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Le lendemain, en milieu de matinée, Claire Lanriel vint présenter Leïna Vorostoff à Monica. Elle ajouta, en se tournant vers Leïna :
— Monica va te donner les publications de base pour que tu te familiarises avec ton futur travail. C’est un sujet extrêmement intéressant, tu verras.
Puis elle sortit. Monica composa un sourire accueillant à l’intention de Leïna et alla jusqu’à une étagère encombrée de livres et de revues :
— Claire m’a prévenue de ton arrivée la semaine dernière et j’ai commencé à regarder ce qui pourrait t’être utile. Il y a bien sûr énormément de choses qui ont été faites sur les panneaux solaires. On s’y perd facilement et il ne faut pas que tu gaspilles ton temps.
En regardant le visage timide de Leïna s’éclairer, Monica se sentit vieille et pleine d’expérience. Pourtant, elles n’avaient que quelques années d’écart. Mais face à Claire Lanriel, on ne pouvait garder très longtemps sa bienheureuse innocence. Elle prit une pile de revues et dit d’un ton enjoué :
— Tu verras, Claire est une bonne patronne. On travaille beaucoup avec elle et elle est parfois assez dure, mais elle forme bien.
— Oui, je sais, répondit Leïna, elle a une réputation, euh… assez difficile parmi les étudiants. Mais bonne, bonne, se hâta-t-elle d’ajouter.
— Les deux sont justifiées, dit Monica d’un air absent en continuant à fouiller dans ses revues.
Leïna, qui se frottait les mains d’un geste nerveux, hésita puis demanda :
— Toi, tu t’entends bien avec elle ? Je veux dire…
— Oh moi, il n’y a aucun problème. Comme ce n’est pas elle qui dirige ma thèse, je suis tranquille.
— Ce n’est pas elle ?
— Non. Ma vraie patronne, c’est la Northern Energy.
Monica posa une pile de revues poussiéreuses sur une chaise et se tourna vers Leïna :
— En fait, le gros problème avec Claire, c’est qu’elle étire les délais. Une maîtrise, normalement, ça dure un an et demi. Mais Claire demande chaque fois à ses chercheurs de faire des tas d’expériences supplémentaires, ce qui allonge toujours au moins d’un an. Pareil pour les thèses. Moi, j’ai de la chance parce que mon projet est financé par la Northern et ce sont eux qui décident du calendrier. Ils sont pressés d’avoir les résultats et je serai sans doute la première des étudiantes de Claire à finir sa thèse dans les délais prévus.
Leïna émit un petit oh troublé.
— C’est que moi, ça ne m’arrange pas d’avoir une maîtrise trop longue, parce qu’ensuite je veux aller travailler à Toronto… tu crois que je devrais le lui dire ?
— Si tu lui poses la question, elle te promettra sur la Bible, le Coran et la charte des Nations unies que ta maîtrise sera bouclée en dix-huit mois. Ce qui arrivera ensuite…
Monica laissa sa phrase en suspens et feuilleta un recueil d’actes de conférence. Puis elle leva la tête, prit une expression songeuse et ajouta à mi-voix :
— Je me souviens d’un étudiant chinois, il s’appelait, euh, quelque chose comme Wang Xuen, je crois. Il avait un temps limité pour terminer sa thèse, parce qu’un boulot l’attendait là-bas dans une usine de je-ne-sais-plus-quoi, mais elle a quand même prolongé sa thèse de plus d’un an. Il a protesté, je crois qu’il a même pleuré, mais sans aucun résultat. Elle a été inflexible. Il me semble vaguement qu’elle l’a menacé de ne pas signer les documents dont il avait besoin pour ses visas s’il continuait à l’embêter. Il a cédé, il est resté. Et bien sûr, il a perdu l’emploi qui l’attendait.
Leïna la regardait, muette. Monica poursuivit :
— Ne te méprends pas. Claire est une bonne patronne et je n’ai pas à m’en plaindre ! Seulement, il ne faut pas que tu lui laisses prendre trop de pouvoir sur toi.
— Oh… mais c’est que vraiment… vraiment je ne peux pas me permettre de passer deux ans et demi sur une maîtrise !
Monica s’approcha d’elle et prit une expression soucieuse.
— Dans ce cas, c’est à toi de voir. Tu sais, il y a d’autres profs qui cherchent des étudiants. Et qui tiennent les délais.
Leïna leva la tête vers elle, ses grands yeux verts remplis de doute et d’inquiétude. Une biche dans les phares d’une voiture, pensa Monica. La biche murmura :
— Mais elle ne sera pas contente si je lui dis que je ne veux pas travailler avec elle…
— Tu n’as pas à le faire tout de suite. Il vaut mieux que tu trouves d’abord un autre prof, une autre maîtrise, et tu la préviendras après. Comme ça, tu gardes toutes tes portes ouvertes. C’est plus prudent. On ne sait jamais.
Leïna la regarda avec gratitude et souffla :
— Merci de m’avoir prévenue.
Et elle quitta le labo, sans prendre aucune revue. Monica la regarda partir, un peu surprise. Était-il donc aussi facile d’influencer les gens ? C’était inattendu, et peut-être un peu désagréable. Elle se ressaisit. Elle était loin d’avoir gagné la guerre contre Claire. Elle n’avait même pas gagné une bataille ; elle avait simplement esquivé une balle. Il y en aurait sans doute d’autres. Que devait-elle faire pour protéger ses intérêts ?
Les mois suivants étaient tracés d’avance : elle devait finir sa thèse. Mais après ? Claire lui avait vaguement laissé entendre qu’elle pourrait continuer à travailler avec elle. Après ce qui venait de se passer, était-ce vraiment une bonne idée ? Et puis, rien ne prouvait que l’offre d’emploi de Claire fût sincère. Elle avait amplement démontré une certaine flexibilité en termes de gestion des promesses.
***
De : Claire Lanriel
À : May Fergusson
Date : mercredi 10 mars
May,
En préparant mes documents fiscaux, j’ai réalisé avoir omis de déclarer une somme de 40 000 $ (quarante mille dollars) que j’ai touchée de la Northern Energy à titre de consultante. Je m’excuse de cet oubli involontaire et vous prie de bien vouloir faire le nécessaire afin de régulariser le dossier, conformément au code d’éthique et de transparence de l’Université.
Salutations,
Claire LANRIEL
— Shit… fit May.
Elle relut le courriel de Claire et une idée monstrueuse surgit dans son esprit. Mais non — ce n’était pas possible. Ou alors ?... Non — non. Elle hésita, alluma une nouvelle cigarette — cette semaine, elle fumait dans son bureau, et au diable les lois antitabac — puis elle prit une décision.