18
Dans la nuit du jeudi au vendredi, Claire Lanriel dormit mal. Des formes blanches indistinctes, froides et hostiles, hantèrent son sommeil. Elle se réveilla épuisée, avec un horrible mal de tête. Avant de partir travailler, elle appela Simone et Édouard. Elle avait envie d’entendre leurs voix, mais personne ne répondit. Elle essaya de nouveau en arrivant à Richelieu, sans plus de succès. Où pouvaient-ils être ? Elle éprouvait parfois une pointe d’inquiétude à les savoir seuls dans ce chalet isolé. Ils se faisaient vieux… et depuis la mort d’Hughes, elle ne connaissait personne aussi bien qu’eux. Sauf son ex-mari, mais ça ne comptait pas. Et Alexandra, qui était trop différente d’elle.
Elle sursauta lorsque son téléphone sonna. Nathalie. Elle hésita, puis décrocha. La mort accidentelle de Michel Berthier était un bon prétexte pour retarder encore sa visite et lui laisser le temps de réfléchir. Il fallait qu’elle trouve un moyen de la chasser de l’indivision, Code civil ou pas.
— Non, Nathalie, dit-elle avec une pointe d’agacement qu’elle ne chercha pas à dissimuler, je ne pourrai pas venir te rejoindre. Il y a eu un… un incident à l’université et ma présence est requise.
À l’autre bout du fil, Nathalie n’était pas satisfaite. Elle devait voir Claire pour parler des travaux. En début de semaine, peut-être ?
— Ça n’a aucun caractère d’urgence. Je viendrai quand je pourrai, je te l’ai déjà dit.
Ah, mais l’entrepreneur était repassé, il avait fait un devis et c’était cher. Beaucoup plus cher que ce que Nathalie croyait au départ. Ces travaux étaient indispensables mais elle ne pouvait pas avancer l’argent, même si évidemment elle faisait toute confiance à Claire et à Alexandra pour assumer leur part. Elle avait payé la première facture, il n’y avait pas de problème pour ça, mais…
— Première facture ? Quelle première facture ? Première facture pour quoi ?
Pour tirer les nouvelles prises de courant dans le futur bureau, bien sûr ! Il y en avait tellement peu dans la maison, l’entrepreneur avait d’ailleurs dit que le réseau électrique n’était pas de très bonne qualité et qu’il faudrait peut-être… Ce qu’il avait fait ? Eh bien, il avait simplement cassé le plâtre pour récupérer les fils et…
— Tu as commencé les travaux sans que je donne mon accord ? !
Eh bien, ce n’étaient pas vraiment des travaux, seulement quelques raccordements électriques, ça avait fait un peu de poussière bien sûr, mais elle avait pris soin de couvrir les meubles et pour le reste il suffirait de donner un bon coup de peinture quand tout serait fini, et de toute manière…
Tandis que Nathalie continuait à parler, Claire comprit qu’elle devait changer de tactique. La gentillesse n’avait pas payé avec Nathalie, la gentillesse ne payait de toute façon jamais avec personne. Il fallait être plus brutale. Une lettre de son avocat, intimant Nathalie de ne pas engager de travaux sans autorisation. Article machin du Code civil. Le moment était venu de jeter le masque. Claire ressentit une bouffée de bonheur inattendu. Enfin, elle ne serait plus obligée d’être aimable avec sa belle-sœur ! Le principal avantage de la guerre est qu’on n’a plus besoin de s’embarrasser des contraintes de la paix.
— As-tu vu Simone et Édouard récemment ? dit-elle en coupant Nathalie au milieu d’une phrase. Je n’arrive pas à les joindre.
Eh bien, ils n’étaient pas au chalet. La veille au matin, une ambulance était venue chercher Édouard et…
— Une ambulance ? ! Que s’est-il passé ?
Oh, rien de très grave. Il s’était fait mal à la jambe — une mauvaise chute en déneigeant sa voiture — et comme il était de plus en plus mal, Simone avait appelé le 911 et une ambulance était venue et les avait emmenés. À leur âge, ils auraient dû faire attention, Nathalie le leur avait déjà dit, c’était complètement irresponsable de… comment ? Non, elle ne savait pas où ils l’avaient emmené. À Sherbrooke, sans doute, le plus grand hôpital de la région.
Claire se souvint que Simone et Édouard avaient un portable, dont ils ne se servaient évidemment jamais puisque le signal ne passait pas jusqu’au lac. Elle termina abruptement la conversation avec sa belle-sœur, trouva le numéro dans son agenda, le composa et, à son grand soulagement, Simone répondit tout de suite. Elle était à Sherbrooke, dans un couloir d’hôpital. Édouard passait des examens. En se réveillant la veille au chalet, il avait trouvé sa cheville et sa jambe très enflées, douloureuses, et il avait aussi une impression bizarre dans le bras gauche, une sorte d’engourdissement, il ne sentait plus le bout de ses doigts… La voix de Simone était plus faible que d’habitude, presque chevrotante.
— Les médecins craignaient qu’il ait un caillot dans la jambe. Ils lui ont donné des anticoagulants et lui ont fait passer un scanner du cerveau, mais ils n’ont rien vu. Aujourd’hui, on lui fait d’autres examens, mais ce matin il allait un peu mieux, sa jambe a désenflé et il n’a plus toutes ces sensations bizarres dans le bras…
— J’arrive. Je pars de Montréal maintenant. Je serai à Sherbrooke dans deux heures tout au plus.
— Ce n’est pas la peine de te déranger, Claire.
— J’arrive, répéta-t-elle.
— Je t’assure que ce n’est pas la peine.
Claire ferma les yeux.
— Je viens. Je vais m’occuper de tout. Ne t’inquiète pas.
Un court silence, puis :
— Sois prudente sur la route, ne va pas trop vite. Il y a du verglas. Fais bien attention.
— Je te le promets. À tout de suite.
Claire raccrocha. Juste à cet instant, on frappa à la porte de son bureau.
— Il faut que je vous voie.
Eric Duguet vit immédiatement que ce n’était pas le bon moment. Claire Lanriel était pâle, presque blême.
— Pas maintenant, dit-elle en se levant d’un mouvement brusque. Je dois partir.
Mais Eric n’avait pas le choix. Il entra et ferma la porte.
— Ce que j’ai à vous dire n’est pas bien long. Je vous demande… je vous demande de quitter Richelieu.
— Pardon ?
— Claire, vous avez truqué les résultats de votre thèse. Vous avez omis de déclarer les frais de consultant que vous avez touchés de la Northern Energy. Michel Berthier vous a déjà parlé de tout ça. Vous…
— Je n’ai fait ni l’un ni l’autre, siffla Claire. Sortez.
— Michel Berthier vous a fait la même requête lundi soir. Sachez que j’ai l’intention de me tenir loin des blocs de glace.
Claire tressaillit.
— Il est regrettable que vous ne l’ayez pas secouru alors qu’il gisait assommé dans la neige.
— Je suis partie avant lui !
— Ce n’est pas tout à fait ce que montre l’enregistrement de la caméra de surveillance.
Claire se figea. Son regard devint lointain, presque vitreux. Elle dit lentement, après un long silence :
— Quand je suis partie, j’ai vu sa voiture. J’en ai simplement conclu qu’il était encore au travail. Je vous l’ai dit…
— Pourtant, il était là quand vous êtes sortie, étendu dans la neige. À quelques mètres de vous.
— Je… je ne l’ai pas vu, dit Claire d’une voix qui tremblait un peu. Je ne l’ai pas vu. Il y avait la tempête, le blizzard… on n’y voyait rien.
— C’est tout ?
— Pardon ?
— Vous aviez rendez-vous avec Michel. Il vous demande de renoncer à lui succéder en évoquant les scandales qui planent au-dessus de votre tête. Et juste après il se fait assommer par un bloc de glace qui tombe de la corniche et vous passez près de lui sans le voir ! D’où ma question : « C’est tout ? »
Claire Lanriel le fixa. Elle semblait totalement stupéfaite, comme si elle ne le reconnaissait pas. Puis, d’un seul coup, le sang monta à ses joues.
— Je vois dans votre jeu, Duguet, cracha-t-elle, et je sais ce que vous voulez. Vous voulez être directeur de ce département. Mais vous ne le serez jamais. Jamais, vous entendez ? Jamais ! Pas avec ce que vous faites à vos étudiants ! Moi aussi, j’ai des choses à raconter !
— Ce que je fais à… mes étudiants ? !
— Vous utilisez votre salle de cours pour ramasser de la chair fraîche. Vous vous imaginez qu’on va laisser quelqu’un comme vous devenir directeur ?
Eric la dévisagea, bouche bée.
— Vous dites n’importe quoi !
— Vraiment ? Et cet étudiant avec qui vous roucouliez au restaurant, l’autre jour ? Le pâtre grec.
Eric resta muet de surprise devant l’énormité de l’accusation. C’était faux, totalement faux ! Il prenait toujours grand soin de garder ses distances vis-à-vis des étudiants et il n’avait jamais fait la moindre avance à Todd — du moins jusqu’à ce qu’il le rencontre dans un bar bien après qu’il eut obtenu son diplôme et quitté Richelieu.
— Les choses ne se sont pas passées comme cela, dit-il d’une voix mal contenue.
— Ça n’a aucune importance, Duguet. La vérité n’a aucune importance, il n’y a que les soupçons qui comptent. Vous ne serez jamais directeur. Et maintenant, sortez de mon bureau. Sortez ! hurla Claire.