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Claire Lanriel aimait Paris. Elle avait découvert la ville au moment du divorce de ses parents, lorsque son père français l’avait ramenée avec lui. La gamine de dix ans avait été fascinée, et Claire avait toujours gardé en elle cette impression de grandeur inaltérable que lui avait alors faite la Ville-Lumière. Elle descendait toujours dans un hôtel du quartier du Père-Lachaise et aimait à se rendre à pied jusqu’au Louvre, traversant d’abord les quartiers populaires de l’est de Paris et l’animation de la rue de la Roquette jusqu’à la Bastille, puis le boulevard Henri-IV, plus chic et plus froid, pour passer la Seine vers l’île Saint-Louis et ses vieilles rues étroites, avant de longer Notre-Dame et de revenir enfin sur les quais, face à la Conciergerie, vers la splendeur interminable de la façade du Louvre. Même en hiver, la longue balade était agréable. En ce lundi 1er mars, il faisait beau, l’air était vif, les arbres nus. C’était au cours de telles marches que Claire pouvait regretter de ne pas s’être établie en France. Mais les circonstances en avaient décidé autrement.

Lorsqu’elle arriva au restaurant, elle vit qu’Alexandra était déjà là, et elle l’observa un instant à travers la vitre. La jeune fille regardait la carte sans paraître y prêter trop attention. La forme des yeux, le contour du nez et de la bouche — elle lui ressemblait beaucoup. Mais ses épais cheveux noirs, rebelles et bouclés, lui venaient de son père. Les hésitations, les incertitudes, la fragilité aussi. Claire entra dans le restaurant. Alexandra l’aperçut et son visage s’illumina.

— Maman, dit-elle.

Elles s’embrassèrent et Claire Lanriel s’assit face à sa fille.

— Tu as l’air en pleine forme, Alexandra.

— Toi aussi ! Je suis contente que tu sois venue à Paris. On se voit si rarement !

— Tu sais que tu peux venir à Montréal quand tu le souhaites.

— Je viendrai finir mes études au Québec. Je te le promets.

Claire commanda un gin tonic et demanda :

— Comment va ton père ?

— Très bien. Et… et Camille est enceinte. Un garçon. Je ne sais pas s’il t’en a parlé…

Claire se figea un très court instant puis lança d’un ton léger :

— Tu vas avoir un petit frère, alors.

— Je l’aurai attendu longtemps, dit Alexandra avec une trace d’amertume.

— Eh bien, je vais passer un coup de fil à ton père pour le féliciter. Je suis heureuse qu’il ait refait sa vie. Et je suis contente de te parler de vive voix, Alexandra. Il faut que nous discutions d’un sujet un peu délicat.

— Quel sujet ?

— J’aimerais racheter ta part du chalet.

Le visage d’Alexandra s’assombrit.

— La maison de Grannie au bord du lac ?

— Je veux contraindre Nathalie à me céder sa part. Et pour cela il faut que je sois majoritaire.

Alexandra la dévisagea, la mine fermée.

— Tu ne peux pas forcer Nathalie à vendre, finit-elle par dire.

Claire esquissa un sourire.

— La future avocate qui parle…

Mais Alexandra ne lui rendit pas son sourire. Ses doigts étaient crispés sur sa serviette.

— C’est pour ça que tu es venue à Paris, je suppose.

— Cette femme est une sangsue. Il faut que je m’en débarrasse.

— Et tu as fait le voyage jusqu’ici simplement pour racheter ma part…

Claire poussa un soupir exaspéré.

— Alexandra, ta grand-mère a jugé utile de te léguer une part de son chalet. Assume les responsabilités qui vont avec. Cesse de réagir comme si tu avais de l’eau sucrée à la place du cerveau. Tu as passé l’âge.

Les lèvres d’Alexandra frémirent. Claire ferma les yeux un instant et ajouta doucement :

— Je ne te comprends pas, Alexandra. Je t’ai élevée pour que tu sois libre, pour que tu aies les choix que je n’ai pas eus. Mais tu ne seras jamais libre si tu te refuses à affronter la réalité. Nathalie est une nuisance que je veux voir sortir de mon existence. En quoi cela est-il choquant ?

Alexandra secoua la tête.

— Je ne suis pas comme toi, maman…

Un silence. Puis Claire dit à mi-voix, comme pour elle-même :

— Hughes et moi étions très jeunes lorsque nos parents ont décidé de se séparer. Papa s’est installé à Paris en m’emmenant avec lui tandis que ta grand-mère est restée au Québec avec Hughes. Cet endroit est important pour moi, j’y ai laissé les souvenirs de mon enfance. Nathalie les pollue, les souille de sa seule présence. Je la chasserai. Je dois la chasser. Tu comprends ?

La voix de Claire s’était faite pressante. À contrecœur, Alexandra finit par hocher la tête. Puis elle haussa légèrement les épaules :

— C’est vrai aussi que pour le chalet je n’ai pas vraiment tenu ma promesse…

— Ta promesse ? Quelle promesse ?

— Ma promesse à Grannie, juste avant sa mort. J’étais petite, je devais avoir huit ou neuf ans, et elle m’a fait venir dans sa chambre alors que je n’avais pas le droit d’y aller, je m’en souviens encore, il y avait… il y avait une odeur de désinfectant qui m’a donné mal à la tête, et elle a ouvert les yeux, et elle m’a demandé si j’aimais le chalet, et je lui ai dit que oui, et elle m’a annoncé que dans ce cas elle m’en laissait un tiers, tout le monde aurait sa part, un tiers pour moi, un tiers pour toi, un tiers pour Hughes et Nathalie, et je lui ai demandé à qui serait la porte et comment on ferait pour entrer et aller dans son tiers, et elle m’a répondu que ça n’avait pas d’importance, mais qu’il y avait une condition, il fallait que je lui promette d’y passer tous mes étés dès que je serai grande, surtout si Hughes et toi y étiez, parce que c’était important d’avoir le sens de la famille même si on habitait loin les uns des autres. Ça m’a frappée, parce qu’elle me parlait en français. Tu sais qu’elle ne le faisait pratiquement jamais. Et j’ai accepté.

Claire eut un mouvement brusque et renversa son verre. Un garçon surgit de nulle part et le remplaça ; le silence s’installa, qu’Alexandra finit par rompre :

— Maman, je peux te poser une question ?

Claire s’éclaircit la gorge.

— Évidemment, Alexandra.

— Aurais-tu… aurais-tu préféré avoir un garçon ?

Claire regarda sa fille, stupéfaite.

— Bien sûr que non ! J’étais très contente d’avoir une fille. Je n’ai jamais…

Elle se tut. Alexandra reprit, d’une voix qui tremblait un peu :

— Je me le suis longtemps demandé. Je me suis aussi demandé si tu étais déçue d’avoir une fille qui n’a pas ton caractère.

Claire avait retrouvé sa contenance.

— Je ne suis pas déçue, Alexandra. Tu ne m’as jamais déçue. Seulement, j’ai peur que tu ne sois pas heureuse. Tu as le cœur trop écorché.

— Parce que toi, tu es heureuse ?

— Raisonnablement, Alexandra. Je suis raisonnablement heureuse.