12

Dans la nuit du lundi au mardi, Christine Verlanges poussa un cri et se réveilla en sursaut, suffoquée, couverte de sueur. Le même cauchemar, une fois de plus. Claire Lanriel, immense et terrible, qui l’accusait d’avoir commis un crime et qui la prenait entre ses mains, des mains de géante qui la serraient, l’étouffaient jusqu’à ce qu’elle meure, Claire s’approchait alors d’elle et murmurait « Tu es morte. Maintenant je peux te tuer. » — et Christine criait, mais elle ne pouvait pas crier parce qu’elle était morte, elle n’avait plus de souffle, plus d’air, plus rien, on n’a plus de souffle quand on est mort, elle ne pouvait plus que penser.

Christine crut que son cœur allait faire exploser sa poitrine. Il ne pouvait pas battre aussi fort et rester accroché, ce n’était pas possible. Elle allait mourir. Elle souhaitait mourir. Il n’y avait pas d’autre issue. Elle allait être découverte, même si elle avait pensé à mettre des gants pour manipuler les lettres anonymes, à défaut d’empreintes digitales ils trouveraient autre chose, n’importe quoi, un test ADN, et elle serait accusée, chassée, jetée à la rue, elle devrait se défendre, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas se défendre parce qu’elle était coupable, oh, elle n’aurait jamais dû envoyer ces lettres, elle n’aurait jamais dû essayer de s’attaquer à Claire Lanriel, elle aurait dû la laisser faire, la laisser la détruire, ç’aurait été tellement plus simple de ne pas résister, et maintenant elle allait tout perdre, plus personne ne voudrait d’elle, elle porterait à vie une marque indélébile, une marque d’infamie, comme la fleur de lys incrustée au fer rouge sur l’épaule de Milady dans Les Trois Mousquetaires qu’aucune crème ne pouvait faire partir, et maintenant son travail lui faisait peur, elle avait peur d’aller à l’université, peur d’entrer dans la bibliothèque, elle s’attendait à chaque instant à ce qu’on la démasque, à ce qu’on la condamne, et ce crime l’empêchait de suivre la thérapie du docteur Rhys puisqu’il découvrirait tout, un de ses ancêtres avait déjà dû commettre un acte semblable et maintenant c’était trop tard pour elle, elle aurait dû se faire soigner avant de le commettre à son tour, mais comment aurait-elle pu savoir, et maintenant elle ne pouvait plus rien faire, rien, sinon attendre la vengeance des dieux et de Claire Lanriel…

***

Deux heures et demie plus tard, Christine ouvrait la porte de la bibliothèque. Son cœur fit un bond lorsqu’elle vit Michel Berthier qui attendait, assis à sa propre place. Elle sut que c’était fini. Un calme inattendu, presque du soulagement, l’envahit.

— Bonjour, Christine, dit Michel. J’aimerais avoir une discussion avec vous. Pourriez-vous m’accompagner dans mon bureau ?

***

Le même jour, Monica reçut un coup de téléphone d’Alain Robert, l’ingénieur de recherche de la Northern Energy avec qui elle travaillait pour sa thèse. Le grand patron d’Alain — Patrice Desjardins, directeur Recherche & Développement — avait jeté un coup d’œil au dernier rapport d’avancement et avait quelques questions. Claire et Monica pouvaient-elles passer les voir au siège de la Northern, sur le boulevard René-Lévesque ? Ah, malheureusement Claire était absente et ne reviendrait que vendredi — une conférence à Paris. Eh bien, Patrice n’était à Montréal que pour la journée, il serait en déplacement par la suite et il voulait régler ça assez vite. De toute façon, les questions qu’il souhaitait poser étaient d’ordre purement technique, Monica pouvait-elle venir seule ? Monica hésita, puis accepta.

En début d’après-midi, elle entrait dans le grand hall de marbre et de verre de la Northern Energy. Quatre étages plus haut, Alain l’accueillit d’un murmure :

— Tu as bien fait de venir aussi vite, je crois que Patrice n’est pas très satisfait…

Il l’emmena dans une grande salle de réunion, sans fenêtres, avec un éclairage froid, de la moquette épaisse et une table ovale entourée de fauteuils de cuir noir. Monica n’y était jamais entrée. Alain la laissa pour aller chercher Patrice et elle en profita pour détailler la salle. C’était cossu, plus que le reste de l’étage, il y avait des tableaux au mur, des originaux, pas des copies, des choses modernes avec de gros traits jetés comme au hasard sur la toile.

— Ah, voilà notre chercheuse photoélectrique ! s’exclama Patrice Desjardins en faisant irruption dans la salle.

Cheveux ras, verbe court et manières tranchantes, Patrice avait régulièrement des frictions avec Claire, mais Monica avait vite compris qu’il suffisait de le laisser parler pour chasser la vapeur. Une conversation productive devenait alors possible. À peine assis, il attaqua :

— J’ai lu vos derniers rapports, ils sont très bien rédigés, mais le travail sur nos panneaux solaires n’avance pas bien vite ! À quand cette couche augmentatrice de rendement que Lanriel nous a promise ?

Monica murmura un début de réponse qu’il coupa :

— Je sais que tu travailles bien, Alain me le dit et je lui fais confiance, mais je ne suis pas certain que tu ne fasses que ça ! Je crois que ta professeure Lanriel t’utilise pour les idées qu’elle a en tête et pas forcément pour le projet que nous payons ! On finance ta thèse, très bien ! Claire Lanriel nous a demandé en plus vingt mille dollars annuels de frais de consultant et on les lui paie, très bien ! Mais il faudrait quand même qu’en bout de course tout cet argent dépensé nous rapporte quelque chose !

Monica réprima un sursaut. Vingt mille dollars ? La Northern Energy payait vingt mille dollars de frais de consultant à Lanriel — chaque année ? Patrice continuait :

— Quand penses-tu pouvoir coller ta couche à nos panneaux solaires avec une bonne stabilité chimique ?

— Hmm, je ne suis pas sûre — trois ou quatre mois, peut-être.

— Et quand tu auras fini, selon toi, ce sera juste une curiosité de laboratoire, ou on pourra passer à l’échelle industrielle ?

Monica faillit répondre sans réfléchir qu’elle n’en savait rien, puis elle perçut un léger mouvement d’Alain. Elle comprit. C’était ça la question capitale, le seul point qui intéressait vraiment la Northern. Le terrain devenait d’un seul coup dangereux. Elle posa les mains à plat sur la table et dit en choisissant soigneusement ses mots :

— Eh bien, si la synthèse ne peut se faire que dans le labo, et en quantité limitée, ce n’est pas très intéressant pour vous. C’est pour ça que j’essaie de mettre au point un procédé qui puisse être employé à grande échelle, pour que vous puissiez l’utiliser dans vos usines.

— C’est de la musique à mes oreilles, fit Patrice, goguenard, en se balançant dans son fauteuil. Et ton opinion ?

— Je crois que je vais y arriver, répondit simplement Monica.

— Très bien, ma petite, je te fais confiance. Tiens-moi au courant. Et quand vous aurez quelque chose, nous irons manger des sushis quelque part. Ou du bœuf bourguignon, si tu préfères. À mes frais.

Un peu plus tard, dans l’ascenseur lambrissé qui la ramenait à l’entrée du building, Monica se demanda si elle devait se sentir furieuse ou saluer bien bas. Vingt mille dollars — on pouvait dire ce qu’on voulait de Claire Lanriel, elle avait un culot d’acier. Vingt mille dollars… c’était une vraie fortune ! Une nouvelle voiture, des meubles neufs si elle décidait de déménager, un voyage… Mais pour Claire cette somme ne représentait probablement pas grand-chose. L’argent avait dû transiter quelques jours sur son compte en banque avant de partir négligemment vers un placement financier. Une ligne supplémentaire dans un relevé annuel. Un détail.

Elle sortit de la tour de la Northern et, lentement, marcha jusqu’à l’arrêt du 80. Le bus la ramena quelques minutes plus tard à Richelieu. Elle se sentait pauvre, morose et déprimée. En arrivant devant le bâtiment, elle aperçut May Fergusson qui fumait dans sa voiture et elle eut envie d’une cigarette. Elle alla frapper à la portière.

— Je peux te parler cinq minutes ?

— Mais bien sûr ! Monte dans ma fumée !

Monica s’installa sur le confortable siège de cuir.

— Appuie sur le bouton, là en bas, le siège va chauffer…

— Je peux te piquer une cigarette ?

— Une cigarette ? L’heure doit être grave !

— Eh bien, ces temps-ci, ça ne se passe pas très bien avec Claire.

— Bienvenue au club, marmonna May. Que t’est-il arrivé ?

— Pour commencer, on a eu une grosse engueulade. À propos de royalties.

En quelques mots, elle résuma leur dispute. Puis elle soupira :

— Je ne sais pas pourquoi Claire a réagi comme ça. Quand j’ai refusé son offre, elle est partie instantanément sur le sentier de la guerre. Nous nous étions toujours bien entendues et au premier désaccord elle s’est changée en harpie.

— Claire est comme ça, fit May. Elle monte le volume autant que nécessaire pour obtenir ce qu’elle veut. C’est déjà pas mal qu’elle t’ait laissé dix pour cent de plus. Au moins, vous avez trouvé un compromis.

Monica ne répondit pas et tira plus fort sur sa cigarette.

— Il y a autre chose ?

— Il y a vingt mille dollars ! Vingt mille dollars qu’elle récupère chaque année ! C’est presque autant que mon salaire !

— Quels vingt mille dollars ?

— Pour ma thèse. Des frais de consultant qu’elle reçoit de la Northern Energy, même si c’est moi qui fais tout le boulot ! Ce n’est pas juste.

— Tu es sûre ?

— Je viens de l’apprendre du directeur de la R&D lui-même.

May eut un petit rire et alluma une autre cigarette.

— Eh bien, elle ne perd pas le nord…

— Ni la Northern, grinça Monica.

Elle finit sa cigarette, remercia May et sortit de la voiture. Laissée seule, May resta pensive puis éteignit sa cigarette à peine entamée, remonta dans son bureau, ouvrit un classeur et examina des papiers. Puis elle redescendit finir sa cigarette, une expression songeuse sur le visage.

***

L’entrepreneur ne sentait pas très bon, il n’avait pas l’air très propre non plus. Il dégageait une forte odeur de tabac froid, et aussi… de bière ? C’était bien possible. Ce n’était pas la première fois que Nathalie rencontrait des gens de cette catégorie. En général, il suffisait de montrer un peu de fermeté et tout allait bien. Elle lui expliqua donc en détail ce qu’elle voulait pour la maison : un mur ici, un autre là, avec une porte qui ouvre vers l’extérieur. C’était très important, parce qu’elle voulait mettre une bibliothèque de l’autre côté et il ne fallait pas que la porte ouvre sur le meuble. Elle avait besoin de la bibliothèque puisqu’elle allait travailler au chalet. Bien sûr, cela aurait été beaucoup plus facile si le chalet avait été un petit peu plus grand mais elle ne pouvait pas pousser les murs, n’est-ce pas ? Ah, et il y avait aussi la question de l’électricité. Il fallait ajouter une prise ici, et une autre là. Au départ de quelle ligne ? Comment pouvait-elle le savoir ? Elle faisait appel à lui parce qu’elle ne savait pas, justement ! Et puis, il fallait élargir la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse. Était-ce possible, à un prix raisonnable bien sûr ? Cette porte était vraiment trop étroite. À quoi avaient pensé les gens qui avaient construit le chalet ? Pour connaître le prix, il fallait qu’il appelle son bureau ?... Ah, mais le portable ne passait pas ici, il fallait franchir le versant et redescendre dans la vallée.

— J’attends de vos nouvelles, lui lança-t-elle alors qu’il remontait d’un pas prudent le chemin glacé.

Elle referma la porte, satisfaite. Le chalet allait enfin devenir un endroit civilisé. On se demandait comment quelqu’un d’aussi difficile que Claire avait pu se satisfaire d’un lieu aussi peu pratique. Nathalie réchauffa le reste du thé du matin au four à micro-ondes et s’installa dans le canapé face au lac, Milou à ses pieds. Le téléphone sonna. Sans doute l’entrepreneur la rappelait-il pour lui indiquer le prix de la porte. Il avait fait vite, elle devait lui donner ce crédit.

— Allô ?

Mais ce n’était pas l’entrepreneur, c’était la vieille voisine, Simone, la femme d’Édouard. Il y avait un problème, Édouard était tombé sur la glace, pouvait-elle passer ? Ils avaient un petit service à lui demander. Bien sûr, répondit Nathalie. En raccrochant, elle pensa qu’elle devrait rapporter de Québec un de ses vieux téléphones à afficheur. Elle n’était pas là pour rendre service aux voisins, surtout à des voisins comme eux.

Édouard était allongé sur le canapé, son pied nu posé sur un coussin. Il s’était blessé à la cheville en essayant de déneiger la voiture, l’informa Simone. Ce n’était sans doute pas très grave, ce n’était même pas enflé — effectivement, constata Nathalie, qui détailla avec un léger dégoût les touffes de poils gris et blancs, et l’ongle du gros orteil, jaune et clairement atteint par un champignon — mais il valait mieux qu’il ne retourne pas déneiger aujourd’hui. Simone et Édouard avaient largement de quoi manger, le frigo et le congélateur étaient pleins, mais ils avaient presque fini le pain et le lait et c’est pour cela qu’Édouard avait voulu sortir. Si Nathalie allait au village, pourrait-elle leur en rapporter ? Ah, mais Nathalie n’allait pas au village. Nathalie aurait bien voulu leur rendre ce service, mais Nathalie repartait pour Québec où elle était attendue, et elle ne pouvait se mettre en retard. D’ailleurs, si Nathalie pouvait se permettre un commentaire, peut-être devraient-ils voir dans cet incident une sorte d’avertissement ? Ils n’étaient plus tout jeunes, et était-il vraiment prudent de vivre toute l’année dans un chalet à la campagne ? Qu’arriverait-il s’ils avaient un problème sérieux ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’ils s’installent en ville, dans une résidence prévue à cet effet, et venir au chalet de temps en temps, à la belle saison ? Il n’y aurait pas toujours une voisine pour leur venir en aide en cas de problème ! Ils devaient en tenir compte et agir de façon responsable. C’était ça, le problème, aujourd’hui : les gens ne prenaient plus leurs responsabilités. Nathalie ferait de son mieux pour les aider, bien sûr, mais ils ne pouvaient pas compter sur elle en permanence. Il fallait qu’ils se prennent en charge et comprennent qu’ils ne pouvaient pas rester dans cette maison isolée, à leur âge ce n’était tout simplement plus possible. Et maintenant, elle s’excusait, mais elle devait vraiment partir. On l’attendait à Québec.

***

Peu après sa conversation avec Monica, May Fergusson frappa à la porte de Michel Berthier, une feuille à la main.

— Il y a une question délicate dont j’aimerais vous faire part, dit-elle.

— Entrez, je suis là pour ça ! dit Michel avec bonne humeur.

— Plus tôt aujourd’hui, j’ai parlé avec Monica Réault, qui en avait gros sur le cœur à cause de sa boss. Elle a laissé tomber dans la conversation que Claire Lanriel avait récupéré vingt mille dollars de frais de consultant de la Northern Energy pour sa thèse.

Michel eut un geste fataliste.

— Il y a des gens qui n’en ont jamais assez, et Claire Lanriel est très haut gradée dans cette confrérie. Mais ces frais de consultant sont parfaitement réguliers.

— Ils sont parfaitement réguliers tant qu’ils sont signalés au département. Voici la liste des sommes déclarées par le corps enseignant au cours des vingt-quatre derniers mois. Claire n’y figure pas.

Michel prit la feuille, la lut, puis s’exclama :

— Quelle… quelle sottise ! Ça ne coûte rien de le faire, mais elle s’y refuse. C’est invraisemblable, quand même…

— Elle est toujours comme ça, dit May en haussant les épaules. Les devoirs et les obligations, c’est bon pour les autres.

— Claire est une authentique aristocrate, version Ancien Régime. Monica Réault et la Northern Energy… c’est pour cette recherche sur les cellules photoélectriques avec Patrice Desjardins ?

— Exactement.

Michel leva la tête et regarda le plafond.

— Je connais Patrice, laissa-t-il tomber. Je pourrais lui passer un coup de fil et demander confirmation. Monica s’est peut-être trompée.

— Elle m’a dit le tenir de Patrice lui-même. Elle m’a même dit que c’était vingt mille dollars par an.

— Ah. Patrice parle beaucoup, mais c’est rarement au hasard. S’il a lâché cela devant Monica, c’est qu’il a des choses à reprocher à Claire. Elle devrait respecter davantage les gens avec qui elle travaille.

— Ce serait un changement tout à fait valable, observa May.

Michel enleva ses lunettes et la regarda en face.

— Dites-moi, May, en ce qui concerne ma succession, que pensez-vous d’Eric Duguet ?

May était habituée aux transitions brusques de son patron mais elle ne put dissimuler sa surprise.

— Eric Duguet ? Ça me ferait très plaisir de travailler avec lui, mais… mais a-t-il des chances ?

— Eh bien entre nous, cette histoire de frais de consultant non déclarés pourrait faire dérailler les ambitions de Claire.

— Vous croyez ? Elle n’aura qu’à dire que c’est une erreur, qu’elle a oublié…

— Je vais demander à Patrice si ces vingt mille dollars sont bien arrivés chaque année. On peut avoir un oubli, c’est possible, mais plusieurs, ça devient de la négligence.

May ne répondit pas. Elle ne semblait pas convaincue. Michel dit doucement :

— C’est comme les gouttes d’eau. Un beau jour elles finissent par faire déborder le vase.

May travaillait avec Michel depuis plus de vingt-cinq ans et elle le connaissait bien. Elle releva vivement la tête :

— Il y a autre chose, alors ?

— Oui, il y a autre chose. Le professeur Duguet est prévenu. Il doit commencer à agir.

***

Dans sa chambre d’hôtel parisienne, Claire Lanriel regardait mi-amusée mi-attendrie son ex-mari qui ronflait doucement. Il n’avait pas changé : il dormait toujours après — quelle que soit l’heure. Bougeant avec précaution pour ne pas le réveiller, elle sortit du lit et alla tirer le rideau pour éviter que le pâle soleil de mars ne vienne frapper son visage. Puis elle se recoucha contre lui. Les épais cheveux noirs étalés sur l’oreiller près d’elle étaient maintenant striés de gris, mais pour le reste il n’avait pas changé. Un moment à l’horizontale était toujours aussi satisfaisant. Quel dommage qu’en dehors de la chambre à coucher il fût si mou et si faible.

Elle s’approcha un peu plus, juste pour sentir sa chaleur. Elle ne le réveillerait pas tout de suite — peut-être un peu plus tard, quand l’appétit serait revenu. Elle s’étira. Son voyage à Paris était une réussite. Alexandra avait accepté de lui céder sa part du chalet ; avec les deux tiers de la propriété, sa main contre Nathalie devenait considérablement plus forte. Elle avait téléphoné à son avocat et pris rendez-vous. Ils décideraient ensemble d’un plan d’action.

Et elle avait aussi réglé le problème posé par la révolte de Monica Réault. La liste des étudiants fournie par May Fergusson et un bref échange de courriers électroniques lui avaient permis d’y trouver une solution convenable.

***

En toute fin de journée, Eric entrait en trombe dans le bureau de Michel Berthier.

— Alors ? En sortant de cours, j’ai aperçu Christine Verlanges. On dirait un fantôme !

— Elle m’a tout avoué. En fait, elle voulait tout avouer, elle est rongée par le remords. Dieu soit loué, l’affaire des lettres anonymes est close. J’ai déchiqueté devant elle la tienne, la mienne et les citations de Bossuet. Christine m’a certifié qu’il n’y avait pas eu d’autres missives. Et c’est effectivement son cousin qui lui a révélé l’indélicatesse. Il avait remarqué que Claire avait des problèmes avec ses résultats. Comme il ne l’aimait pas beaucoup, il la surveillait du coin de l’œil, et de beaucoup plus près à partir du moment où il l’a vue jouer avec le grossissement de son microscope. Il y a donc bien eu fraude de la part de Claire, c’est incontestable. Quant à Christine, je lui ai dit qu’on oubliait tout. Elle est tellement soulagée qu’elle serait prête à soutenir la candidature de Claire Lanriel comme prix Nobel de la paix. Je ne lui ai évidemment pas dit que sa petite manœuvre de délation avait eu l’effet escompté.

Michel se tut. Eric s’exclama avec un grand sourire :

— On la tient ! On tient Claire !

— Pas tout à fait, rectifia Michel. Nous n’avons pas de preuve indiscutable.

— Mais il suffit de faire témoigner le cousin de Christine ! Où est-il ?

— Quelque part en Californie. Mais même s’il corrobore son histoire, ce sera du « il dit » contre « elle dit ». Claire aura beau jeu de prétendre que, vingt ans après sa soutenance de thèse, c’est un peu tard pour une dénonciation. Elle pourrait même accuser Christine d’avoir monté tout ça pour se venger de ses projets de fermeture de bibliothèque. Avec Claire Lanriel aux abois, tout devient possible.

— Mais on sait qu’elle a truqué ses photos ! protesta Eric.

— J’en suis effectivement convaincu. Elle a commis une fraude scientifique de première ampleur au tout début de sa carrière.

— Claire est prête à tout pour faire avancer sa carrière. Ce n’est pas très surprenant d’apprendre qu’elle était déjà comme ça il y a vingt ans.

— Tu crois qu’elle mérite de garder son poste de professeur ? demanda Michel.

Surpris, Eric balbutia :

— Son poste ? Euh, je suppose, oui…

— Pourtant, elle a commis ce qu’un scientifique peut faire de pire. Ça ne te choque pas ?

— Tout ce que fait Claire Lanriel me choque, maugréa Eric.

— C’est une façon de voir les choses. Bien. Il va falloir agir. Tu te prépares ?

— À quoi ?

— À une promotion.

— Plus que jamais ! Et pour Claire ? Je veux dire, qu’est-ce qui se passe maintenant ? demanda Eric en se redressant.

— Je pense que je vais essayer de la convaincre de renoncer à ses ambitions. En douceur, et sans faire de vagues. Si cela ne suffit pas, j’utiliserai d’autres moyens.