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Le lundi matin suivant la mort de Michel Berthier, Monica Réault arriva au travail de très bonne humeur. Elle venait d’apprendre par la bande que Leïna Vorostoff avait renoncé à sa maîtrise avec Claire Lanriel et entreprenait avec un autre prof des recherches sur les céramiques destinées aux prothèses de genou. Monica avait une réunion de travail avec Claire dans quelques minutes — il lui serait difficile de masquer sa satisfaction !

Elle avait, justement, quelques tests de routine à faire avant cette réunion. Elle reprit les cellules photovoltaïques qu’elle avait produites au cours des derniers mois et mesura leur rendement électrique, comme elle le faisait régulièrement. Il fallait non seulement que ce rendement soit bon, mais en plus qu’il reste stable au cours du temps. Lorsqu’elle analysa la première cellule à couches striées, elle crut à une erreur. Le chiffre était inférieur à 20 %, alors qu’il était à plus de 50 % la semaine précédente ! Elle essaya la suivante : c’était la même chose. Elle les testa toutes, et toutes rendirent le même verdict. Que se passait-il ?

Elle plaça une des cellules sous un microscope. Sous le grossissement, elle s’aperçut que la couche s’était complètement craquelée et s’était même brisée par endroits, comme une terre cuite qui a séché beaucoup trop vite. Eh, merde. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait un ennui de ce genre. L’année précédente, une série de cellules avait mal vieilli de façon similaire et, en consultant ses cahiers de laboratoire, elle avait compris pourquoi. Elle s’était trompée dans la synthèse : au lieu d’ajouter le solvant en deux étapes — un tiers, puis on dissout bien, puis on ajoute les deux autres tiers — elle l’avait versé d’un seul coup. Elle s’était aperçue de son erreur tout de suite et l’avait notée dans son cahier, se demandant vaguement si elle aurait un impact. Eh bien, oui. C’était comme une recette de cuisine, si on n’ajoute pas la farine de la façon voulue, le résultat n’est pas bon. Il était donc raisonnable de penser que ces craquèlements pouvaient être éliminés en modifiant la phase de dilution du solvant, peut-être en l’ajoutant plus lentement… elle devrait en parler à Claire.

Non. Elle n’en parlerait pas à Claire. Claire finirait bien par remplacer Leïna et trouverait quelqu’un d’autre à lui mettre dans les pattes. Monica était la seule à connaître la solution de ce problème inattendu et majeur, et c’était très bien comme ça. Ça pourrait lui être utile. Un sourire monta à ses lèvres. Pour être bien sûre de son coup, elle referait une série de couches striées en modifiant la dilution pour confirmer que le problème venait effectivement de là ; et elle garderait cette expérience et son résultat pour elle.

Le sourire flottait encore sur ses lèvres lorsqu’elle entra dans la salle de réunion où l’attendait Claire. Cette dernière semblait nerveuse, préoccupée, et elles expédièrent rapidement leur ordre du jour sans que Claire ne mentionne la défection de Leïna.

— Il va falloir que tu accélères un peu le rythme, dit Claire lorsqu’elles eurent bouclé les sujets de la réunion.

— Quel rythme ?

— Ta thèse. J’aimerais qu’elle soit finie cet été, plutôt que cet automne. Il faut que tu essaies de conclure le plus vite possible.

Surprise, Monica ne répondit pas tout de suite. Les doigts de Claire tambourinaient sur le bord du bureau. Pourquoi voulait-elle se dépêcher ainsi ? Pour se débarrasser d’elle ?

— Il y a encore quelques expériences que j’aimerais mener. Mais je peux aussi les faire après.

— Après quoi ?

— Eh bien, après ma thèse. Si je continue à travailler avec vous.

Claire parut surprise, puis se reprit.

— Je ne sais pas si ce sera possible.

C’est bien ça ! Elle veut se débarrasser de moi ! Mais l’expression du visage de Claire était bizarre. Ce n’était pas l’habituel tuez-les-tous-Dieu-reconnaîtra-les-siens et elle ne prêtait qu’une attention distraite à Monica. Abruptement, elle se leva.

— Je suis pressée, je dois partir. Essaie de me donner le premier brouillon de ta thèse dès que tu pourras.

Et elle quitta la pièce. Monica ne bougea pas et resta assise, seule, quelques minutes. Que se passait-il ? Qu’arrivait-il à Claire ? Que tramait-elle ? Pourquoi avancer la fin de sa thèse ? Claire avait-elle eu vent de ses « conseils » à Leïna et voulait-elle ainsi la sanctionner ? Non, c’était autre chose, elle paraissait tout simplement ailleurs. Perplexe, Monica réfléchit à la question sans trouver de réponse. Puis, petit à petit, elle songea que le moment était peut-être venu de commencer à penser à sa vie après Claire Lanriel. Son succès — temporaire ? — dans la bataille pour les royalties, c’était bien joli, mais qu’en resterait-il dans dix ans ? Elle avait à peu près six mois pour finir sa thèse, six mois pour réfléchir et pour agir. Peut-être que la Northern… elle avait bien travaillé pour eux, ils étaient contents de ses efforts, ils savaient que c’était elle qui avait fait l’essentiel du boulot, ils voudraient peut-être… oui, il y avait sans doute des possibilités de ce côté. Elle devait bouger.