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Dans un autre hôpital de la ville, plus à l’est, Monica Réault se leva d’un bond en voyant son jeune frère Ricky émerger, livide et chancelant, de la salle d’urgence. Monica éprouva un mélange de soulagement — le médecin avait réussi à recoudre sa lèvre, qui pendait de façon épouvantable lorsqu’elle l’avait emmené —, d’inquiétude — quel serait le résultat de sa prochaine dispute avec Nancy ? — et d’espoir — Ricky comprendrait-il enfin qu’il fallait qu’il chasse cette fille de sa vie ?
Ricky leva les yeux vers elle et Monica sentit sa gorge se serrer. Son frère avait dans le regard la défiance entêtée qu’il adoptait chaque fois que la question était abordée ou qu’il sentait qu’elle allait l’être. Malgré tout, il ne protesta pas quand elle le prit par le bras. Il était encore groggy — et c’était une très bonne chose. Ils traversèrent les couloirs décrépits de l’hôpital et, en passant devant un miroir près de l’entrée, Monica aperçut leur reflet. Ils étaient tellement semblables… les mêmes cheveux foncés, longs et lisses — à grands frais — chez Monica, courts et bouclés chez Ricky, les mêmes yeux noirs, la même silhouette mince, le même nez bien droit, la même bouche sensuelle… mais en quelques mois était apparu entre eux un fossé qui n’avait cessé de s’élargir jusqu’à devenir un abîme insondable. Qu’était-il arrivé à son petit frère ? se demanda Monica pour la millième fois. Ils sortirent du bâtiment et elle guida Ricky jusqu’à sa vieille Ford.
— Je te ramène puis j’irai travailler. Ça va aller ? Grand-père m’a dit qu’il serait de retour à la maison vers quatre heures.
Ricky hocha la tête, s’assit et mit la main dans la poche de son blouson — un superbe blouson de cuir italien que Nancy lui avait offert après une autre dispute, et qu’elle prétendait être une contrefaçon, mais que Monica croyait authentique, et volé — et en sortit un paquet de cigarettes tout plié. Monica le regarda et le désespoir lui étreignit la gorge. Ricky n’avait que dix-sept ans ! En quelques mois, il s’était transformé, sous ses yeux, d’adolescent gauche et timide à la vie sans histoire en un beau jeune homme qui couchait avec une fille nettement plus âgée que lui, une petite racaille liée aux gangs de rue et déjà connue des forces de police, et elle n’avait rien pu y faire. Ricky alluma un pétard et inhala une bouffée. Monica sentit l’odeur âcre monter à ses narines et elle serra le volant jusqu’à ce que ses articulations blanchissent. Elle détestait cette odeur, et elle y était devenue encore plus sensible depuis qu’elle avait cessé de fumer. Elle introduisit la clé dans le contact et dit aussi posément qu’elle put :
— Ricky…
Son frère continua à fumer. Il n’arrivait même pas à fermer les lèvres. L’extrémité du joint se tacha de rouge.
— Ricky…
— Quoi ? C’est bon pour la douleur. J’ai mal.
Monica ferma les yeux. Faire une scène ? Ne rien dire ? Cela reviendrait strictement au même. Elle avait tout essayé. Rien ne semblait fonctionner. Rien. Ricky était de plus en plus loin. Et maintenant, elle devrait affronter leur grand-père qui répéterait avec une insistance grandissante Cette fois-ci, il faut vraiment appeler vos parents, il faut qu’ils reviennent. Monica rouvrit les yeux et sentit les larmes couler sur ses joues.
***
Une heure plus tard, elle entrait, tout essoufflée, dans le bureau de Claire Lanriel, un bureau sobre, à l’ordre presque clinique, sans aucun détail personnel.
— Je suis désolée, je n’étais pas là ce matin, une urgence familiale…
Claire leva la main en un geste mi-négligent mi-agacé, qui signifiait « aucune importance, ne m’ennuie pas avec ça ». C’est vrai, Claire avait des défauts — tout le monde avait averti Monica lorsqu’elle avait commencé sa thèse avec elle —, mais au moins elle n’était pas chiante. Elle était dure, exigeante, elle pouvait même être cassante, mais, tant que les étudiants faisaient leur boulot, elle leur fichait la paix et leur laissait même plus la bride sur le cou que certains professeurs qui avaient pourtant meilleure réputation. Elle regarda Monica de ses yeux gris — de beaux yeux froids, à peine maquillés, allongés et limpides — et ses lèvres parfaitement ourlées de rouge prononcèrent :
— As-tu analysé le rendement de tes panneaux solaires ?
Il arrivait parfois à Monica de se demander si Lanriel se doutait de quelque chose. Elle-même avait été surprise : elle ne s’était jamais sentie attirée par une autre femme auparavant. Mais Claire Lanriel, c’était autre chose. Ce n’était pas exactement une attirance physique, ce qu’elle ressentait pour elle était plus brutal, presque primitif.
— J’ai fait les mesures vendredi soir avant de partir.
Claire prit les relevés qu’elle lui tendait et Monica ne put s’empêcher de regarder sa main, une main blanche, menue, avec des doigts fins et des ongles courts au vernis incolore. Claire lut pendant quelques secondes puis leva les yeux.
— Ces résultats sont bien. Ils sont même très bien.
— Oui, je… je suis assez contente. Ça n’a pas mal marché.
— Tu es trop modeste ! C’est remarquable. Le rendement des panneaux solaires du commerce ne dépasse guère 25 %, mais, en appliquant cette couche de semi-conducteur sur la cellule photovoltaïque, tu arrives à 40 %… C’est très bien, vraiment très bien. On se rapproche de plus en plus du moment où l’électricité produite par l’énergie solaire deviendra bon marché, et nos travaux contribuent à ces progrès ! Recommence l’expérience pour confirmer les résultats.
Monica ne répondit pas et se dandina, un peu mal à l’aise. Elle était toujours debout, Claire invitait rarement les gens à s’asseoir.
— Il y a un problème ? demanda Claire.
— Euh, non, c’est que… c’est qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas.
— Quoi ?
— Eh bien… eh bien, j’ai raté une série de mes expériences. Par accident, je me suis trompée de conditions pour appliquer la couche à la cellule photovoltaïque. En la regardant au microscope, au lieu d’avoir une couche bien lisse et bien uniforme, elle était toute striée, comme du métal brossé. Et le rendement… le rendement électrique était supérieur à 50 %.
Claire se redressa.
— Supérieur à 50 % ? C’est impossible.
— Je vous assure… J’ai raté une série au complet, cinq cellules photovoltaïques, avant que je m’aperçoive de mon erreur. Et le rendement de chacune d’entre elles est supérieur à 50 %.
Elle lui tendit un autre feuillet. Claire devint parfaitement immobile. Monica pensa à un chien de chasse qui tombe en arrêt devant un terrier. Elle se retint de rire. Pourquoi cette image idiote lui venait-elle à l’esprit ?
— Pourrais-tu reproduire cette expérience ratée ? Dans les mêmes conditions ? demanda Claire.
— Oui, j’ai tout noté. Vous croyez que…
— Je ne crois rien. Je veux être sûre, c’est tout.
Monica hocha la tête. Elle salua Claire et tourna les talons. En passant la porte du bureau, elle se retourna et dit :
— En tout cas, si grâce à mon erreur on arrive à un rendement de 50 % sur les panneaux solaires, c’est la Northern Energy qui va être contente !
Claire, qui s’était penchée vers le papier de résultats que Monica venait de lui donner, se figea.
— Pourquoi seraient-ils contents ?
— Mais parce que…
— Ferme la porte.
Monica s’exécuta et Claire reprit :
— Il n’est pas souhaitable de leur parler de ces nouveaux résultats. En fait, tu ne dois rien dire à leur sujet, même si — surtout si — de nouvelles expériences les confirment.
— Mais je travaille pour eux ! Ils financent ma thèse !
— Non. Tu travailles pour l’Université Richelieu.
— Mais…
— Monica, la Northern Energy finance tes travaux, dont le but est d’évaluer l’effet d’une couche lisse de semi-conducteur sur le rendement énergétique de leurs panneaux solaires. Ce nouveau concept — une couche striée — n’a rien à voir. C’est nouveau, c’est différent, et ça ne leur appartient pas. Ce serait une grave erreur de les impliquer là-dedans.
Monica ne répondit pas. Cette distinction entre lisse et strié lui paraissait discutable. Après tout, c’était toujours la même couche, étalée sur les panneaux solaires comme on étale de la confiture sur du pain ! Monica s’aperçut soudain qu’elle avait faim — à cause des sottises de Ricky elle avait dû sauter le repas. En fait, songea-t-elle, la couche de semi-conducteur ressemblait plutôt à du glaçage sur un gâteau, bien lisse et bien plat. Sauf que, dans ses expériences ratées, le glaçage en question semblait avoir été rayé à grands coups de fourchette… Claire poursuivait :
— Il s’agit très probablement d’une erreur de mesure. J’ai du mal à croire qu’on puisse franchir ainsi le cap des 50 % de rendement sur ces panneaux solaires. Mais si cela s’avère exact, cela ouvrirait de nouvelles possibilités très intéressantes pour toi. Si ces résultats sont confirmés, nous pourrions demander une subvention au CNRC [1] pour poursuivre dans cette direction, ce qui pourrait signifier une augmentation significative de ton salaire pour la fin de ta thèse, et un poste de chercheur ici par la suite. Mais pour cela, il faut d’abord vérifier les résultats que tu viens d’obtenir et il faut que tu décrives chaque étape de fabrication de la façon la plus précise possible : tous les paramètres, toutes les données expérimentales, toutes les étapes intermédiaires. Note soigneusement tout ça et apporte-le-moi.
Une augmentation de salaire ? Un poste de chercheur après sa thèse ? C’était presque incroyable ! Monica se sentit gonflée de joie.
— D’accord, je… je comprends. Je ne dirai rien.
Elle sortit du bureau, la démarche allègre. Claire la regarda partir, l’air pensif, puis posa la main sur les résultats.
***
Quelques instants plus tard, Monica arrivait dans son laboratoire, une petite pièce où elle travaillait seule. Il y faisait un froid de canard. Elle alluma son ordinateur, prit son cahier de labo et commença à relire les notes de la manip’ de la semaine précédente, mais ses yeux quittèrent rapidement le cahier. Elle repensa à la promesse de Claire — une augmentation de salaire ! Elle pourrait enfin envoyer sa vieille Ford à la casse et acheter une voiture neuve. Une petite auto…
Il y avait une autre chose qu’elle pourrait faire si elle gagnait un peu plus. Elle pourrait quitter la maison de Pointe-aux-Trembles et prendre un appartement au centre-ville. Mais cela signifiait laisser Ricky et grand-père seuls. Ils ne se parlaient pratiquement pas — Ricky ignorait son grand-père et ce dernier ne comprenait plus son petit-fils depuis longtemps. « Je ne connais pas la moitié de son vocabulaire », avait-il un jour confié à Monica. Monica parvenait encore à établir un semblant de dialogue avec son frère, si Ricky n’était pas stone, s’il ne s’était pas disputé avec Nancy, si tous les sujets qui fâchent étaient soigneusement évités… Monica comprit soudain qu’elle en avait assez. Assez de subir les caprices de son frère, assez de l’impuissance de leur grand-père, assez de l’enfer qu’était devenue leur maison, et, surtout, assez de la désinvolture de leurs parents qui étaient depuis de longs mois occupés à gagner beaucoup d’argent sur une plate-forme au large de la Norvège et n’avaient de toute façon jamais été particulièrement enclins à s’occuper de leur progéniture. Immédiatement la culpabilité l’envahit. Elle ne pouvait pas s’en aller : que deviendrait Ricky ? Il était bien capable de partir avec Nancy pour mener Dieu sait quelle vie qui le conduirait Dieu sait où, mais qui aboutirait certainement à quelque chose de plus grave que quelques points de suture à la lèvre inférieure. Au fond, ce ne serait peut-être pas si grave que ça, avait dit un jour leur grand-père, las de l’insubordination de son petit-fils. Qu’il fasse ses expériences ! Mais Monica n’était pas d’accord, elle devait continuer à veiller sur lui, à faire tout ce qu’elle pouvait pour lui éviter le pire. Pourtant, un petit appartement, bien à elle, pas trop loin de l’université, ce serait tellement agréable… elle pourrait inviter Claire Lanriel à venir y prendre le thé, un jour… avec de la musique de harpe ou de piano, ou celtique, quelque chose de léger et de tendre à la fois…
Monica se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Elle ne devait pas — elle ne devait pas — penser à ça. C’était trop dangereux. C’était impensable. C’était… la porte s’ouvrit. Monica sursauta et Claire Lanriel attaqua sans préambule :
— J’ai fait des photocopies des résultats que tu m’as donnés à l’instant. Je t’en laisse un exemplaire.
Claire s’interrompit, la regarda plus attentivement et demanda :
— Ça ne va pas ? Ton urgence familiale ?
— Oui… enfin non, je… il y a quelques problèmes, mais rien de très sérieux…
Claire lui lança un de ses rares sourires.
— Tu sais, Monica, j’ai compris il y a longtemps que, dans la vie, il n’y a qu’un moyen vraiment efficace d’oublier ses problèmes : le travail.
Monica sentit son estomac devenir lourd. Elle bafouilla :
— Oui, je… enfin, je suppose. D’ailleurs, je voulais vous dire… je pense que je vais devoir prendre quelques jours de vacances la semaine prochaine.
Les narines de Claire se pincèrent un bref instant, mais elle dit simplement :
— Dans ce cas, je te demanderais de boucler avant de partir cette expérience dont nous avons parlé. Ce rendement de 50 %…
— Pas de problème, se hâta de répondre Monica.
Claire se pencha vers elle et de la main lui effleura l’épaule.
— Monica, ces résultats, c’est un grand jour ! Peut-être le début d’un nouveau projet que nous mènerons ensemble. Il faut le marquer comme il se doit. J’ai daté et signé l’original que tu m’as donné. Fais la même chose. Je vais l’afficher dans mon bureau, nous aurons un souvenir !
Monica obéit. Claire Lanriel repartit avec la feuille datée et signée, satisfaite.
***
Il était dix-sept heures quinze lorsque Christine Verlanges termina la sauvegarde de l’index de la bibliothèque, qui s’était avérée plus longue que prévu. Ce n’était pas grave : elle devait rester en ville puisqu’elle avait le Groupe à dix-neuf heures. Elle enfila ses bottes et son manteau, prit son sac et, au moment de sortir, se souvint qu’elle avait laissé dans l’arrière-salle un paquet de café acheté à l’heure du déjeuner. Elle se rendit dans la petite pièce, prit le café, et entendit la porte de la bibliothèque s’ouvrir et des talons claquer. Elle jeta un coup d’œil et aperçut des jambes fines, un tailleur gris cintré, et des cheveux blonds. Claire Lanriel, de dos, consultait un dictionnaire. À pas de loup, Christine battit en retraite. Elle n’aurait qu’à attendre une ou deux minutes, jusqu’à ce que Claire s’en aille. Elle ne tenait pas à la croiser et encore moins à lui dire bonsoir. Puis elle entendit la porte s’ouvrir à nouveau. Quelqu’un d’autre venait d’entrer.
— Ah, Claire, je vous cherchais.
Le professeur Eric Duguet. Christine recula encore.
— Oui ?
— J’ai lu votre rapport d’avancement sur le projet Wing 3000. Il est inacceptable en l’état.
— Vraiment ? Contient-il des erreurs techniques ?
— Non. Seulement, vous omettez d’attribuer la provenance des travaux qui ont été effectués par l’équipe de Gatwick ou par la mienne. Vous vous contentez de présenter nos résultats.
— Je vous l’ai dit, c’est un travail d’équipe. Il n’est pas nécessaire d’expliciter qui a fait quoi.
— Vous ne vous privez pourtant pas de souligner toutes les contributions de votre propre équipe. À lire ce document, on a presque l’impression que c’est vous qui avez tout fait.
— Rien ne justifie une affirmation pareille.
— Ne me prenez pas pour un imbécile ! Tout ce que vous écrivez là-dedans est exact, mais complètement biaisé.
— Je vous rappelle que vous n’avez pas élevé d’objection lorsque, au début du projet, il m’a été confié la tâche de rédiger ces synthèses. De toute façon, il est trop tard. Je vous avais donné jusqu’à dix-sept heures pour me transmettre vos commentaires et il est dix-sept heures dix. J’ai remis ce document à Michel Berthier. La prochaine fois, soyez à l’heure.
Il y eut un silence et Christine se recroquevilla encore un peu plus contre le mur. Puis Eric Duguet dit, d’un ton étonnamment calme :
— Un jour, professeur Lanriel, quelqu’un vous fera la peau.
Nouveau silence, plus court, suivi de pas qui s’éloignaient. Christine entendit ensuite des talons qui claquaient et la porte que l’on fermait. Mais elle dut attendre plusieurs minutes, appuyée contre le mur de la réserve, que les battements violents de son cœur se calment. Puis elle sortit à son tour.
Vingt minutes plus tard, encore secouée, elle se retrouva devant une salade de crudités dans un café de l’avenue du Parc. Elle ouvrit le livre qu’elle lisait en ce moment — Les liaisons dangereuses — mais elle le referma rapidement, incapable de se concentrer. Comment Claire Lanriel pouvait-elle traiter ainsi un autre professeur, qui était pourtant son égal ? Elle n’avait pas de limites ! Devait-elle en parler pendant le Groupe, dire combien cela l’avait choquée ? Heureusement qu’elle avait trouvé le Groupe pour la soutenir, et surtout le docteur Rhys, il lui avait fait comprendre tellement de choses…
Elle l’avait rencontré quelques mois plus tôt, de façon un peu étrange, comme si le destin l’avait voulu. L’année précédente, elle s’était inscrite à un cours de bridge, non pas que le jeu l’attirât particulièrement, mais pour rencontrer des gens, elle qui ne voyait personne en dehors de son travail. Au début, tout s’était bien passé, elle avait fait des progrès rapides et s’était même surprise à aimer ça. Puis un jour leur professeur, jugeant que ses élèves étaient assez avancés, les avait inscrits à un tournoi. Christine s’était retrouvée sous les néons d’une immense salle dans un Holiday Inn près de l’aéroport, avec quarante, cinquante, peut-être soixante tables de bridge, des dizaines d’inconnus qui savaient jouer et qui jouaient pour gagner, et elle s’était effondrée dès la première partie, paralysée, oubliant ce qu’elle avait appris, mélangeant ses enchères, incapable de suivre le jeu de la carte, sous le regard surpris et de plus en plus impatient de son partenaire ; ils étaient arrivés bons derniers, et Christine s’était juré de ne plus jamais jouer aux cartes, de ne plus jamais suivre un cours. Elle s’était esquivée, larmes aux yeux, sans saluer ses compagnons, elle ne voulait plus les voir, elle avait trop honte, et elle s’était retrouvée dans le parking, se demandant comment rentrer chez elle, c’était son partenaire qui l’avait emmenée, mais elle préférait mourir plutôt que de reparaître devant lui, comment faire, il y avait bien le bus, mais le samedi il ne passait pas souvent, ou le taxi, mais c’était cher…
— Je peux te déposer quelque part, Christine ?
Elle avait sursauté en voyant surgir entre les voitures la silhouette sombre de Katya Quelque Chose — Christine ne se souvenait pas de son nom de famille. Katya suivait aussi des cours de bridge au club, mais au niveau avancé, et Christine ne l’aimait pas beaucoup. Katya avait une quarantaine d’années, les cheveux teints en roux, et la peau épaisse des gens qui ont trop bu, trop fumé ou trop pris le soleil. Elle était toujours vêtue de cuir noir et dégageait une odeur puissante de parfum coûteux.
— Je vais au centre-ville, je peux te laisser à une station de métro.
Christine avait hésité, mais l’offre était vraiment trop tentante, et elle l’avait suivie jusqu’à sa voiture, une grosse berline allemande. Et Katya avait parlé :
— Je me souviens de mon premier tournoi. Tout au début, j’ai chuté un trois sans-atout inchutable et j’ai été incapable de continuer à jouer. J’ai abandonné mon partenaire en plein milieu de la partie suivante et je n’ai plus touché aux cartes pendant des années.
Christine l’avait regardée, très surprise. Katya ne ressemblait pas du tout à quelqu’un qui abandonne quoi que ce soit. En fait, elle ressemblait plutôt à un cheval qui n’a pas encore trouvé d’obstacle assez haut.
— J’étais différente quand j’étais plus jeune, poursuivit Katya. J’avais des problèmes… d’origine familiale.
Une conversation assez décousue avait suivi, au cours de laquelle Katya avait évoqué d’autres souvenirs qui ne correspondaient absolument pas à l’image de char d’assaut que Christine avait d’elle. En la déposant au métro Lionel-Groulx, Katya avait ouvert son sac et pris une carte de visite qu’elle avait tendue à Christine entre ses doigts aux longs ongles recourbés et peints en rouge sombre.
— Le docteur Rhys m’a beaucoup aidée. Peut-être pourra-t-il t’aider à retrouver ta confiance en toi… et surtout, t’aider à comprendre pourquoi tu l’as perdue.
Christine avait hésité, mais finalement elle n’avait pas contacté ce docteur Rhys. Tout cela lui paraissait très bizarre, mystérieux — peut-être même un peu inquiétant. Plusieurs mois avaient passé. Mais le jour où Claire Lanriel avait parlé de fermer la bibliothèque, elle était rentrée chez elle en proie à la panique et sur un coup de tête avait cherché la carte, avait fini par la trouver, heureusement qu’elle ne jetait jamais rien, et avait appelé sans trop savoir à quoi s’attendre, ni quoi dire. La jeune femme qui lui avait répondu n’avait pas paru troublée et lui avait simplement donné la date de la prochaine réunion du Groupe.
— Nous offrons la première visite. Vous pourrez ainsi juger de la méthode du docteur Rhys.
Christine regarda sa montre. Il était temps de partir, il ne fallait pas qu’elle soit en retard. Elle vérifia encore qu’elle avait les deux billets de cinquante dollars dans son portefeuille. Ce n’était pas cher payé pour les réunions du Groupe et surtout pour l’intervention du docteur Rhys. Quand le docteur Rhys parlait, tous les problèmes semblaient disparaître et pour la première fois Christine voyait enfin un espoir de trouver la sérénité qui lui avait toujours manqué. Mais pour l’atteindre, il fallait une vraie thérapie, il fallait des séances privées, et elle hésitait encore — elle craignait, sans trop se l’avouer, ce que le docteur Rhys pourrait lui révéler sur elle-même. À quel prix lui serait facturé le bonheur ? Mais personne ne la forçait. Comme l’avait dit un jour le docteur Rhys, et cette phrase s’était gravée dans l’esprit de Christine : « Il ne faut pas brusquer les choses. La guérison doit venir de l’intérieur, et elle attend son heure la plus favorable. Lorsque vous saurez, Christine, que le moment est arrivé, vous viendrez à moi et ensemble nous irons dans votre passé trouver les causes de ce qui vous tourmente aujourd’hui. »
[1]Centre National de Recherche du Canada.