Pendant l’arrestation de Romain, Paola et le vidéaste rejoignirent au même moment la demeure du jeune homme pour se cacher et reprendre leurs esprits.
— Il va falloir que j’appelle le commandant Morias, toutefois avant si vous aviez un café bien serré, cela me ferait un bien fou.
— Excellente idée, je vais en préparer
— Pendant ce temps, expliquez-moi qui vous êtes, et pourquoi vous n’avez pas dénoncé ce taré à la police.
— Vous ne lâchez jamais l’affaire vous ! Quand vous avez une idée en tête, vous ne l’avez pas autre part.
Paola sourit à cette remarque.
— Oui, mon surnom est pit-bull.
Le jeune homme sourit à son tour.
— Je dois dire que cela vous va bien.
Il lui tendit sa tasse et s’installa face à elle.
— Ce que je m’apprête à vous révéler reste entre nous, vous pourrez avoir l’exclusivité sur l’histoire, cependant vous ne dévoilerez pas mon identité. J’ai votre parole ?
— C’est si croustillant que ça ?
Devant le mutisme de son interlocuteur et face à son air renfrogné, elle promit. Visiblement, son article allait faire la une cette fois encore.
— Bien, je m’appelle Steeve, ce n’est pas la peine que je vous donne mon vrai nom, car je ne vous fais que moyennement confiance.
— Ça fait plaisir ! dit-elle en rigolant.
— Je suis le frère de sang de ce cinglé.
Comme il avait du mal à continuer, elle l’encouragea du regard.
— Romain n’est pas mon frangin à proprement parler. Quand j’avais six ans, j’ai eu un grave accident, et la banque de sang n’avait pas assez de réserves. Romain était à l’hôpital ce jour-là, et il était compatible. Les urgentistes n’avaient pas assez de temps pour lui faire un prélèvement et de me le transférer ensuite. Il n’y avait qu’une solution, c’était de pratiquer une transfusion directe sans traitement préalable. Certes, c’était risqué de recevoir l’hémoglobine sans les manipulations nécessaires, mais c’était ça où je mourrais sur la table. Romain était un enfant atteint d’une neurofibromatose, une maladie déformante. C’est pour cela qu’il subissait souvent des contrôles. Pour son âge, il était très mature. Quand il a entendu mon histoire racontée par l’infirmière qui s’occupait de lui, il a été touché. Il a convaincu sa mère, puis le corps médical de lui prendre son propre sang pour me l’injecter et me sauver. Les médecins n’étaient pas d’accord, il était trop jeune, la loi ne permettait pas ce don, or le gamin était si déterminé qu’il fit signer une décharge à sa génitrice. Elle ne tenait pas plus à lui que ça, il lui apportait plus d’ennuis qu’autre chose, et il était loin du fils idéal qu’elle aurait souhaité. Les soignants se sont laissé convaincre, je ne sais pas par quel miracle. La déontologie passa après leurs sentiments de parents. Ils laissèrent parler leur cœur. Les spécialistes ont allongé Romain à côté de moi et ils ont procédé à la transfusion. Romain a failli y passer. Néanmoins par magie, on s’en est sorti tous les deux. Nous sommes devenus inséparables.
— Avec un tel don de soi, c’est normal.
— La maladie de Romain le dévorait de plus en plus en vieillissant. Elle déformait également son visage et sa mère a toujours refusé de faire l’opération qui aurait pu légèrement améliorer son aspect. Elle était pingre, et ne consentait pas à faire des efforts financiers pour son fils. Il n’était pas le garçon dont elle avait rêvé. Elle n’en était pas fière, et je pense qu’elle le détestait de ne pas être comme les autres. Romain avait mal physiquement, et également moralement. Il était le souffre-douleur des gosses. Vous savez comment les enfants sont entre eux ! Et puis les mômes répètent souvent ce que disent les adultes si peu doués de raison, et qui jugent et critiquent sans savoir. Ce qui revenait le plus dans la bouche des gens c’était Éléphant Man, le monstre, la bête de cirque ou de foire, l’attardé, alors qu’il était intelligent, malgré tout un peu lent à certains moments. C’était dur pour lui. Vous comprenez ?
— Oh que oui !
Elle repensa aux quolibets qu’elle avait dû subir plus jeune, à cause de sa carrure et de sa taille qui étaient peu ordinaires pour une femme. Elle en avait souffert, or elle s’était construit une carapace avec, elle ne s’était pas transformée en une tueuse en série pour autant. Elle revint à Steeve, qui, s’il avait d’abord eu du mal à commencer son histoire, était devenu intarissable. Elle l’écouta patiemment, elle se doutait que les éléments qu’elle cherchait se mettraient en place au fil de son récit. Son flot de paroles continua à se déverser.
— Romain se faisait insulter, bousculer, frapper. J’étais le seul à le défendre. Il était brave, vous savez ! Avec un grand cœur et il m’avait sauvé la vie. Alors je ruais dans les brancards, je lui servais de garde du corps. Je tabassais de temps à autre pour remettre en place ces abrutis qui l’attaquaient parce qu’il était différent. Et puis Romain à force est devenu taciturne, car même les adultes s’y sont employés ouvertement. Il était repoussé de partout. À l’adolescence son état s’est aggravé et le rejet des filles qui lui plaisaient a été reçu comme de nouveaux coups de poignard. Puis quand il a souhaité rentrer dans la vie active, personne ne voulait de lui. Son attitude a changé à ce moment-là. Je le soutenais comme je le pouvais. J’ai sacrifié beaucoup de choses pour lui.
La journaliste se redressa sur son siège, mais s’abstint de le couper. Ça y est, on y était.
— Je ne suis pas parti faire ma scolarité dans la plus grande université de France, alors que mon niveau d’études le permettait, et qu’une place m’était réservée grâce à mon dossier d’élève brillant. J’ai préféré rester près de Romain, et j’ai intégré un établissement moins coté. Puis, j’ai pris un travail peu intéressant et moins rémunéré uniquement pour ne pas lâcher mon frangin de sang, j’étais loyal envers lui. Je continuais de le protéger et je m’occupais de lui. Un jour, il a disparu sans laisser d’adresse. Il m’a abandonné sans explications, moi qui lui avais tout donné. Notre amitié, notre lien ne semblaient avoir aucune importance aux yeux de Romain. Mon meilleur camarade, mon alter ego, mon frère qui me trahissait, me poignardait dans le dos, c’était plus que je ne pouvais supporter. Vous rendez-vous compte, après tout ce que j’avais fait pour lui, et tout ce qu’il avait fait pour moi ! Pourtant jusqu’ici, nous étions inséparables.
Paola opina du chef pour lui signifier qu’elle comprenait qu’il s’offusquât de la sorte. Elle préféra le laisser parler de peur qu’il arrêtât ses aveux.
Il continua à déverser son histoire. Il lui expliqua la rancœur qu’il avait envers ce Judas, la déception aussi qu’il avait ressentie, et il lui avoua enfin qu’il s’était juré de faire payer à Romain cet abandon, cette trahison. Il lui dit combien sa rancune s’était transformée en rage qui bouillonnait à présent dans ses veines. Ce sentiment s’était fait si puissant au fil du temps, que le jeune homme ne souhaitait plus qu’une chose : briser et broyer Romain. Il mettait en avant ses exactions, sans le dénoncer pour autant, car il se sentait redevable envers lui.
— Vous comprenez, je lui en veux, c’est certain, cependant à six ans il m’a sauvé la vie, nous partageons le même sang. Je désirais arracher du danger ces pauvres femmes, faire tomber le monstre qu’était devenu ce faux frère, tout en le protégeant. Je sais, c’est paradoxal, toutefois c’est ainsi.
Steeve après cette longue diatribe parut vidé. Il se cala contre son dossier et se fit muet. La journaliste respecta son silence, puis finit par le rompre.
— Je suppose que vous ne me donnerez pas plus d’informations sur ce Romain.
Il fit non de la tête.
Ce n’était pas grave, ce ne serait qu’une perte de temps pour la reporter, néanmoins elle savait que cet homme vivait à Saint-Raphaël, et qu’il devait aller régulièrement à l’hôpital pour son suivi médical. Un déclic se fit dans son cerveau. Ses neurones grésillèrent, malgré tout la jeune femme n’arrivait pas à faire le point. Elle sut que les éléments s’imbriqueraient tôt ou tard et qu’ils éveilleraient en elle un intérêt particulier. Puis soudain, son visage s’illumina. Ses synapses venaient de se connecter. Paola demanda du papier et un crayon à Steeve.
Vérifier si l’hôpital où a disparu l’infirmière est celui de Romain.
Il ne devait pas y avoir beaucoup de personnes atteintes de ce syndrome, et qui se faisaient suivre dans la région. Le seul problème résidait dans le fait qu’il pouvait aussi être soigné à Marseille, à Nice, ou même à Monaco. Son instinct de reporter refit surface. Elle tenait une piste qu’elle ne comptait pas lâcher. Elle se devait de faire une chose avant d’entamer ses investigations. Elle s’adressa au vidéaste.
— Il faut que j’appelle le commandant Morias pour le prévenir que j’ai été agressée et enlevée. Je vais enquêter, mais si vous pouviez me mettre sur la trace de Romain.
— Il travaille au-dessus de la grotte. À présent l’entretien est terminé, je ne vous dirai plus rien.
Le cerveau de Paola tourna à plein régime.
« Au-dessus de la grotte ? À part des rochers et un cimetière… serait-il possible qu’il bosse à la nécropole de Saint-Raphaël ? »
La journaliste sentit le regard de Steeve se poser sur elle. Elle revint au moment présent. Il lui fallait se donner une contenance et surtout Paola ressentait le besoin de sa plus mauvaise addiction. Elle lui demanda.
— Auriez-vous des cigarettes ?
Il lui tendit un paquet neuf. Elle en prit une qu’il lui alluma. Elle fuma une grande bouffée qu’elle garda un moment, comme si Paola voulait que la nicotine pénètre plus vite en elle. La jeune femme avait été privée de sa tige à cancer depuis bien trop longtemps, et cela lui manquait terriblement. Elle tira sur sa clope comme un pompier ou plutôt comme une droguée en manque.
— Vous ne fumez pas ?
— Non, j’ai arrêté.
Devant son air surpris, il précisa.
— Je conserve un paquet au cas où l’envie me revienne en pleine nuit, un dimanche ou un jour férié. Cependant je ne compte pas reprendre. Le fait d’en avoir chez moi me rassure, c’est psychologique.
Tout en saisissant son portable, Paola opina du chef.
— Excusez-moi deux minutes. Il faut que je passe ce coup de fil.
Quand la reporter téléphona au commandant de police, il venait de trouver la vidéo que son journal avait fait déposer sur son bureau. Il fut soulagé d’apprendre qu’elle allait bien. La reporter s’apprêtait à lui révéler ses découvertes, et à lui dévoiler le lieu des meurtres, toutefois elle fut surprise d’entendre de la bouche de l’agent que l’enquête était bouclée et que Romain avait été arrêté.
— Savez-vous qui est le vidéaste ? interrogea Morias.
Pour une fois, elle décida de mentir. Steeve n’avait pas fait de mal dans le sens littéral du terme. Certes, il aurait pu sauver ces femmes en dénonçant son frère de sang, malgré tout elle comprenait ce lien qui les unissait et cette loyauté qu’il éprouvait envers lui. Quand elle raccrocha, elle fixa le jeune homme, en se demandant la façon la plus adaptée de lui annoncer la mauvaise nouvelle. Paola décida que la franchise était la méthode à tenir avec lui.
— Steeve, votre frangin a été arrêté.
Il se décomposa.
— Il fallait bien que ça arrive. Dois-je pour autant en être soulagé ? C’est étrange vous savez, je ne me sens pas plus apaisé.
— Cela viendra avec le temps.
— Il a été arrêté avec son acolyte ?
— Pardon ?
— Oui, il y avait un type avec lui.
— Qui ? Si vous connaissez son identité, vous pouvez me le dire. Vous ne protégeriez pas une autre personne par hasard ?
— Non, non, je vous assure. Mais je ne sais pas qui il est. Je ne l’ai pas reconnu. Il portait une combinaison blanche comme dans les séries policières à la télé. Des couvre-chaussures et un filet de chirurgien sur la tête. Ah oui ! Et de grosses lunettes noires.
La reporter nota tous ces éléments. Si elle apprenait qu’uniquement Romain avait été arrêté, elle reprendrait son enquête.
— C’est bizarre, on n’apercevait que Romain sur les vidéos.
— Je n’avais jamais vu personne d’autre avec lui, mais cela ne veut pas dire qu’il agissait seul. La preuve, il était avec mon frère quand ils vous ont enlevée ! C’est pour cela que je sais qu’il y a une deuxième personne.
— Merci pour l’info.
— Pas de quoi.
— Vous n’avez pas plus d’éléments à me fournir ?
— Ah oui, j’allais oublier ! J’ai aperçu Romain monter à plusieurs reprises dans une berline noire.
— Vous n’avez pas relevé son numéro d’immatriculation par hasard ?
— Non, c’était une voiture de luxe aux vitres teintées.
— Merci, malheureusement ça ne m’aide pas beaucoup, sans marque de véhicule ni plaque minéralogique, je ne pourrai pas l’identifier ainsi. Si toutefois vous vous souvenez d’autre chose, n’hésitez pas à me contacter.
— Promis. Vous ne me dénoncerez pas à la police, n’est-ce pas ?
— Vous pouvez en être certain. Le commandant vient de me demander si je connaissais le nom du vidéaste et j’ai menti. Vous pouvez me faire confiance, je ne dévoile pas mes sources. De plus, la dissimulation de preuves, et d’informations pouvant faire arrêter un meurtrier est punissable par la loi. Vous pourriez être aussi accusé de non-assistance à personne en danger, et je ne doute pas que d’autres chefs d’inculpation seraient facilement mis à charge.
— Merci, dit-il la tête baissée. Il savait que la journaliste avait raison, par sa faute de pauvres femmes étaient mortes.
— Ça va aller ? Je peux vous quitter ? Qu’allez-vous faire à présent ?
— Partir loin d’ici refaire ma vie. Peut-être reprendre mon cursus pour me remettre à niveau en suivant des cours du soir, et enfin travailler dans un domaine qui me plaît.
— Je vous le souhaite, vous le méritez. Bonne chance, Steeve.
— Prenez soin de vous.
La journaliste avait les neurones qui fourmillaient devant ces informations de taille. Il lui fallait débusquer le deuxième larron. Morias n’avait parlé que de Romain, elle se doutait donc que pour le moment l’autre homme n’avait pas été inquiété.
Elle suivrait de près le procès du frère de Steeve. Elle savait qu’elle avait un scoop dans les mains. À elle d’en faire bon usage.
La reporter empoigna son téléphone et appuya sur la touche bis.
— Commandant Morias, Paola Laomini.
— Tout va bien ? Vous avez du nouveau ?
— Oui, commandant, un indicateur vient de m’annoncer que Romain n’agissait pas seul. L’unique problème c’est qu’à part m’apprendre que cet individu possède très certainement une berline noire aux vitres teintées, c’est tout ce qu’il a pu me révéler.
— Sans rire, c’est vague ça, comme description ! dit-il presque hilare. Et je suppose que vous ne pouvez pas me donner le nom de cette balance.
— Non, vous savez aussi bien que moi que nous protégeons nos sources. Écoutez, mon informateur m’a confié qu’il m’avait vue me faire enlever, et que Romain était aidé par un type sorti tout droit de la série « Les experts ».
— Ça veut dire quoi, qu’il était déguisé ?
— Il portait la même tenue que vos flics de la scientifique quand ils sont sur une scène de crime. Ça vous va comme description ? C’est pour cela qu’il ne peut pas le détailler. Or, il y a bien un deuxième larron.
— Vous insinuez que ce deuxième gus pourrait être des nôtres ?
— Je n’insinue rien, commandant, je vous relate mes infos. Faites-en ce que vous voulez. Toutefois je sais que mon indic est fiable.
Morias se radoucit. Il ne souhaitait pas se mettre la journaliste à dos, alors qu’elle coopérait.
— OK, merci pour le renseignement, Mlle Laomini. Nous interrogerons de nouveau notre meurtrier en série. Nous arriverons bien à lui faire cracher le morceau.
— Bonne chance, commandant.
— Mlle Laomini ?
— Oui, commandant ?
— Votre informateur, comment savait-il que vous seriez enlevée ? Pour qu’il se soit trouvé là au bon moment, c’est qu’il trempe dans la sauce lui aussi. Vous ne croyez pas ?
— Non, il suivait le tueur et se doutait qu’il allait agir, cependant sans s’imaginer que la victime serait moi.
— Mouais, je ne suis pas vraiment convaincu. Pourquoi ne vous a-t-il pas défendue ?
— C’est votre droit commandant de ne pas y croire, néanmoins je suis certaine qu’il n’est pas impliqué dans ces meurtres, et franchement un homme contre deux, vu sa carrure, il ne faisait pas le poids le pauvre ! Et puis je vous signale que c’est lui qui est venu me délivrer au risque de sa vie.
La journaliste raccrocha un brin agacée par le comportement de Morias. Elle marcha sans but, tout en essayant de repenser aux derniers événements. Quelque chose la tracassait. Elle savait qu’elle était passée à côté d’un détail, mais elle n’arrivait pas à comprendre ce que c’était.
*
Romain fut questionné, même malmené, malgré tout il nia toute implication d’une autre personne. Après un long interrogatoire où les policiers essayèrent de le faire craquer, ils ne purent que constater qu’ils n’obtiendraient rien du serial killer. La piste du complice fut abandonnée.
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