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Deux heures et quinze minutes plus tard, Claire Lanriel rejoignait Simone dans un couloir d’hôpital. Elle eut un choc en la voyant. La vieille dame était minuscule, toute pâle, recroquevillée sur une chaise près d’un lit vide sur lequel était plié un vêtement rouge que Claire reconnut immédiatement : la robe de chambre d’Édouard. Simone leva la tête et un sourire illumina son visage fatigué.

— Tu as pu te libérer, je suis si contente ! Ça ne pose pas de problème avec ton travail ?

— Ne t’en fais pas. Où est Édouard ?

— Ils… ils l’ont emmené pour faire d’autres examens. Mais il va mieux, il va beaucoup mieux.

Claire posa son manteau et son sac sur le lit, près de la robe de chambre d’Édouard. Simone poursuivait :

— Le médecin a dit que si les résultats sont bons, il pourra sortir dans l’après-midi. On va pouvoir rentrer chez nous !

Son visage se contracta légèrement et elle ajouta :

— Claire… je ne sais pas si nous pourrons continuer à vivre au bord du lac. C’est tellement loin de tout, tellement isolé…

Claire prit une profonde inspiration et dit :

— J’y ai réfléchi sur la route et j’ai pris une décision. Je vais quitter Richelieu et venir travailler à l’université de Sherbrooke. Je vivrai au chalet, je serai près de vous.

— Mais, Claire, il ne faut pas ! Ta carrière, ton travail… tu ne peux pas partir comme ça !

Claire haussa les épaules et dit d’une voix qui tremblait un peu :

— Ma carrière, à Montréal ou à Sherbrooke, c’est pareil. Et puis… et puis je serai heureuse d’être au chalet. Tu sais, il n’y a que là que j’ai été vraiment heureuse.

Elle se tut. Simone effleura son poignet et dit à voix très basse :

— Je sais. Je me souviens. Tu n’as jamais été pareille, après, et ça m’a toujours… ça m’a toujours rendue triste. Nous avons essayé de faire entendre raison à tes parents, Édouard et moi, mais ils n’ont jamais rien voulu savoir. Surtout ta mère.

Les murs de l’hôpital pâlirent et disparurent. Claire fut à nouveau une gamine de quatorze ans à l’entrée de l’été, une gamine surprise et émue. Après quatre ans de séparation, leurs parents avaient choisi de se donner une seconde chance et de partir dans les Rocheuses tous les deux. Alors qu’ils laissaient leurs instructions à Simone et Édouard, Claire n’avait d’yeux que pour Hughes, son petit frère Hughes qu’elle n’avait plus vu depuis le divorce et qui était devenu presque un homme. Il était beau, il était le plus beau de la Terre. Puis il y avait eu le soleil, le lac, l’été, la surveillance lointaine de Simone et Édouard… jusqu’au retour inattendu des parents, incapables de se supporter même dans les Rocheuses canadiennes.

Leur réveil en sursaut, la porte qui s’était ouverte brusquement, devant elle le dos nu d’Hughes dressé sur le lit, ses longs cheveux bouclés sur ses épaules… et le silence choqué. La tempête. Simone et Édouard convoqués, questionnés. Leur propre interrogatoire, à la fois brutal et flou, puis la décision imposée par leur mère, les cris, l’arrachement, les hurlements.

Claire ferma les yeux et dit d’une voix de petite fille :

— On n’avait rien fait de mal. Rien, je t’assure ! Et ils nous ont traités comme des criminels. Ils nous ont empêchés de nous revoir jusqu’à ce qu’Hughes ait dix-huit ans.