2

À midi et quart, Eric Duguet quitta son bureau de l’université Richelieu pour rejoindre Todd Alkibiadès dans un restaurant à proximité, sur l’avenue du Parc. Quand il entra, Todd était déjà installé à une table derrière une plante verte en plastique et examinait la carte. Todd… brun, gentil, mignon — et totalement impénétrable.

— Tu as passé une bonne matinée ? lui demanda-t-il dans son français chantant.

Eric haussa les épaules.

— Comme d’habitude : ça allait très bien jusqu’à ce que je tombe sur Claire Lanriel. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi nuisible.

— Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

— Elle veut me faucher mon travail.

— Ce n’est pas bien, dit Todd.

Eric le regarda. Après deux mois de relations épisodiques, il n’arrivait toujours pas à savoir si Todd était sérieux, pince-sans-rire, se moquait gentiment de lui, ou simplement masquait son indifférence par une politesse de façade.

— Non, ce n’est pas bien, dit-il en ouvrant le menu. Cette femme est une plaie.

— Elle était pareille avec les étudiants, dit Todd. On avait tous peur d’elle, sauf ceux qui en étaient amoureux.

— Amoureux ? Tu veux rire !

— Non, non, je t’assure. Certains straights… ils étaient attirés par son côté dominatrice. Et avec son accent français, c’était encore mieux.

Eric se demanda comment il devait prendre cette dernière remarque.

— Elle est moitié-moitié, tu sais, fit-il observer d’un ton un peu pincé.

— Moitié-moitié ?

— Moitié française, moitié américaine. Sa mère — américaine — s’était installée dans les Appalaches du côté canadien, et Claire a passé une partie de son enfance dans une cabane en bois au bord d’un lac quelque part dans les Cantons-de-l’Est, j’exagère à peine, c’est un vieux prof du département qui m’a raconté ça… puis elle a partagé son temps entre le Québec et la France, s’est mariée et a divorcé là-bas, avant de revenir définitivement ici pour faire carrière. Pour notre plus grand malheur, de mon point de vue en tout cas.

Il reporta son attention sur la carte. Viande ou poisson ?

— Je pars à Vancouver, dit Todd. À la fin du mois.

Eric reposa la carte.

— À Vancouver ? Pour quoi faire ?

— Pour chercher du travail, répondit Todd. Avec la situation économique, c’est pratiquement impossible d’en trouver ici, et là-bas ils manquent d’ingénieurs dans mon domaine. J’ai obtenu mon diplôme de Richelieu il y a plus de six mois et je n’ai toujours rien. J’en ai assez d’attendre.

Eric cilla.

— Tu quittes Montréal pour de bon, alors.

— Oui.

De l’autre côté de la table, mais tellement étranger qu’il aurait déjà pu être à trois mille kilomètres, Todd le regardait, sans qu’aucune émotion paraisse sur son visage. Malgré tous ses efforts, Eric n’avait jamais réussi à le cerner, à le comprendre. Le plus frustrant, c’est qu’il avait parfois l’impression que Todd, de son côté, faisait lui aussi des efforts, sans plus de résultat.

— Ma mère ne veut pas que je parte. Mais je lui ai expliqué que je ne pouvais pas faire autrement.

— Et elle a compris ? demanda Eric d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu.

— Je crois, oui.

Eric chercha une réponse cinglante, mais il vit le regard de Todd posé sur lui. Il y avait quelque chose d’un peu mouillé au fond des yeux noirs et Eric se sentit fondre. Il posa sa main sur celle de Todd.

— J’irai te voir.

— Je serai content.

Eric sentit la main de Todd venir serrer légèrement la sienne. Il dit :

— Je crois que je vais prendre un bon steak bien saignant, avec beaucoup de poivre. Et je… Merde, la reine-mère !

— La quoi ?

— L’abominable Lanriel des neiges. Elle vient d’entrer.

— Tu ne veux pas qu’elle nous voie ? Ça t’embête ?

— Non, c’est plutôt moi qui ne veux pas la voir !

Todd se retourna et dit :

— Elle est toujours aussi jolie.

— La beauté du diable, grogna Eric.

— Elle est avec une femme. Tu crois qu’elle est devenue lesbienne ?

Eric avala de travers et toussa.

— Ça, ça m’étonnerait.

Quelques tables plus loin, Claire ressentit un dégoût presque physique l’envahir en s’asseyant devant Nathalie. Comment Hughes avait-il pu l’épouser ? se demanda-t-elle une fois de plus en regardant le visage de hamster pleurnichard de sa belle-sœur. Mais elle connaissait fort bien la réponse : leur mère avait consacré une énergie considérable à chercher une épouse à son fils et avait fini par trouver Nathalie, une beauté mollissante qui était à maints égards son propre portrait : geignarde et égoïste, peu intelligente mais très obstinée. Hughes avait résisté, puis cédé. Hughes avait toujours cédé à leur mère, il avait toujours cédé tout court. Même face à la maladie, il n’avait pas réagi et s’était laissé emporter sans se battre.

— C’est gentil à toi de t’être libérée, commença Nathalie de sa voix un peu nasillarde. Je sais que tu as un travail très important avec beaucoup de responsabilités. Hughes disait toujours que c’est très prestigieux d’être professeur d’université.

Claire sentit les poils de sa nuque se hérisser. Nathalie continuait, impavide :

— C’est vraiment dommage que tu sois trop occupée pour venir me rejoindre au chalet les fins de semaine. C’est très joli en cette saison, tu sais.

— Tu es prête à commander ? la coupa Claire.

Le regard humide de Nathalie considéra la carte.

— Je vais prendre le poisson. Depuis la mort de Hughes, je ne mange plus de viande. Je crois qu’il mangeait trop de viande.

Claire eut soudain envie de la gifler. Elle prit une courte inspiration et se força à demander sur un ton de conversation normale :

— Ton travail, ça va ?

— Oh oui, ça va très bien ! On est passés au télétravail : on traite les dossiers de sinistres chez nous et on n’a besoin d’être au bureau d’assurance qu’une ou deux fois par semaine. C’est commode, mais ça fait quand même du tracas supplémentaire. D’ailleurs, c’est pour ça que je voulais te voir. Je pense que je vais travailler au chalet à partir du printemps. Il va falloir faire des travaux.

Claire cligna des yeux.

— Des… travaux ? émit-elle d’une voix étranglée.

— Je pensais couper la grande pièce en deux pour faire un bureau devant la galerie. J’ai fait venir un entrepreneur et il dit que c’est possible pour pas trop cher. Je voudrais que tu viennes voir ce qu’il propose. La semaine prochaine, c’est la semaine de relâche ; tu pourras certainement te libérer une journée ?

Une bouffée de rage monta en Claire. Des travaux dans son chalet ? Du télétravail chez elle ? Cette méduse avachie installée dans son domaine ? Jamais — jamais. Mais elle ne pouvait pas affronter Nathalie directement. Pas tant qu’elle détenait le tiers de la propriété. Elle se força à dire calmement :

— J’ai beaucoup de travail ces temps-ci et je me libérerai quand je pourrai.

Nathalie fit une petite moue et poursuivit :

— Et puis, il y a le problème des voisins. Je voulais t’en parler.

— Les voisins ? Quels voisins ? Il n’y a personne, à part Simone et Édouard !

— Justement, le problème, c’est Édouard. L’autre jour, il est venu au chalet pour m’apporter le courrier. C’est sûr que c’est gentil de sa part de le ramasser quand nous ne sommes pas là, mais il est resté et je me suis sentie obligée de lui faire un café alors que j’avais du travail. Je lui ai fait de l’instantané pour qu’il comprenne bien que c’était impoli de sa part de s’imposer. Et quand on a bu le café, j’ai eu l’impression qu’il me regardait de façon bizarre et il m’a demandé si je n’avais pas peur dans une maison isolée comme celle-là, et j’ai eu l’impression… Claire, j’ai eu l’impression qu’il avait des envies.

Claire regarda Nathalie avec stupeur. Elle connaissait Édouard depuis toujours, un ancien ingénieur d’Hydro-Québec qui avait construit son chalet dans les années 60 et s’y était définitivement installé avec sa femme à leur retraite. Édouard et Simone, qui n’avaient pas d’enfants, avaient pratiquement été un oncle et une tante d’adoption pour Hughes et elle au cours des étés de leur enfance au chalet. Nathalie continuait :

— J’ai été obligée de lui dire que je ne voulais plus qu’il vienne. Il n’était pas content, mais je crois que c’est mieux comme ça. Maintenant, je ferme la porte à clé. Et j’ai Milou.

— Milou ? !

— Comme je pense que je vais passer beaucoup de temps au chalet, je me suis acheté un chien-loup. Il garde bien la maison et il aboie dès que quelqu’un approche. Tu verras, il est très efficace. Édouard ne vient plus. Il faudra que tu fasses attention avec ton chat.

Un chien ? ! Claire se sentit en plein cauchemar. Elle devait se débarrasser de Nathalie sans plus attendre. Pour cela, il n’y avait qu’une solution : voir Alexandra, qui détenait le dernier tiers du chalet, et la convaincre de le lui vendre. Mais pour cela il fallait qu’elle aille à Paris. Michel Berthier, le directeur du département, lui avait parlé d’une conférence qui se tenait là-bas après la semaine de relâche. Elle n’avait pas eu l’intention d’y aller — eh bien, elle s’y rendrait. Dans quinze jours, elle serait à Paris et réglerait une fois pour toutes cette question de chalet. Elle échafauda ses plans tandis que Nathalie continuait à se plaindre de son travail, de ses amis, de ses collègues, de son garagiste, et de sa vie en général. L’entrecôte que Claire commanda s’avéra tendre à souhait, mais la présence de sa belle-sœur l’empêcha d’en profiter le moindrement. À peine eut-elle fini son café que, regardant sa montre, elle s’exclama : « Je suis en retard, j’ai une réunion ! » Elle promit à Nathalie de la rappeler et retourna en hâte à Richelieu.

***

Alors qu’elle se dirigeait vers son bureau, elle entendit une voix l’apostropher.

— Professeure Lanriel !

May Fergusson avançait vers elle, aussi mal fagotée que d’habitude dans son sweat-shirt informe. Elle s’approcha et Claire sentit une faible et désagréable odeur de tabac monter à ses narines.

— Oui ?

— On a encore des problèmes de chauffage, et les techniciens sont incapables de me dire à quel moment ils pourront réparer.

Claire haussa les épaules.

— Chaque hiver, c’est pareil.

— C’est particulièrement sérieux dans vos labos et vos bureaux du sous-sol. On ne peut pas travailler dans des conditions pareilles. J’ai pensé qu’on pourrait déplacer vos chercheurs.

— Les déplacer ? Mais le bâtiment est plein ! Où voulez-vous les mettre ?

— Dans la bibliothèque. La pièce est grande, et Christine Verlanges est d’accord. On pourrait installer une rangée de bureaux au fond, sous les fenêtres. Comme ça ils auraient des conditions de travail plus acceptables et…

— Hors de question, coupa Claire en levant la main. Ce serait une perte de temps pour leur travail, une perte de temps pour la recherche. Ils vont rester là où ils sont et ils s’habilleront chaudement jusqu’à ce que ce problème de chauffage soit réglé, c’est tout.

— Mais…

— Vous avez la charge du bâtiment et il est de votre responsabilité de vous assurer qu’il soit convenablement chauffé, siffla Claire. Mes étudiants relèvent de ma responsabilité et vous n’avez pas à vous en mêler.

Elle tourna les talons et partit. May murmura en anglais quelque chose de bref et vulgaire et plongea la main dans la poche de son jeans contenant son paquet de cigarettes.

***

Tandis que, réfugiée dans sa voiture, May Fergusson tirait furieusement sur sa cigarette, son patron, Michel Berthier, directeur du Département des matériaux de l’Université Richelieu, regardait d’un air morose une affiche intitulée LES DIFFÉRENTS ASPECTS DE LA MALADIE CARDIAQUE. Les pathologies étaient représentées en couleurs vives avec leurs symptômes et leur traitement, lorsqu’il y en avait un. Michel soupira. Il était assis depuis une heure sur une inconfortable chaise en plastique orange au fond d’un couloir éclairé par des néons. L’interminable série d’examens était enfin terminée et il allait connaître le verdict. Le choc initial avait été rude : les palpitations et douleurs qui l’avaient amené à consulter étaient liées au murmure d’une valve, lui-même provoqué par une possible hypertension artérielle primaire, dans le circuit cœur-poumons.

— Le traitement est assez draconien, avait dit le premier cardiologue. Greffe cœur-poumons. Cinquante pour cent de chances de survie.

Draconien, en effet ! Mais les tests qu’il avait ensuite subis s’étaient avérés un peu moins alarmants, à en croire les techniciens qui actionnaient les machines.

— Monsieur Berthier, le docteur Weissman vous attend.

Michel se leva. Il approchait des soixante ans et n’était pas très grand. Assez élégant, il avait des cheveux gris soigneusement coiffés et un regard pensif. Il rejoignit le docteur Weissman dans son bureau. Le spécialiste avait des gestes précis et dégageait une impression rassurante de compétence. Il ouvrit son dossier et dit :

— Ça va bien. Vous avez une légère hypertension artérielle, stable, probablement d’origine congénitale. Les tests sont normaux. Vous n’avez pas à vous inquiéter.

— Et les palpitations ?

— Du stress ou de la fatigue. Il n’y a aucune pathologie.

Quelques minutes plus tard, après s’être fait confirmer à plusieurs reprises par le docteur Weissman que tout allait bien, Michel quitta l’hôpital et se dirigea vers le métro. En route, il décida de prendre un café et s’assit dans un établissement poussiéreux où une chanson vaguement folklorique évoquait avec regret les hivers imaginaires d’un passé idéalisé. En commandant son café, Michel songea au futur. Le futur ? Depuis qu’il était entré à l’Université Richelieu, trente ans auparavant, il ne s’était jamais vraiment donné le temps d’y réfléchir. Les années s’étaient succédé, les projets et la politique avaient fait leur œuvre, il s’était retrouvé directeur du département… et maintenant ? Le moment était-il venu de penser à la suite des choses ? Michel menait une vie calme et bien ordonnée entre son travail, sa collection de timbres, ses CD de jazz et quelques amis, même si la composante travail avait pris une place croissante ces dernières années. Alors ? Tout le monde s’attendait à ce qu’il rempile pour un second mandat de directeur ; mais continuer, c’était, au fond, la solution de facilité, c’était le train-train. Et s’il ne se représentait pas ? Le moment était peut-être venu de chercher d’autres défis…

Le café était horriblement amer et Michel fit une grimace. Il n’avait pas échappé à une greffe cœur-poumons pour souffrir d’un ulcère d’estomac ! Il y avait cependant un petit problème avec ses rêves de liberté. Quitter son poste de directeur maintenant aurait comme conséquence quasiment assurée de le confier à Claire Lanriel. Cela serait-il une bonne chose ? Certes, Claire était ambitieuse, brillante, intelligente, et elle travaillait beaucoup… mais elle avait aussi d’autres traits de caractère beaucoup moins plaisants.