son souffle devint court. Une lueur froide étincela au fond des yeux de l’individu. Sans savoir pourquoi, la jeune femme changea d’attitude. Tout à coup, elle éprouva pour lui une véritable haine. Elle ne le connaissait pas, pourtant son aversion était réelle. La demoiselle lui lança un regard noir. Ses prunelles se firent glaciales. Elle desserra les dents pour déverser son animosité d’une voix tremblante.
— C’est vous ! Espèce de taré.
— Tes mots doux ne m’atteignent pas sale pimbêche.
— Libère-moi ! Je n’ai rien à faire avec un paumé comme toi.
— Comme moi ? dit-il d’un ton cinglant.
— Une erreur de la nature, si tu préfères. Une personne qui ne sert à rien, un déchet qui passe visiblement son temps à se shooter si j’en crois ton état.
Ninon le sut, elle venait d’aller trop loin et elle se trouvait à la merci d’un déséquilibré. Elle se mordit la lèvre en comprenant trop tard la bêtise qu’elle avait faite. À présent, elle le fixa sans dire un mot de plus, plus terrorisée que jamais, attendant la sanction qui ne tarderait pas à tomber.
Une vague glacée transperça son kidnappeur. Il se mit à rougir. Ses joues étaient brûlantes, comme un gamin pris en faute, cependant là, c’était la colère qui l’animait. Son regard devint méprisant. Il lui asséna un coup de poing, un seul, si fort que le crâne de sa victime heurta les pierres derrière elle. Ninon s’évanouit sous la double décharge. Son cuir chevelu, son nez et sa bouche saignaient. L’homme lui empoigna le visage à pleine main, puis plaqua son genou contre son torse pour la coller contre la paroi. Il fit pivoter la tête de la jeune femme d’un coup sec. Sa nuque craqua brusquement. L’individu relâcha la pression sur le corps inerte qui s’effondra sur lui-même, sans vie. Soudainement, il s’absenta pour trouver les produits nécessaires à sa conservation. S’il laissait Ninon comme cela, la putréfaction ferait vite son apparition.
Mais avant, il prit le temps d’installer Linéa, Valériane et sa dernière victime contre le mur de la première pièce, face à l’entrée. Dans son esprit qui s’embrouillait, il décida que c’était mieux pour elles trois, ainsi elles pourraient profiter de la vue sur la mer et elles se tiendraient compagnie.
Ce qui frappait chez lui, c’était son manque de remords.
Le vidéaste mystérieux, quant à lui, ne perdit pas une miette de la scène.
Même si c’était par procuration, Vonhermart se délectait des horreurs commises par son patient. Toutefois, il ne restait pas après la mise à mort. Ce que devenait le corps ne l’intéressait pas. Il préférait laisser cette basse besogne à l’homme qui s’en occupait avec soin. De plus, il constata que son sujet d’étude tombait lentement dans la folie. Il choisit donc ne pas assister à ce spectacle absurde, qu’il jugeait malsain.
Franck fanfaronnait ; or, en réalité il n’en menait pas large. Les cauchemars venaient hanter ses nuits depuis qu’il participait aux meurtres de son cobaye. Le soir qui suivit, il n’y échappa pas. Il se réveilla trempé de sueur, son visage ravagé par la peur était blême et ruisselait de transpiration. Il mit un certain temps à se reconnecter à la réalité. Ses cheveux, d’habitude coiffés en arrière de façon impeccable, lui collaient au front. Sa chevelure désordonnée ne lui ressemblait guère. Le scientifique avait beau reconnaître sa chambre, il se croyait encore dans le recoin sombre de l’alcôve, à observer la dernière victime de son patient. Le bruit des os de la nuque qui craquaient le poursuivait jusque dans ses songes. Même éveillé, il entendait le son atroce des cervicales qui cédaient. Ses nuits étaient peuplées de cadavres disloqués de femmes, et à présent, il s’ajoutait à cela la résonance des vertèbres qui se brisaient sous la pression de mains géantes, son amplifié par la réverbération du lieu. Ce craquement insupportable le suivait partout où il se rendait, à n’importe quelle heure.
Son cœur cogna à tout rompre dans sa poitrine qui le faisait affreusement souffrir. Vonhermart ne parvint pas à se calmer. Il tenta de prendre plusieurs respirations, sans grand succès. Il sortit du lit et marcha une bonne heure dans toute la maison, arpentant les pièces et les couloirs à la limite du pas de course. Éreinté, il décida d’aller se recoucher, mais il garda la lumière allumée, comme si elle possédait le pouvoir d’éloigner de lui les mauvais rêves. Il laissa sa tête retomber sur l’oreiller. Il lui sembla qu’elle pesait une tonne. Après une longue demi-heure, Franck finit par s’endormir. Son sommeil ne fut pas pour autant réparateur, sa conscience venant le perturber en permanence.
*
Paola Laomini reçut encore une vidéo avec une missive.
« Traquez-le, trouvez-le et détruisez-le avant qu’il ne recommence ».
Elle découvrit une nouvelle victime. La scène fut moins violente que la précédente, même si le meurtre restait un acte abject. À la différence des autres films, le vidéaste paraissait lui délivrer des indices pour qu’elle pût reconnaître le lieu où se situait l’antre du monstre. La personne qui tournait ces images semblait s’être enhardie. Il avait attendu que le tueur fût parti pour pénétrer à son tour dans la grotte. Il filma tout d’abord la victime décédée en gros plan, afin certainement qu’elle pût l’identifier, puis il balaya lentement l’intérieur de l’excavation. Il lui montra que l’endroit possédait plusieurs salles, et que les autres jeunes femmes assassinées se trouvaient toujours entre les murs de pierre. La caméra se fixa sur un tableau, l’image se figea sur la toile du Minotaure de Picasso qui emplit l’écran. Malheureusement, le vidéaste ne fit qu’une prise succincte de l’entrée de la grotte. Paola ne put établir exactement où elle se situait. La reporter fut certaine d’une seule chose. La localité du lieu se nichait en bord de mer. Cependant il y avait un nombre incalculable de cavités habitables le long du littoral méditerranéen.
La journaliste ne pensa pas à prévenir immédiatement le commandant. Elle se rendit à son bureau pour faire quelques recherches. Elle discuta avec son supérieur de la marche à suivre avec cet élément récent. Lors de la vidéo sur la taxidermie humaine, la police avait mis son veto sur la divulgation de l’affaire. Le commandant en chef concéda au quotidien de parler d’un nouvel assassinat, afin de demander aux femmes d’être prudentes. Cette fois, les reporters, n’ayant pas prévenu les autorités, eurent les mains libres.
— Faites votre boulot, Laomini. Et pour éviter d’être accusé de dissimulation de preuves, on va faire porter la vidéo au commandant… Comment déjà ?
— Morias.
— Ouais, c’est ça. Qu’est-ce que vous foutez encore là ? Allez, filez bosser et ramenez-moi du lourd, c’est compris ?
— Oui chef !
Paola fit un salut militaire et partit en éclatant de rire. Son patron était bourru, toutefois ce n’était pas un mauvais bougre. Il avait de la bouteille derrière lui. C’était un reporter de guerre aguerri. Il connaissait donc les contraintes et les risques du métier. Il se reconnaissait quelque peu en Laomini, car elle se trouvait être aussi tête brûlée que lui à son âge.
Un coursier du journal se présenta au commissariat pour déposer la vidéo.
— C’est pour quoi ? demanda le brigadier de faction avec un ton peu amène.
— C’est un pli pour le commandant Morias, c’est urgent.
— Il a été dépêché séance tenante sur une scène de crime.
— Alors je vous le laisse, mais donnez-le-lui dès son retour, c’est de la plus haute importance.
L’agent acquiesça, et de mauvaise grâce, il partit déposer l’enveloppe sur le bureau du commandant Morias.
Paola tenta d’approfondir ses recherches, autant pour localiser le lieu de détention, que pour pouvoir attribuer un nom à la victime. Il lui fallut craquer le fichier de la police des personnes disparues. Cela n’était pas évident, cependant elle n’était pas mauvaise en informatique. La journaliste ressemblait à un zombie lorsqu’elle se jetait à corps perdu dans une affaire qui lui tenait à cœur. La jeune femme carburait au café et à la cigarette, ce qui lui permettait de se maintenir éveillée. Sa tension n’appréciait guère cet apport inconsidéré de caféine, et son palpitant l’informait de son mécontentement en se rappelant désagréablement à elle régulièrement. De temps à autre, Paola ressentait des coups de poignard dans la poitrine ; or, elle ne s’en souciait pas vraiment. Elle portait la main à son cœur en prenant de grandes respirations, et priait pour que ça passe vite. Pour seul carburant, la reporter avalait des plats surgelés infâmes, qu’elle plaçait au micro-ondes avant d’engloutir les aliments en deux cuillères à pot. Elle ne se nourrissait pas par plaisir, mais uniquement parce que c’était vital.
Elle passa des heures devant son ordinateur, sans voir le temps défiler.
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