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Le mardi matin, à huit heures quinze, Michel Berthier entra dans le réduit à côté du bureau de May Fergusson, où se trouvaient la photocopieuse et les casiers de courrier. Il aperçut dans son casier une enveloppe blanche. Elle était dépourvue de timbre, et sans indication de provenance. Il y était écrit au feutre bleu, en grosses lettres manuscrites : DIRECTEUR MICHEL BERTHIER. Michel posa la revue qu’il voulait photocopier et prit l’enveloppe, l’ouvrit et déplia la feuille qu’elle contenait. Il lut le texte, également en grosses lettres manuscrites bleues :

Claire Lanriel a truqué les résultats de sa thèse. Regardez les photos.

— Eh bien ! s’exclama-t-il.

Il replia la feuille et la remit dans l’enveloppe. Puis il photocopia son article ; mais son visage était soucieux. Il ressortit du réduit et descendit à la bibliothèque. Avec l’aide de Christine Verlanges, qui était toujours là très tôt, il trouva la thèse de Claire, puis remonta à son bureau, chaussa ses demi-lunes et commença à lire. Peu avant neuf heures, on frappa à sa porte et il vit apparaître la tête d’Eric Duguet dans l’entrebâillement. Michel referma la thèse.

— On a une réunion du projet Wing 3000 demain matin, dit Eric.

— Je sais, répondit Michel. J’ai vu la note de Claire.

— Allez-vous y participer ?

— Je ne le pense pas. Les réunions techniques ne sont pas de mon ressort.

— Ces réunions vont bien au-delà de la technique, grogna Eric.

Michel sentit naître une pointe de curiosité en lui. Que voulait Eric ? Il chercha un instant dans le fouillis de son bureau et en sortit un épais document à couverture verte.

— Claire m’a remis ce rapport hier soir. Le projet semble aller parfaitement bien, non ?

Eric prit le document et le feuilleta d’un air légèrement distant.

— Effectivement, ça avance. Nous allons bientôt lancer la deuxième phase.

Le visage d’Eric était fermé et Michel crut en deviner la cause. Il demanda :

— Aurais-tu par hasard des motifs de te plaindre de Claire Lanriel ?

Hésitant, Eric se mordit la lèvre inférieure.

— Eh bien, je trouve qu’elle a parfois tendance à exagérer sa contribution à des travaux qui sont collectifs. Notamment dans les rapports qu’elle rédige. Par exemple dans celui qu’elle vous a remis hier soir. Tout ce qu’a fait son équipe est soigneusement consigné, souligné et attribué. Les travaux de Gatwick et les miens sont présentés de façon parfois un peu plus elliptique.

Michel ôta ses demi-lunes :

— Claire Lanriel est une scientifique brillante, qui est également experte dans l’art de jouer des coudes. Il faut peut-être recadrer tout ça. J’assisterai à votre réunion demain matin.

Le soulagement se lut sur le visage d’Eric qui prit congé et sortit. Laissé seul, Michel ouvrit un tiroir de son bureau et après quelques secondes de recherche y trouva une loupe. Il passa un long moment à examiner les détails des photos dans la thèse de Claire Lanriel. Il se demanda s’il y avait un lien entre Eric Duguet et la lettre anonyme qu’il venait de recevoir.

***

Lorsqu’elle était rentrée chez elle la veille, encore tout heureuse des compliments de Claire Lanriel et de sa promesse d’augmentation de salaire, Monica avait été accueillie par son grand-père avec une douche froide.

— Ricky vient de partir. Nancy est passée le prendre.

— Après leur dispute ? !

— Oui… et elle était encore plus amochée que lui.

Grandiose, avait pensé Monica. Qui les séparera, la prochaine fois ? La police, les ambulanciers ou le corbillard ? Mais voyant l’air las de son grand-père, elle n’avait rien ajouté. Ils avaient passé la soirée devant la télé, à avaler des séries américaines qui ennuyaient Monica à mourir.

Au matin, Monica sut en se réveillant que Ricky n’était pas revenu dormir à la maison. Elle avait le sommeil léger, elle l’aurait entendu rentrer.

— Le café est prêt, dit son grand-père en la voyant arriver dans la cuisine. Tu as bien dormi ?

Monica marmonna une réponse vague, bâilla et se servit un grand bol de café.

— J’ai fait des progrès dans mon travail. Ma boss parle d’une augmentation de salaire.

— C’est très bien.

— Si je gagne plus d’argent, j’ai pensé que je pourrais peut-être prendre un appartement en ville. Ce serait plus commode, et je pourrais aller travailler en métro. Ici, c’est vraiment loin.

Son grand-père tartinait de margarine des tranches de pain de mie grillées, toutes de la même façon, trois passages du couteau, droite-gauche-droite, avant de les poser soigneusement sur une assiette. Il portait une chemise jaune pâle bien repassée, au col impeccable, et une étroite cravate marron assortie à sa veste. Monica se demandait parfois où il trouvait des vêtements aussi démodés. Il posa la dernière tranche de pain de mie sur le bord de l’assiette.

— Je vais prévenir tes parents et leur dire que Ricky a choisi de quitter le nid. Il faut qu’ils le sachent.

Mais ils s’en foutent ! Puis elle pensa, un peu coupable, que c’était exagéré. Disons qu’ils préféraient suivre ça d’assez loin. Et si cette histoire les forçait à rentrer de Norvège, que diraient-ils ? Tu t’es toujours bien entendue avec ton frère, Monica. Comment as-tu pu laisser les choses se dégrader à ce point depuis notre départ ? Non, vraiment, ce n’était pas une bonne idée. Comme elle serait tenue responsable, autant essayer de régler le problème.

— La semaine prochaine, c’est la relâche, et j’ai demandé à Claire quelques jours de vacances. J’emmènerai Ricky skier au Mont-Tremblant. Ça lui changera les idées. Je lui parlerai.

Son grand-père ne répondit rien, mais il lui sembla qu’il haussait légèrement les épaules. Agacée, Monica consulta son mobile et s’aperçut qu’elle était presque en retard. Elle finit son café à grandes gorgées qui lui brûlèrent la bouche puis se leva de table, retourna dans sa chambre, y prit ses affaires et partit.

Quarante minutes plus tard, elle arriva dans son bureau — toujours aussi glacial —, ferma la porte et se prit la tête entre les mains. Lorsqu’elle fermait cette porte, ses problèmes personnels devaient rester derrière. Il ne fallait pas que les sottises de Ricky viennent troubler son travail. Elle se força à réfléchir à la demande de Claire, recommencer l’expérience dans les mêmes conditions et vérifier le rendement du panneau solaire. La composition du solvant était un problème délicat, la température aussi, ainsi que la vitesse de séchage… En regardant ses résultats, Monica comprit peu à peu qu’elle était tombée tout à fait par hasard sur des conditions quasi idéales. Elle aurait pu y passer dix ans et ne rien trouver. Au moins, songea-t-elle avec une satisfaction douce-amère, mon travail me sourit.

***

La fenêtre « Installation terminée » s’ouvrit sur l’écran de l’ordinateur de May Fergusson et Eric Duguet poussa un soupir de soulagement.

— Ça y est. Le nouveau gestionnaire des bons de commande est en place. Vous allez pouvoir à nouveau transmettre vos demandes d’achat à la faculté.

— Merci, professeur Duguet. C’est très gentil à vous d’avoir pris le temps de me mettre à jour. Si j’avais dû attendre que leur technicien vienne tout m’installer…

— Oh, avec un peu de chance, il serait venu la même année que le réparateur du chauffage ! Mais ne répétez pas que je vous ai aidée, il y a des gens pour qui je n’ai pas vraiment envie de le faire.

Il lui fit un clin d’œil et elle esquissa un sourire en retour ; ils s’étaient parfaitement compris. Il sortit et May reprit son travail.

Elle travailla jusqu’à dix heures du soir ; puis elle rangea ses dossiers, éteignit les lumières, traversa le bâtiment désert et descendit jusqu’au parking. Installée dans sa Range Rover — elle avait pris soin de faire démarrer le moteur quelques minutes auparavant et la voiture était bien chaude —, elle alluma une cigarette et reprit l’écoute du Vaisseau fantôme qu’elle avait entamée en venant à Richelieu, en fin de matinée.

May était un oiseau de nuit ; elle ne se couchait jamais avant trois ou quatre heures du matin et ne dormait profondément qu’après le lever du soleil. Ses patrons successifs à Richelieu l’avaient laissée tranquille ; les universités se piquent d’abriter des gens originaux et elle avait toujours fait convenablement son travail. Elle était aussi capable de suivre — à titre exceptionnel — des horaires normaux lorsqu’il le fallait. Elle tira sur sa cigarette. La retraite était proche. Encore quelques années et elle pourrait partager son temps à sa guise entre le sud de la France et sa maison à l’extrême ouest de l’île de Montréal, la vieille ferme familiale du XVIIIe avec des murs de pierre de plus d’un mètre d’épaisseur.

Mais un ennui menaçait de troubler la sérénité de ses dernières années à Richelieu : Claire Lanriel, toujours prête à remplacer ce qui marchait par ce qui ne marchait pas, avait indiqué sans ambiguïté qu’elle n’acceptait pas les horaires inhabituels de May et qu’advenant sa nomination à la tête du département elle y mettrait bon ordre. L’été précédent, pendant les congés de Michel Berthier, elle avait même manigancé pour déplacer les réunions du personnel du vendredi après-midi au lundi matin à huit heures trente, jusqu’à ce que le directeur revienne et les repousse à dix heures trente. Claire Lanriel était une authentique nuisance. Et, pensa May, je suis trop vieille pour supporter les nuisances.